Viennois d’origine, Friedrich Waismann (1896-1959) prit contact avec Moritz Schlick en 1922 lorsque celui-ci fut nommé à l’université de Vienne. Jusqu’à son départ pour l’Angleterre, au lendemain de l’Anschluss, sa situation fut relativement précaire : assistant officieux de Schlick, il donnait quelques cours et il occupa, de 1929 à 1936, le poste de bibliothécaire de la faculté de philosophie.
En mars 1928, Waismann assista, avec Feigl, à la conférence que L. E. J. Brouwer donna à Vienne (« Mathématiques, science et langage »), et il convainquit Wittgenstein de les y accompagner. Selon Herbert Feigl — qui souligne que l’auteur du Tractatus, d’ordinaire très silencieux, devint « très loquace » après avoir écouté Brouwer —, ce fut une soirée qui « marqua le retour de Wittgenstein à une activité et à des intérêts philosophiques intenses »1.
En 1929, au moment où le cercle de Vienne officialisa sa relation avec Wittgenstein, Schlick pria Waismann de prendre des notes de leurs conversations régulières avec l’auteur du Tractatus2. Il le chargea aussi de la mission particulièrement délicate d’élaborer un exposé systématique des vues de Wittgenstein sur la logique, le langage et la philosophie. Waismann devint donc le porte-parole de Wittgenstein. Il exposa son point de vue sur les fondements des mathématiques au congrès de Prague (1929) et mit en chantier un ouvrage qui devait expliciter et organiser les idées de Wittgenstein et dont la parution fut annoncée dès 1930 dans la revue Erkenntnis : Logik, Sprache, Philosophie.
Entre lui et Wittgenstein naquit alors une collaboration singulière qui finit par mal tourner, comme le montre la lettre 301. Il n’y a là, du reste, rien de surprenant, car la tâche impartie à Waismann se révéla être une tâche impossible. Alors qu’il s’agissait au départ d’expliquer et de diffuser les thèses du Tractatus (dont l’auteur était lui-même convaincu qu’il les avait insuffisamment explicitées), il s’est agi par la suite de rendre aussi compte des travaux en cours de Wittgenstein, lequel ne tarda pas à remettre en question, sur des points cruciaux, sa position initiale. Ainsi, dans sa conversation avec Waismann du 9 décembre 1931, Wittgenstein dénonce-t-il non seulement l’« arrogance » de « l’exposition dogmatique » du Tractatus, mais aussi l’erreur fondamentale sur laquelle reposent ses thèses — l’identification de la tâche de l’analyse logique à la découverte de « propositions élémentaires »3.
Wittgenstein envisagea un temps de laisser le soin à Waismann d’exposer les résultats de ses nouvelles recherches dont il lui expliquait régulièrement le contenu de façon détaillée, et de cosigner avec lui l’ouvrage projeté. Mais du fait que, pendant cette période-là, il ne cessait de réajuster ses propres résultats et de radicaliser ses critiques du Tractatus, il exigeait constamment l’introduction d’importantes modifications à des analyses qu’il avait auparavant approuvées, mais aussi l’insertion de nouveaux matériaux. Comme Waismann, quelque peu désespéré, le confie à Schlick, dans une lettre du 9 août 1934 : « Il a le don de voir toujours les choses d’un œil neuf. Mais cela montre, je crois, combien il est difficile de collaborer avec lui, car il suit toujours l’inspiration du moment et démolit ce qu’il a esquissé antérieurement4. »
Logik, Sprache, Philosophie ne parut donc jamais sous la forme initialement projetée…
Peu après l’assassinat de Schlick, Wittgenstein mit un terme à cette relation. Lorsque Waismann s’installa à Cambridge (puis à Oxford) pour échapper au nazisme, il ne le vit pas, et il manifesta à son égard une véritable rancœur dont témoignent ici même les lettres 381 et 418 à Rhees.
É. R.
1. Cf. M. Nedo, M. Ranchetti, Wittgenstein : Sein Leben in Bilden und Texten, p. 223.
2. Ce sont ces notes qui sont publiées dans B. McGuinness éd., et traduites sous le titre Wittgenstein et le Cercle de Vienne.
3. Ibid., p. 162.
4. Cité par Gordon Baker, in Dictées de Wittgenstein à Waismann et pour Schlick, A. Soulez et alii éd., Paris, PUF, 1997. (Ce volume contient des textes dactylographiés retrouvés dans les papiers de Waismann, datant des années 1928-1939. La plupart ont été composés par Waismann, en relation avec sa « collaboration » avec Wittgenstein.)