375. AMBROSE À WITTGENSTEIN

39 Worple Road

Wimbledon, S.W. 19

22.06.1934

Cher Dr Wittgenstein,

Je suis très heureuse de vous dire que ma bourse a été renouvelée et que je pourrai de nouveau être avec vous l’an prochain. Tous mes soucis d’argent sont désormais résolus, puisque les 150 £ de la bourse me permettront de vivre pendant un an, et que Mme Norman m’a informée qu’elle s’était arrangée pour que la somme que j’avais confiée à M. Norman me soit intégralement versée dès maintenant (et non sous forme de versements fragmentés). Avec cette somme, je pourrai me débrouiller cet été — mais le prêt de M. Braithwaite aurait aussi bien fait l’affaire. C’était vraiment un peu trop que vous-même, le professeur Moore et M. Braithwaite ayez proposé de me prêter de l’argent pour l’été — je souhaite faire de même avec mes étudiants si j’arrive à enseigner, et la bonté que vous avez manifestée à mon égard est déjà une première expérience qui me montre que les êtres humains peuvent être réellement excellents. Je vous en suis reconnaissante.

La pauvre Mme Norman est en mauvaise posture. Elle m’a écrit pour me dire qu’elle perdrait probablement sa maison et qu’elle devait trouver dès maintenant un travail. La cause du suicide fut manifestement un problème financier.

Je joins à cette lettre les notes des 4 derniers cours que j’ai dactylographiés pendant que j’étais au camp avec Mme Braithwaite. Je n’ai pas eu le temps de corriger les erreurs typographiques, et j’espère qu’il n’y en a pas trop. Ici, la vie a été mouvementée, mais cela m’a plu, et c’était une bonne chose de quitter Cambridge. Nous avons dormi sous la tente, sur une colline d’où nous pouvions voir la vallée. Je n’avais jamais fait, depuis mon enfance, l’expérience de la vie primitive in extremis. Cet été, j’irai passer quelque temps à Salzbourg pendant le festival de musique et j’irai aussi marcher dans le Tyrol. Il me tarde de partir marcher, car ici nous n’avons fait aucune randonnée de plus d’un jour. J’envisage d’aller à Vienne depuis le Tyrol. (Je vous vois hocher la tête en disant que je ne devrais pas. Mais j’aimerais y aller une fois, au moins pour un court séjour, et aussi pour marcher encore un peu.) Si vous avez des suggestions sur un lieu où loger ou sur des promenades à faire, je serais très heureuse de les connaître. Et si je trouve un lieu agréable, peut-être pourriez-vous y prendre le thé ou y dîner avec moi. J’irai en août, mais je ne sais pas quand. Si vous avez quoi que ce soit à me suggérer, je serais heureuse que vous m’écriviez à la seule adresse où l’on puisse me joindre en ce moment : chez Mme le Dr Hoechstetter, Liebigstr. 28/III, Munich. J’y arriverai dès demain matin et y resterai jusqu’au 7 ou 9 juillet.

Vous êtes venu dîner chez moi il y a tout juste un an. L’an prochain, je préparerai également moi-même mes repas, et j’habiterai seule à l’étage supérieur de la maison des Braithwaite. J’espère que vous viendrez de nouveau me voir et que nous pourrons prendre un repas américain. Quel qu’il soit, il vous sauvera de chez Lyons. C’est à peine si ce qui s’est produit il y a juste trois ans me semble maintenant faire partie de ma vie. C’est un étrange anniversaire. Je continue à me demander si je serai capable, lorsque je reviendrai en Amérique, de franchir le fossé.

Je ne vous avais pas dit que tout est allé bien entre Belmont et moi, peu de temps après que j’ai dîné avec vous. J’ai pensé qu’il n’était pas vraiment loyal de le juger sur la base de son attitude à l’égard du Pr Moore, car cela ne disait rien des raisons autres que naturelles que j’avais d’être agacée par lui. Je l’ai donc invité à prendre le thé, ce que je ne pouvais naturellement pas faire auparavant sans être hypocrite, et je lui ai exposé sincèrement les raisons de mon attitude à son égard — raisons dont je savais qu’il est suffisamment sensible pour les avoir remarquées. Je me suis sentie bien mieux à son égard après, et lui aussi, je pense. Par la suite, je l’ai apprécié. Lui-même est devenu plus agréable le trimestre dernier. Je pense qu’être avec vous lui a fait grand bien. Je pense aussi qu’il a souffert et a été un peu trop blessé.

Je joins également à cet envoi les notes de Skinner, simplement au cas où vous les souhaiteriez. Le dernier cours donne l’impression que vous vous êtes arrêté à mi-chemin. Je pense que ce serait une bonne chose que ce cours se poursuive l’an prochain, si toutefois vous souhaitez procéder de la même façon. J’espère aussi que, l’an prochain, vous parlerez un peu plus longuement des preuves en mathématiques, de l’induction, des propositions générales et existentielles. J’ai emporté avec moi le nouveau livre de Hilbert et Bernays sur les fondements. Leur point de départ ressemble fort à un embrouillamini — l’embrouillamini relatif aux langages mathématique et méta-mathématique.

Il est plus de minuit, et je dois vous quitter. Merci encore d’avoir eu la gentillesse de me proposer votre aide pour cet été. J’essaierai de vous voir, sinon en août, du moins à l’automne. Je vous prie de prendre un peu de repos pendant les vacances.

Alice Ambrose

376. WITTGENSTEIN À AMBROSE

Hochreit Post Hohenberg, Basse-Autriche

18.08 [1934]

Chère Mademoiselle Ambrose,

Grand merci pour votre lettre que j’ai reçue il y a presque deux mois. Au moment où je l’ai reçue, j’ai commencé à vous répondre et écrit une demi-page. Mais j’ai été interrompu, et ensuite les planètes ont été défavorables : il y a toujours eu quelque chose pour m’empêcher de vous écrire. — Je n’ai pas besoin de vous dire que j’ai été très heureux d’apprendre que vous aviez obtenu votre bourse, bien que je n’aie jamais douté que vous l’obtiendriez. — J’attends avec impatience de dîner avec vous et je suis certain que le repas américain sera bon ; mais je dois vous avouer qu’aller chez Lyons tous les jours ne me dérange aucunement. En fait, j’adore ce lieu. — Je suis ravi de savoir que vous avez parlé à Belmont. C’est ce qu’il fallait faire, et c’est une bonne chose sous tous rapports.

J’espère traiter des fondements des mathématiques l’année prochaine, mais je ne commencerai certainement pas par là. Je me demande à quoi ressemblera notre classe !

Je crains de ne pas pouvoir vous voir avant l’automne, car en août je ne serai pas à Vienne, si ce n’est pour quelques jours pendant lesquels je serai très occupé.

J’espère que vous recevrez cette lettre avant octobre.

Ludwig Wittgenstein

378. AMBROSE À WITTGENSTEIN

58 Bateman St., Cambridge

16.05.[1935]

Cher Dr Wittgenstein,

Je suis allée voir le Prof. Moore ce matin pour lui parler du travail qui vient de m’être proposé pour l’an prochain. Nous avons ensuite parlé de l’affaire qu’il y a entre vous et moi. Et j’ai dit au Prof. Moore que je vous écrirai.

Tout d’abord, vous serez, je crois, heureux d’apprendre que j’ai reçu ce matin un télégramme de l’université du Michigan qui me propose un poste d’enseignement de logique pour un an. Et, l’autre soir, j’avais reçu, comme je l’ai dit à Frances, une lettre encourageante de mon université où il se pourrait qu’un poste permanent soit ouvert prochainement. Je ne voudrais pas le rater pour le poste temporaire offert au Michigan. Mais, de toute façon, j’ai une assurance, à laquelle je ne m’attendais pas du tout, pour l’an prochain. Je vous écris donc pour vous éviter de devoir écrire la lettre me concernant que Newnham vous a demandée, puisque je mettrai un terme à mon engagement ici dès que cette affaire sera réglée.

Quant à la proposition que vous avez faite au professeur Moore — à savoir que j’écrive un nouvel article pour la revue Mind qui vous satisfasse —, Moore a supposé qu’elle impliquait que je discute avec vous des problèmes relatifs aux fondements, et cela dans l’espoir que je corrige les erreurs du premier et ne trahisse pas votre position, lorsque je recours à elle. Je doute beaucoup du succès de cette proposition et viens donc vous en exposer les raisons.

Premièrement, il est douteux que ce que j’écrirai au terme de nouvelles discussions vous satisfasse — à moins que vous ne me le dictiez. Or je refuse cette dernière solution. Si vous voulez écrire un article, c’est votre affaire ; mais il n’y a aucun intérêt à donner des citations de vous sous mon nom.

Deuxièmement, si, comme je le crois, une seconde tentative s’avérait presque aussi inadéquate que la première, elle aurait pour conséquence de raccourcir le peu de temps qu’il me reste pour finir ma thèse avant de repartir en Amérique à la mi-août et, selon toute vraisemblance, elle m’empêcherait d’achever ma thèse. Or il est essentiel, du point de vue pratique, que j’essaie de la terminer, car je n’ai aucune assurance au-delà de l’an prochain et, pendant ma première année d’enseignement, je n’aurai pas le temps d’y travailler. À cela s’ajoute le fait que, si je venais discuter avec vous, je ne pourrais envisager de le faire que pendant deux — ou trois — semaines. Je suis extrêmement fatiguée, car cette année j’ai travaillé dur avec vous et l’expérience m’a appris qu’après vous avoir vu je suis dans l’incapacité d’écrire quoi que ce soit, et que je dois attendre deux semaines au moins pour être à nouveau en état de faire quelque chose.

Troisièmement, je pense que la tension qui existe maintenant entre nous rend improbable le fait que nous puissions travailler ensemble : je refuse catégoriquement de servir de cible au combat que vous menez contre des opinions que je connais déjà. Je suis amèrement déçue par vos tentatives de me contraindre à accepter une position que j’ai refusée il y a un peu plus d’une semaine. Je n’accepterai pas d’être contrainte ; de telles tactiques sont donc inutiles. Si je venais vous voir, ce serait pour apprendre, non pour être convertie. Et je ne tolérerais aucune allusion, pas plus implicite qu’explicite, à l’idée qu’avoir publié mon article manquait de décence. Tout ce qu’il y avait à dire à ce sujet l’a été, et je refuse de l’entendre à nouveau. Je ne suis pas d’accord avec vous, et je ne veux pas non plus être l’objet de tentatives supplémentaires visant à me contraindre à un point de vue qui n’est pas le mien.

Si je pouvais venir vous voir pendant deux ou trois semaines aux conditions que je viens de stipuler pour apprendre un certain nombre de choses sur les fondements des mathématiques, le résultat pourrait en valoir la peine. Mais, comme je viens de le dire, il n’a guère de chance d’être positif, même à supposer que vous souhaitiez ou soyez capable de cesser de tenter de me convertir à votre point de vue. En pareilles circonstances, et si l’objectif véritable est d’apprendre, il me paraît plus raisonnable de travailler sur votre manuscrit, puisque j’en dispose et que c’est ce que je fais en ce moment.

Considérez, s’il vous plaît, cette lettre comme l’examen de votre proposition et des conditions auxquelles il serait possible d’essayer de lui donner suite. Et vous m’accorderez, je pense, que cela ne paraît pas souhaitable.

Alice Ambrose

— En 1935, A. Ambrose publia (en deux livraisons) un article intitulé « Finitism in Mathematics » dans Mind (vol. 44, p. 186-203 et p. 317-340) dont Moore était alors l’editor. Le 1er mai, Wittgenstein emprunta à la bibliothèque de Trinity College (ce fut son second et dernier retrait) la première livraison de son article qui contenait la déclaration suivante (accompagnant un certain nombre de remerciements) : « Le point de vue ici présenté suit le fil de certaines suggestions faites par le Dr Wittgenstein, dans les cours qu’il a donnés à Cambridge entre 1932 et 1935. »

Wittgenstein avait remis en question la seconde livraison qui parut cependant. Ambrose y corrige sa déclaration initiale de la manière suivante : « C’est un point de vue dont j’ai compris qu’il était celui du Dr Wittgenstein dans ses cours, et qui ne me serait pas venu à l’esprit en l’absence de ces cours. Mais c’est seulement en ce sens que les vues que je soutiens peuvent être dites influencées par ses suggestions. » [La suite présente des protestations du même acabit.]

Par ailleurs, la question fut posée de savoir si la thèse d’Ambrose (à laquelle elle voulait incorporer son article) était vraiment prête pour la soutenance. En fait, Wittgenstein refusa de faire partie de son jury (voir la lettre 104 à Moore), et son diplôme lui fut attribué seulement en avril 1938, in absentia — procédure pour laquelle Wittgenstein avait antérieurement plaidé (voir la lettre 566 à Priestley). Dans son rapport de soutenance, R. B. Braithwaite (l’examinateur qui remplaça Wittgenstein) estima meilleurs les passages de la thèse qui ne portaient pas la marque de l’influence de Wittgenstein.

À Cambridge, le différend entre Wittgenstein et Ambrose provoqua quelques remous ; il se peut qu’il ait aussi contribué à modifier la manière de travailler de Wittgenstein, puisqu’il mit un terme à la dictée du Cahier brun. Sur toute cette affaire, on peut lire le compte rendu du professeur Ambrose : Ludwig Wittgenstein : Philosophy of Language, Alice Ambrose & Morris Lazerowitz éd. (Londres, Allen & Unwin, 1972), p. 22-24.

— Frances : Probablement est-ce une erreur et s’agit-il de Francis Skinner (sinon : un inconnu).