Carte postale [23.10.1913]
Cher Moore,
Voici mon adresse : L.W., chez H. Draegni, Skjølden, Sogn, Norvège. L’endroit est très agréable, et j’ai beaucoup de temps pour travailler. L’Identité me met à la torture ! Voudriez-vous demander à Russell s’il a reçu ma lettre (je ne suis pas certain qu’elle ait été postée). Dites-moi EXACTEMENT comment vous allez.
L. Wittgen.
— Carte postale représentant Skjølden et portant l’indication manuscrite « mes appartements ».
— L’Identité : Sur cette question, voir les lettres 21 sq. à Russell.
Chez H. Draegni
Skjølden, Sogn, Norvège
19. 11. 1913
Cher Moore,
Merci beaucoup pour votre carte postale. Je suis vraiment désolé qu’il vous arrive de vous sentir si déprimé au sujet de votre travail. Je pense que la cause en est que vous ne discutez pas assez souvent de vos questions avec quelqu’un qui n’a pas encore perdu la flamme et est vraiment intéressé par ces problèmes. Actuellement, il n’y a, je crois, personne de ce genre à Cambridge. Même Russell — qui est étonnamment jeune pour son âge — n’est plus assez souple pour jouer ce rôle. Ne pensez-vous pas que ce serait une bonne chose que nous ayons des discusions régulières, lorsque vous viendrez me voir à Pâques ? Non que je sois vraiment compétent en la matière. Mais je ne suis pas encore tout à fait éteint et je m’y intéresse beaucoup. Je ne puis m’empêcher de penser que cela vous ôterait votre sentiment de stérilité. Je pense que vous devriez réfléchir à vos problèmes dans la perspective d’une discussion avec moi à Pâques. N’allez pas croire que je vous dise cela par arrogance ! Je n’imagine pas un instant être capable de voir aussi clair que vous dans vos propres questions, mais, comme je viens de vous le dire, je ne suis pas encore amorti, et le sujet m’intéresse grandement. Réfléchissez-y. — Donnez-moi bientôt de vos nouvelles.
L. Wittgenstein
Carte postale[Skjølden, décembre 1913]
Cher Moore,
Merci beaucoup pour votre lettre. Je suis heureux que vous acceptiez de discuter régulièrement avec moi pendant votre séjour ici, et je ne vois absolument pas pourquoi vous n’en seriez pas capable ! Que Johnson ait enfin donné une conférence au Club m’intéresse énormément ! Quelle impression a-t-il faite ? Et quel était son véritable sujet ? À vrai dire, je n’aime pas son titre. Néanmoins — l’Identité continue à me mettre à la torture. Nous avons déjà eu de grosses chutes de neige, mais il ne fait pas froid. Écrivez-moi bientôt et longuement à propos de la conférence de Johnson.
Ludwig Wittgenstein
Muscio est-il toujours de ce monde ? Et si oui, que fait-il actuellement ?
— La conférence de Johnson : Les minutes du Club des sciences morales indiquent que le 5 décembre 1913 « le Président » (c’est-à-dire Johnson) donna une conférence intitulée « Possibility ». Résumée à grands traits (car, outre les minutes, il y eut évidemment une discussion), l’idée de Johnson était la suivante : il est possible de donner une définition stricte de la possibilité eu égard à un ensemble donné de propositions, et la possibilité « contre-factuelle » (ainsi qu’elle fut nommée) est relative aux lois de la nature (qui ne sont pas de purs universaux). Moore, qui était chairman, nota ceci dans son journal : « Peu de choses à dire, revenu à la maison avec Russell. »
Russell, quant à lui, écrivit à lady Ottoline, le 6 décembre 1913 : « W. E. Johnson est l’exemple même d’un horrible gâchis. Il possède une intelligence très déliée et tout ce qu’il faut pour faire un grand philosophe, à l’exception de la vitalité. » De fait, la santé de Johnson n’était pas bonne, et l’enseignement lui pesait beaucoup. C’est certainement l’énergie de ses élèves, en particulier de Mlle Naomi Bentwich, qui l’incita à achever et publier sa Logic (voir aussi la note de la lettre 135 à Keynes qui témoigne des efforts de Wittgenstein dans le même sens).
— Muscio : Bernard Muscio (1887-1928), psychologue qui travaillait au laboratoire de psychologie expérimentale à l’université de Cambridge, fit avec Wittgenstein un certain nombre d’expériences en 1912-1913 dans le champ musical. Wittgenstein s’intéressait plus particulièrement à la perception du rythme et mit même au point un dispositif d’investigation psychologique sur le rythme.
[30.01.1914]
Je vous ai écrit il y a deux mois pour vous demander de me parler de la conférence de Johnson, et je n’ai pas encore reçu de réponse. Honte à vous ! J’aimerais bien aussi savoir comment vous allez et quand les vacances de Pâques commencent. Avez-vous jamais réfléchi à la nature de la tautologie ? C’est elle qui me tracasse en ce moment.
Décidez-vous donc à m’écrire vite et longuement !
Ludwig Wittgenstein
P. S. J’apprends à faire du ski et trouve cela très amusant.
Skjølden
18.02.1914
Cher Moore,
Merci beaucoup pour votre lettre. Je suis désolé de vous avoir causé d’horribles ennuis. Je ne m’attendais pas vraiment à un aussi long compte rendu de la séance. Mais tout ce que vous me dites m’a énormément intéressé, parce que je crois savoir quelle était exactement la question de Johnson. Tout tourne, bien entendu, autour du problème de la nature de la déduction. Et — selon moi — la clef de tout le problème réside en ceci que la proposition φx ⊃ x ψx n’exprime la relation de déduction que lorsqu’elle est la généralisation d’une tautologie.
Il faut que vous veniez dès la fin du trimestre. J’irai vous chercher à Bergen. J’attends votre arrivée avec plus d’impatience que je ne puis le dire ! La Logique et certaines autres choses me tracassent mortellement. J’espère pourtant ne pas mourir avant votre arrivée, car en ce cas nous ne pourrions pas discuter longuement !
L. W.
P. S. Il y a, trois fois par semaine, une liaison maritime entre Newcastle et Bergen. Je vous attendrai à Bergen autour du 20 mars. Qu’est-il advenu du jeune Sedgwick que Hardy courtisait ? Est-il devenu membre de la Société ?
— Logique : Soit la discipline, soit l’écrit de Wittgenstein et auquel font référence les lettres 89 et 90.
— Sedgwick : Probablement l’historien R. R. Sedgwick (1874-1972) qui n’était pas encore diplômé et devint ensuite fellow de Trinity.
— La Société : Le club à demi secret de discussion de Cambridge fondé en 1820 et connu sous le nom « The Apostles [Les Apôtres] », dont Russell, Moore et Keynes étaient membres. En 1912, Russell avait proposé d’y faire entrer Wittgenstein. Celui-ci démissionna presque aussitôt après avoir été élu, mais les Apôtres n’enregistrèrent pas sa démission…
Skjølden
05.03.1914
Cher Moore,
Juste quelques lignes, car je suis en ce moment dans de bonnes dispositions. Premièrement, écrivez-moi sans tarder pour me donner la date exacte de votre arrivée à Bergen. Deuxièmement, venez sans tarder. Troisièmement, j’ai inventé quantité de nouvelles choses en Logique. (Je n’ose en dire plus.) Quatrièmement, si vous voyez Johnson, faites-lui part, s’il vous plaît, de mon meilleur souvenir. Cinquièmement, si vous voyez Muscio, dites-lui, je vous en prie instamment, que c’est une peau de vache (il saura pourquoi). Sixièmement, une fois encore — venez sans tarder. C’est tout.
L. W.
— Dans de bonnes dispositions : Sous-entendu, pour travailler.
[Mars 1914]
Cher Moore,
Pourquoi diable ne pas préparer votre conférence ici ? Vous aurez un bureau avec une vue splendide rien que pour vous, et je vous laisserai seul tout le temps que vous voudrez (toute la journée, si nécessaire). D’autre part, nous pourrions nous voir chaque fois que nous le souhaiterions l’un et l’autre. Et vous pourriez même me parler de votre travail (ce qui serait peut-être distrayant). Avez-vous donc besoin de tant de livres pour préparer cette conférence ? C’est à vous de voir. — J’ai moi-même ÉNORMÉMENT à faire, et je ne vous dérangerai donc pas. Prenez donc le bateau qui quitte Newcastle le 17 et arrive à Bergen le 19, et faites ce que vous avez à faire ici. (Je pourrais même influer favorablement sur votre travail, en prévenant un trop grand nombre de répétitions.) Je pense maintenant que la Logique doit être sur le point d’être achevée, si même elle ne l’est déjà. — Réfléchissez à ce que je vous viens de vous dire !!
L. W.
P. S. Il faut que vous achetiez le Schiksalslied de Brahms dans un arrangement pour quatre mains et que vous l’emportiez avec vous. Et, si vous arrivez, comme je l’espère, le 19, je vous prie de me télégraphier.
— Logique : Manifestement un écrit de Wittgenstein, auquel la lettre 87 fait peut-être déjà référence. Voir la note à la lettre 90.
07.05.1914
Cher Moore,
Votre lettre m’a contrarié. Quand j’ai écrit ma Logik je n’ai pas consulté le règlement, et je pense donc qu’il serait tout simplement juste que vous me donniez mon diplôme sans trop le consulter non plus ! Quant à la préface et aux notes, je pense que mon jury verra sans peine combien j’ai plagié Bosanquet ! — Si je ne mérite pas que vous fassiez une exception pour moi, même sur quelques STUPIDES détails, alors je pourrais aussi bien aller directement au diable ; et si je mérite le diplôme et que vous ne fassiez pas cette exception, alors c’est vous qui pourriez aller au diable.
Toute cette affaire est trop stupide et trop grossière pour que je continue à en parler —
L. W.
— Mon diplôme : Wittgenstein envisageait de présenter un essai intitulé Logic (Logik paraît en effet difficile !) comme mémoire en vue de l’obtention du diplôme auquel devaient se présenter les étudiants-chercheurs. Le règlement stipulait que ces mémoires devaient comporter une préface et des notes mentionnant leurs sources, et qu’il devait aussi y être indiqué « jusqu’à quel point ils s’appuyaient sur des œuvres déjà existantes ».
W. M. Flechter (tuteur à Trinity College), auquel Moore avait montré l’essai de Wittgenstein, avait estimé que celui-ci ne pouvait pas être pris en compte comme mémoire. Et lorsque Moore en informa Wittgenstein, celui-ci se mit dans une colère noire.
Il se pourrait que le texte de cet essai ait d’abord été écrit en allemand, puisque Wittgenstein fait référence à lui sous le titre Logik — encore que son orthographe soit assez souvent fantaisiste. En tout cas, il ne peut pas s’agir des Notes sur la Logique, car l’essai semble avoir été rédigé en février et mars 1914. Peut-être s’agit-il de l’original allemand du manuscrit montré à Moore en avril.
Cet essai contient au moins un résumé de ce qui est connu sous le titre de « Notes dictated to G. E. Moore in Norway [Notes de Norvège] » (publiées comme appendice II aux Carnets 1914-1916) et que Moore avait intitulé : « Wittgenstein sur la logique, avril 1914 ». Bien des indices montrent que ce dernier texte est celui que Wittgenstein avait l’intention de présenter comme mémoire et que Moore avait montré à Flechter, dont le rôle en cette affaire n’est pas vraiment clair. Il se pourrait que Moore se soit adressé à lui pour avoir un point de vue neutre, puisqu’il était alors lui-même secrétaire de la commission des diplômes et que, la même année, deux candidatures dont il avait été le rapporteur avaient été refusées. La situation était donc pour le moins gênante ; ce que Wittgenstein n’ignorait pas.
— Bosanquet : Bernard Bosanquet (1848-1923) était un philosophe hégélien. La deuxième édition de sa Logic parut en 1911. La référence est sans aucun doute ironique.
Vienne XVII
Neuwaldeggerstrasse 38
3.07.1914
Cher Moore,
En rangeant quelques papiers avant de quitter Skjølden, je suis tombé sur la lettre de vous qui m’avait rendu tellement furieux. En la relisant, j’ai pensé que je n’avais probablement pas de raison suffisante pour vous avoir écrit comme je l’ai fait. (Ce qui ne veut pas dire qu’actuellement j’approuve si peu que ce soit votre lettre.) Mais, maintenant que ma colère est retombée, je préférerais redevenir votre ami. Je considère qu’en vous écrivant cette lettre je prends suffisamment sur moi, car il n’y a pas beaucoup de gens à qui j’écrirai comme je vous écris, et si vous ne me répondez pas, je ne vous écrirai plus.
L. W.
— Neuwaldeggerstrasse : La résidence de mi-saison de la famille Wittgenstein, à la périphérie de Vienne. Wittgenstein y est né et y a rencontré, un peu plus tard ce mois-là, Ludwig von Ficker.
— Moore, qui avait toute raison de s’offenser de la lettre précédente, ne répondit à aucune des deux. Dans son journal, il note qu’après avoir reçu de lui une « lettre d’une violence abusive » (90) il n’eut plus de contact avec Wittgenstein jusqu’à son retour à Cambridge, en janvier 1929.
Il eut cependant indirectement de ses nouvelles, puisque, le 15 janvier 1915 (lettre datée de 1914 par erreur), David Pinsent, l’ami de Wittgenstein, lui écrivit : « Cher Monsieur Moore, J’ai eu des nouvelles de Wittgenstein, à plusieurs reprises depuis le début de la guerre (il s’est enrôlé dans l’armée autrichienne), et dans sa dernière lettre il me demande de vous transmettre le message suivant. Je le cite : “La prochaine fois où tu iras à Cambridge, je te prie d’aller voir Moore avec qui je me suis querellé — transmets-lui mon amitié et dis-lui aussi que je suis désolé de l’avoir offensé ; en clair, fais la paix avec lui en mon nom. Comme il est improbable que je revienne à Cambridge dans un futur proche, j’ai pensé qu’il était préférable de t’écrire plutôt que1…” »
Moore continua à être agacé par cette querelle — son agenda montre qu’il dit « tout sur Wittgenstein » à Desmond McCarthy, le week-end après avoir reçu la lettre de Pinsent —, et il ne donna aucune suite au message transmis par Pinsent. Les lettres de Pinsent à Wittgenstein (publiées dans « A Portrait of Wittgenstein as a Young Man », p. 100 sq.) montrent que le second revint sur l’affaire de son amende honorable et que le premier finit par lui dire, le 6 avril 1915 : « Je suis désolé que Moore ne se conduise pas en chrétien : en fait, il n’a jamais accusé réception de ma lettre. »
Samedi [15.06.1929]
Cher Moore,
M. Butler m’a écrit jeudi au sujet de la bourse de recherche. Il veut me voir pour que je lui explique ce que je souhaite exactement et que je l’informe de mes projets d’avenir. — J’ai fait de mon mieux pour lui expliquer tout cela, mais je ne suis pas certain d’avoir été clair. Je vous écris donc pour vous exposer le plus clairement possible ma position, afin d’éviter toute méprise.
Je suis à mi-parcours d’un travail de recherche que je ne souhaite pas interrompre, car il me semble prometteur. Je possède en tout et pour tout autour de 100 £ qui me mèneront après les vacances, et peut-être un ou deux mois de plus ; mais je ne dois pas dépenser tout ce que je possède, car il me faut conserver une réserve pour la période où je chercherai un job. — Je demande donc au collège une bourse disons de 50 £ qui me permettra de poursuivre mon travail philosophique jusqu’à Noël au moins. Si à ce moment-là il apparaît que j’ai été capable de produire un bon travail — si quiconque que le Collège tient pour un expert en la matière en juge ainsi — et si, en outre, je me sens en état de le poursuivre avec succès, je me proposerai de demander à nouveau alors au Collège une sorte de subvention.
M. Butler m’a demandé combien de temps je pense que cela prendra. — Je ne puis répondre à cette question, parce que j’ignore combien de temps je serai capable de produire du bon travail. (Tout ce que je sais — bien que je ne pense pas que ce soit vraisemblable —, c’est que cela peut cesser demain.) Je crois que, s’il m’a posé cette question, c’est parce qu’il n’a pas compris ce que je souhaite vraiment. Permettez-moi donc de vous expliquer ceci. Si un bus me renversait aujourd’hui et que j’aille voir mon tuteur en lui disant : « Je suis infirme à vie, le Collège ne pourrait-il pas me soutenir financièrement ? », en ce cas, il aurait raison de me demander : « Pour combien de temps souhaitez-vous une aide ? Quand vous débrouillerez-vous par vous-même ? » Mais ce n’est pas mon cas. Je me propose de faire un certain travail, et j’ai la vague idée qu’il arrive au Collège d’encourager ce genre de travail par des bourses de recherche, des fellowships, etc. Je veux dire : je produis un certain type de biens, et si le Collège en a un certain usage, je souhaiterais qu’il me permette de les produire, aussi longtemps qu’il en a l’usage et que je suis capable de les produire. — Mais si le Collège n’en a pas l’usage, cela règle la question.
Ludwig Wittgenstein
— Cette lettre est datée par Moore.
— M. Butler : J. R. M. Butler, puis sir James (1889-1975), était alors tuteur de Trinity College et devint ensuite Regius Professor d’histoire moderne à Cambridge.
— Le 19 juin 1929, le Conseil de Trinity College alloua à Wittgenstein une bourse de 100 £ pour lui permettre de poursuivre ses recherches à Cambridge (soit 50 £ par semestre).
Mardi [18.06.1929]
Cher Moore,
Ceci est un post-scriptum à ma lettre précédente. J’ai rencontré aujourd’hui dans la rue M. Butler qui m’a demandé (1) si vous étiez vraiment au courant de ma situation financière (je lui ai dit que oui) ; (2) si je ne disposais pas d’autre source de financement (je lui ai dit que non) ; (3) si je n’avais pas des relations qui puissent m’aider (je lui ai dit que j’en avais, et que je vous l’avais fait savoir). Comme il semblerait maintenant que je tente de cacher quelque chose, acceptez donc, s’il vous plaît, cette déclaration écrite : j’ai un certain nombre de relations qui, non contentes d’être riches, accepteraient de m’aider financièrement. MAIS POUR RIEN AU MONDE, JE NE LEUR DEMANDERAI LE MOINDRE PENNY. (Sauf, bien sûr, si elles me devaient de l’argent.) À quoi j’ajouterai qu’il ne s’agit pas là d’un simple caprice de ma part.
Ludwig Wittgenstein
— G. H. von Wright fait la remarque suivante sur les lettres 92 et 93 : « Quiconque a connu Wittgenstein jugera cette lettre et la suivante vraiment caractéristiques de leur auteur. »
[Fin mars 1930]
Cher Moore,
Je suis à Vienne où je m’acquitte d’une tâche détestable : dicter un synopsis de mes manuscrits. C’est un travail vraiment considérable qui me met dans un état lamentable. L’autre jour, j’ai rendu visite à Russell à Petersfield, et j’ai commencé à lui expliquer la Philosophie — ce qui n’était pas du tout, au départ, mon intention. Nous n’avons évidemment pas pu aller bien loin en deux jours, mais il semble qu’il ait un peu compris. Je projette d’aller le voir à Cornwall les 22 et 23 avril, et de lui donner le synopsis accompagné de quelques explications. Par ailleurs, mes cours commencent le lundi 28, et je souhaiterais savoir si je peux arriver à Cambridge seulement le 26. Pouvez-vous, s’il vous plaît, me répondre dès que possible, car je dois établir mes plans en fonction de ce que vous me direz. Comme j’ai bon cœur, je vous souhaite de bonnes vacances, bien que je n’en passe pas moi-même de bonnes.
Ludwig Wittgenstein
Adresse :
L. W. chez le Dr Wollheim
IV Prinz Eugen Str., 18
Vienne, Autriche
— Synopsis : C’est-à-dire les grands cahiers numérotés I, II, III, IV par Wittgenstein et aujourd’hui répertoriés MS 105-108 dans le catalogue établi par von Wright. La dactylographie qu’en a tirée Wittgenstein est le TS 208 dont nous ne disposons pas intégralement (du moins dans son ordre initial).
— Petersfield : L’école fondée en 1927 par Russell et Dora Black qui se trouvait sur une colline, près de la ville de Petersfield (Hampshire). Avant son départ pour l’Autriche, Wittgenstein s’y était rendu (vraisemblablement entre le 14 et 16 mars). Et à son retour d’Autriche (le 20 avril), il a de nouveau rendu visite à Russell qui était en vacances à Cornwall.
Russell écrivit ceci à Moore (le 11 mars) avant la première de ces rencontres : « Je ne vois pas comment je pourrais refuser de lire le travail de Wittgenstein et d’en rendre compte. Mais il faudra que j’argumente avec lui, et vous avez raison de dire que cela requerra un travail considérable. Je ne connais rien de plus épuisant que d’être en désaccord avec lui. »
Il écrivit de nouveau à Moore à ce sujet le 5 mai, puis le 8 mai, pour lui dire qu’il venait d’envoyer son compte rendu au Conseil du Collège. À quoi il ajouta : « Je découvre que je peux comprendre Wittgenstein seulement quand je suis en bonne santé. Ce qui n’est pas le cas en ce moment. »
— Philosophie : Il se pourrait que la majuscule indique un ouvrage projeté par Wittgenstein.
— Wollheim : Oskar Wollheim était un ami de la famille Wittgenstein. Il se peut que Ludwig se soit installé chez lui à Vienne, parce que sa famille était déjà à Neuwaldegg. (Du reste, il eut des entretiens avec Schlick et Waismann le 22 mars.)
18.06.1930
Cher Moore,
Grand merci pour ces bonnes nouvelles. Je suis très reconnaissant au Conseil pour sa munificence.
Je suis heureux d’apprendre que vous profitez de vos vacances. Je ne profite pas encore des miennes, car je n’ai pas encore été capable de travailler vraiment. Cela est, je crois, dû, d’une part, à la chaleur écrasante que nous avons eue ici presque pendant toute la semaine dernière et, d’autre part, au fait que mon cerveau se refuse à fonctionner. Plût à Dieu que cet état ne dure pas trop ! Constater que les lumières sont toutes éteintes, comme si aucune n’avait jamais brillé, est très déprimant. J’ose dire qu’il faut que cela cesse. — Auriez-vous l’extrême amabilité de toucher pour moi les 50 £ du semestre d’été et de me les envoyer à mon adresse ? Si cela ne vous dérange pas trop, je vous en serai grandement reconnaissant.
J’espère que vos vacances se poursuivront de façon satisfaisante et que les miennes vont bientôt, elles aussi, bien se passer. Je serais heureux si vous me donniez de temps en temps de vos nouvelles. Comment les choses se passent-elles pour vous, etc. ?
Ludwig Wittgenstein
— Sur la base des rapports de Russell et de J. E. Littlewood, le Conseil de Trinity College avait accordé à Wittgenstein 100 £ supplémentaires pour lui permettre de continuer ses recherches à Cambridge. Voir les notes aux item 554 et 558.
— Adresse : L’adresse de Wittgenstein pendant les vacances d’été, qu’il passa en Autriche.
26.07.[1930]
Cher Moore,
Ce mot pour vous dire que ce n’est que maintenant que j’ai commencé à travailler d’une façon digne de ce nom. Jusqu’à la semaine dernière, je n’ai presque rien fait, et le peu que j’ai fait ne valait rien. Je me demande ce qui a bien pu m’arriver, mais je me suis senti à la fois extrêmement excitable et incapable de me concentrer sur une quelconque pensée. Peut-être était-ce une sorte d’épuisement, ou bien le climat, car un vent du sud terriblement chaud a soufflé presque sans discontinuer, et cela a affecté bien des gens. En tout cas, j’espère que c’est maintenant terminé. Je suis à la campagne depuis dix jours environ, au même endroit que l’année dernière, et pour l’heure je suis parfaitement seul. — J’ai reçu les 50 £ de Trinity. Mon mode de vie actuel est très économique ; en fait, pendant tout le temps que je suis ici, il m’est impossible de faire quelque dépense que ce soit. J’espère que tout va bien pour vous.
Ludwig Wittgenstein
— L’annotation concernant l’année est de Moore. Il y a toute raison de penser qu’elle est exacte.
— Au même endroit : C’est-à-dire à Hochreit. L’agenda personnel de Wittgenstein montre qu’il y arriva le 17 juillet.
[Août 1930]
Cher Moore,
Merci pour votre lettre. Je suis désolé que vous ayez tant d’ennuis. Ces maladies sont sacrément embêtantes. — Mon travail avance relativement bien, mais pas plus que cela. Je ne me sens presque jamais en forme. Le temps est supportable, quoique plutôt instable. Desmond Lee, que vous connaissez, est venu en Autriche, et il a passé quelques jours dans ma famille près de l’endroit où je suis installé. Nous avons parlé de vous, et nous nous sommes demandé si vous aimeriez le lieu. Je ne suis pas loin de penser que oui. Je vais rester ici aussi longtemps que possible, dans l’espoir d’achever au moins une partie de mon travail.
L. Wittgenstein
— Lee : H. D. P. (plus tard sir Desmond) Lee (1908-1993) était alors étudiant et préparait une licence de lettres classiques à Corpus Christi College, à Cambridge. Il passa quelque temps dans la famille de Wittgenstein en 1930. Wittgenstein lui-même habitait le pavillon du garde-chasse de la propriété.
Bien plus tard, Lee édita les Cambridge’s Lectures 1930-1932 (Les Cours de Cambridge 1930-1932) et fit un compte rendu de ses relations avec Wittgenstein — lesquelles connurent un terme naturel lorsqu’il entama une carrière académique en philosophie ancienne.
23.08.1931
Cher Moore,
Merci pour votre lettre. Je puis fort bien imaginer que vous n’ayez guère d’admiration pour Weininger, compte tenu de cette exécrable traduction et du fait qu’il doit vous donner le sentiment d’une totale étrangeté. Il est vrai qu’il est bizarre, mais il est également grand et fantastique. Il n’est pas nécessaire (il est même, à vrai dire, impossible) d’être en accord avec lui, car ce qu’il y a de grand chez lui se trouve justement dans ce avec quoi nous sommes en désaccord. C’est l’énormité de ses errements qui fait sa grandeur. En d’autres termes, et pour le dire sommairement, il suffit que l’on ajoute un « ~ » à tout son livre pour voir qu’une vérité importante y est exprimée. Mais il vaut mieux que nous en parlions lorsque je reviendrai. — J’ai été studieux depuis que j’ai quitté Cambridge, et j’ai accompli une quantité non négligeable de travail. Je voudrais d’ailleurs que vous m’accordiez une faveur : je n’ai pas l’intention de donner un cours en bonne et due forme ce trimestre, car je pense que je dois réserver mes forces pour mon propre travail. J’aimerais cependant avoir des discussions privées (non payées) avec les étudiants, s’il en est que cela intéresse. Ce qui veut dire que je ne veux pas figurer sur la liste des cours du trimestre. Mais Braithwaite pourrait dire à ses étudiants (et vous aux vôtres) que si certains souhaitent avoir des discussions avec moi, je conviendrai d’une date avec eux. Auriez-vous l’amabilité, avant début septembre, d’écrire un mot à Braithwaite en lui expliquant la chose ? Le premier mois des vacances, il faisait terriblement chaud, mais maintenant il fait abominablement froid, et il pleut. Je suis désolé d’apprendre que le climat anglais vous déprime. Moi-même je ne suis pas non plus aussi en forme qu’il le faudrait.
Ludwig Wittgenstein
— Weininger : Otto Weininger (1880-1903) était un auteur pour lequel Wittgenstein avait une grande admiration. Le livre auquel il fait ici référence est probablement la traduction anglaise de son œuvre la plus connue, Geschlecht und Charakter (Sexe et caractère).
— Discussions : Pendant toute l’année universitaire 1931-1932, Wittgenstein eut des discussions avec les étudiants, mais il ne donna pas de cours proprement dit.
Samedi [Après le 27 mai 1933]
Cher Moore,
Veuillez trouver ci-joint le brouillon de ma lettre à Mind. Je ne l’ai pas corrigé. Auriez-vous l’amabilité de le relire entièrement pour voir s’il y a des modifications à apporter ? Je me demande si la virgule après « now », ligne 8, est nécessaire, ainsi que celle après « print ». Si ce n’est pas le cas, je préférerais les supprimer. De même, la virgule après « think », trois lignes plus bas, ne me semble pas nécessaire.
Ludwig Wittgenstein
— On lira la lettre de Wittgenstein à l’editor de Mind dans la section IV : item 563.
Lundi [Fin octobre 1933]
Cher Moore,
Je dois, je pense, vous faire savoir que je ne viendrai pas prendre le thé avec vous mardi. J’aurais dû vous en prévenir il y a déjà deux ou trois semaines ; en fait, je vous ai écrit il y a une quinzaine de jours une lettre que j’ai ensuite déchirée. Puis j’ai quitté Cambridge pour une semaine en remettant à plus tard de vous écrire et, finalement, j’ai oublié. Pardonnez, je vous prie, cette négligence.
Je veux aussi que vous sachiez que, si je ne viens pas, c’est parce que vous ne vous êtes guère montré bien amical en deux occasions, la seconde lors de notre dernière rencontre. Non que vous ayez été franchement inamical, mais votre comportement m’a fait penser que la façon dont nous avions pris l’habitude de nous rencontrer n’était pas la juste expression de nos relations actuelles. Je sais que cela est fort mal dit, mais vous me comprendrez.
Si vous me permettez de revenir chez vous à l’occasion après le thé, je le ferai.
Ludwig Wittgenstein
— La date est indiquée par Moore, mais les deux ou trois semaines dont parle Wittgenstein vont dans le sens d’une date un peu plus tardive.
— Après le thé : Moore organisait à ce moment-là chez lui des discussions sur des sujets philosophiques.
Samedi [Décembre 1933]
Cher Moore,
Voici l’estimation. Aucun de mes cours ne dépasse 1 200 mots et si nous les faisons imprimer au format 21 x 27, chacun coûtera 4 shillings 6 pence — je veux dire les 20 exemplaires de chaque cours. Mais je ne sais pas exactement combien de cours il y aura, car il est possible que le trimestre prochain je décide d’en dicter hebdomadairement trois, et non deux, comme ce trimestre. Pour l’instant, je n’ai dicté qu’à dix reprises, et il y aura donc en tout environ 52 cours (au maximum) pour l’année, dont le coût sera de 11 ou 12 £. Si nous n’en imprimons que 15 exemplaires de chacun (et je ne vois pas pourquoi nous devrions en avoir davantage), le prix sera de 10 % de moins, c’est-à-dire d’environ 10 £.
Ludwig Wittgenstein
Je vous souhaite, à vous-même et à votre épouse, un joyeux Noël et une bonne année.
— Moore a noté, dans son agenda de 1933 : « Wittg. n’est plus venu chez moi le ma[rdi], depuis le 28 novembre, à peu près au moment où il a demandé à Broad de payer les copies de ses notes de cours. » C’est, sans aucun doute, sur la recommandation de Moore que le Conseil de la faculté des sciences morales a décidé, le 23 janvier 1934, d’« allouer une somme n’excédant pas 15 £ pour dupliquer, à l’intention des étudiants, les notes [du Dr Wittgenstein] de l’année universitaire en cours ».
Lundi [10.09.1934]
Cher Moore,
Merci pour votre lettre. Fasse Dieu que vous suiviez mes cours ! Cela me donnerait une chance bien plus grande de clarifier les choses, pour vous et pour les autres. Viendriez-vous si je vous promettais de vous donner un fauteuil très confortable, du tabac et un cure-pipe ? Je suis revenu la semaine dernière et je dois partir pour l’Irlande vendredi. Je serai de retour le 1er octobre et tâcherai de vous voir le mardi 2 (je vous téléphonerai pour voir si vous êtes là). — Je suis extrêmement désolé pour Priestley !
Ludwig Wittgenstein
— Lettre datée par Moore.
— Moore ne semble avoir suivi les cours de Wittgenstein ni en 1933-1934 ni en 1934-1935. Concernant la première de ces années universitaires, Mlle Ambrose dit (dans une lettre à Stevenson) qu’il donnait lui-même un cours supplémentaire et n’avait tout simplement pas le temps d’aller écouter Wittgenstein.
— Le géologue sir Raymond Edward Priestley (1886-1974) devait quitter Cambridge pour Melbourne fin 1934.
Trinity College, Cambridge
16.05.1935
Cher Moore,
Ce mot simplement pour confirmer la décision dont je vous ai fait part au cours de notre conversation de mardi dernier : je renonce à faire partie du jury de Mlle Ambrose pour son Ph. D.
Ludwig Wittgenstein
— Le Conseil de faculté avait déjà prévu, le 7 mai, de remplacer Wittgenstein (dans le cas où il se récuserait) par Braithwaite.
18.05.[1935]
Cher Moore,
Je vous retourne le manuscrit de Mlle Ambrose. — Après la conversation qu’elle a eue avec vous mardi, elle m’a écrit une lettre dans laquelle elle se montre insolente. Je ne lui ai pas répondu et me suis contenté de lui renvoyer sa lettre avec la remarque suivante : « Ne détruisez pas cette lettre, vous pourriez trouver intéressant de la relire un jour. » — Je crois que vous n’avez aucune idée de la gravité de sa situation. Je ne parle pas des difficultés qu’elle rencontrera pour trouver un emploi, mais du fait qu’elle se trouve maintenant à la croisée de deux chemins. Le premier la conduit à perpétuellement se méprendre sur ses capacités intellectuelles, donc à blesser son orgueil et sa vanité, etc., etc. Le second la conduirait à prendre conscience de ses capacités effectives, ce qui a toujours de bons effets. Vous êtes actuellement la seule personne qui ait quelque influence sur elle, et je souhaite que vous en fassiez bon usage ! — J’ai abandonné l’idée de parler à Newman. Je pense que la seule chose correcte que je puisse faire est de ne plus me mêler du tout de cette affaire. Je ne sais pas encore si j’écrirai à Mind ou non.
Ludwig Wittgenstein
— Elle m’a écrit une lettre : C’est-à-dire la lettre 378. Ambrose la présente ainsi dans une lettre qu’elle écrivit le 8 février 1936 à Mme Moore : « Je me suis défendue […] Je lui ai dit ce que je pensais de sa propre vanité. Je suis lasse de sa façon de faire la morale aux autres […] Et pourtant il y a en lui bien des choses que l’on ne peut qu’aimer. »
— Newman : Le mathématicien M. H. A. Newman (1897-1984) qui avait été désigné comme corapporteur de Mlle Ambrose.
— En fait, Wittgenstein n’écrivit pas à la revue Mind. Il se pourrait que la modification introduite par Mlle Ambrose à l’occasion de la seconde livraison de son article l’ait satisfait : « Je soutiens ici une thèse que le Dr Ludwig Wittgenstein a, à ce que j’ai cru comprendre, soutenu dans ses cours, en l’absence desquels cette thèse ne me serait jamais venue à l’esprit. C’est en ce sens uniquement que l’on peut dire que mes propres idées ont été orientées par certaines de ses suggestions. »
En tout cas, dans sa lettre à Schlick du 31 juillet 1935 (voir lettre 297), Wittgenstein se dit trop occupé pour écrire à Mind, et il ajoute que cette affaire lui est désormais devenue indifférente.
Carte postale18.09.1935
Cher Moore,
Je serai de retour à Cambridge dans deux semaines environ. J’essaierai d’avoir quelque chose de prêt pour la publication. Y réussirai-je ? Dieu seul le sait. J’ai l’intention de rester à Cambridge tout au long de l’année universitaire et d’y faire cours. Si cela vous semble sage, ayez la bonté d’annoncer mes cours.
Ludwig Wittgenstein
— Carte postale de Moscou avec une vue du Kremlin.
— J’ai l’intention de rester à Cambridge tout au long de l’année universitaire et d’y faire cours : Peut-être Wittgenstein s’était-il alors ravisé et n’envisageait-il plus de commencer une nouvelle vie en Russie. De fait, il ne pouvait pas emmener avec lui son ami Skinner (alors souffrant), ni encore moins le laisser derrière lui, seul et malade.
— Le fellowship de Wittgenstein arrivait à son terme en décembre 1935, mais il fut prolongé jusqu’au 30 septembre 1936.
Carte postale (représentant Skjølden)Skjølden i Sogn, Norvège
Mardi [Septembre 1936]
Cher Moore,
Me voici de nouveau à Skjølden, où je vis dans la petite maison que je me suis construite avant la guerre. Quand j’y suis arrivé, j’étais vraiment malade, mais maintenant, grâce à Dieu, j’ai récupéré, bien que je me sente toujours assez faible. Tout bien considéré, mon travail ne marche pas mal. Je suis très seul, et rien ne vient donc me déranger. Je crois que venir ici était ce qu’il fallait faire. Le paysage qui m’environne est magnifique et le temps a été exquis. Je n’ai pas oublié les photos que je vous ai promises, à vous et à Mme Moore, mais je ne les ai pas encore reçues. Présentez mon bon souvenir à Mme Moore et à Wisdom. Je vais lui écrire sous peu.
Ludwig Wittgenstein
Ma maison n’est pas sur cette carte postale. Elle est à environ une demi-heure du village. On s’y rend à la rame, puis à pied.
— L’été 1936, Wittgenstein s’installa dans sa maison de bois norvégienne. Il y séjourna pendant neuf mois, à l’exception d’un voyage à Vienne et en Angleterre aux environs du nouvel an 1937.
Il y travailla d’abord à l’élaboration d’une version allemande du Cahier brun (dicté à Alice Ambrose et Francis Skinner en 1934-1935), mais abandonna très vite ce projet pour prendre un nouveau départ, d’où allait sortir une première version des Recherches philosophiques.
— Wisdom : Il s’agit de John (A. J. T.) Wisdom (1904-1993) qui avait alors une charge d’enseignement à l’université de Cambridge (où il devint ensuite professeur de philosophie).
86 Chesterton Road, Cambridge
30.09.1936
Cher Wittgenstein,
Cela m’a fait plaisir d’avoir de vos nouvelles et de savoir que votre travail a bien avancé. J’espère qu’il se confirmera que vous avez eu raison d’aller là-bas. Je me souviens du jour où vous m’avez conduit à l’endroit où vous disiez avoir l’intention de construire une maison, et aussi très bien de quel genre d’endroit c’était. Mais je ne crois pas avoir su que vous y en aviez effectivement construite une. Peut-être ne l’avez-vous pas fait à cet endroit-là, mais ailleurs. Si mes souvenirs sont bons, l’endroit où vous m’aviez conduit ne doit pas être très éloigné de ce que l’on voit sur votre carte postale, du côté droit, tout au-dessus du fjord.
Mon travail n’avance pas du tout. Je n’ai rien écrit de définitif. J’ai certes fait de grands efforts de pensée, mais je trouve les questions fort embarrassantes, tant il y a de points différents que je ne parviens pas à mettre ensemble. J’ai relu tout ce que je possède de vous, dans l’espoir d’y voir plus clair.
Pour le reste, tout s’est bien passé pour nous. J’ai aujourd’hui rencontré Wisdom, pour la première fois depuis votre départ ; il est de retour depuis peu. Il nourrissait sa jument sur Empty Common. Je lui ai dit que j’avais eu de vos nouvelles et que vous m’aviez dit que vous alliez bientôt lui écrire. Nous avons un peu marché et devisé tous les deux, et j’ai eu grand plaisir à le voir.
Rhees vient juste de m’apprendre qu’il a trouvé un travail à la librairie Bell’s Deighton. Il pense qu’il n’aura rien d’écrit pour une candidature à un fellowship de Trinity College. Il n’est donc pas dans la course et semble en être très affecté.
G. E. Moore
— Rhees : Rush Rhees (1905-1989) fut un élève de Wittgenstein et devint son exécuteur testamentaire.
Mercredi [Octobre 1936]
Cher Moore,
Votre lettre m’a fait grand plaisir. Ma maison ne se trouve pas là où vous croyez. Ce plan vous fera voir où elle est et pourquoi je ne puis aller au village qu’à la rame, car la montagne est beaucoup trop escarpée pour que l’on puisse marcher le long du lac. Je crois vraiment que venir ici était exactement ce qu’il me fallait, grâce à Dieu. Je ne puis imaginer que j’aurais travaillé où que ce soit comme je le fais ici. Certainement en raison du calme et, peut-être, du merveilleux du paysage — je veux dire, de sa sérénité empreinte de sévérité.
Je suis navré d’apprendre que votre travail n’a pas avancé de façon satisfaisante. Je suis sûr que, d’une manière ou d’une autre, vous faites du bon travail, mais je crois aussi pouvoir comprendre pourquoi vous n’avez « rien écrit de définitif ». C’est précisément cela qui, d’après moi, montre que ce que vous faites est bon. Je ne veux pas dire qu’il serait mauvais que vous ayez écrit quelque chose de définitif, et j’espère que cela arrivera. Le cas de Rhees est, bien entendu, très différent, mais là encore je ne puis m’empêcher d’avoir le sentiment que son incapacité d’écrire la moindre ligne n’est pas une mauvaise, mais au contraire une bonne chose. Voudriez-vous, si vous le voyez, me rappeler à son souvenir et lui dire que j’ai été content d’apprendre qu’il ne parvenait pas à écrire quoi que ce soit. C’est un bon signe. On ne peut pas boire un vin pendant qu’il fermente, mais c’est la fermentation qui le distingue d’une eau de vaisselle. Comme vous voyez, je fais toujours de belles comparaisons ! — Dites à Rhees que si j’en suis heureux, ce n’est pas par malice.
Depuis 4 semaines, le temps est vraiment magnifique, bien qu’il commence déjà à faire froid. Les cascades sont entièrement gelées, et la nuit, il fait autour de – 3 °C. Mais ici, je ne souffre pas du froid comme en Angleterre, car le temps est sec.
Rappelez-moi au bon souvenir de Mme Moore, ainsi que de Hardy et Littlewood, si vous les voyez.
Ludwig Wittgenstein
— Lettre datée par Moore.
Mercredi [Novembre 1936]
Cher Moore,
Voici les photos. Je ne sais pas si elles ont quelque valeur, mais en tout cas elles n’ont guère de mal à valoir autant que moi. L’une — celle dans le Jardin des plantes — a été prise à Dublin par Drury, les deux autres en France par Pattison. Celle sur laquelle je ressemble à un vieux prophète a été prise quand j’étais légèrement malade, et celle avec le pont en arrière-plan pendant que je prenais moi-même une photo. Si vous ne les aimez pas, jetez-les, je vous en enverrai de meilleures, si j’en trouve. Je joins aussi à cet envoi une carte postale, qui indique où se trouve exactement ma maison, mais qui ne la montre pas, car elle a été construite après que la photo a été prise. L’échafaudage que vous voyez au premier plan n’existe plus et, si je ne me trompe, il n’en restait plus que quelques éléments lorsque vous l’avez vu avant la guerre.
Ludwig Wittgenstein
— Pattison : Gilbert Pattison s’est lié d’amitié avec Wittgenstein en 1929, à l’époque où il était étudiant ; et celui-ci s’arrangeait toujours pour le voir lorsqu’il passait par Londres, dans les années 1930. En juillet 1936, les deux hommes prirent ensemble de courtes vacances en France.
Jeudi
20.11.[1936]
Cher Moore,
Votre lettre m’a fait plaisir. Mon travail ne va pas mal. Je ne sais si je vous ai dit qu’à mon arrivée ici j’ai commencé à traduire (et à réécrire) en allemand tout ce que j’avais dicté à Skinner et Mlle Ambrose. Il y a une quinzaine de jours, lorsque j’ai relu ce que j’avais fait, j’ai trouvé le tout, ou presque, ennuyeux et artificiel. Avoir sous les yeux la version anglaise avait paralysé mes pensées. J’ai donc décidé de tout reprendre à zéro et de ne prendre comme guide de mes pensées que ces pensées mêmes. — Cela m’a été difficile pendant un jour ou deux, mais est ensuite devenu aisé. Je suis donc maintenant en train d’écrire une nouvelle version, dont j’espère pouvoir dire, sans me tromper, qu’elle est sensiblement meilleure que la précédente. — Par ailleurs, il s’est passé quantité de choses en moi (je veux dire dans mon esprit). Je ne veux pas en parler maintenant, mais quand je viendrai à Cambridge — j’ai l’intention d’y passer quelques jours aux environs du Nouvel An —, j’espère, avec l’aide de Dieu, pouvoir en parler de vive voix avec vous. Je vous demanderai alors des conseils et de l’aide sur certains sujets aussi difficiles qu’importants. —
J’ai été heureux d’apprendre que Skinner est venu au Club des sc[iences] mor[ales] et qu’il a pris la parole. Je souhaiterais que vous puissiez le voir de temps à autre. Cela lui ferait grand bien. Car il a besoin de quelqu’un à qui parler décemment et sérieusement !
Si jamais vous voyez Ryle, ou si vous lui écrivez, dites-lui mon affection. Qu’il n’ait pas fait une bonne conférence, mais se soit ensuite montré charmant, convenable et agréable dans la discussion, je l’imagine sans mal.
J’ai l’intention de partir d’ici pour Vienne vers le 8 décembre et d’arriver à Cambridge aux alentours du 30 décembre, pour y séjourner environ une semaine.
Ludwig Wittgenstein
— Une nouvelle version : C’est-à-dire la toute première version des Recherches (jusqu’au § 189) écrite sur un grand cahier relié que Wittgenstein offrit à sa sœur, Margaret Stonborough, pour Noël. Celle-ci le confia, avec d’autres manuscrits, à Rudolf Koder, un ami de Wittgenstein. Sur ces manuscrits, cf. J. Koder (fils de R. Koder), « Verzeichnis der Schriften Ludwig Wittgenstein im Nachlass Rudolph and Elisabeth Koder », Mitteilungen aus dem Brenner-Archiv, 12 (1993), p. 52-54.
— En parler avec vous : Lorsque Wittgenstein se rendit à Vienne et en Angleterre autour du nouvel an de 1937, il s’entretint de ses problèmes personnels et de ses combats intérieurs avec plusieurs de ses amis. Il qualifia ces entretiens de confessions. (Sur ces « confessions », on lira aussi, infra, la lettre 247 à Engelmann et la lettre 530 de G. Thomson, etc.).
— Ryle : Gilbert Ryle (1900-1976) connaissait Wittgenstein depuis 1929 — époque où il était étudiant à Christ Church. Le 30 octobre 1936, il donna au Club des sciences morales une conférence intitulée « Unverifiability by Me », qui fut publiée dans Analysis, 4 (1936-1937), I-II.
(Plus tard, il devint Waynflete Professor de philosophie métaphysique à l’université d’Oxford où il introduisit la « philosophie du langage ». Ce fut lui qui succéda à Moore comme editor de la revue Mind.)
81 East Rd
Lundi [11.01.1937]
Cher Moore,
Je n’ai pu quitter Cambridge la semaine dernière comme je le désirais, car j’ai attrapé la grippe et j’ai dû m’aliter. Je suis de nouveau debout, mais encore très faible. Pensez-vous pouvoir venir prendre le thé chez moi demain ? — En y repensant, je crois que je serai tout de même assez en forme pour aller jusque chez vous. Je viendrai donc vers 17 h, sauf contrordre de votre part. Je désire vivement vous parler.
Ludwig Wittgenstein
Skjølden i Sogn
Jeudi 04.03.[1937]
Cher Moore,
Ce mot simplement pour vous dire que j’aimerais avoir de vos nouvelles. — Mon travail n’a pas bien marché depuis que je suis revenu ici. En partie parce que je me suis vraiment inquiété à mon propre sujet. Ces derniers jours, j’ai pu travailler un peu mieux, mais très modérément. Les jours rallongent en ce moment, et cela me redonne du courage. Mais là où j’habite, je ne vois toujours pas le soleil. (Bien qu’au village il brille pendant plusieurs heures.)
Dites mon affection à Wisdom, et dites-lui aussi, s’il vous plaît, de m’écrire de temps à autre. Avez-vous des nouvelles de Rhees ? Je suppose que vous n’avez pas vu Skinner, sinon j’aurais eu de ses nouvelles. J’aurais pourtant bien voulu !
Ci-joint deux timbres qui feront peut-être l’affaire de Mme Moore. Rappelez-moi, je vous prie, à son bon souvenir. J’espère avoir de vos nouvelles bientôt.
Avec tous mes meilleurs souhaits !
Ludwig Wittgenstein
— Je me suis vraiment inquiété à mon propre sujet : Cf. la sorte de journal spirituel que Wittgenstein tint pendant l’année qu’il passa à Skjølden (il avait fait de même au moment de son retour à Cambridge) et qui est consigné dans le MS 183, assez récemment découvert et publié par Ilse Somavilla sous le titre Denkbewegungen2.
22.02.1938
Cher Moore,
Je vous serais très reconnaissant de m’informer du résultat de la réunion du Conseil au sujet de mes manuscrits. Voici mon adresse :
36 Chelmsford Rd,
Ranelagh, Dublin
J’espère que vous verrez Skinner un de ces jours.
Ludwig Wittgenstein
— La réunion du Conseil concernant mes manuscrits : Wittgenstein avait adressé à la bibliothèque de Trinity College une requête pour que ses écrits y soient conservés. Le 22 janvier 1938, l’administrateur principal, T. Nicholas, écrivit à Moore pour lui dire que le Conseil était d’accord, mais qu’il désirait, lui, être informé de ce que seraient les conditions d’accès et le copyright. « Je regrette, conclut Nicholas, qu’il ne veuille pas publier son œuvre lui-même. »
Par ailleurs, Wittgenstein avait écrit à sa sœur Hermine une lettre (qui semble dater de début mars 19383) pour lui demander de lui envoyer, dans une caisse cadenassée, ceux de ses écrits qui étaient encore en Autriche. Cette lettre précisait ceci : « ce qui m’importe est que l’accès à mes manuscrits ne soit ouvert, jusqu’à nouvel ordre, qu’à une autre personne que moi-même ». (Cette autre personne était vraisemblablement Skinner.)
On a retrouvé dans les papiers de Wittgenstein une liste qui répertorie ces textes et qui correspond exactement à celle établie par sa sœur. Elle est accompagnée des notes manuscrites (lesquelles avaient probablement été confiées à Friedrich Waismann).
Les papiers autrichiens n’arrivèrent pas à ce moment-là et certains n’arrivèrent jamais. (Plus tard, les exécuteurs littéraires de Wittgenstein et certains membres de sa famille offrirent quelques-uns de ces papiers à la bibliothèque de Trinity. Mais cela appartient à une autre histoire.)
81 East Rd, Cambridge
19.10.1938
Cher Moore,
Je ne vais toujours pas bien du tout. Je suis corporellement très faible et chancelant, et je me sens incapable de toute véritable pensée sur mon sujet. Je ne peux donc pas commencer mes cours maintenant. Je ne sais même pas si j’aurai repris suffisamment de forces pour les donner dans les trois semaines (disons) qui viennent. Je ne connais pas vraiment la cause de mon état, mais je crois que c’est cette grippe récente et la grande tension nerveuse des deux derniers mois. (Ma famille à Vienne traverse une période très pénible.)
Je me demande s’il ne vaudrait pas mieux annoncer dans le bulletin que je suis dans l’incapacité de faire cours jusqu’à nouvel ordre.
Auriez-vous l’amabilité de me dire ce que vous estimez préférable, ou même tout simplement de le faire ?
Avec mes meilleurs souhaits,
Ludwig Wittgenstein
— Ma famille à Vienne : cf. la lettre 347 de Sraffa. En 1938, une tentative pour obtenir la citoyenneté yougoslave avait même valu à deux de ses sœurs et à l’un de ses neveux un séjour en prison, bref mais alarmant. (On leur avait procuré de faux passeports.) Au cours des années qui suivirent, Wittgenstein participa à des négociations avec les autorités nazies (ainsi qu’à d’autres, internes à sa famille) qui menèrent à un compromis : la famille obtint le statut de « race mêlée » en échange du rapatriement d’une part des richesses que les Wittgenstein possédaient en dehors d’Autriche.
— Je ne peux faire cours jusqu’à nouvel ordre : Wittgenstein ne reprit son enseignement qu’au trimestre d’hiver 1939 pendant lequel il donna un cours sur la philosophie des mathématiques.
Le journal de Wittgenstein indique qu’au trimestre d’automne (notamment en novembre) il travailla longuement avec une dactylographe. Peut-être s’agit-il d’une tentative de compléter les Remarques philosophiques qui venaient d’être acceptées pour une publication (voir les lettres 160 et 384) et dont il tira le TS 221 (dont la pagination prend la suite du TS 220). Voir B. McGuinness, Approaches, p. 283-284.
81 East Rd
20.10.1938
Cher Moore,
J’ai reçu aujourd’hui un mot d’Ewing m’annonçant que j’avais été « nommé membre de la Faculté des sciences morales ». Pourriez-vous me dire ce que cela signifie exactement ? N’appartenais-je pas à la Faculté auparavant ? Et qu’y a-t-il de changé maintenant que je lui appartiens ? Ai-je de nouvelles obligations, ou de nouveaux droits ? Si vous pouviez m’expliquer cela en quelques mots, je vous en saurais gré.
Ludwig Wittgenstein
P. S. J’ai vu le programme du Cl[ub] des sc[iences] mor[ales]. Je le trouve épouvantable.
— Après l’expiration de l’assistanat de Wittgenstein à la Faculté, on ne trouva que de petites sommes pour rémunérer ses cours, lorsqu’il en donnait. Le Conseil fit observer que l’on ne pouvait rien lui promettre après 1938-1939 : s’il n’était pas élu professeur, il risquait de n’être plus payé du tout. Mais il l’inscrivit sur la liste des chargés d’enseignement qui étaient membres de la Faculté. Cela ne lui donnait qu’un droit de vote et de parole très limité et était sans implication financière, mais fut probablement considéré comme un moyen d’appuyer sa demande de naturalisation — et, plus généralement, de montrer qu’il n’était pas un simple chercheur émigré auquel Cambridge donnait temporairement asile.
— Programme du Club des sciences morales : Y étaient invités Braithwaite, Ewing, Ryle, Wisdom et sir Arthur Eddington. Cf. Th. Redpath, Ludwig Wittgenstein, A Student’s Memoir, p. 78-79.
81 East Rd, Cambridge
02.02.1939
Cher Moore,
J’ai reçu mercredi un mot de Keynes me disant qu’il aimerait voir la version anglaise de mon livre, ou ce qui en est déjà prêt. Il va sans dire que cela est totalement absurde, car il ne saurait pas par quel bout la prendre, même si la traduction était excellente. Or, elle est exécrable, comme je viens de m’en rendre compte aujourd’hui en la relisant pour essayer de la corriger avant de la donner à Keynes. J’y ai travaillé dur toute la journée avec l’aide de Smythies, mais nous n’avons pu corriger que 12 pages, parce qu’il y avait des masses de choses à modifier. Il faudra que je continue demain, puisque Keynes doit avoir le texte demain soir. Je crains donc de ne pas pouvoir venir chez vous dans l’après-midi. J’ai écrit à Keynes que vous aviez lu la première moitié du premier tome et que vous pourriez lui en donner un aperçu, car il est évident que vous tirerez bien plus de choses de la lecture de l’original que Keynes ne le fera d’une mauvaise traduction, en se contentant de la survoler. J’espère donc qu’il vous demandera votre opinion. Mais, s’il vous plaît, ne dites à personne que je ne pense pas beaucoup de bien de la traduction. Rhees a fait tout son possible, et c’est un texte sacrément difficile à traduire.
J’espère vous voir bientôt. Tous mes meilleurs vœux !
Ludwig Wittgenstein
— La première moitié du premier tome : C’est-à-dire la version allemande de ce qui deviendra les §§ 1-188 des Recherches philosophiques (TS 220). Le second tome devait traiter de philosophie des mathématiques.
Trinity College, Cambridge
07.03.1941
Cher Moore,
J’ai reçu l’autre jour une lettre de Malcolm qui me parle, entre autres choses, d’un livre que l’on est en train d’écrire sur vous, et dans lequel vous publiez vous-même un article. Pardonnez-moi, s’il vous plaît, de vous dire que ces nouvelles m’inquiètent considérablement. Je crains que vous ne vous trouviez maintenant sur le bord d’une falaise au pied de laquelle je vois étendus morts nombre de savants et de philosophes, y compris Russell. Si j’ai pris la plume, c’est pour vous dire ceci : puisse votre ange gardien vous accompagner ! Qu’il vous empêche d’avoir le vertige et de chuter !
J’aimerais que vous fassiez quelque chose pour moi : emprunter, dans une bibliothèque, les poèmes de Conrad Ferdinand Meyer (poète suisse mort le siècle dernier), et lire le poème intitulé « Die Vestalin ». Il est très court. Lisez-le et relisez-le. J’espère que vous l’aimerez, et j’espère qu’il vous dira exactement ce que je tente de vous dire.
Rappelez-moi, s’il vous plaît, au bon souvenir de Mme Moore. Je vous souhaite beaucoup de chance.
Ludwig Wittgenstein
— Moore était alors Visiting Professor à Princeton.
— Un livre : Manifestement The Philosophy of G. E. Moore, Paul Schilpp éd. La contribution de Malcolm à ce volume est intitulée : « Moore and Ordinary Language ».
— « Die Vestalin [La vestale] » : En réalité, Das heilige Feuer (Le feu sacré). Voir la lettre suivante.
Trinity College, Cambridge
17. 06.1941
Cher Moore,
Merci pour votre lettre. Pardonnez-moi d’avoir eu des craintes entièrement dénuées de fondement. — J’ai été stupide de vous donner un titre inexact : le poème s’appelle Das heilige Feuer, et il commence par les mots « Auf das Feuer… ». Je suis désolé de vous avoir dérangé inutilement pour le chercher.
Tim, comme vous le savez, est venu à mon cours cette année et j’ai cru apercevoir, peut-être à tort, un progrès dans sa pensée vers la fin de l’année ; il m’a semblé qu’il devenait plus vif et qu’il dominait la méthode — touchons du bois ! (Je préférerais que vous gardiez cela pour vous.)
Il y a environ 6 semaines, je me suis soudain retrouvé en état d’écrire, sans que je puisse en imaginer la raison. Il est fort possible que ça ne dure que très peu de temps, mais entre-temps, cela fait du bien et la différence est, pour moi, considérable.
Avec mes meilleurs vœux !
Ludwig Wittgenstein
— Das heilige Feuer :
Sur le feu aux rayons d’or,
Aux heures les plus profondes de la nuit,
La vestale éveillée tend son regard
Pour préserver l’éternelle lumière de la déesse.
Si elle s’assoupissait et sombrait dans le sommeil,
Et que s’éteignaient les braises négligées,
Elle serait ensevelie dans les profondeurs d’une crypte
Gisant seule dans la poussière et les souilllures.
Dans mon cœur une autre flamme brille,
Qui sursaute et réchauffe au rythme du ressac,
Telle une offrande au reliquaire des Muses :
Allumée par leur souffle, c’est pour elles qu’elle brûle.
C’est avec une terreur sacrée que je l’entretiens
Et cherche à garder pure et virginale sa lumière
Car je sais que celui qui a trahi sa tutelle
Sera jeté dans un tombeau vivant.
— Tim : Timothy, le fils de Moore, était à l’époque inscrit en licence.
Trinity College
Vendredi [Octobre 1944]
Cher Moore,
Je voudrais vous dire combien je suis heureux que vous nous ayez donné une communication hier. Il me semble que le point le plus important était l’« absurdité » de l’assertion : « Il y a un feu dans cette pièce, et je ne crois pas qu’il y en ait un. » Appeler cela, comme je crois que vous l’avez fait, « une absurdité pour des raisons psychologiques » me semble faux ou, du moins, grandement équivoque. (Si je demande à quelqu’un : « Y a-t-il un feu dans la pièce voisine ? » et qu’il me réponde : « Je crois que oui », je ne peux pas dire : « Ne répondez pas à côté. Je vous ai demandé s’il y avait un feu, non quel était votre état d’esprit ! ») Ce que je souhaite vous dire est ceci : relever cette « absurdité » qui ressemble en fait à une contradiction, mais n’en est pas une, est d’une telle importance que j’espère que vous allez publier votre communication. Soit dit en passant, ne soyez pas choqué que je dise qu’elle « ressemble » à une contradiction. En gros, cela veut dire qu’elle joue en logique un rôle semblable à celui de la contradiction. Exemple : il y a un sens à dire « supposons que p soit le cas et que je ne croie pas que p soit le cas », tandis qu’il n’y en a pas à asserter « p est le cas et je ne crois pas que p soit le cas ». Une telle assertion doit être exclue, et est effectivement exclue par le « sens commun », tout comme l’est une contradiction. Et cela montre que la logique n’est pas aussi simple que les logiciens le croient. En particulier, que la contradiction n’est pas la chose unique que l’on croit qu’elle est. Elle n’est pas la seule forme logiquement non admissible, et dans certaines circonstances elle est admissible. Montrer cela me semble être le principal mérite de votre communication. Bref, il me semble que vous avez fait une découverte et que vous devriez la publier.
J’espère vous voir en tête à tête un jour prochain.
L. Wittgenstein
— Lettre datée par Moore.
— La communication intitulée « Certainty » fut prononcée à la réunion du Club des sciences morales le 26 octobre. Elle n’est pas identique au texte publié dans les Philosophical Papers (Londres et New York, Allen & Unwin, 1959) qui porte le même titre. Ce qu’il y a de plus proche du thème évoqué par Wittgenstein dans le texte publié est la phrase suivante : « “Je suis certain que p” n’implique (entail) pas que p soit vrai (bien qu’en disant que je ressens la certitude que p, je suppose (imply) que p est vrai). »
Le manuscrit qui a servi à la publication comporte un texte de base écrit à l’encre en 1941 pour la conférence donnée à l’université de Californie (« Howison Lecture »), mais aussi des mots, des phrases et même des pages entières, écrites au crayon, vraisemblablement pour permettre une présentation différente. (« À l’encre », Moore était donc debout, donnant une conférence, et « au crayon », il était assis.) Or tout indique que la version lue au Club en 1944 est la version corrigée au crayon. Moore y déclare ceci, p. 16-17 : « “Il est certain que p, mais je ne sais pas que p” est certainement non contradictoire, bien qu’il soit parfaitement absurde de dire cela de moi-même.
La raison pour laquelle il est absurde de ma part de dire cela de moi-même est la même que celle pour laquelle il serait absurde de dire : “Les chiens aboient, mais je ne sais pas qu’ils le font”, ou : “Les chiens aboient, mais je ne crois pas qu’ils le font.” Dans les deux cas, ce qui est asserté est quelque chose qui pourrait bien être vrai : il n’y a là aucune contradiction. Mais il serait absurde d’énoncer l’une ou l’autre chose, car qui asserte que les chiens aboient (et bien que l’assertion puisse fort bien être vraie) suppose — sans pour autant l’asserter et sans que cela découle de ce qu’il asserte —, dans un cas, qu’il sait que les chiens aboient et, dans l’autre, qu’il ne croit pas qu’ils le fassent. »
Une esquisse antérieure et incomplète de ce texte (qui, elle aussi, date probablement de 1941) contient une assez longue discussion de la différence entre « Je sais avec certitude que p » (contredit par « non-p »), et « Je suis certain que p » (qui n’est pas contredit par « non-p », mais ne peut évidemment pas être énoncé en même temps que « non-p »).
Si Moore n’a publié que la version de départ (celle écrite à l’encre), c’est peut-être parce qu’il était dans l’obligation de publier l’« Howison Lecture » telle qu’il l’avait prononcée, mais peut-être aussi parce qu’il n’était pas parvenu à résoudre ce problème en le discutant. Thomas Baldwin, editor des Selected Writings de Moore (Londres & New York, Routledge, 1993), a publié, dans cet ouvrage, une bonne partie de la version de 1944 — notamment la nouvelle conclusion de Moore —, mais non les détails qui nous intéressent ici.
Le paradoxe avait été déjà abondamment discuté avant guerre dans la revue Analysis (en 1940 Austin l’appelle, non sans quelque exagération, « ce vieux problème »). Moore lui-même y fait référence pour la première fois dans le volume Schilpp consacré à son œuvre (cf. The Philosophy of G. E. Moore, et les notes à la lettre 117), dans le cadre de sa réponse (substantielle) à C. L. Stevenson. Mais Margaret Macdonald rapporte (cf. « Induction and Hypothesis », Aristotelian Society Supplementary, vol XVII, p. 30) que dans ses cours de 1936 Moore avait déjà affirmé qu’il est absurde de dire : « Il a mal aux dents, mais je n’en suis pas sûr. »
Pour un traitement récent de ce problème et de son histoire, cf. J. Schulte, Experience and Expression, p. 135 sq., et Jane Heal, Mind, janvier 1994.
Le 25 octobre 1945, Wittgenstein discuta le « paradoxe de Moore » au Club des sciences morales (voir infra l’item 597) ; le 29 novembre de la même année, Moore lui-même en traita à nouveau sous le titre « P, mais je ne crois pas que p ».
— J’espère vous voir en tête à tête un jour prochain : Les relations personnelles entre les deux hommes avaient été interrompues en raison du départ de Moore pour l’Amérique et de la participation de Wittgenstein à l’effort de guerre, puis de son séjour de sept mois à Swansea d’où il revenait, au moment où il écrivit cette lettre.
Tri[nity] Coll[ege]
Lundi [Novembre 1944]
Cher Moore,
J’ai été désolé d’apprendre, à la réunion du Club des sciences morales de samedi dernier, que vous renonciez à la fonction de chairman. Ce n’était pas vraiment nécessaire, puisque j’aurais pu vous représenter chaque fois que vous n’auriez pas eu le désir, ou la possibilité, de venir. — Après que votre lettre a été lue au Club, j’ai été, comme vous pouvez l’imaginer, élu chairman. J’espère que cela ne veut pas dire que vous ne viendrez pas aux réunions lorsque votre santé vous le permettra (et que quelqu’un d’un peu intéressant fera une conférence). J’aimerais beaucoup vous voir d’ici peu, si cela vous convient.
Ludwig Wittgenstein
— Lettre datée par Moore.
— Moore était chairman depuis 1912, année où Wittgenstein l’avait proposé pour cette fonction (voir B. McGuinness, Young Ludwig, p. 143). Après sa démission, Wittgenstein fut élu à deux reprises (en 1941 et 1943) chairman pour l’année suivante.
Les relations de Wittgenstein avec le Club furent fluctuantes. Il cessa un temps d’y aller (cf. la lettre 82 à Russell). Mais, après sa nomination comme professeur, il y revint et occupa souvent les fonctions de chairman en l’absence de Moore, ou lorsque Moore parlait (cf. les notes de la lettre 119 à Moore).
Trinity College
Dimanche 22.07.1945
Cher Moore,
Je suis désolé de ne pouvoir venir mardi, mais je pourrai vous voir vendredi, jour que j’attends avec grande impatience. — En relisant une copie de ce que je vous ai donné, je découvre qu’il y a beaucoup de fautes de frappe déplorables, car elles suggèrent des contresens. À la première occasion, je les corrigerai.
Ludwig Wittgenstein
— Lettre datée par Moore.
— Ce que je vous ai donné : Probablement une série de remarques (Bemerkungen) utilisées pour la version définitive de la première partie des Recherches.
[Fin juillet/début août 1945]
Cher Moore,
La copie que je vous envoie est en mauvais état, mais je n’ai rien pu trouver de mieux. Peut-être avez-vous déjà ces Studien. Si c’est le cas, jeter donc ma copie. Les études que je préfère sont les numéros 4 et 5.
La 5 doit être jouée avec une grande raideur, une expression grave, et non comme si Schumann avait voulu, d’une certaine façon, lui donner un caractère spirituel.
L. Wittgenstein
P. S. La marmelade est géniale, et pas du tout amère.
— La date de cette lettre est inconnue, mais il est clair que c’est ici qu’elle s’insère.
— Les pièces pour piano auxquelles il est fait référence semblent être les Studien für den Pedal-Flügel de Schumann, op. 56, dont Timothy Moore a conservé la partition éditée par Clara Schumann (qui lui avait été offerte par Wittgenstein). — Cette dernière (qui donna des leçons de piano à la tante de Wittgenstein) préférait l’op. 4 ; mais Mendelssohn admira l’op. 5 qu’elle joua pour lui.
86 Chesterton Road, Cambridge
05.08.1945
Cher Wittgenstein,
On a imposé à Tim des heures supplémentaires tous les jours de cette semaine, à cause de la moisson. Il sera donc probablement libre trop tard, et en tout cas trop fatigué, pour que nous puissions jouer à quatre mains dans la soirée. Je crains donc que nous ne devions repousser à votre retour notre projet de jouer pour vous la VIIe de Bruckner.
J’ai trouvé le quintette de Schubert aussi merveilleux que vous le disiez, mais j’ai besoin de l’entendre encore plusieurs fois. Il m’a semblé très différent des œuvres de Schubert que je connais — il en diffère dans le même sens que les dernières œuvres de Beethoven diffèrent de celles du début.
G. E. Moore
— La moisson : Timothy Moore fut requis pendant la guerre pour les travaux des champs.
— À votre retour : Wittgenstein devait passer le reste du mois d’août et tout le mois de septembre à Swansea. (D’après une lettre de sa sœur Helene, il semble que l’on joua Bruckner pour lui en mars 1946.)
— Le quintette de Schubert : Il s’agit du Quintette à cordes en do majeur, op. posth. 163 (= D 956), que Wittgenstein considérait comme l’une des plus grandes œuvres musicales.
Trinity College
Mardi [07.08.1945]
Cher Moore,
Merci pour votre lettre. Je regrette de ne pouvoir entendre Bruckner dès maintenant. Pauvre Tim ! — Je crois comprendre votre remarque sur Schubert. Je pourrais exprimer dans les mêmes termes ce que je ressens. Je crois que cela tient à ce que le Quintette possède une sorte de grandeur fantastique. Le diriez-vous aussi ? À propos, il fut joué infiniment mieux que je ne m’y attendais.
À bientôt ! Meilleurs souhaits !
L. Wittgenstein
Trinity College, Cambridge
Mardi [Octobre 1946]
Cher Moore,
Je suis navré de n’avoir pas été autorisé à vous voir aujourd’hui. Mme Moore m’a écrit pour me dire de venir plutôt mardi prochain. Je suis effectivement libre mardi après-midi et, comme vous le savez, j’aimerais vous voir, non pour une raison particulière, mais simplement par amitié. Cependant — étant donné les circonstances, et je suis sûr que vous me comprendrez —, je voudrais savoir si le mot de Mme Moore est une invitation sincère de sa part à venir vous rendre visite mardi, ou une manière détournée de me faire savoir que je ferais mieux de ne pas essayer de vous voir. Si la seconde hypothèse est la bonne, n’hésitez pas à me le dire. Je n’en serai pas du tout vexé, car je sais qu’il se produit, en ce bas monde, des choses étranges. C’est une des rares choses que j’ai vraiment apprises au cours de ma vie. S’il en est ainsi, écrivez-moi simplement, je vous prie, sur une carte quelque chose comme « Ne venez pas. » Je joins à ma lettre une carte, pour le cas où vous n’en auriez pas. — Je comprendrai. Bonne chance et meilleurs vœux !
Ludwig Wittgenstein
— Mme Moore avait refusé de laisser entrer Wittgenstein, en invoquant le fait que les médecins avaient interdit à Moore (qui avait eu une attaque) de s’exciter dans des discussions.
Norman Malcolm (A Memoir, p. 56-57) raconte une anecdote du même ordre portant sur la limitation de la durée des visites. Il fait aussi état du mécontentement de Wittgenstein et de son sentiment que Moore devait être autorisé à « mourir en pleine action », si cela devait arriver. (Au cours d’une conversation, Mme Moore a reconnu avoir une fois refusé sa porte à Wittgenstein, mais en ajoutant que Moore lui-même ne tenait pas à cette visite.)
Trin[ity] Coll[ege], Cambridge
14.11.1946
Cher Moore,
Je ne crois pas un instant que vous ayez l’intention de venir au Club des sciences morales ce soir. Je donne une communication sur (en résumé) ce qu’est la philosophie, ou la méthode de la philosophie. — Je tenais à vous dire que, si vous faisiez une apparition, soit à la communication, soit à la discussion, le Club et moi-même en serions très honorés.
L. Wittgenstein
— Sur cette communication, voir l’item 602.
Trinity College, Cambridge
03.12.1946
Cher Moore,
Je serai vraisemblablement encore à Londres mardi après-midi, et je ne pourrai donc pas vous voir. Seriez-vous d’accord pour que je sonne chez vous dans le cas où, finalement, je serais revenu ? Si vous avez d’autres engagements à ce moment-là, c’est sans importance, je rebrousserai chemin. Mais si, comme il est très probable, je n’étais pas encore de retour mardi après-midi, pourrais-je vous voir le mardi suivant ? — À la dernière réunion du Cl[ub] des sc[iences] mor[ales], Price a été bien meilleur que ne l’avait été Austin. Il s’est volontiers prêté à la discussion sur des points importants. Malheureusement (selon moi), Russell qui était présent s’est montré très désagréable. Beau parleur et superficiel, bien que étonnamment rapide, comme toujours. Je suis parti vers 10 h 30, très heureux de me retrouver en plein air, loin de l’atmosphère du Cl[ub] des sc[iences] mo[rales].
À bientôt !
L. Wittgenstein
— Price : H. H. Price (1899-1984) était Wykeham Professor de logique à l’université d’Oxford. Le compte rendu du Club montre qu’il intervint le 29 novembre 1946 (Wittgenstein étant chairman) sur le sujet : « Universals and Resemblances » — ce qui est aussi le titre du premier chapitre de son ouvrage Thinking and Experience, Londres, Hutchinson, 1953.
— Austin : J. L. Austin (1911-1960) était à l’époque fellow à Magdalen College (et devint ensuite White professeur de philosophie morale à l’Université d’Oxford). Les minutes mentionnent qu’il donna une conférence (« Absence de description »), le 31 octobre 1946, date à laquelle Wittgenstein était chairman. Son point de départ était l’emploi de certains verbes à la première personne dans les cérémonies et les contrats (« Je baptise ce navire le Queen Elizabeth »). Il montrait qu’il faut, dans ces cas-là, résister à la tentation de qualifier l’énoncé de vrai ou de faux. Les minutes relatent sa « tentative peu réussie pour séparer les considérations philosophiques des considérations linguistiques ».
Trinity College, Cambridge
05.02.1947
Cher Moore,
Je souffre en ce moment d’un refroidissement, ou plutôt d’un mal de gorge. Ce n’est absolument pas grave, mais je désire vivement en être débarrassé d’ici la fin de la semaine et il vaut mieux, je pense, que je reste à la maison. Je ne pourrai donc pas venir vous voir demain. Si je n’ai aucun signe de vous, et si rien d’inattendu ne se produit, je viendrai le mardi suivant.
J’espère que vous êtes remis et que vous continuez d’aller bien, en dépit de ce temps de m.
À bientôt !
Ludwig Wittgenstein
— L’hiver 1946-1947 fut exceptionnellement froid, et l’Angleterre, comme presque toute l’Europe, souffrit de la crise du pétrole.
Trinity Coll[ege], Camb[ridge]
18.02.1947
Cher Moore,
Je crois qu’il vaut mieux que je ne vous voie pas mardi. Je suis en bonne forme, mais enseigner la philosophie presque tous les jours m’épuise considérablement. Aussi est-il préférable que j’évite une discussion sérieuse mardi. Vous savez néanmoins que je souhaiterais venir, car je me réjouis de discuter avec vous et j’ignore s’il vaut la peine que je conserve mes forces pour enseigner à des gens qui, pour la plupart, ne peuvent rien apprendre. Si vous me le permettez, je viendrai vous voir mardi prochain ou le mardi suivant.
Ludwig Wittgenstein
[Trinity College, Cambridge]
Mercredi [1947]
Cher Moore,
Je suis désolé de devoir vous dire que je suis au lit de nouveau, cette fois avec quelque chose qui ressemble à une grippe intestinale. Demain est donc de nouveau remis. Un mauvais sort, ou quelque chose de ce genre, semble frapper nos rencontres.
J’espère vous voir sous peu, mauvais sort ou non.
Ludwig Wittgenstein
Dimanche [Novembre 1947]
Cher Moore,
Ceci seulement pour vous dire que j’ai retrouvé les manuscrits manquants. Comme je le soupçonnais, Miss Anscombe n’avait qu’une seule copie, et j’ai retrouvé une partie d’une autre copie dans mes propres papiers. Avec la partie que vous avez, les trois copies sont donc complètes. Je n’ai pas besoin de vous dire combien je suis soulagé !
Je voulais aussi vous dire que j’ai eu grand plaisir à vous voir ces cinq dernières semaines, plus encore, me semble-t-il, que d’habitude. Je vous souhaite quantité de bonnes choses !
L. Wittgenstein
P. S. Je transmettrai vos bons vœux à Drury. Vous ne m’avez pas vraiment chargé de le faire, mais je sais que vous serez d’accord.
— Lettre datée par Moore.
— Les manuscrits : Il s’agit de la dactylographie de la première partie des Recherches philosophiques.
Ross’s Hotel
Parkgate Street, Dublin, Irlande
16.12.1948
Cher Moore,
La carte ci-jointe est pour vous souhaiter autant de bonheur et aussi peu de malheur que possible. Mais je vous écris aussi cette note pour deux raisons. J’ai reçu de Malcolm une lettre accompagnée d’une carte de Noël. Il me dit qu’il n’a toujours pas eu de vos nouvelles. En lisant sa lettre, j’ai pensé que vous m’aviez dit que vous alliez lui écrire. C’était en octobre dans votre chambre, au moment où je vous ai dit qu’il s’était plaint à moi de ne rien savoir de vous. Et j’ai repensé à votre autre promesse de ce jour-là, à savoir que vous stipuleriez dans votre testament que les dactylographies de moi qui sont en votre possession reviendraient, après votre disparition, à mes exécuteurs testamentaires, ou à moi si j’étais encore en vie. — Cette lettre est donc pour vous rappeler ces deux promesses, au cas où vous les auriez oubliées. Vous êtes en position de donner bien du plaisir (dans le premier cas) et d’éviter bien des embarras (dans le second) par des moyens relativement simples.
Rhees arrive la semaine prochaine, il passera 10 jours ici. Je vais bien, et je travaille dur. Puissiez-vous aller bien vous aussi !
Pardonnez la longueur de cette lettre.
Ludwig Wittgenstein
P. S. C’est beaucoup vous demander, je le sais, mais si vous pouviez m’écrire quelques mots, j’en serais très heureux. Mon adresse actuelle est celle qui figure ci-dessus.
Ross’s Hotel, Parkgate Street, Dublin
31.12.1948
Cher Moore
Merci pour votre lettre et pour avoir tenu vos deux promesses. Mes exécuteurs testamentaires sont Rhees et Burnaby de Trinity.
Je vous souhaite très bonne chance !
L. Wittgenstein
Rhees repart demain. Il vous transmet ses respects et son affection, de même que Drury. Je suis toujours en état de travailler comme il faut, mais moins qu’il y a un mois.
Burnaby : C’est-à-dire le révérend John Burnaby (1891-1978), fellow de Trinity College, qui devint professeur de théologie à Cambridge. En fait, dans son testament, daté d’Oxford, 29 janvier 1951, Wittgenstein désigna le seul Rush Rhees comme exécuteur testamentaire, et G. E. M. Anscombe, R. Rhees et G. H. von Wright comme exécuteurs littéraires.
1. La suite de la lettre donne des indications pour écrire à Wittgenstein via la Croix Rouge — indications dont Moore disposait certainement déjà par l’intermédiaire de Russell. (Éd.)
2. Il a été traduit en français sous le titre Carnets de Cambridge et de Skjølden par Jean-Pierre Cometti. (N.d.T.)
3. Sa première page est égarée. (É. R.)