85. WITTGENSTEIN À MOORE

Muscio est-il toujours de ce monde ? Et si oui, que fait-il actuellement ?

— La conférence de Johnson : Les minutes du Club des sciences morales indiquent que le 5 décembre 1913 « le Président » (c’est-à-dire Johnson) donna une conférence intitulée « Possibility ». Résumée à grands traits (car, outre les minutes, il y eut évidemment une discussion), l’idée de Johnson était la suivante : il est possible de donner une définition stricte de la possibilité eu égard à un ensemble donné de propositions, et la possibilité « contre-factuelle » (ainsi qu’elle fut nommée) est relative aux lois de la nature (qui ne sont pas de purs universaux). Moore, qui était chairman, nota ceci dans son journal : « Peu de choses à dire, revenu à la maison avec Russell. »

Russell, quant à lui, écrivit à lady Ottoline, le 6 décembre 1913 : « W. E. Johnson est l’exemple même d’un horrible gâchis. Il possède une intelligence très déliée et tout ce qu’il faut pour faire un grand philosophe, à l’exception de la vitalité. » De fait, la santé de Johnson n’était pas bonne, et l’enseignement lui pesait beaucoup. C’est certainement l’énergie de ses élèves, en particulier de Mlle Naomi Bentwich, qui l’incita à achever et publier sa Logic (voir aussi la note de la lettre 135 à Keynes qui témoigne des efforts de Wittgenstein dans le même sens).

— Muscio : Bernard Muscio (1887-1928), psychologue qui travaillait au laboratoire de psychologie expérimentale à l’université de Cambridge, fit avec Wittgenstein un certain nombre d’expériences en 1912-1913 dans le champ musical. Wittgenstein s’intéressait plus particulièrement à la perception du rythme et mit même au point un dispositif d’investigation psychologique sur le rythme.

86. WITTGENSTEIN À MOORE

[30.01.1914]

Je vous ai écrit il y a deux mois pour vous demander de me parler de la conférence de Johnson, et je n’ai pas encore reçu de réponse. Honte à vous ! J’aimerais bien aussi savoir comment vous allez et quand les vacances de Pâques commencent. Avez-vous jamais réfléchi à la nature de la tautologie ? C’est elle qui me tracasse en ce moment.

Décidez-vous donc à m’écrire vite et longuement !

Votre, etc., etc.

Ludwig Wittgenstein

P. S. J’apprends à faire du ski et trouve cela très amusant.

87. WITTGENSTEIN À MOORE

P. S. Il y a, trois fois par semaine, une liaison maritime entre Newcastle et Bergen. Je vous attendrai à Bergen autour du 20 mars. Qu’est-il advenu du jeune Sedgwick que Hardy courtisait ? Est-il devenu membre de la Société ?

90. WITTGENSTEIN À MOORE

07.05.1914

Cher Moore,

Votre lettre m’a contrarié. Quand j’ai écrit ma Logik je n’ai pas consulté le règlement, et je pense donc qu’il serait tout simplement juste que vous me donniez mon diplôme sans trop le consulter non plus ! Quant à la préface et aux notes, je pense que mon jury verra sans peine combien j’ai plagié Bosanquet ! — Si je ne mérite pas que vous fassiez une exception pour moi, même sur quelques STUPIDES détails, alors je pourrais aussi bien aller directement au diable ; et si je mérite le diplôme et que vous ne fassiez pas cette exception, alors c’est vous qui pourriez aller au diable.

Toute cette affaire est trop stupide et trop grossière pour que je continue à en parler —

L. W.

  Mon diplôme : Wittgenstein envisageait de présenter un essai intitulé Logic (Logik paraît en effet difficile !) comme mémoire en vue de l’obtention du diplôme auquel devaient se présenter les étudiants-chercheurs. Le règlement stipulait que ces mémoires devaient comporter une préface et des notes mentionnant leurs sources, et qu’il devait aussi y être indiqué « jusqu’à quel point ils s’appuyaient sur des œuvres déjà existantes ».

W. M. Flechter (tuteur à Trinity College), auquel Moore avait montré l’essai de Wittgenstein, avait estimé que celui-ci ne pouvait pas être pris en compte comme mémoire. Et lorsque Moore en informa Wittgenstein, celui-ci se mit dans une colère noire.

Il se pourrait que le texte de cet essai ait d’abord été écrit en allemand, puisque Wittgenstein fait référence à lui sous le titre Logik — encore que son orthographe soit assez souvent fantaisiste. En tout cas, il ne peut pas s’agir des Notes sur la Logique, car l’essai semble avoir été rédigé en février et mars 1914. Peut-être s’agit-il de l’original allemand du manuscrit montré à Moore en avril.

Cet essai contient au moins un résumé de ce qui est connu sous le titre de « Notes dictated to G. E. Moore in Norway [Notes de Norvège] » (publiées comme appendice II aux Carnets 1914-1916) et que Moore avait intitulé : « Wittgenstein sur la logique, avril 1914 ». Bien des indices montrent que ce dernier texte est celui que Wittgenstein avait l’intention de présenter comme mémoire et que Moore avait montré à Flechter, dont le rôle en cette affaire n’est pas vraiment clair. Il se pourrait que Moore se soit adressé à lui pour avoir un point de vue neutre, puisqu’il était alors lui-même secrétaire de la commission des diplômes et que, la même année, deux candidatures dont il avait été le rapporteur avaient été refusées. La situation était donc pour le moins gênante ; ce que Wittgenstein n’ignorait pas.

— Bosanquet : Bernard Bosanquet (1848-1923) était un philosophe hégélien. La deuxième édition de sa Logic parut en 1911. La référence est sans aucun doute ironique.

91. WITTGENSTEIN À MOORE

— Neuwaldeggerstrasse : La résidence de mi-saison de la famille Wittgenstein, à la périphérie de Vienne. Wittgenstein y est né et y a rencontré, un peu plus tard ce mois-là, Ludwig von Ficker.

— Moore, qui avait toute raison de s’offenser de la lettre précédente, ne répondit à aucune des deux. Dans son journal, il note qu’après avoir reçu de lui une « lettre d’une violence abusive » (90) il n’eut plus de contact avec Wittgenstein jusqu’à son retour à Cambridge, en janvier 1929.

Il eut cependant indirectement de ses nouvelles, puisque, le 15 janvier 1915 (lettre datée de 1914 par erreur), David Pinsent, l’ami de Wittgenstein, lui écrivit : « Cher Monsieur Moore, J’ai eu des nouvelles de Wittgenstein, à plusieurs reprises depuis le début de la guerre (il s’est enrôlé dans l’armée autrichienne), et dans sa dernière lettre il me demande de vous transmettre le message suivant. Je le cite : “La prochaine fois où tu iras à Cambridge, je te prie d’aller voir Moore avec qui je me suis querellé — transmets-lui mon amitié et dis-lui aussi que je suis désolé de l’avoir offensé ; en clair, fais la paix avec lui en mon nom. Comme il est improbable que je revienne à Cambridge dans un futur proche, j’ai pensé qu’il était préférable de t’écrire plutôt que1…” »

Moore continua à être agacé par cette querelle — son agenda montre qu’il dit « tout sur Wittgenstein » à Desmond McCarthy, le week-end après avoir reçu la lettre de Pinsent —, et il ne donna aucune suite au message transmis par Pinsent. Les lettres de Pinsent à Wittgenstein (publiées dans « A Portrait of Wittgenstein as a Young Man », p. 100 sq.) montrent que le second revint sur l’affaire de son amende honorable et que le premier finit par lui dire, le 6 avril 1915 : « Je suis désolé que Moore ne se conduise pas en chrétien : en fait, il n’a jamais accusé réception de ma lettre. »

92. WITTGENSTEIN À MOORE

Samedi [15.06.1929]

Cher Moore,

M. Butler m’a écrit jeudi au sujet de la bourse de recherche. Il veut me voir pour que je lui explique ce que je souhaite exactement et que je l’informe de mes projets d’avenir. — J’ai fait de mon mieux pour lui expliquer tout cela, mais je ne suis pas certain d’avoir été clair. Je vous écris donc pour vous exposer le plus clairement possible ma position, afin d’éviter toute méprise.

Je suis à mi-parcours d’un travail de recherche que je ne souhaite pas interrompre, car il me semble prometteur. Je possède en tout et pour tout autour de 100 £ qui me mèneront après les vacances, et peut-être un ou deux mois de plus ; mais je ne dois pas dépenser tout ce que je possède, car il me faut conserver une réserve pour la période où je chercherai un job. — Je demande donc au collège une bourse disons de 50 £ qui me permettra de poursuivre mon travail philosophique jusqu’à Noël au moins. Si à ce moment-là il apparaît que j’ai été capable de produire un bon travail — si quiconque que le Collège tient pour un expert en la matière en juge ainsi — et si, en outre, je me sens en état de le poursuivre avec succès, je me proposerai de demander à nouveau alors au Collège une sorte de subvention.

M. Butler m’a demandé combien de temps je pense que cela prendra. — Je ne puis répondre à cette question, parce que j’ignore combien de temps je serai capable de produire du bon travail. (Tout ce que je sais — bien que je ne pense pas que ce soit vraisemblable —, c’est que cela peut cesser demain.) Je crois que, s’il m’a posé cette question, c’est parce qu’il n’a pas compris ce que je souhaite vraiment. Permettez-moi donc de vous expliquer ceci. Si un bus me renversait aujourd’hui et que j’aille voir mon tuteur en lui disant : « Je suis infirme à vie, le Collège ne pourrait-il pas me soutenir financièrement ? », en ce cas, il aurait raison de me demander : « Pour combien de temps souhaitez-vous une aide ? Quand vous débrouillerez-vous par vous-même ? » Mais ce n’est pas mon cas. Je me propose de faire un certain travail, et j’ai la vague idée qu’il arrive au Collège d’encourager ce genre de travail par des bourses de recherche, des fellowships, etc. Je veux dire : je produis un certain type de biens, et si le Collège en a un certain usage, je souhaiterais qu’il me permette de les produire, aussi longtemps qu’il en a l’usage et que je suis capable de les produire. — Mais si le Collège n’en a pas l’usage, cela règle la question.

Ludwig Wittgenstein

94. WITTGENSTEIN À MOORE

Adresse :

— Synopsis : C’est-à-dire les grands cahiers numérotés I, II, III, IV par Wittgenstein et aujourd’hui répertoriés MS 105-108 dans le catalogue établi par von Wright. La dactylographie qu’en a tirée Wittgenstein est le TS 208 dont nous ne disposons pas intégralement (du moins dans son ordre initial).

— Petersfield : L’école fondée en 1927 par Russell et Dora Black qui se trouvait sur une colline, près de la ville de Petersfield (Hampshire). Avant son départ pour l’Autriche, Wittgenstein s’y était rendu (vraisemblablement entre le 14 et 16 mars). Et à son retour d’Autriche (le 20 avril), il a de nouveau rendu visite à Russell qui était en vacances à Cornwall.

Russell écrivit ceci à Moore (le 11 mars) avant la première de ces rencontres : « Je ne vois pas comment je pourrais refuser de lire le travail de Wittgenstein et d’en rendre compte. Mais il faudra que j’argumente avec lui, et vous avez raison de dire que cela requerra un travail considérable. Je ne connais rien de plus épuisant que d’être en désaccord avec lui. »

Il écrivit de nouveau à Moore à ce sujet le 5 mai, puis le 8 mai, pour lui dire qu’il venait d’envoyer son compte rendu au Conseil du Collège. À quoi il ajouta : « Je découvre que je peux comprendre Wittgenstein seulement quand je suis en bonne santé. Ce qui n’est pas le cas en ce moment. »

— Philosophie : Il se pourrait que la majuscule indique un ouvrage projeté par Wittgenstein.

— Wollheim : Oskar Wollheim était un ami de la famille Wittgenstein. Il se peut que Ludwig se soit installé chez lui à Vienne, parce que sa famille était déjà à Neuwaldegg. (Du reste, il eut des entretiens avec Schlick et Waismann le 22 mars.)

95. WITTGENSTEIN À MOORE

96. WITTGENSTEIN À MOORE

26.07.[1930]

Cher Moore,

Ce mot pour vous dire que ce n’est que maintenant que j’ai commencé à travailler d’une façon digne de ce nom. Jusqu’à la semaine dernière, je n’ai presque rien fait, et le peu que j’ai fait ne valait rien. Je me demande ce qui a bien pu m’arriver, mais je me suis senti à la fois extrêmement excitable et incapable de me concentrer sur une quelconque pensée. Peut-être était-ce une sorte d’épuisement, ou bien le climat, car un vent du sud terriblement chaud a soufflé presque sans discontinuer, et cela a affecté bien des gens. En tout cas, j’espère que c’est maintenant terminé. Je suis à la campagne depuis dix jours environ, au même endroit que l’année dernière, et pour l’heure je suis parfaitement seul. — J’ai reçu les 50 £ de Trinity. Mon mode de vie actuel est très économique ; en fait, pendant tout le temps que je suis ici, il m’est impossible de faire quelque dépense que ce soit. J’espère que tout va bien pour vous.

Toujours vôtre,

Ludwig Wittgenstein

— L’annotation concernant l’année est de Moore. Il y a toute raison de penser qu’elle est exacte.

 Au même endroit : C’est-à-dire à Hochreit. L’agenda personnel de Wittgenstein montre qu’il y arriva le 17 juillet.

98. WITTGENSTEIN À MOORE

23.08.1931

Cher Moore,

Merci pour votre lettre. Je puis fort bien imaginer que vous n’ayez guère d’admiration pour Weininger, compte tenu de cette exécrable traduction et du fait qu’il doit vous donner le sentiment d’une totale étrangeté. Il est vrai qu’il est bizarre, mais il est également grand et fantastique. Il n’est pas nécessaire (il est même, à vrai dire, impossible) d’être en accord avec lui, car ce qu’il y a de grand chez lui se trouve justement dans ce avec quoi nous sommes en désaccord. C’est l’énormité de ses errements qui fait sa grandeur. En d’autres termes, et pour le dire sommairement, il suffit que l’on ajoute un « ~ » à tout son livre pour voir qu’une vérité importante y est exprimée. Mais il vaut mieux que nous en parlions lorsque je reviendrai. — J’ai été studieux depuis que j’ai quitté Cambridge, et j’ai accompli une quantité non négligeable de travail. Je voudrais d’ailleurs que vous m’accordiez une faveur : je n’ai pas l’intention de donner un cours en bonne et due forme ce trimestre, car je pense que je dois réserver mes forces pour mon propre travail. J’aimerais cependant avoir des discussions privées (non payées) avec les étudiants, s’il en est que cela intéresse. Ce qui veut dire que je ne veux pas figurer sur la liste des cours du trimestre. Mais Braithwaite pourrait dire à ses étudiants (et vous aux vôtres) que si certains souhaitent avoir des discussions avec moi, je conviendrai d’une date avec eux. Auriez-vous l’amabilité, avant début septembre, d’écrire un mot à Braithwaite en lui expliquant la chose ? Le premier mois des vacances, il faisait terriblement chaud, mais maintenant il fait abominablement froid, et il pleut. Je suis désolé d’apprendre que le climat anglais vous déprime. Moi-même je ne suis pas non plus aussi en forme qu’il le faudrait.

Ludwig Wittgenstein

104. WITTGENSTEIN À MOORE

106. WITTGENSTEIN À MOORE

Ma maison n’est pas sur cette carte postale. Elle est à environ une demi-heure du village. On s’y rend à la rame, puis à pied.

107. MOORE À WITTGENSTEIN

86 Chesterton Road, Cambridge

30.09.1936

Cher Wittgenstein,

Cela m’a fait plaisir d’avoir de vos nouvelles et de savoir que votre travail a bien avancé. J’espère qu’il se confirmera que vous avez eu raison d’aller là-bas. Je me souviens du jour où vous m’avez conduit à l’endroit où vous disiez avoir l’intention de construire une maison, et aussi très bien de quel genre d’endroit c’était. Mais je ne crois pas avoir su que vous y en aviez effectivement construite une. Peut-être ne l’avez-vous pas fait à cet endroit-là, mais ailleurs. Si mes souvenirs sont bons, l’endroit où vous m’aviez conduit ne doit pas être très éloigné de ce que l’on voit sur votre carte postale, du côté droit, tout au-dessus du fjord.

Mon travail n’avance pas du tout. Je n’ai rien écrit de définitif. J’ai certes fait de grands efforts de pensée, mais je trouve les questions fort embarrassantes, tant il y a de points différents que je ne parviens pas à mettre ensemble. J’ai relu tout ce que je possède de vous, dans l’espoir d’y voir plus clair.

Pour le reste, tout s’est bien passé pour nous. J’ai aujourd’hui rencontré Wisdom, pour la première fois depuis votre départ ; il est de retour depuis peu. Il nourrissait sa jument sur Empty Common. Je lui ai dit que j’avais eu de vos nouvelles et que vous m’aviez dit que vous alliez bientôt lui écrire. Nous avons un peu marché et devisé tous les deux, et j’ai eu grand plaisir à le voir.

Rhees vient juste de m’apprendre qu’il a trouvé un travail à la librairie Bell’s Deighton. Il pense qu’il n’aura rien d’écrit pour une candidature à un fellowship de Trinity College. Il n’est donc pas dans la course et semble en être très affecté.

G. E. Moore

108. WITTGENSTEIN À MOORE

image

Je suis navré d’apprendre que votre travail n’a pas avancé de façon satisfaisante. Je suis sûr que, d’une manière ou d’une autre, vous faites du bon travail, mais je crois aussi pouvoir comprendre pourquoi vous n’avez « rien écrit de définitif ». C’est précisément cela qui, d’après moi, montre que ce que vous faites est bon. Je ne veux pas dire qu’il serait mauvais que vous ayez écrit quelque chose de définitif, et j’espère que cela arrivera. Le cas de Rhees est, bien entendu, très différent, mais là encore je ne puis m’empêcher d’avoir le sentiment que son incapacité d’écrire la moindre ligne n’est pas une mauvaise, mais au contraire une bonne chose. Voudriez-vous, si vous le voyez, me rappeler à son souvenir et lui dire que j’ai été content d’apprendre qu’il ne parvenait pas à écrire quoi que ce soit. C’est un bon signe. On ne peut pas boire un vin pendant qu’il fermente, mais c’est la fermentation qui le distingue d’une eau de vaisselle. Comme vous voyez, je fais toujours de belles comparaisons ! — Dites à Rhees que si j’en suis heureux, ce n’est pas par malice.

Depuis 4 semaines, le temps est vraiment magnifique, bien qu’il commence déjà à faire froid. Les cascades sont entièrement gelées, et la nuit, il fait autour de – 3 °C. Mais ici, je ne souffre pas du froid comme en Angleterre, car le temps est sec.

Rappelez-moi au bon souvenir de Mme Moore, ainsi que de Hardy et Littlewood, si vous les voyez.

Ludwig Wittgenstein

110. WITTGENSTEIN À MOORE

Jeudi

20.11.[1936]

Cher Moore,

Votre lettre m’a fait plaisir. Mon travail ne va pas mal. Je ne sais si je vous ai dit qu’à mon arrivée ici j’ai commencé à traduire (et à réécrire) en allemand tout ce que j’avais dicté à Skinner et Mlle Ambrose. Il y a une quinzaine de jours, lorsque j’ai relu ce que j’avais fait, j’ai trouvé le tout, ou presque, ennuyeux et artificiel. Avoir sous les yeux la version anglaise avait paralysé mes pensées. J’ai donc décidé de tout reprendre à zéro et de ne prendre comme guide de mes pensées que ces pensées mêmes. — Cela m’a été difficile pendant un jour ou deux, mais est ensuite devenu aisé. Je suis donc maintenant en train d’écrire une nouvelle version, dont j’espère pouvoir dire, sans me tromper, qu’elle est sensiblement meilleure que la précédente. — Par ailleurs, il s’est passé quantité de choses en moi (je veux dire dans mon esprit). Je ne veux pas en parler maintenant, mais quand je viendrai à Cambridge — j’ai l’intention d’y passer quelques jours aux environs du Nouvel An —, j’espère, avec l’aide de Dieu, pouvoir en parler de vive voix avec vous. Je vous demanderai alors des conseils et de l’aide sur certains sujets aussi difficiles qu’importants. —

J’ai été heureux d’apprendre que Skinner est venu au Club des sc[iences] mor[ales] et qu’il a pris la parole. Je souhaiterais que vous puissiez le voir de temps à autre. Cela lui ferait grand bien. Car il a besoin de quelqu’un à qui parler décemment et sérieusement !

Si jamais vous voyez Ryle, ou si vous lui écrivez, dites-lui mon affection. Qu’il n’ait pas fait une bonne conférence, mais se soit ensuite montré charmant, convenable et agréable dans la discussion, je l’imagine sans mal.

J’ai l’intention de partir d’ici pour Vienne vers le 8 décembre et d’arriver à Cambridge aux alentours du 30 décembre, pour y séjourner environ une semaine.

Ludwig Wittgenstein

113. WITTGENSTEIN À MOORE

22.02.1938

Cher Moore,

Je vous serais très reconnaissant de m’informer du résultat de la réunion du Conseil au sujet de mes manuscrits. Voici mon adresse :

36 Chelmsford Rd,

Ranelagh, Dublin

J’espère que vous verrez Skinner un de ces jours.

Toujours vôtre,

Ludwig Wittgenstein

— La réunion du Conseil concernant mes manuscrits : Wittgenstein avait adressé à la bibliothèque de Trinity College une requête pour que ses écrits y soient conservés. Le 22 janvier 1938, l’administrateur principal, T. Nicholas, écrivit à Moore pour lui dire que le Conseil était d’accord, mais qu’il désirait, lui, être informé de ce que seraient les conditions d’accès et le copyright. « Je regrette, conclut Nicholas, qu’il ne veuille pas publier son œuvre lui-même. »

Par ailleurs, Wittgenstein avait écrit à sa sœur Hermine une lettre (qui semble dater de début mars 19383) pour lui demander de lui envoyer, dans une caisse cadenassée, ceux de ses écrits qui étaient encore en Autriche. Cette lettre précisait ceci : « ce qui m’importe est que l’accès à mes manuscrits ne soit ouvert, jusqu’à nouvel ordre, qu’à une autre personne que moi-même ». (Cette autre personne était vraisemblablement Skinner.)

On a retrouvé dans les papiers de Wittgenstein une liste qui répertorie ces textes et qui correspond exactement à celle établie par sa sœur. Elle est accompagnée des notes manuscrites (lesquelles avaient probablement été confiées à Friedrich Waismann).

Les papiers autrichiens n’arrivèrent pas à ce moment-là et certains n’arrivèrent jamais. (Plus tard, les exécuteurs littéraires de Wittgenstein et certains membres de sa famille offrirent quelques-uns de ces papiers à la bibliothèque de Trinity. Mais cela appartient à une autre histoire.)

114. WITTGENSTEIN À MOORE

81 East Rd, Cambridge

19.10.1938

Cher Moore,

Je ne vais toujours pas bien du tout. Je suis corporellement très faible et chancelant, et je me sens incapable de toute véritable pensée sur mon sujet. Je ne peux donc pas commencer mes cours maintenant. Je ne sais même pas si j’aurai repris suffisamment de forces pour les donner dans les trois semaines (disons) qui viennent. Je ne connais pas vraiment la cause de mon état, mais je crois que c’est cette grippe récente et la grande tension nerveuse des deux derniers mois. (Ma famille à Vienne traverse une période très pénible.)

Je me demande s’il ne vaudrait pas mieux annoncer dans le bulletin que je suis dans l’incapacité de faire cours jusqu’à nouvel ordre.

Auriez-vous l’amabilité de me dire ce que vous estimez préférable, ou même tout simplement de le faire ?

Avec mes meilleurs souhaits,

Ludwig Wittgenstein

— Ma famille à Vienne : cf. la lettre 347 de Sraffa. En 1938, une tentative pour obtenir la citoyenneté yougoslave avait même valu à deux de ses sœurs et à l’un de ses neveux un séjour en prison, bref mais alarmant. (On leur avait procuré de faux passeports.) Au cours des années qui suivirent, Wittgenstein participa à des négociations avec les autorités nazies (ainsi qu’à d’autres, internes à sa famille) qui menèrent à un compromis : la famille obtint le statut de « race mêlée » en échange du rapatriement d’une part des richesses que les Wittgenstein possédaient en dehors d’Autriche.

— Je ne peux faire cours jusqu’à nouvel ordre : Wittgenstein ne reprit son enseignement qu’au trimestre d’hiver 1939 pendant lequel il donna un cours sur la philosophie des mathématiques.

Le journal de Wittgenstein indique qu’au trimestre d’automne (notamment en novembre) il travailla longuement avec une dactylographe. Peut-être s’agit-il d’une tentative de compléter les Remarques philosophiques qui venaient d’être acceptées pour une publication (voir les lettres 160 et 384) et dont il tira le TS 221 (dont la pagination prend la suite du TS 220). Voir B. McGuinness, Approaches, p. 283-284.

115. WITTGENSTEIN À MOORE

81 East Rd

20.10.1938

Cher Moore,

J’ai reçu aujourd’hui un mot d’Ewing m’annonçant que j’avais été « nommé membre de la Faculté des sciences morales ». Pourriez-vous me dire ce que cela signifie exactement ? N’appartenais-je pas à la Faculté auparavant ? Et qu’y a-t-il de changé maintenant que je lui appartiens ? Ai-je de nouvelles obligations, ou de nouveaux droits ? Si vous pouviez m’expliquer cela en quelques mots, je vous en saurais gré.

Ludwig Wittgenstein

P. S. J’ai vu le programme du Cl[ub] des sc[iences] mor[ales]. Je le trouve épouvantable.

116. WITTGENSTEIN À MOORE

117. WITTGENSTEIN À MOORE

118. WITTGENSTEIN À MOORE

119. WITTGENSTEIN À MOORE

Trinity College

Vendredi [Octobre 1944]

Cher Moore,

Je voudrais vous dire combien je suis heureux que vous nous ayez donné une communication hier. Il me semble que le point le plus important était l’« absurdité » de l’assertion : « Il y a un feu dans cette pièce, et je ne crois pas qu’il y en ait un. » Appeler cela, comme je crois que vous l’avez fait, « une absurdité pour des raisons psychologiques » me semble faux ou, du moins, grandement équivoque. (Si je demande à quelqu’un : « Y a-t-il un feu dans la pièce voisine ? » et qu’il me réponde : « Je crois que oui », je ne peux pas dire : « Ne répondez pas à côté. Je vous ai demandé s’il y avait un feu, non quel était votre état d’esprit ! ») Ce que je souhaite vous dire est ceci : relever cette « absurdité » qui ressemble en fait à une contradiction, mais n’en est pas une, est d’une telle importance que j’espère que vous allez publier votre communication. Soit dit en passant, ne soyez pas choqué que je dise qu’elle « ressemble » à une contradiction. En gros, cela veut dire qu’elle joue en logique un rôle semblable à celui de la contradiction. Exemple : il y a un sens à dire « supposons que p soit le cas et que je ne croie pas que p soit le cas », tandis qu’il n’y en a pas à asserter « p est le cas et je ne crois pas que p soit le cas ». Une telle assertion doit être exclue, et est effectivement exclue par le « sens commun », tout comme l’est une contradiction. Et cela montre que la logique n’est pas aussi simple que les logiciens le croient. En particulier, que la contradiction n’est pas la chose unique que l’on croit qu’elle est. Elle n’est pas la seule forme logiquement non admissible, et dans certaines circonstances elle est admissible. Montrer cela me semble être le principal mérite de votre communication. Bref, il me semble que vous avez fait une découverte et que vous devriez la publier.

J’espère vous voir en tête à tête un jour prochain.

L. Wittgenstein

— Lettre datée par Moore.

— La communication intitulée « Certainty » fut prononcée à la réunion du Club des sciences morales le 26 octobre. Elle n’est pas identique au texte publié dans les Philosophical Papers (Londres et New York, Allen & Unwin, 1959) qui porte le même titre. Ce qu’il y a de plus proche du thème évoqué par Wittgenstein dans le texte publié est la phrase suivante : « “Je suis certain que p” n’implique (entail) pas que p soit vrai (bien qu’en disant que je ressens la certitude que p, je suppose (imply) que p est vrai). »

Le manuscrit qui a servi à la publication comporte un texte de base écrit à l’encre en 1941 pour la conférence donnée à l’université de Californie (« Howison Lecture »), mais aussi des mots, des phrases et même des pages entières, écrites au crayon, vraisemblablement pour permettre une présentation différente. (« À l’encre », Moore était donc debout, donnant une conférence, et « au crayon », il était assis.) Or tout indique que la version lue au Club en 1944 est la version corrigée au crayon. Moore y déclare ceci, p. 16-17 : « “Il est certain que p, mais je ne sais pas que p” est certainement non contradictoire, bien qu’il soit parfaitement absurde de dire cela de moi-même.

La raison pour laquelle il est absurde de ma part de dire cela de moi-même est la même que celle pour laquelle il serait absurde de dire : “Les chiens aboient, mais je ne sais pas qu’ils le font”, ou : “Les chiens aboient, mais je ne crois pas qu’ils le font.” Dans les deux cas, ce qui est asserté est quelque chose qui pourrait bien être vrai : il n’y a là aucune contradiction. Mais il serait absurde d’énoncer l’une ou l’autre chose, car qui asserte que les chiens aboient (et bien que l’assertion puisse fort bien être vraie) suppose — sans pour autant l’asserter et sans que cela découle de ce qu’il asserte —, dans un cas, qu’il sait que les chiens aboient et, dans l’autre, qu’il ne croit pas qu’ils le fassent. »

Une esquisse antérieure et incomplète de ce texte (qui, elle aussi, date probablement de 1941) contient une assez longue discussion de la différence entre « Je sais avec certitude que p » (contredit par « non-p »), et « Je suis certain que p » (qui n’est pas contredit par « non-p », mais ne peut évidemment pas être énoncé en même temps que « non-p »).

Si Moore n’a publié que la version de départ (celle écrite à l’encre), c’est peut-être parce qu’il était dans l’obligation de publier l’« Howison Lecture » telle qu’il l’avait prononcée, mais peut-être aussi parce qu’il n’était pas parvenu à résoudre ce problème en le discutant. Thomas Baldwin, editor des Selected Writings de Moore (Londres & New York, Routledge, 1993), a publié, dans cet ouvrage, une bonne partie de la version de 1944 — notamment la nouvelle conclusion de Moore —, mais non les détails qui nous intéressent ici.

Le paradoxe avait été déjà abondamment discuté avant guerre dans la revue Analysis (en 1940 Austin l’appelle, non sans quelque exagération, « ce vieux problème »). Moore lui-même y fait référence pour la première fois dans le volume Schilpp consacré à son œuvre (cf. The Philosophy of G. E. Moore, et les notes à la lettre 117), dans le cadre de sa réponse (substantielle) à C. L. Stevenson. Mais Margaret Macdonald rapporte (cf. « Induction and Hypothesis », Aristotelian Society Supplementary, vol XVII, p. 30) que dans ses cours de 1936 Moore avait déjà affirmé qu’il est absurde de dire : « Il a mal aux dents, mais je n’en suis pas sûr. »

Pour un traitement récent de ce problème et de son histoire, cf. J. Schulte, Experience and Expression, p. 135 sq., et Jane Heal, Mind, janvier 1994.

Le 25 octobre 1945, Wittgenstein discuta le « paradoxe de Moore » au Club des sciences morales (voir infra l’item 597) ; le 29 novembre de la même année, Moore lui-même en traita à nouveau sous le titre « P, mais je ne crois pas que p ».

— J’espère vous voir en tête à tête un jour prochain : Les relations personnelles entre les deux hommes avaient été interrompues en raison du départ de Moore pour l’Amérique et de la participation de Wittgenstein à l’effort de guerre, puis de son séjour de sept mois à Swansea d’où il revenait, au moment où il écrivit cette lettre.

120. WITTGENSTEIN À MOORE

Tri[nity] Coll[ege]

Lundi [Novembre 1944]

Cher Moore,

J’ai été désolé d’apprendre, à la réunion du Club des sciences morales de samedi dernier, que vous renonciez à la fonction de chairman. Ce n’était pas vraiment nécessaire, puisque j’aurais pu vous représenter chaque fois que vous n’auriez pas eu le désir, ou la possibilité, de venir. — Après que votre lettre a été lue au Club, j’ai été, comme vous pouvez l’imaginer, élu chairman. J’espère que cela ne veut pas dire que vous ne viendrez pas aux réunions lorsque votre santé vous le permettra (et que quelqu’un d’un peu intéressant fera une conférence). J’aimerais beaucoup vous voir d’ici peu, si cela vous convient.

Ludwig Wittgenstein

121. WITTGENSTEIN À MOORE

Trinity College

Dimanche 22.07.1945

Cher Moore,

Je suis désolé de ne pouvoir venir mardi, mais je pourrai vous voir vendredi, jour que j’attends avec grande impatience. — En relisant une copie de ce que je vous ai donné, je découvre qu’il y a beaucoup de fautes de frappe déplorables, car elles suggèrent des contresens. À la première occasion, je les corrigerai.

Votre

Ludwig Wittgenstein

— Lettre datée par Moore.

— Ce que je vous ai donné : Probablement une série de remarques (Bemerkungen) utilisées pour la version définitive de la première partie des Recherches.

125. WITTGENSTEIN À MOORE

127. WITTGENSTEIN À MOORE

Trinity College, Cambridge

03.12.1946

Cher Moore,

Je serai vraisemblablement encore à Londres mardi après-midi, et je ne pourrai donc pas vous voir. Seriez-vous d’accord pour que je sonne chez vous dans le cas où, finalement, je serais revenu ? Si vous avez d’autres engagements à ce moment-là, c’est sans importance, je rebrousserai chemin. Mais si, comme il est très probable, je n’étais pas encore de retour mardi après-midi, pourrais-je vous voir le mardi suivant ? — À la dernière réunion du Cl[ub] des sc[iences] mor[ales], Price a été bien meilleur que ne l’avait été Austin. Il s’est volontiers prêté à la discussion sur des points importants. Malheureusement (selon moi), Russell qui était présent s’est montré très désagréable. Beau parleur et superficiel, bien que étonnamment rapide, comme toujours. Je suis parti vers 10 h 30, très heureux de me retrouver en plein air, loin de l’atmosphère du Cl[ub] des sc[iences] mo[rales].

À bientôt !

L. Wittgenstein

132. WITTGENSTEIN À MOORE

P. S. C’est beaucoup vous demander, je le sais, mais si vous pouviez m’écrire quelques mots, j’en serais très heureux. Mon adresse actuelle est celle qui figure ci-dessus.

1. La suite de la lettre donne des indications pour écrire à Wittgenstein via la Croix Rouge — indications dont Moore disposait certainement déjà par l’intermédiaire de Russell. (Éd.)

2. Il a été traduit en français sous le titre Carnets de Cambridge et de Skjølden par Jean-Pierre Cometti. (N.d.T.)

3. Sa première page est égarée. (É. R.)