553. JULIAN BELL : UNE ÉPÎTRE SUR LES CROYANCES ÉTHIQUES ET ESTHÉTIQUES DE HERR LUDWIG WITTGENSTEIN (DOCTEUR EN PHILOSOPHIE) ADRESSÉE À RICHARD BRAITHWAITE (FELLOW DE KING’S COLLEGE)

Timidement, je m’aventure sur un terrain incertain,

Tenant l’arme la plus lourde à brandir dans nos vers ;

J’entends avec les distiques de Dryden affronter

Les philosophes sauvages dans toute leur rage.

Je n’ignore pas combien, dans les champs connus,

Je mérite le reproche d’empiéter sur l’inconnu

Je n’ignore pas que moi, frêle Jonah,

Je défie le grand Behemoth qui règne sur les mers ;

Celui dont l’enseignement, la logique, est une casuistique si vaste

Qu’elle déborde les terres en friche de la métaphysique.

Pourtant j’espère pouvoir encore décocher un ou deux vers

Et, comme Jonah, le rendre malade.

Sache, Richard, si cette analogie t’alarme,

Que je ne fais que combattre l’ennemi avec ses propres armes ;

Celui dont l’esprit tortueux n’hésite pas

À comparer le fait d’aller à l’opéra à celui de quémander un siège.

(Cela peut choquer la bienséance,

Mais c’est une métaphore à laquelle je l’ai entendu recourir.)

 

Mes propres convictions sont communes et peu nombreuses, elles entrent

Dans l’éventail étroit d’une intelligence rustique :

Le Bon Sens et la Raison ; pour le reste, j’espère,

Voltaire les a possédées et Pope revêtues de parures :

C’est le sens commun rationnel, la règle facile,

Qui depuis des siècles est la marque de l’école de Cambridge.

À Thélème, j’espère être diplômé,

Dans le jardin d’Épicure, l’ami de Candide ;

Puissé-je penser que la vie est stupide, rire quand rien n’est grave,

Avec Herrick, aimer ma maîtresse et les bons vers.

Nous savons quoi est quoi et que, comme le dit Butler,

C’est, pour la métaphysique, le plus grand éloge.

Si vous posiez une question supplémentaire, je prendrais parti

Pour un credo ancien que nous pouvons tous comprendre.

Je n’ignore pas que nous tenons pour certaine cette vérité :

« La valeur a pour seule demeure les États d’Esprit. »

Et si vous posez à nouveau votre question,

Pourquoi me précipiterais-je dans une défaite évidente,

Puisque mon opposant faisant de la logique son commerce

Me réfutera ou, sinon, se dérobera.

À pareille question je pourrais répliquer :

Que lui s’occupe d’abord de son commerce, je ferai de même ensuite.

Mais qui a jamais vu, sur tout sujet,

Ludwig s’abstenir d’édicter la loi ?

Le maître Dickens, le rusé Milton,

Le Souverain suprême de la politique anglaise ;

Les plus grands fous se confessent aux saints de Cambridge,

Ludwig leur maître est paré d’un halo et à demi vêtu :

Tous ceux que j’admirais, les quelques-uns que j’aimais

Il les harcèle, les condamne ou désavoue ;

Où qu’il soit, il nous fait taire par ses cris,

Il interrompt nos phrases pour ânonner les siennes ;

Il ne cesse d’argumenter brutalement, hargneusement, en vociférant,

Tant il est certain et fier d’avoir raison.

De tels défauts sont communs et chacun en a son lot.

Mais Wittgenstein, lui, pontifie sur l’Art.

Aussi, Richard, défendrai-je,

Avec la galanterie pour excuse, ma Muse violentée :

Peut-être est-elle quelque peu accoutumée à être violée

Mais est-ce une raison de laisser les monstres s’échapper ?

Ce qui m’y encourage et fait reculer ma peur

C’est qu’il déclare que tout raisonnement est ici sans usage.

Ou bien nous savons, ou bien rien ne peut être su.

Il a raison, et nous divergeons jusqu’au tréfonds !

 

Avec une omniscience sans pareille, il prend son envol

Contemple l’Univers déployé sous ses yeux ;

Le mouvement à venir de chaque électron perdu,

Il le lit avec autant d’aisance que les aiguilles d’une montre.

En un coup d’œil, il voit chaque fait individuel,

Sait la conséquence de chaque acte,

Place des graphes sur les courbes sinueuses de l’espace,

A conscience de l’instant où un atome en vient à dévier.

Il connaît aussi les profondeurs obscures de l’âme humaine,

Désignant par leurs noms, formes et cas les motifs et les pensées :

L’extase la plus haute, le désespoir le plus lugubre ;

Les moments où la beauté scintille dans la lourdeur des airs,

Les moments où les amants se séparent ou s’unissent.

Wittgenstein l’omniscient se fait indiscret :

Il connaît chaque reflet perdu, chaque plaisanterie et chaque lubie,

Espoirs, peurs, caprices, aucun ne lui est inconnu.

Bien qu’il soit en quête de toute pensée et de toute forme,

Les valeurs ailées s’échappent de son filet.

Il nous dit qu’il en est ainsi ; il me semble

(Peut-être est-ce seulement ma simplicité ?)

Que cette carte parfaite où tout est montré

Demeure néanmoins inconnue même de lui.

Ludwig l’omniscient — je veux rester poli,

Mais est-ce Dieu tout-puissant, ou bien le Diable ?

Laissez-moi établir son cas du mieux que je peux,

Scruter sa logique et ses faits,

Sans m’interrompre, comme lui, « à mi-chemin »,

En faisant couler mes distiques de la ligne de ses arguments.

 

Contre les murs du monde, les valeurs battent des ailes —

À l’instar d’automobilistes ivres dévalant une rue —

Inconnues, touchées, goûtées, entendues, non décrites,

Elles font sonner la cloche, mais demeurent à l’extérieur.

Tout ce que les hommes peuvent énoncer de vrai ou de faux

A pour prédicat les faits, ainsi que les objets.

À admettre cela, il apparaîtrait clairement

Que tout énoncé relatif à la valeur ne signifie rien.

Son cas, si je l’ai bien compris,

Est qu’il parle du Bien quand il profère le Non-Sens.

Car tout ce qu’il y a de vraiment honnête et de vraiment bon

Reste inexprimé par le langage humain.

C’est à peine si la pensée peut penser, et la Science, elle, ne peut pas montrer

L’élément de la valeur ici-bas.

Devrais-je donc suggérer que le correct et l’incorrect

Sont les sots refrains d’un chant ridicule ;

Que toutes les actions, pensées et sentiments le sont aussi,

Et que la valeur n’est rien qu’un nom vide ?

À moins que, m’aventurant à appliquer ses propos sur l’art,

Je ne dise que ses sifflements valent mieux que Mozart ;

Que Milton devrait, avec D —, revenir à l’école,

Qu’Arnold était, par son côté L —, un imbécile ?

Si seuls sont des non-sens les énoncés de ce genre,

Pourquoi sont-ils plus sots encore que les siens ?

 

Car il profère le non-sens, et sans cesse fait des énoncés,

Il rompt son propre vœu de silence :

De l’éthique, de l’esthétique, il parle jour et nuit,

Il décrète les choses bonnes ou mauvaises, correctes ou incorrectes.

Tandis que l’univers suit le chemin de sa navigation descendante,

Lui fait passer en contrebande le savoir depuis une source secrète :

En définitive, c’est un simple mystique qui se reconnaît comme tel,

C’est l’antique ennemi qui revient à nouveau ;

Connaissant par son expérience directe

Ce qui est au-delà de toute connaissance et de toute signification.

Si nous acceptons ses énoncés, que trouvons-nous

Au cœur de tout son mystère, sinon un État d’Esprit ?

C’est à bon droit qu’il lui accorde de la valeur,

Mais ce fait, un jour, sera connu par la science.

Il semble que le grand logicien ait oublié

Que ces choses-là sont ou ne sont pas.

Cette règle, le mystique lui-même ne la récuse pas,

Ses visions, si elles existent, existent bel et bien,

Elles se prêtent à l’examen scientifique,

Tout comme la copulation ou la règle de trois.

Selon ce point de vue universel, les visions apparaissent,

Et elles apparaissent également dans les livres qui parlent des aliénés.

Combien de saints et de sages du passé ont vaticiné

Le même non-sens sur un monde auquel manquerait le salut !

Mais la science avance d’un pas ferme,

La carte, chaque année, devient de plus en plus complète,

Et prouve que les visions auxquelles les saints ont cru

Sont les illusions insanes d’un esprit abusé.

Néanmoins, comme il l’a lui-même confessé, sur de tels sujets

La raison est de peu de prix, même dans le meilleur des cas.

Certes. Mais j’aurais pensé que là se trouve

À l’évidence la place idéale de la tolérance.

Que chacun choisisse, mais seulement pour lui-même.

Aucun prophète affairé n’a jamais posé la première pierre.

Mais Ludwig, lui, n’en possède aucune, et il voudrait

Émettre des oukases sur ce qui est mauvais et ce qui est bon.

 

Que peut-il donc faire, puisqu’il est clair

Que nul ne l’écoute, et que seuls les fous l’entendront ?

Les raisons étant congédiées, nul n’obéit à ses ordres.

Pourtant il voudrait nous entraîner sur son chemin.

Il n’a à sa disposition qu’une méthode : la persuasion.

Laissez-le venir à nous pour dévoiler son commerce.

La persuasion est la grande prérogative du vers,

Par lequel les poètes aiment et parfois vivent.

Les valeurs qui échappent aux philosophes,

Les poètes s’en saisissent pour leur donner forme et figure.

Les mots seraient trop faibles pour exprimer ce qu’il veut dire.

Mais qu’en serait-il si Racine et Milton décidaient de prendre la parole ?

Les valeurs se tiennent au cœur de dix syllables bien frappées,

Tous les héros et ceux qui connaissent la sagesse le savent :

Dans les enjambées sonores des distiques de Dryden,

Aucune valeur n’est oubliée ou mise à l’écart.

Mais revenons une fois encore à son credo.

Examinons-en l’essence ; qu’est-elle, sinon destruction ?

La religion, une fois de plus, relève la tête —

C’est une résurrection générale des morts : —

Une prostituée meurtrie ayant trouvé, malgré son âge,

Un prêtre stupide qui la désire et la croit saine.

À l’instar des bons rationalistes, nous n’avons jamais, nous,

Été tentés par Jésus ou par Madeleine ;

Le crime est révélé : s’il nous arrive d’être en désaccord avec lui,

Il nous précipite dans le noir, nous lance des pierres et nous jette à la mer.

Telle est sa conviction. Mais il pourrait aussi s’aviser

Que le monde s’est donné un autre esprit depuis l’époque

Où Calvin a sauvé nos âmes par les tourments et la flamme

Et où Calas est mort pour sauver le nom de Catholique.

Il brandit à nouveau la religion. Mais n’a-t-il jamais pensé

Comment Voltaire a une fois pour toutes ridiculisé Dieu !

Lorsque les démons se lèvent, nous prenons de l’eau bénite

Dans le lac de Ferney, et les en aspergeons de quelques gouttes.

Qu’il se mette au travail, ramasse son bois

Et entasse ses fagots pour brûler les hérétiques.

Mais ne soyez pas surpris si nous nous souvenons

De la trahison de la poudre à canon et du Cinq Novembre.

Les bons vieux sentiments anglais n’ont pas changé,

La corde de chanvre est ce qui convient le mieux aux fanatiques.

Si nous ne sommes pas aussi violents, nous nous souvenons encore

Que la religion est en sécurité derrière les murs d’un asile.

Avant qu’il ne transforme la terre en un enfer,

Offrons-lui donc son paradis dans une cellule d’aliéné !

 

Que la religion peut-elle nous donner aujourd’hui,

Quels secrets peut-elle nous apprendre sur la façon de bien vivre ?

Que nous a offert le vieil Imbécile

Pour apaiser nos esprits et effacer nos erreurs ?

Sur les murs de Moscou la religion est déclarée

« Opium du Peuple ». Qui s’y promène peut l’y lire.

Mais les esprits qui n’ont pas peur de penser,

Ne sont ballottés par aucun désir ni aucune passion.

Leur propre courage les rend capables d’affronter

La brièveté de la vie et le silence de l’espace :

À tous les problèmes qui mettent les hommes en difficulté,

Il est clair que seul le bon sens peut fournir la réponse :

De tels esprits bannissent tous les prophètes, car ils voient

Qu’ils ne prêchent que folie, poussière et vanité,

Qu’ils remplissent de misère le peu de temps qui nous est imparti,

Et nous précipitent dans leur tombe peinte aux couleurs de l’enfer.

 

Pourquoi devrions-nous, ô Richard, nous qui en savons la vanité,

Chercher la valeur dans ce labyrinthe de douleurs,

Alors que nous découvrons si aisément dans la matière

Tous les délices du corps et de l’âme ?

J’ai pitié de Ludwig, au moment même où j’exprime mon désaccord avec lui.

La cause de ses opinions, nous pouvons tous la voir,

Dans cette vie ascétique qui cherche à se détourner

Des plaisirs communs que nous connaissons tous.

Car comment pourrait-il reconnaître la valeur de la matière,

Lui qui tient la matière pour un mystère ?

Autour des circonvolutions de son cerveau s’enroulent

Les secrets inconnus du monde sobre ;

Le bien et le diable, l’extase et le péché,

Il ne les cherche pas au-dehors, mais il les trouve dedans.

C’est pour cela qu’il considère tout projet comme nul et non avenu,

Et le monde comme dénué de valeur et rempli d’ennui ;

De ses propres défauts, il fait une vertu,

Et ce qu’il ne parvient pas à comprendre, il le rejette.

Car s’il avait consenti à se servir de ses mains ou de ses yeux,

Il ne pourrait pas manifester un tel mépris pour la matière.

 

S’il lui était arrivé de voir, au sortir de l’hiver,

Au moment où siffle l’air vif et où la gelée est mordante

Le ciel bleu paré d’un voile blanc,

Et sur les ormes le brillant des feuilles dorées ;

Si, depuis la pente d’un champ labouré, il avait vu

Les couleurs vives d’un bois, le cramoisi d’une haie,

Avec une immense plaine, une ferme et une église

À l’horizon desquelles la brume descend du ciel ;

S’il avait vu les reliefs d’une colline et le scintillement d’une rivière

Telle une vaste carte placée sous la voûte céleste !

Son âme aurait pu prendre son envol

Et traverser les champs pour en explorer les hauteurs.

Quand le pouls s’accélère, qu’il fait battre le sang,

Toute la beauté de la terre se trouve à nos pieds.

Mais qu’il pleuve ou qu’un simple nuage apparaisse,

Toutes ces visions quittent nos âmes, et le spectacle nos yeux :

Si nous souffrons d’une indigestion ou sommes assaillis par un rhume,

Nous maudissons le gel et voyons le monde en noir.

 

Considérez aussi les visions suscitées par les pouvoirs de la Musique —

Mozart qui revit sur la vibration d’une corde —

Lorsque l’arrangement des sons contrôle tous nos sens,

Et que les cordes en boyaux de mouton saluent l’âme des hommes ;

Lorsque la musique, tel un oiseau qui prend son envol, s’élève

Du murmure et de la légèreté de phrases à peine audibles,

Et qu’elle résonne pure avec force, sans que rien lui résiste,

Un orage d’automne emporte avec lui nos âmes,

Et les conduit dans un paradis qu’aucun mot ne peut dire.

Mais, dès qu’une corde est cassée, le charme est rompu.

C’est de la matière que dépendent nos biens les plus précieux,

Et là où la matière fait défaut, toute valeur disparaît.

Le monde est à nous, avec tous ses royaumes qu’il nous faut braver,

Et il n’y a rien d’autre que nous voudrions posséder.

Si Ludwig avait regardé toutes ces choses-là, il aurait pu

En voir la valeur, et voir aussi la fausseté de ses propres notions.

J’en donnerai un exemple supplémentaire avant de quitter mon thème,

Et ensuite vous pourrez me croire ou ne pas me croire.

 

Si Ludwig avait pu contempler une charmante Chloé,

Mon cas serait gagné, et la question ne se serait pas posée.

S’il avait jamais aimé, regardé et connu

L’air, le sourire, les rires qui sont ceux de Chloé ;

S’il l’avait vue arrivant joyeuse aux premiers rayons du soleil

Qui nous découvrent un matin d’avril

S’il avait prêté attention à la grâce d’un de ses gestes ou de ses mouvements

Et aperçu son visage radieux qui brille de mille feux ;

Il aurait reconnu que tout Bien et toute Beauté se trouvent ici,

Et n’aurait pas cherché un monde transcendant les yeux de Chloé.

Pourtant Chloé, à l’instar de ses atours, est faite de glaise ordinaire,

Elle aussi est mortelle, et doit périr.

La victoire de la matière est facile à conter ;

Chloé, en dépit de toute sa beauté, devra vieillir.

Le paysage change en même temps que les saisons,

La musique cesse, les visions disparaissent ;

Les querelles des philosophes le doivent aussi,

Et Wittgenstein lui-même doit se taire ;

Nous nous enfonçons tous dans la même obscurité,

Ludwig et Chloé égaux, en fin de compte.

Richard, mon sermon est ancien, ma morale commune,

Mais ne reconnaîtras-tu pas qu’en fin de compte j’ai raison ?

Le problème est simple, me semble-t-il,

Entre bon sens et antique inanité,

Entre falsifier les faits jusqu’à ce qu’ils satisfassent nos passions

Ou affronter la vérité et en tirer le meilleur.

554. DE RUSSELL AU CONSEIL DE TRINITY COLLEGE (8 MAI 1930)

Beacon Hill School

Harting, Petersfield

08.05.1930

Pour des raisons de santé, je n’ai pas pu examiner, comme je l’aurais souhaité, les travaux récents de Wittgenstein. J’en ai discuté avec lui pendant cinq jours, au cours desquels il m’a exposé ses idées. Il m’a également remis une volumineuse dactylographie intitulée Philosophische Bemerkungen [Remarques philosophiques] dont j’ai lu le tiers environ. Il s’agit de notes à l’état brut qu’il aurait été très difficile de comprendre en l’absence de ces discussions. En l’état, ces notes contiennent des idées dont j’estime qu’elles sont, au moins en partie, nouvelles par rapport à celles exposées dans son Tractatus.

Wittgenstein soutient que, lorsqu’une chose se produit, il y en a d’autres qui auraient aussi pu se produire, disons dans ce domaine particulier de faits. Par exemple, si une certaine partie du mur est bleue, elle aurait pu être rouge, ou verte, etc. La dire de l’une de ces autres couleurs est faux, mais non dépourvu de sens. Mais dire qu’elle est bruyante ou stridente, ou lui appliquer un quelconque autre adjectif approprié au son c’est proférer un non-sens. Il y a donc, relativement à tout fait, un ensemble de possibilités d’une certaine sorte. Wittgenstein nomme cet ensemble « espace ». Il y a donc un « espace » des couleurs, comme un « espace » des sons. Les diverses relations qu’entretiennent entre elles les couleurs constituent la géométrie de cet « espace ». Tout cela est, en un sens, indépendant de l’expérience, autrement dit requiert le type d’expérience par lequel nous savons ce qu’est le « vert », mais non le type d’expérience par lequel nous savons qu’une certaine partie du mur est verte. Pour rendre compte de ce qui correspond dans le langage à ces divers « espaces », Wittgenstein se sert du mot « grammaire ». À toute occurrence d’un mot dénotant une région d’un certain « espace » peut être substitué un mot dénotant une autre région de cet « espace » sans qu’un non-sens se produise. Mais on ne peut pas substituer à ce mot un mot dénotant une quelconque région d’un autre « espace » sans recourir à une grammaire fautive (c’est-à-dire à un non-sens).

L’interprétation des mathématiques constitue une part considérable des recherches de Wittgenstein. Selon lui, dire que les mathématiques sont de la logique ou consistent en des tautologies est une erreur. La question de l’« infinité » est traitée de façon détaillée, et reliée à la conception de la possibilité, telle qu’elle est développée en référence aux divers « espaces ». Wittgenstein croit en ce qu’il nomme l’« infinie possibilité », mais non aux « classes infinies » ou « séries infinies » réelles. Ce qu’il dit de l’infinité n’est pas sans ressemblance avec ce que Brouwer en a dit (encore que ce ne soit pas délibéré de sa part). Toutefois, il se pourrait, selon moi, que cette ressemblance ne soit pas aussi étroite qu’il y paraît. L’induction mathématique est en effet longuement discutée.

Les théories mises en avant par ses travaux récents sont novatrices, très originales et sans aucun doute importantes. Mais j’ignore si elles sont vraies. En tant que logicien attaché à la simplicité, je serais porté à penser qu’elles ne le sont pas. Mais au vu de ce que j’ai lu de ses recherches, je suis vraiment certain qu’il faut lui donner l’opportunité de les poursuivre, car il se peut qu’une fois développées elles s’avèrent constituer une philosophie entièrement nouvelle.

Bertrand Russell

555. SUR L’ÉPÎTRE DE JULIAN BELL

Quand Julian marmonne les Choses qu’il Ressent,

Quand il évoque ses valeurs vagues et inarticulées,

Il révèle les Muses de Bloomsbury qui habitent son Âme,

Et ses errances mystiques sur le chemin du Destin.

 

Il est naturellement blessé que Wittgenstein

Doive lui demander d’expliquer les Choses qu’il énonce —

Il cherche donc refuge dans une ligne abusive

Et fait Sonner le Glas des longs jours passés (grâce à Dieu).

G. G.
(The Cambridge Review, 9 mai 1930, p. 391.)

— L’auteur de cette réponse à l’épître de Bell n’a pas pu être identifié1.

556. R. B. BRAITHWAITE À WITTGENSTEIN

Conseil de la Faculté des sciences morales

King’s College

16.05.1930

Cher Wittgenstein,

J’ai le plaisir de vous informer que le Conseil a créé une charge d’enseignement probatoire à la Faculté qu’il vous a attribuée pour un an, à partir du 1er octobre 1930. Avec l’accord du Conseil général des facultés de l’Université, il a fixé, pour l’année à venir, votre rémunération à 250 £, étant entendu que vous donnerez pendant les trois trimestres de l’année universitaire 1930-1931 trois heures hebdomadaires d’enseignement sur une base du même type que cette année (par exemple, une heure de cours et deux heures de conversation).

Dans la note que nous avons fait parvenir au Conseil général, nous avons fait référence au très grand succès de vos cours et de vos classes de conversation de cette année, ainsi qu’au fait que vos élèves apprennent bien plus de choses avec vous qu’ils ne le pourraient d’une quelconque autre façon.

Vous comprendrez que cet arrangement n’est valable que pour la prochaine année universitaire. Nous ne pouvons prévoir au-delà ni nos possibilités financières ni le nombre d’étudiants inscrits en philosophie.

Le Conseil a également décidé, avec l’accord du Conseil général, de vous régler 25 £ supplémentaires pour votre travail de cette année, et de vous rémunérer, pour l’année, d’une somme de 100 £ (au lieu de 45 £). Et cela, parce que vous avez donné trois heures hebdomadaires d’enseignement, alors que nous pensions, lorsque nous vous avions proposé 45 £, que vous n’en donneriez que deux. J’inclus donc un chèque de 62,10 £ (= 37,10 £ + 25 £), ainsi qu’un reçu que vous voudrez bien signer et me retourner.

Je suis désolé de ne pas avoir pu assister à votre discussion sur la généralité en raison du fait que j’ai été (et suis encore) malade.

— Braithwaite était alors secrétaire du Conseil de la Faculté des sciences morales (voir aussi les notes à la lettre 73).

— Discussion sur la généralité : Probablement les cours du 12 ou 15 mai dont fait état l’agenda de Wittgenstein.

557. EXTRAIT DU COMPTE RENDU DE LA SÉANCE DE LA SOCIÉTÉ MATHÉMATIQUE DE TRINITY DU 28 MAI 1930

Une fois les questions administratives réglées, le président a demandé au Dr Wittgenstein de présenter sa communication sur « Les fondements des mathématiques ».

Après avoir dit qu’il était impossible de traiter un sujet aussi vaste en un si bref laps de temps, le Dr Wittgenstein a néanmoins tenté de le traiter, et sa tentative a eu un grand succès. Il a d’abord cité et critiqué la définition russellienne du nombre (comme « classe des classes semblables à une classe donnée »), la similitude étant définie par la corrélation 1-1. Il a montré que Russell confondait l’existence d’une corrélation avec la possibilité de son existence. Une droite reliée par deux points fournit un autre exemple de cette confusion. Ainsi Frege affirme-t-il que la droite relie deux points, même si elle n’est pas tracée. Mais alors seule existe la possibilité de la tracer.

Après avoir pleinement développé cette idée, le Dr Wittgenstein a décrit les travaux très ingénieux de feu M. Ramsey sur ce sujet. Leur seul défaut, de même que celui des travaux de Frege et de quelques autres, a-t-il affirmé, est qu’ils sont si éblouissants que même un enfant pourrait se rendre compte qu’ils sont erronés.

Il a conclu sa communication par quelques remarques sur l’arithmétique montrant qu’elle n’est qu’un jeu et que son application n’a rien à voir avec les mathématiques.

Une discussion animée s’est ensuivie qui a, en grande partie, consisté à tenter de convaincre M. L. C. Young qu’il n’y avait aucun sens à soutenir que a = a est une convention. Le Dr Wittgenstein a suggéré, en présentant l’une des nombreuses illustrations qu’il a tirées de l’expérience quotidienne, qu’il se pourrait que le fait que les fous se déplacent latéralement sur l’échiquier soit applicable à des problèmes de guerre sur Mars. Le Président a saisi l’occasion d’une accalmie dans la discussion pour clore la séance de travail à 23 heures.

558. DE J. E. LITTLEWOOD AU CONSEIL DE TRINITY COLLEGE (1er JUIN 1930)

Trinity College, Cambridge

01.06.1930

Wittgenstein m’a exposé oralement quelques-unes de ses idées en six ou huit sessions d’une durée comprise entre une heure et une heure trente. Cela n’a certes pas suffi pour que je les comprenne entièrement, mais j’en ai compris suffisamment pour en retirer l’impression que ses travaux sont de la plus grande importance. Étant donné le caractère révolutionnaire de ses idées, il me paraît évident que certaines d’entre elles sont destinées à devenir des éléments de la pensée logique. Même un néophyte peut avoir l’assurance légitime que certains travaux novateurs sont de tout premier ordre. C’est, à mon sens, le cas de ceux de Wittgenstein et le Conseil m’ayant demandé mon point de vue, le voici. Mais en logique, et même en logique mathématique, je ne suis qu’un amateur.

Avec ou sans raison, j’ai d’abord cru qu’il se pourrait que Wittgenstein s’appuie sur un capital ancien, ou qu’il soit dans l’incapacité de communiquer ses idées. Mais j’ai été agréablement surpris, et les entretiens que vous avons eus, je l’avoue très sincèrement, m’ont d’emblée intéressé, et je les ai fort appréciés. Ses illustrations me sont apparues éclairantes au plus haut point, il a fréquemment deviné ce qui suscitait mes hésitations, etc. En fait, et quelles que puissent être ses idiosyncrasies sur d’autres sujets, sur son propre terrain, c’est un esprit de tout premier ordre.

L’idée de capital ancien est sans fondement aucun. Wittgenstein a écrit autrefois un livre, et je dirai — ce qu’il convient de prendre au pied de la lettre — que je ne vois pas du tout pourquoi il ne pourrait pas en écrire un autre, plus important encore peut-être.

J. E. Littlewood

— L’agenda de poche de Wittgenstein montre qu’il rencontra Littlewood huit fois, en mai 1930.

— De l’élection de Wittgenstein au fellowship, Littlewood dit ceci (cf. Littlewood’s Miscellany, édition revue par Béla Bollobás, Cambridge, Cambridge University Press, 1986, p. 138) : « À la fin des années 1920, la question de donner le titre de fellow de rang B à Wittgenstein a été soulevée au Conseil. Un compte rendu de Russell semblait faire état de réserves ; il disait notamment n’être pas convaincu que les théories de Wittgenstein soient vraies. Or toute réserve risquait d’être fatale à un fellowship. Wittgenstein n’avait pas encore le statut qu’il eut par la suite, et le Conseil était sceptique. Il a décidé que je devais avoir une série de conversations avec lui et en rendre compte, et qu’il agirait en conséquence. Toute cette affaire m’est apparue incroyable. J’étais personnellement ami avec Wittgenstein — supposez que j’aie répondu “non” ! J’ai dit au Conseil qu’il me chargeait d’une mission vraiment délicate, mais nous nous en sommes sortis.

« Wittgenstein terminait toujours ses phrases en disant : “C’est impossible !” Et le “Il y a quelque chose qui ne va pas dans ce que je dis là” était une étape obligatoire. Au terme d’une demi-douzaine de séances, il me convainquit favorablement ; je fis donc mon compte rendu, et il obtint un fellowship de rang B. »

— Comme le montrent les notes adjointes au compte rendu établi par Russell (voir supra, l’item 554), les comptes rendus étaient réellement requis pour l’obtention d’une bourse du fonds Sizarship, mais un fellowship futur pouvait aussi bien être proposé par Littlewood — c’est-à-dire par le Conseil lui-même.

559. RAYMOND EDWARD PRIESTLEY À WITTGENSTEIN

Raymond Edward Priestley (1886-1974, par la suite sir Raymond) était géologue de formation. Il avait pris part à deux expéditions dans l’Antarctique : en 1907-1909, sous la direction de sir Ernest Shackleton et, en 1911-1912, sous celle du capitaine R. F. Scott.

En 1930, il était secrétaire administratif responsable des étudiants diplômés et devint ensuite secrétaire général des facultés.

Il fut un temps proche de Wittgenstein, mais quitta Cambridge en 1935 pour occuper les fonctions de vice-chancelier d’abord à l’université de Melbourne, puis à l’université de Birmingham.

É. R.

Bureau d’enregistrement de l’Université, Cambridge

02.12.1930

Cher Wittgenstein,

Je ne saurais vous dire le plaisir que j’ai eu à recevoir la note vous concernant. Mes félicitations les plus sincères. C’est une nouvelle de premier ordre qui en outre résoudra, je présume, vos problèmes de logement, car vous disposerez probablement d’un appartement à Trinity. Vous avez maintenant l’assurance que vous pourrez continuer votre travail tant que votre cerveau fonctionnera, et que Cambridge vous appréciera vraiment. La prochaine étape, je l’espère, sera une charge d’enseignement à l’Université en bonne et due forme.

R. Priestley

561. WITTGENSTEIN À M. L. CARTWRIGHT

— Mlle Mary Cartwright (1900-1998), qui devint Mistress of Girton, était une mathématicienne douée. Elle fut l’élève de Hardy, puis la collaboratrice de Littlewood. Elle a daté cette lettre de l’époque où elle assistait aux cours spécifiques que Wittgenstein donnait aux mathématiciens (ils avaient lieu le mercredi et commencèrent au trimestre d’automne 1932). Selon elle : « Le titre était : “Qu’est-ce que trois ?”, et Wittgenstein ne cessait de dire : “Donnez-moi du temps.” Il y avait une table sur tréteaux couverte de bouts de papier avec des notations semblables à celles du Tractatus que je ne cessais de regarder pendant les longs silences. Je fus déçue qu’il n’aille pas jusqu’aux cardinaux infinis. […] C’était difficile et important, mais il y avait chez lui un manque d’assurance et de confiance. » Le professeur George Temple a confirmé ces impressions : il dit n’avoir pas cessé de croire qu’une révélation pourrait se produire, mais que ce ne fut pas le cas. Le professeur L. C. Young a, quant à lui, exprimé un point de vue différent : à ses yeux, les mathématiciens qui cernaient le mode de pensée de Wittgenstein et son besoin de profondeur devenaient de bien meilleurs mathématiciens. Young écrit aussi ceci dans une notice nécrologique d’un ami de Wittgenstein, H. D. Ursell : « Les idées de Wittgenstein font partie d’une atmosphère générale et nouvelle de créativité, à un niveau très profond. Cette période fut probablement l’une des meilleures de l’Université » (Bulletin of the London Mathematical Society, 20 [1970], p. 344-346).

— Les « Notes de Wittgenstein sur la philosophie des mathématiques, 1932-1933 » ont été éditées par Alice Ambrose, in Cambridge Lectures 1932-19352.

563. WITTGENSTEIN À L’EDITOR DE MIND (G. E. MOORE)

27.05.1933

Cher Monsieur,

J’ai lu, dans les Cambridge Studies in Philosophy qui viennent de paraître, l’article de M. Braithwaite, et j’ai quelques inquiétudes, en particulier au sujet de ce qu’il présente comme mes positions actuelles sur certaines questions philosophiques. Pendant ces quatre dernières années, j’ai mené des recherches philosophiques dont je n’ai rien publié, à l’exception, au tout début de cette période, d’un article bref (et faible) dans les Proceedings of the Aristotelian Society. Si j’avais rendu mes pensées accessibles au public, je ne vous dérangerais pas en vous écrivant, car tout lecteur sérieux pourrait s’informer de mes positions en lisant mes propres textes. Mais les choses étant ce qu’elles sont, l’article de M. Braithwaite est la seule source dont disposent ceux qui s’intéressent à mon travail. Je me trouve donc dans l’obligation de faire savoir à vos lecteurs que je désavoue les positions et les pensées que M. Braithwaite m’attribue. Certaines de ses affirmations peuvent être considérées comme une représentation inadéquate de mes positions, et d’autres les contredisent clairement.

Ce qui retarde la publication de mon travail — nommément la difficulté que j’ai à le présenter sous une forme claire et cohérente — m’empêche a fortiori de présenter mes positions dans l’espace d’une lettre. Le lecteur doit donc suspendre son jugement.

Ludwig Wittgenstein

564. HAROLD SCOTT MACDONALD COXETER À WITTGENSTEIN

Hoe, Gomshall, Surrey

29.12.1933

Cher Wittgenstein,

Je suis désolé de vous déranger à nouveau pour une affaire aussi banale. J’ai entendu dire que vous aviez estimé à 10 £ la duplication des notes de vos cours de cette année. Ce qui est un prix modique et correct ; mais je vous demande de bien vouloir me confier cette tâche, non seulement parce que le coût en sera moindre, mais encore parce qu’une bonne partie du travail est déjà faite. On m’a proposé un duplicateur ronéo du dernier type en bon état pour la somme de 8 £, et j’en ai été tellement ravi que je l’ai acheté. À la fin du trimestre, Mme Braithwaite et moi-même l’avons fait fonctionner, ce qui nous a beaucoup amusés (mais aussi quelque peu embarrassés). Le résultat en est trente copies de vos six premiers cours, pour un prix de revient de 4 shillings par cours (pour le papier, l’encre et la découpe des pochoirs). Si vous le souhaitez, Mme Braithwaite les soumettra à votre approbation. J’espère que vous me pardonnerez d’avoir pris la liberté de vous écrire, et n’imaginerez pas que je le fais avec de quelconques « arrière-pensées ». Si vous décidez de nous laisser poursuivre, la machine restera la propriété de la Faculté des sciences morales, mais elle vous sera louée, à vous et à vos élèves, tout le temps nécessaire. Du point de vue financier, cela ne fera pas une grande différence, cette année. Mais si, comme nous le souhaitons, vous consentez à continuer avec nous, l’an prochain, l’avantage sera conséquent.

Avec mes meilleurs vœux.

Donald Coxeter

566. WITTGENSTEIN À R. E. PRIESTLEY

11.12.1934

Cher Priestley,

Excusez-moi de venir vous harceler, alors que vous avez déjà bien des soucis. Mais l’affaire importe et vous êtes la seule de mes connaissances qui puisse me conseiller. — Mlle Alice Ambrose, qui est mon étudiante, doit écrire une thèse pour pouvoir obtenir un travail à Harvard, l’automne prochain. À cette fin, sa thèse doit être achevée aux alentours du mois d’octobre prochain. Or, si elle avait en poche un Ph. D. de Cambridge, cela lui serait d’un grand secours, mais il faudrait alors qu’elle termine sa thèse en avril prochain. — Il n’est certes pas exclu que d’ici avril elle soit en mesure d’avoir quelque chose qui puisse faire l’affaire pour un Ph. D., mais je suis certain qu’elle ne peut pas produire une thèse vraiment bonne dans un tel délai. En outre — et c’est le point le plus important —, si elle travaille d’arrache-pied à sa thèse (comme elle le devrait alors), elle ne pourra pas apprendre ce qu’elle doit apprendre pendant le reste de l’année universitaire et qu’elle est venue ici pour apprendre.

Je suppose que la seule difficulté véritable concerne son examen oral. Car elle pourrait envoyer sa thèse au moment où elle sera achevée (disons, à l’automne), et obtenir son Ph. D. à une date plus tardive. Mais elle n’a ni l’argent ni le temps de revenir d’Amérique pour passer un oral. Tout cela la désespère évidemment. Elle a l’impression que si elle doit terminer sa thèse en avril, elle ne pourra pas la préparer aussi bien qu’elle le doit et que, si elle consacre tout son temps à cette thèse, elle ne pourra pas atteindre son objectif primordial — c’est-à-dire apprendre tout ce qu’elle peut apprendre pendant qu’elle est à Cambridge.

Je me demande donc s’il n’y aurait pas moyen de l’aider, d’une façon ou d’une autre. Il serait très aimable à vous de me faire savoir ce que je peux faire, lorsque nous nous verrons jeudi.

Ludwig Wittgenstein

569. NICHOLAS BAKHTINE À WITTGENSTEIN

34 Hilldown Road

Highfield, Southampton

21.11.1936

Cher Wittgenstein,

Le fait de ne pas vous avoir encore écrit me révolte — j’y songe toujours, mais je n’y réussis jamais. Je suis très heureux que vous alliez bien et que votre travail avance — et aussi très impatient de commencer à essayer de le traduire. Je sais que rien ne peut être fait avant votre retour et que nous pourrons y travailler ensemble, mais je crois que ce serait une bonne chose que je puisse en avoir une partie à l’avance pour me familiariser avec le texte et vous envoyer quelques échantillons de traduction pour que vous me corrigiez et conseilliez. Envoyez-moi donc quelque chose.

Nous sommes maintenant installés dans un cottage avec, à l’arrière, un ruisseau et un petit terrain sauvage. Ce n’est pas désagréable pour un début. Mon travail est aussi ennuyeux et prenant que d’ordinaire, mais il me paraît plus automatique et donc, dans une certaine mesure, moins pesant. Je n’ai aucune nouvelle de Skinner lui-même, mais George Thomson qui a passé un week-end ici m’a dit qu’il semble être très gai (Thomson est d’ailleurs nommé là bas, m’a-t-on dit, à Birmingham — mais la nouvelle est encore en attente de confirmation par je ne sais trop qui).

Quels sont vos projets pour Noël ? Viendrez-vous ici ? Nous avons l’intention d’aller passer deux ou trois semaines (du 18 décembre au 1er janvier) à Paris, mais dans l’hypothèse où vous viendriez, nous changerions nos plans pour ne pas vous rater. Écrivez-moi donc et envoyez-moi du travail !

N. Bakhtine

573. EXTRAIT DU COMPTE RENDU DE LA SÉANCE DU CLUB DES SCIENCES MORALES DU 1er DÉCEMBRE 1938

Septième réunion, 1er décembre 1938

Docteur A. C. Ewing : « Une réponse à M. Wisdom sur l’absence de signification ».

Chairman : Professeur Moore

 

La septième réunion du trimestre s’est tenue à la bibliothèque des Sciences morales. Le Dr Ewing a présenté une réponse à M. Wisdom sur l’absence de signification. Il a soutenu que les remarques de M. Wisdom sur l’absence de signification sont plus subtiles que celles des autres défenseurs de l’utilité philosophique du Principe de Vérification, mais que, bien que M. Wisdom soit un bon exemple, le Principe de Vérification représente néanmoins un grand danger pour la philosophie.

Au cours de la discussion, le docteur Wittgenstein a affirmé qu’il n’avait entendu parler du Principe de Vérification que depuis une quinzaine de jours seulement. Il savait, en revanche, un certain nombre de choses sur la méthode exigeant la vérification des propositions — le point essentiel, lorsque l’on exige la vérification d’un certain énoncé, étant de mettre en évidence des distinctions. Mais il a émis le souhait que l’énoncé stipulant que la signification d’un énoncé est sa méthode de vérification ne soit pas nommé « principe ». Une telle appellation rend la philosophie trop semblable aux mathématiques. Or, en philosophie, il n’y a pas de propositions primitives. M. Wisdom a soutenu que l’énoncé en question était tout simplement ce que l’on nomme ordinairement un principe et que, pour régler le problème, on pourrait l’appeler « principe » et ensuite lui donner un autre nom. Le Dr Wittgenstein a estimé que cela serait extrêmement dangereux. Et il ne parvenait pas à comprendre pourquoi le Dr Ewing pensait que la méthode de vérification pourrait se révéler pernicieuse. Le Dr Ewing a répondu qu’elle le serait si l’on traitait comme dépourvus de signification les énoncés que l’on ne pense pas être vérifiables. Le Dr Wittgenstein a alors dit que poser la question de savoir comment l’on vérifie un énoncé, c’est se demander ce que l’on fait avec lui. Pour prouver que cette question est utile, il faut philosopher sur sa base. Le Dr Ewing a objecté que cette question n’éclairait aucunement ses propres pensées, et qu’en outre quelqu’un qui affirme qu’une méthode n’est pas un principe pourrait cependant la traiter comme si elle en était un.

Le docteur Wittgenstein a alors remarqué que l’opinion exprimée par le Dr Ewing consistait à croire que la question de savoir s’il y a des propositions synthétiques a priori se posait encore. Le problème se ramène à ceci : après qu’on a effectué un certain processus, certaines questions se révèlent utiles ou inutiles. Le docteur Ewing : prétendez-vous avoir montré qu’il ne peut exister de réponse à ces questions ? Le docteur Wittgenstein : en un sens, je pourrais dire qu’on ne peut pas leur donner de réponse — au sens où l’on ne peut pas se débarrasser d’elles. La méthode de vérification a mis un terme au sentiment qu’on a de devoir poser certaines questions. M. Wisdom a estimé que la façon dont le Dr Wittgenstein s’était exprimé incite les gens à croire qu’il veut leur faire cesser de se poser certaines questions. Et il a suggéré que, pour expliquer la méthode de vérification, il serait préférable de dire qu’elle nous apporte une satisfaction parce qu’elle nous permet de mieux saisir l’emploi du langage. Le Dr Wittgenstein a, pour a part, dit que la meilleure façon de déterminer si cette méthode de recherche est utile est de traiter par son moyen un ou deux problèmes. Le professeur Broad a par la suite affirmé que tout bon philosophe essaie d’appliquer cette méthode à chaque problème pris séparément.

Theodore Redpath

574. EXTRAIT DU COMPTE RENDU DE LA SÉANCE DU CLUB DES SCIENCES MORALES DU 16 FÉVRIER 1939

Cinquième réunion, 16 février 1939

M. D. Prince : « L’emploi d’un mot »

Chairman : Professeur Moore

 

La cinquième réunion du trimestre s’est tenue dans les appartements de M. Braithwaite, à King’s College. M. D. Prince a fait une communication intitulée « L’emploi d’un mot ». Il a tenté de montrer que l’équivalence : « la signification d’un mot » = « l’emploi attribué au mot » = « les occasions dans lesquelles il est employé » n’est pas tenable.

Dans la discussion, le docteur Wittgenstein a tenté de montrer quel était l’emploi de la première équivalence, et il a affirmé que nul n’avait jamais, selon lui, soutenu la seconde. Il a néanmoins estimé qu’en certains cas on peut inférer l’emploi correct d’un mot des occasions dans lesquelles il est employé, mais que dans certains autres on ne le peut pas. Il a également dit qu’il y a un cas où il est impossible de déterminer si la différence entre des remarques faites par deux personnes et semblant être en conflit est factuelle ou de l’ordre du langage — par exemple, lorsque je dis : « Ce vélo est vert », alors qu’on le dirait normalement noir.

Il a plus tard affirmé que dire : « Je ne sais jamais s’il y a un livre sur la table » n’est pas un énoncé portant sur le langage, mais que mettre en évidence certaines choses relatives à la notation employée par quelqu’un qui dit cela pourrait dissiper ses difficultés.

Theodore Redpath

575. EXTRAIT DU COMPTE RENDU DE LA SÉANCE DU CLUB DES SCIENCES MORALES DU 23 FÉVRIER 1939

Sixième réunion, 23 février 1939

* Docteur L. Wittgenstein

 

La sixième réunion du trimestre s’est tenue dans les appartements de M. Smythies, à King’s College. Son secrétaire faisait fonction de chairman. Deux personnes y étaient invitées : le Dr Ewing et M. Braithwaite. Le Dr Wittgenstein a fait une brève allocution pour ouvrir la discussion. Il a posé la question suivante à l’assistance : pourquoi les philosophes s’interrogent-ils sur la signification d’un mot (d’un mot tout à fait commun) ? Ont-ils oublié la signification du terme, etc. ?

Le docteur Ewing a estimé que les cas les plus importants où les philosophes s’interrogent sur l’emploi d’un mot sont ceux où ils font tout autre chose que ce qu’ils croient faire — par exemple, dans le cas des objets physiques. M. Strachey a suggéré qu’on cherchait à donner une définition ou, du moins, à savoir s’il pouvait y en avoir une. M. Braithwaite a dit qu’il croyait qu’en un sens le philosophe cherchait une description explicite du comportement relatif à l’emploi du mot.

Le Dr Wittgenstein a alors posé la question de savoir comment une définition fonctionne, en tant que compte rendu cohérent de l’emploi d’un mot. Il a suggéré qu’on pourrait dire qu’une définition rassemble les usages d’un mot. Saint Augustin, lorsqu’il s’interroge sur la signification d’un mot, recueille les emplois de ce mot ; il se les remémore. Si la définition rend compte de la signification, ne serait-il pas étrange qu’on puisse l’oublier (Prince), car elle est certainement quelque chose de très simple ?

Le Dr Wittgenstein a ensuite demandé quelles qualifications devrait nécessairement avoir une définition pour pouvoir constituer une tentative de rendre compte de façon cohérente de l’emploi d’un mot. Ne faudrait-il pas qu’il y ait une technique de maniement des symboles pour que la définition indique la position exacte de ce mot par rapport aux différents symboles ? Si l’on définissait le nombre à la manière de Frege, aurait-on donné un compte rendu complet de l’emploi de « nombre » ou de « 1 » ? Non, car on ne rend pas compte ainsi de certains emplois effectifs des nombres, le comptage par exemple. La définition est un compte rendu bizarre de l’emploi d’un mot. On n’apprend le mot de la définition que pour autant qu’on maîtrise déjà la technique du langage. En ce sens, un compte rendu cohérent n’est pas donné par la définition.

Considérez le cas des objets physiques. Est-il possible de définir « casquette » au moyen des sense data ? Le Dr Wittgenstein : cela est très facile, mais ne mène nulle part.

Mais pourquoi souhaitons-nous un compte rendu cohérent ? Les philosophes ne s’interrogent que sur certains mots. M. Braithwaite : ils s’interrogent sur les mots typiques d’un certain groupe — table, par exemple, qui est typique d’un certain groupe. Le Dr Wittgenstein : oui, mais il y a autre chose, car ils cherchent une définition, mais ils ne veulent pas de la définition la plus naturelle, ils ne veulent pas, par exemple, définir « chaise » comme « quelque chose qui sert à s’asseoir ». Pourquoi ne sont-ils pas satisfaits par la définition normale ? Autrement dit : pourquoi souhaitent-ils la définition qui soit celle d’un objet physique ?

M. Earle a suggéré qu’ils souhaitaient définir « chaise » en termes proprement philosophiques.

Le Dr Wittgenstein a demandé si l’on pourrait dire que le philosophe cherche à décrire la relation qu’entretiennent entre eux deux types de mots.

En partie.

Saint Augustin estime très difficile de découvrir ce qu’est le temps. Mais que cherche-t-il à découvrir ? Quelqu’un pourrait dire que ce qui l’embarrassait n’est pas l’emploi du mot « temps », qui est quelque chose de terre à terre, mais l’essence du temps qui, elle, n’est pas terre à terre. Pourquoi était-il embarrassé ?

M. Rush Rhees a dit qu’un tel embarras se produit fréquemment lorsqu’un conflit apparaît entre divers emplois. Le Dr Wittgenstein : on nomme souvent cela une contradiction. Il a alors cité un passage des Principes de la mécanique où Hertz montre qu’on s’interroge sur l’essence de la matière, etc., parce que de nombreux critères de définition entrant en conflit les uns les autres ont été donnés pour ces notions. Cela irrite notre esprit et nous conduit à nous demander : « Quelle est l’essence de ceci et cela ? » Or on ne répond pas à cette question en établissant des critères supplémentaires, mais en n’en retenant qu’un petit nombre. Et une fois les contradictions levées, la question n’est pas résolue, mais l’esprit, n’étant plus tourmenté par elle, cesse de se la poser. Le Dr Wittgenstein a avoué qu’il considérait ce passage de Hertz comme un résumé de la philosophie.

Rien n’est plus caractéristique de la philosophie que de se poser des centaines de fois la même question. Dans un cas, on ne cesse pas de se la poser. Dans un autre, on cesse de se la poser. Que faut-il pour que vous cessiez de vous la poser ? Parfois, recourir à une nouvelle analogie qui en remplace une ancienne.

Le Dr Wittgenstein a souligné à plusieurs reprises qu’un enfant éprouve de la perplexité lorsqu’il découvre qu’un seul et même mot possède des significations différentes. Pour qu’il cesse d’être embarrassé par de tels cas, il faut que ceux-ci soient entourés par d’autres cas.

Le Dr Wittgenstein est ensuite revenu sur la discussion de la semaine précédente.

Dans un nombre considérable de cas, il est possible de remplacer « la signification d’un mot » par « l’emploi d’un mot ». En quel sens est-il utile de le faire ? M. Lewy : cela peut nous débarrasser de l’idée que la signification d’un mot est une image qui lui est attachée. Le Dr Wittgenstein : comment l’emploi et l’image sont-ils reliés ? N’y a-t-il pas, entre la définition ostensive et l’emploi, une connexion stricto sensu parallèle ? Si je demande : « Qu’est-ce qu’un zèbre ? », et que quelqu’un montre du doigt l’image d’un zèbre, cela implique-t-il qu’il emploie le mot « zèbre » à la manière dont nous le faisons ? En fait, dans de nombreux cas, la connexion entre la représentation (ou l’image) et l’emploi tient à ce qu’une représentation particulière correspond à un emploi particulier ; et là où cette correspondance n’existe pas — ce qui constitue aussi de très nombreux cas —, l’embarras se produit.

Pourquoi est-il utile, dans un nombre considérable de cas, de s’interroger sur l’emploi, et non sur la signification ? Parce que la signification suggère un objet, alors que l’emploi suggère un certain nombre d’objets déployés dans le temps.« Dans nombre de cas, il est conseillé de remplacer “signification du mot” par “usage du mot” » est un slogan parfois ridiculisé, parfois applaudi. À tort, dans l’un et l’autre cas. Si l’on philosophe, il est naturel qu’on en vienne à certains types d’étapes par où il est recommandé de passer. Les recherches philosophiques sont fastidieuses, difficiles et sujettes à l’oubli. Les slogans, eux, sont faciles, et ils restent en mémoire. Si l’emploi va de l’avant, mais que le slogan reste sur place, alors il est ridicule. Le Dr Wittgenstein a dit que, bien qu’il ait souvent recouru aux termes du slogan, il n’a jamais éprouvé besoin de lui donner un nom.

Le fait que tous les objets qui nous entourent aient un seul nom est d’une importance colossale. De quoi cela est-il un principe ?

Theodore Redpath

— * Docteur L . Wittgenstein : L’astérisque indique qu’il s’agissait d’une réunion où n’étaient d’ordinaire admis que ceux dont le nom figurait sur la liste des cours de l’Université. Mais Ewing et Braithwaite assistèrent aussi à cette réunion, en tant qu’invités de Smythies (chez qui la réunion se déroulait). Voir Th. Redpath, Ludwig Wittgenstein, A Student’s Memoir, p. 79 sq.

577. EXTRAIT DU COMPTE RENDU DE LA SÉANCE DE LA SOCIÉTÉ MATHÉMATIQUE DE TRINITY DU 19 FÉVRIER 1940

[…]

Le président a donné la parole au professeur L. Wittgenstein qui avait aimablement accepté de faire une communication sur « La pente des mathématiques », malgré ses problèmes de santé.

Le professeur a d’abord soumis à l’examen certaines phrases usuelles où apparaît l’idée de comparaison. Certaines d’entre elles — par exemple celles qui comparent des hommes — sont des énoncés d’expérience. D’autres, comme « Le noir est plus sombre que le gris », sont plus justement considérées comme grammaticales. Les distinguer les unes des autres a une grande importance lorsqu’on traite des idées de longueur et de mesure. En philosophie des mathématiques, l’une des difficultés principales tient à ce que certaines définitions passent pour des énoncés d’expérience.

Le conférencier a ensuite pris en considération d’autres énoncés qu’il a décrits comme « valant à l’intérieur de la région du manifeste », par exemple : « Le tout est plus grand que la partie. » Une proposition de cette nature est indépendante du temps, mais elle implique que la méthode de mesure soit soumise à certaines restrictions. On peut comparer les nombres de différentes façons, par exemple en attribuant à chaque objet que l’on doit compter un symbole soumis à des règles, ou encore en corrélant terme à terme les objets en question. Les observateurs adultes normaux s’aperçoivent que les résultats qu’ils obtiennent par ces différentes méthodes sont toujours les mêmes, sauf dans un très petit nombre de cas où les divergences sont dues à une erreur qu’une recherche supplémentaire permet de corriger.

Le professeur Wittgenstein a expliqué qu’il est possible de concevoir des systèmes où ce n’est pas le cas, ou bien où deux résultats (ou plus) sont l’un et l’autre corrects. Il a pris en considération la définition russellienne de l’addition, et l’a résumée en disant que l’introduction d’une définition implique toujours une nouvelle technique. Des questions lui ont ensuite été posées sur les rapports de la physique aux mathématiques. Après de nombreuses tentatives infructueuses de leur trouver une réponse, le président a saisi l’opportunité d’un moment d’accalmie dans la controverse Newman-Wittgenstein pour remercier le professeur pour sa communication. Il a levé la séance de travail à 22 h 55.

578. J. H. CLAPHAM À WITTGENSTEIN

Storeys End, Cambridge

28.02.1940

Cher Professeur Wittgenstein,

Smythies ne s’est présenté qu’aujourd’hui devant le tribunal C. O. J’ai « fait état » de votre lettre. Il est venu avec un dossier très fourni et très élaboré présentant toute une variété de cas de conscience hypothétiques et établissant les circonstances dans lesquelles l’objecteur doit être emprisonné et celles dans lesquelles il ne le doit pas. Il n’est pas possible qu’il ait examiné de près la loi, car le risque d’emprisonnement est extrêmement restreint.

Sa sincérité était manifeste. La seule question était de savoir quoi faire de lui. Nous l’avons en définitive intégralement exempté en raison de sa sincérité et de son incompétence manifeste pour le travail aux champs, ou pour tout autre travail qui n’est pas en accord avec ses convictions.

J’espère qu’il trouvera une occupation susceptible de satisfaire sa conscience et son esprit. (Il a dit qu’il allait quitter Cambridge à la fin du trimestre.) Mais j’ai du mal à me faire une idée de ce que pourrait être cette occupation. Il nous a semblé singulièrement éloigné du monde extérieur — le philosophe type. [Ici apparaît une adjonction manuscrite de Wittgenstein à l’intention de Sraffa : Je l’ai dit !]

J. H. Clapham

579. EXTRAIT DU COMPTE RENDU DE LA SÉANCE DU CLUB DES SCIENCES MORALES DU 25 MAI 1940

581. EXTRAIT DU COMPTE RENDU DE LA SÉANCE DU CLUB DES SCIENCES MORALES DU 31 JANVIER 1941

Huitième réunion, 31 janvier 1941

John Wisdom : « Nous avons l’idée que… »

Chairman : Docteur Ewing

 

La huitième réunion du trimestre s’est tenue dans les appartements de M. Moore, à Trinity College. M. Wisdom a d’abord rappelé que, lors de la réunion précédente, le professeur Hardy avait cité une remarque faite par M. Malcolm (tirée d’un texte publié dans Mind en avril 1940) où celui-ci soutenait que, lorsque nous proférons des énoncés nécessaires, nous ne décrivons pas des faits. C’est alors que le professeur Wittgenstein a « reniflé », et que M. Wisdom a expliqué ce que, selon le Prof. Wittgenstein, M. Malcolm avait fait dans son article, mais en soulignant que ce que M. Malcolm et lui-même (M. Wisdom) avaient écrit n’était pas plus effroyable que ce que le Prof. Wittgenstein avait dit en de nombreuses occasions. À quoi il a ajouté que rien de tout cela n’était réellement effroyable, mais au contraire de tout premier ordre, quoique parfois insatisfaisant. Il a ensuite comparé l’énoncé de M. Malcolm (que l’on peut exprimer ainsi : « Nous avons l’idée que les énoncés nécessaires décrivent des faits ») avec l’énoncé mis en avant, dans une réunion antérieure du Club, par le Prof. Wittgenstein : « Nous avons l’idée que la signification d’un mot est un objet » (sous-entendant que cette idée est une méprise) ; et il a soutenu que ces deux énoncés possèdent, comme toutes les théories philosophiques, certaines caractéristiques qui nous poussent à les qualifier de faussetés nécessaires, et certaines autres qui nous poussent à les qualifier d’énoncés dépourvus de sens. Il a ensuite pris la défense de ces deux énoncés. À cette fin, il a d’abord souligné que, s’ils prêtent le flanc à la critique puisqu’ils font l’objet de méprises, ce n’est cependant plus le cas dès lors qu’on les accompagne de précisions supplémentaires (qu’il n’a pas indiquées), et il a ensuite montré que ces énoncés constituent des recommandations utiles et correctes pour formuler les questions métaphysiques et leurs réponses (par exemple : « N’exigez pas l’analyse de la proposition S est P ; exigez la description de l’emploi de la phrase « S est P »).

Une discussion a suivi.

582. WITTGENSTEIN AU VICE-CHANCELIER DE L’UNIVERSITÉ DE CAMBRIDGE (J. A. VENN)

— Cette lettre est datée du jour des obsèques de Francis Skinner, dont la mort, survenue le 11 octobre, mit pendant quelques jours Wittgenstein dans un état de prostration. Mais sa décision de participer à l’effort de guerre est antérieure, bien que la mort de Skinner ait dû accélérer son départ. Le journal de Priestley fait en effet état d’une rencontre avec lui, en septembre à Birmingham (où Priestley était alors vice-chancelier) : « Wittgenstein est venu dîner, ce mercredi. Il se propose de laisser tomber son poste à Cambridge pour s’engager dans un certain type de service national. Je l’ai persuadé de ne pas démissionner, mais de simplement demander une autorisation d’absence sans traitement pour la durée de la guerre. Tant du point de vue de Cambridge que du sien propre, il serait déplorable qu’il se retire purement et simplement. J’ai essayé de m’arranger pour qu’il rejoigne la Friends Ambulance, mais ça n’a hélas pas marché, et je crains qu’il doive se résigner à ne pas trouver de place dans les Services. Ce n’est pas simple, car pendant la dernière guerre, il était officier d’artillerie dans l’armée autrichienne, mais comme il ne l’est plus depuis fort longtemps, il ne se sent capable ni d’être artilleur ni d’être officier. Son objectif actuel est d’être un engagé de base et d’obtenir un poste dans une unité médicale. »

Il se peut que, plus tard en septembre, Wittgenstein ait rendu visite au professeur Ryle qui s’était arrangé pour lui trouver une fonction de brancardier au Guy’s Hospital. Voir R. Monk, Ludwig Wittgenstein : The Duty of Genius, p. 431-432. R. Thouless a noté, dans son journal de l’époque (qu’il a montré à McGuinness), que Wittgenstein lui avait dit avoir été refusé par le corps médical de l’armée royale, en raison du fait qu’il était un ancien ennemi, de nationalité étrangère.

583. L. GOODSTEIN À WITTGENSTEIN

Denmark House,

Southcote Rd, Reading

26.10.1941

Cher docteur Wittgenstein,

Je vous remercie vivement pour vos lettres. Trois colis contenant les papiers de Francis me sont parvenus le 22. Je vous suis très reconnaissant de me les avoir envoyés, car je souhaitais vraiment les avoir. Pour l’instant, j’en ai trié deux. Ils contiennent :

1) Travail fait à l’école ;

2) Notes de cours prises à l’université, accompagnées d’exemples élaborés ;

3) Un volume de notes (à l’état brut) de vos cours prises par Francis et une copie au propre de ces notes, datées de Noël 1934.

Je n’ai pas besoin de vous dire combien tout cela est magnifiquement ordonné, soigné et minutieux — une véritable partie de Francis lui-même.

Je présume que les notes dictées auxquelles vous faites référence se trouvent dans le troisième colis.

Si je découvre quelque chose de Francis qui soit suffisamment abouti pour être publié, je reprendrai contact avec vous à ce sujet.

La famille de Francis ne se rend peut-être pas compte que son œuvre primordiale était sa vie et que, maintenant que nous l’avons perdu, ce qu’il nous reste de plus précieux est le souvenir de cette vie, et non quelque chose que l’on pourrait habiller de mots pour en faire un article philosophique. Vous dites que les membres de sa famille ne semblent pas se rendre compte de ce qu’ils ont perdu, mais peut-être est-ce parce qu’ils l’avaient déjà perdu, il y a des années. Si j’ai des nouvelles d’eux, ce qui est, je crois, improbable, bien que je leur aie évidemment écrit, j’essaierai de leur expliquer que ce qu’ils tentent de faire est la dernière chose que Francis aurait souhaitée.

Je vous préviendrai de mon prochain passage à Londres dans l’espoir de pouvoir vous rencontrer.

Louis Goodstein

— La famille de Skinner avait bien des réserves sur le rôle joué par Wittgenstein et même par Goodstein dans la vie de Skinner. Et il est vrai que celui-ci ne tira pas parti de ses capacités mathématiques qui semblaient remarquables (il avait été Wrangler4 en mathématiques). Néanmoins, Goodstein et ses autres amis respectaient son choix de vie et, dans une certaine mesure, ils le comprenaient aussi, d’autant que sa santé était très fragile.

— Les papiers de Skinner ont été prêtés à la bibliothèque de Trinity College et le professeur Arthur Gibson travaille sur eux.

585. WITTGENSTEIN À J. T. SAUNDERS

— Fichier du personnel de l’Université de Cambridge :

G. B. Notes du 14 janvier 1942

4. (e) Professeur Wittgenstein

(Voir le compte rendu 4 (f) du 15 octobre 1941.

du Docteur Broad :

Professeur Wittgenstein

17 décembre 1941

Je vous écris, à titre de chairman du Conseil de la faculté des sciences morales, pour vous demander d’attirer dès que possible l’attention du Conseil général sur le point suivant.

Certains des élèves de Wittgenstein lui ont demandé de revenir les week-ends à Cambridge pendant le trimestre, et de donner ses cours et ses classes de conversation habituels le samedi. Il a expérimenté cela deux fois, à la fin du trimestre d’automne, et il pense pouvoir continuer à procéder ainsi, pour sa propre satisfaction et celle de sa classe. Il a donc décidé de donner un cours dans ses appartements pendant le trimestre d’hiver, et de poursuivre, si les choses se passent bien, pendant le trimestre de printemps. Le Collège a pris ses dispositions pour qu’il puisse disposer de ses appartements pendant le week-end.

J’ai compris qu’actuellement Wittgenstein ne recevait plus aucune part de son salaire de professeur. Si c’est effectivement le cas, il conviendrait de revoir sa position à la lumière du fait qu’il va s’acquitter d’une part non négligeable de son travail d’enseignement usuel et engager des frais pour se déplacer.

Wittgenstein est au courant du contenu de cette lettre, et il m’a donné son accord.

P. S. Dans la lettre qu’il m’a écrite après que j’ai soulevé le problème, Wittgenstein me dit ceci : « Quant à votre dernière suggestion, je ne me soucie pas du remboursement de mes frais de déplacement. Mais si vous estimez cela équitable, je vous serai reconnaissant de poser la question. »

591. WITTGENSTEIN À J. T. SAUNDERS

— Archives de l’Université de Cambridge, fichier du personnel : « Le professeur Wittgenstein a quitté Newcastle, il y a deux jours. Il passera deux ou trois mois hors de Cambridge pour préparer un livre. Lorsque le livre sera prêt pour l’impression, il reprendra un travail dans le cadre de l’effort de guerre et ne reviendra donc pas à Cambridge. Il est actuellement à Swansea : Chez Rhees, 96 Bryn Rd Swansea. »

— Archives de l’Université de Cambridge, fichier du personnel : « G. B. Notes du 15 mars 1944. 2. Autorisation d’absence : Professeur Wittgenstein. (Voir le compte rendu 3(a) du 8 mars 1944.) Une lettre du professeur Wittgenstein sera lue à la réunion. »

Une lettre de Wittgenstein datée du 7 mars indique qu’aucune raison médicale ne le dispense plus de ses obligations universitaires à partir du 16 février — date à laquelle il a quitté le poste qu’il occupait à l’infirmerie de la Marine royale à Newcastle-upon-Tyne — jusqu’à la fin du trimestre. Il avait été convenu que le fait qu’il ne soit pas à Cambridge pendant la seconde moitié de ce trimestre serait excusé, et qu’il serait déchargé de ses obligations professorales pendant le trimestre de printemps, sans perdre sa rénumération. »

— Les notes consignées dans ce fichier attestent qu’il fut suggéré à Wittgenstein de prendre une sorte de congé de maladie (ce qui aurait été administrativement bien plus simple), mais qu’il refusa de le faire.

594. WITTGENSTEIN À MLLE CURTIS

Brouillon Trinity College Cambridge

18.5.1945

Chère Mademoiselle Curtis,

Mme G. E. M. Geach a assisté à mes cours de philosophie pendant quatre trimestres. Étant donné que le nombre de mes étudiants n’est pas élevé et que j’ai, avec eux, des discussions pendant et après la classe, j’ai été en mesure de me faire une idée précise de ses capacités philosophiques.

Elle est, sans aucun doute, l’étudiante féminine la plus douée que j’ai eue depuis 1930, date à laquelle j’ai commencé à enseigner ; et parmi mes étudiants masculins, il y en a seulement 8 ou 10 qui ont des capacités identiques ou supérieures aux siennes. Elle a une excellente approche des problèmes philosophiques, une grande capacité de travail et est très sérieuse. Je souhaite donc recommander très chaleureusement sa candidature à un fellowship de recherche.

J’estime le sujet sur lequel elle se propose de travailler particulièrement adéquat à son tour d’esprit.

Les deux essais qu’elle a joints à son dossier constituent une base solide pour le développement de pensées philosophiques, mais ils manquent encore beaucoup de maturité. À mon sens, cela ne doit pas jouer en sa défaveur. C’est en effet la conséquence inévitable du fait qu’en venant à Cambridge elle a été sujette à de nouvelles influences philosophiques qu’elle n’a pas eu le temps d’assimiler. Un tel processus d’assimilation exige un travail difficile et considérable, et il n’est pas possible de l’accélérer. — Il y a toute raison de croire qu’elle produira en philosophie du travail solide et intéressant. Je vous redis donc que je la recommande très chaleureusement.

Ludwig Wittgenstein