25.12.1916
Cher Monsieur Engelmann,
Je suis passé chez Loos aujourd’hui. Il ne s’est pas encore mis au travail, et dit que vous aurez les dessins d’ici deux semaines. Mais je suis prêt à parier qu’il ne les aura même pas commencés à ce moment-là.
Écrivez-moi pour me faire savoir comment vous allez et ce que vous faites. Pensez à moi et transmettez mes respects à vos parents.
Ludw Wittgenstein
— Adolf Loos : Wittgenstein avait fait la connaissance d’Adolf Loos par l’intermédiaire de Ludwig von Ficker en juillet 1914, à Vienne. Voir la lettre 167.
— Les dessins : Vraisemblablement des plans destinés aux résidences du prince Leo Sapieha pour lesquelles Loos avait proposé à Engelmann une collaboration.
04.01.1917
Cher Monsieur Engelmann,
Loos n’est pas à Vienne. Il est parti pour le Tyrol le 25 décembre et projetait d’en revenir hier (3.1). Il sera donc probablement ici samedi. Quant à moi, j’en repars samedi soir et ne pourrai donc pas vous voir. — Fritz Zweig m’a rendu visite.
Je retournerai vraisemblablement sous peu au combat. Espérons que les choses se passent bien pour nous tous !
Mes meilleurs vœux à vous et votre famille.
Ludw Wittgenstein
— Loos était parti en vacances à Fulpmes.
— Au moment de cette permission, Wittgenstein venait de terminer sa période de « volontaire d’un an » à l’école d’artillerie d’Olmütz. Il avait été promu au grade d’« aspirant officier » le 1er décembre 1916. Il rejoignit son régiment à Bukowina en Silésie, le 9 janvier 1917.
Wittgenstein, aspirant officier
F.H.R. 5/4, Poste militaire no 286
Monsieur Paul Engelmann
Oberring 6 T, Olmütz, Moravie
[Cachet de la poste 26.01.1917]
Cher Monsieur Engelmann,
Dieu merci, je peux à nouveau travailler ! Dites-moi vite et précisément comment vous allez. Transmettez mes meilleures salutations à tout le monde, sans vous oublier vous-même !
Wittgenstein
Wittgenstein, aspirant officier
F.H.R. 5/4, Poste militaire no 286
Monsieur Paul Engelmann
Oberring 6 T, Olmütz, Moravie
[Cachet de la poste 29.03.1917]
J’aimerais, moi aussi, vous écrire longuement sans tarder. Mes salutations amicales.
L. Wittgenstein
— C’est-à-dire en réponse au mot que Paul Engelmann lui avait envoyé le 03.03.1917 pour lui demander de ses nouvelles et lui annoncer son intention de lui écrire plus longuement.
31.03.1917
Cher Monsieur Engelmann,
Je vous écris aujourd’hui pour deux raisons. Je vous dirai en second la première. La deuxième, c’est que quelqu’un part d’ici pour Olmütz. Et voici la première : j’ai reçu aujourd’hui de Zurich deux livres d’Albert Ehrenstein qui écrivait dans Die Fackel (en une occasion, je l’ai aidé financièrement sans le vouloir). À titre de remerciement, il m’envoie maintenant son Tubutsch et son Der Mensch schreit [L’homme crie]. De la crotte de chien, si je ne me trompe. Et pareille chose m’arrive ici ! Pouvez-vous, s’il vous plaît, m’envoyer, en guise d’antidote, le deuxième tome des poèmes de Goethe, celui qui contient les Épigrammes vénitiens, les Élégies et les Épîtres ! Et aussi les poèmes de Mörike (dans l’édition Reclam). Je travaille raisonnablement bien et voudrais être meilleur et plus intelligent — ces deux choses-là n’en font qu’une. —
Puisse Dieu me secourir ! Je pense souvent à vous, au Sommernachtstraum, au second ballet du Malade imaginaire, ainsi qu’au moment où vous m’avez apporté de la soupe. Mais la responsabilité en incombait autant à Madame votre mère qu’à vous ! Elle non plus, je ne l’oublie pas. Transmettez-lui, s’il vous plaît, mes hommages. — Et rappelez mon bon souvenir à Zweig et à Groag.
L. Wittgenstein
Rappelez mon bon souvenir à M. Lachs.
— Albert Ehrenstein (1886-1950) : Poète lyrique et auteur de contes qui fit partie des artistes aidés par Wittgenstein, par l’intermédaire de Ludwig von Ficker.
— Sommernachtstraum : Le Songe d’une nuit d’été de Mendelssohn.
— Le Malade imaginaire : Engelmann (qui était atteint d’hypocondrie) avait mis en scène cette pièce de Molière pour se « guérir ». Wittgenstein avait assisté à la représentation.
— Peu après son arrivée à Olmütz, Wittgenstein, qui souffrait d’une sérieuse entérite, dut garder le lit. Paul lui apporta de la soupe qu’Ernestine (sa mère) avait préparée, mais il en renversa sur son propre manteau. En le voyant arriver, Wittgenstein lui dit : « Cher ami, vous me couvrez d’attentions. » Et Engelmann de lui répondre : « Je crains surtout de me couvrir moi-même ! »
— M. Lachs : Gustave Lachs, un cousin de Heinrich Groag.
09.04.1917
Cher Monsieur Engelmann,
Mille mercis pour votre lettre amicale et pour les livres. Le poème d’Ulhand est vraiment magnifique. Voici ce qu’il en est : si l’on n’essaie pas d’exprimer l’inexprimable, alors rien ne se perd. Mais l’inexprimable est inexprimablement contenu dans l’exprimé !
Je connais les Variations Händel de Brahms. Étrange ! —
Pour ce qui est de vos sautes d’humeur, il en est ainsi : nous sommes endormis. (Je l’ai dit, une fois, à Groag, et c’est vrai.) Notre vie est comme un rêve. Dans nos meilleurs moments, nous nous éveillons juste assez pour nous rendre compte que nous rêvons. Mais le plus souvent, nous dormons d’un sommeil profond. Je ne parviens pas moi-même à me réveiller. Je m’y efforce, le corps que j’ai en rêve se meut, mais mon véritable corps reste immobile. Il en est hélas ainsi !
Wittgenstein
— Le poème d’Ulhand : « L’aubépine du comte Eberhard » :
Le comte Eberhard avec ses moustaches
Arrive dans la contrée de Würtemberger
Il revient d’un pieux voyage
Sur les rivages de Palestine.
Une journée durant, il chevauche
À travers une fraîche forêt ;
Il s’arrête pour cueillir
Une verte branche d’aubépine.
Il l’accroche avec soin
À son casque de fer,
La porte au combat
Et sur les flots marins.
Quand il rentre chez lui,
Il la met en terre ;
De la douceur du printemps naissent
Quantité de nouvelles pousses
Le comte, fidèle, vient
La revoir chaque année ;
Il se réjouit du courage
Qu’elle met à grandir.
Le Monsieur est maintenant âgé et las ;
La branche est devenue un arbre
Sous lequel le vieillard souvent s’assied
En rêvant profondément.
Cette haute et vaste voûte
L’exhorte par son doux murmure
À revenir à l’ancien temps
Et au pays lointain.
Engelmann avait transcrit ce poème à l’intention de Wittgenstein et l’avait accompagné de ce commentaire : « C’est une merveille d’objectivité. Les autres poèmes, y compris les bons, s’efforcent pour la plupart d’exprimer l’inexprimable (das Unaussprechlichte auszusprechen), ce qui n’est pas recherché dans celui-ci, et c’est précisément en cela qu’il est réussi » (lettre d’Engelmann à Wittgenstein du 09.04.1917).
Dans son Mémoire, Engelmann note aussi que Kraus dit de ce poème qu’il est « si clair que personne ne le comprend ».
[1917 ?]
C. M. E.1,
Pouvez-vous dire, s’il vous plaît, à M. Groag de bien vouloir m’expédier mes manuscrits, en dépit du danger. S’ils se perdent, ce sera la volonté de Dieu ! Vous serait-il aussi possible de m’envoyer une copie du poème que vous avez écrit ? Je n’en ferai pas mauvais usage et le lirai seulement à ma sœur Mining. Je vous en serai vraiment reconnaissant. J’ai été très heureux de vous voir et de parler avec vous. Cette rencontre m’a régénéré. Transmettez, s’il vous plaît, mes hommages à votre chère mère que je vénère.
L. Wittgenstein
— Mes manuscrits : En 1969, Groag dit à B. McGuinness qu’il s’agissait d’une version manuscrite du Tractatus, sur feuilles détachées.
— Minnig : C’est-à-dire Hermine Wittgenstein (1874-1950), l’aînée des enfants Wittgenstein. Elle écrira des Familienerinnerungen [Souvenirs de famille], dans les années 1940. Ludwig lui était profondément lié. Lorsqu’il la sut condamnée, il écrivit : « Les racines dont dépendait ma propre vie sont arrachées. Son intelligence et son talent se manifestaient de bien des façons, non pas de façon directe, comme cela se fait aujourd’hui, mais de façon voilée, comme le doivent les qualités humaines2. »
— Le poème écrit par Engelmann évoque une âme qui suit l’ange de la mort et comparaît devant le juge, lequel l’envoie en enfer pour avoir péché.
Aspirant-officier Wittgenstein
F.H.R. 5/4, Poste militaire no 286
Monsieur Paul Engelmann
Oberring 6 T, Olmütz, Moravie
27.08.[1917 ?]
Je vous remercie pour votre carte. J’avais bien des choses à vous dire, mais je ne parviens à rien écrire. Mon cerveau travaille très dur. Transmettez mes hommages les plus cordiaux à Madame votre mère.
Avec mes salutations les meilleures.
Wittgenstein
04.09.1917
C. M. E.,
Pourriez-vous avoir la bonté de m’envoyer la Bible en petit format, mais lisible. Mon adresse est : F.H.R. 5/4 P[oste] de campagne 286. J’ai bien des choses à vous dire, mais je n’arrive toujours pas à les exprimer.
Puissent les choses aller bien pour vous ! Je pense souvent à vous.
Avec mes salutations les plus cordiales
L. Wittgenstein
Aspirant-officier Wittgenstein
F.H.R. 5/4, Poste militaire no 286
Monsieur Paul Engelmann
Oberring 6 T, Olmütz, Moravie
04.10.1917
Grand merci pour les livres. Avec mes salutations cordiales.
L. Wittgenstein
28.10.1917
C. M. E.,
C’est avec joie que j’ai appris que vous bouleversiez tout à Neuwaldegg. Ma chère mère aussi est dingue de vous — ce que je comprends parfaitement. Je travaille vraiment bien, mais je suis tout de même inquiet. Puissiez-vous rester aussi décent que vous le souhaitez.
L. Wittgenstein
— En fait, Wittgenstein n’aima pas les réaménagements faits par Engelmann à Neuwaldegg. Il le fit savoir à sa sœur Hermine qui le dit à Engelmann, lequel lui écrivit ceci, le 20 décembre 1917 : « J’ai fait de mon mieux, et il n’y avait rien d’inconvenant dans les plans, mais je n’étais cependant pas totalement certain d’avoir trouvé quelque chose de juste. J’attends avec impatience que vous me donniez votre avis, et j’espère qu’il sera possible de faire quelque chose qui vous satisfasse tous. »
16.01.1918
Cher ami,
Tous mes remerciements pour votre lettre du 8 courant. Si seulement je la comprenais ! Mais je ne la comprends pas. Il y a effectivement une différence entre ce que je suis maintenant et ce que j’étais lorsque nous nous rencontrions à Olmütz. Cette différence tient à ce que je suis maintenant un peu plus décent. J’entends seulement par là que je suis maintenant un peu plus lucide sur mon manque de décence. Vous me dites que je n’ai pas la foi, et vous avez parfaitement raison, mais je n’avais pas non plus la foi avant. Il est clair que l’homme qui veut en quelque sorte inventer une machine pour devenir plus décent n’a pas la foi. Mais que dois-je faire ? Pour moi, une chose est claire : je suis bien trop mauvais pour pouvoir spéculer sur moi-même ; ou bien je continuerai à être un salaud, ou bien je m’améliorerai — un point c’est tout ! Là où tout est aussi clair qu’une gifle, il n’y a plus de place pour le bavardage transcendantal !
Il n’est pas impossible que je sois prochainement transféré à Olmütz pour une sélection.
Vous avez certainement raison sur tout.
Pensez à votre
L. Wittgenstein
— Engelmann avait écrit ceci à Wittgenstein, le 08.01.1918 : « Cher Monsieur Wittgenstein, Je lis ceci dans les notes aux Étapes sur le chemin de la vie : “Il [c’est-à-dire Kierkegaard] écrit dans son journal, le 17 mai 1843 : ‘Si j’avais eu la foi, je serais resté à ses côtés. Dieu soit loué et remercié pour m’en avoir fait prendre conscience.’” Cela me rappelle quelque chose3 que je souhaitais vous dire à Vienne. Comme je ne l’ai pas fait alors, je vous le dis maintenant. Au cas où ce que je vais vous dire serait injuste, je vous prie de me pardonner. Il m’a semblé […] que vous n’avez pas la foi. Si je vous le dis, ce n’est aucunement pour vous influencer en quelque sens que ce soit. Mais je vous prie de bien vouloir y penser, en réfléchissant à la phrase que je viens de citer, et je souhaite que vous fassiez ce qui est vraiment le mieux pour vous. Avec les meilleures salutations de votre Paul Engelmann. »
09.04.1918
C. M. E.,
Une grande requête : au moment où j’ai souffert d’entérite à Olmütz, le Dr Hahn m’a prescrit un médicament, le seul qui m’ait jamais été bénéfique. J’ai perdu son ordonnance, mais hélas pas l’entérite ! Pourriez-vous avoir la gentillesse de passer chez le Dr Hahn pour lui demander d’établir une nouvelle ordonnance, si toutefois il parvient à identifier le médicament par sa description externe — car je ne connais pas ses composants ? C’est un liquide trouble, de couleur jaunâtre avec un dépôt blanc, qu’il faut agiter jusqu’à ce qu’il devienne laiteux. Il est d’un goût douceâtre et agréable (deux cuillères à soupe par jour). S’il peut établir l’ordonnance, faites-moi, s’il vous plaît, la faveur de me l’expédier. Mon adresse est : Batt[erie] d’art. Mont., 5/11, Poste militaire 209.
Je pense souvent à vous avec grand plaisir. Transmettez, s’il vous plaît, tous mes hommages à votre mère honorée.
L. Wittgenstein
Carte postale militaire
Sous-lieutenant Wittgenstein
G.A.R. 11/ Batterie. 1, P. m. no 386
Monsieur Paul Engelmann
Oberring 6 T, Olmütz, Moravie
01.06.1918
Vous envoie quelques livres que vous ne méritez pas, étant donné que vous êtes trop paresseux pour répondre à une requête urgente !
Wittgenstein
— On ignore de quels livres il s’agit.
Carte postale Monsieur Paul Engelmann
(représentant Salzbourg) Oberring 6 T, Olmütz, Moravie
14.07.1918
J’irai probablement bientôt à Vienne. Cordiales salutations.
Wittgenstein
Carte postale militaire
Sous-lieutenant Wittgenstein
G.A.R. 11/ 8, P. m. no 390
Monsieur Paul Engelmann
Oberring 6 T, Olmütz, Moravie
09.10.1918
La raison pour laquelle je vous écris, je ne la connais pas moi-même. En partie parce que je m’ennuie, en partie en raison de toutes sortes de choses qui se trouvent en moi, sur lesquelles j’aimerais écrire, sans y parvenir du tout. C’est avec joie que je me souviens du temps que nous avons passé ensemble à Hochreit. Ma vie est en vérité très heureuse ! Excepté aux moments où elle est diablement malheureuse. (Ce n’est pas une plaisanterie !) Jahoda n’a toujours pas daigné me communiquer son verdict. Je l’attends déjà avec impatience.
Wittgenstein
— Wittgenstein acheva le Tractatus l’été 1918, pendant la permission qu’il passa chez son oncle Paul à Hallein, près de Salzbourg. L’ouvrage fut ensuite dactylographié à Vienne et expédié à Jahoda, l’éditeur viennois qui publiait depuis 1901 Die Fackel.
Carte postale militaire
Sous-lieutenant Wittgenstein
G.A.R. 11/8, P-m. no 390
Monsieur Paul Engelmann
Oberring 6 T, Olmütz, Moravie
22.10.1918
C. M. E. — Je n’ai toujours pas reçu de réponse de l’éditeur ! Et j’ai une insurmontable répugnance à lui écrire pour la lui demander. Seul le diable sait ce qu’il fabrique avec mon manuscrit. Peut-être examine-t-il chimiquement ses qualités ! Quand vous serez à Vienne, auriez-vous la grande bonté de passer chez cette damnée canaille pour me transmettre le résultat ! Actuellement, je n’arrive pas à travailler, mais peut-être bien seulement à crever.
Wittgenstein
Sous-lieutenant Wittgenstein Lt
Poste m. no 390, batterie no 8
Monsieur Paul Engelmann
Oberring 6 T, Olmütz, Moravie
25.10.1918
C. M. E.,
J’ai reçu aujourd’hui de Jahoda l’information qu’il ne peut pas publier mon travail. Prétendument pour des raisons techniques. Mais j’aimerais vraiment savoir ce que Kraus en a dit. Si vous aviez l’opportunité de le savoir, j’en serais très heureux. Peut-être Loos sait-il quelque chose. Écrivez-moi.
Wittgenstein
— Kraus : Auteur d’une œuvre considérable, Karl Kraus était surtout connu pour ses satires et ses pamphlets. Il était à Vienne l’éditeur de Die Fackel que Wittgenstein lut un temps.
Ludwig Wittgenstein
Sous-lieutenant, Cassino, Prov. Caserta
M. Paul Engelmann
Oberring 6 T, Olmütz, Olomouc, Moravie, C. S. R.
24.05.1919
Tous mes remerciements pour votre aimable carte du 3 avril et pour votre critique favorable. En ce moment, je traverse intérieurement une période difficile ! J’aurais, moi aussi, bien des choses à dire. — Une requête : pourriez-vous, s’il vous plaît, m’envoyer ici, de façon sûre et rapide, les Grundgesetze [Lois fondamentales] de Frege. Les choses finiront bien par s’arranger d’une manière ou d’une autre. J’espère que tout va bien pour vous.
Mes salutations les plus cordiales
Wittgenstein
— C. S .R. : Le sigle de la première République tchécoslovaque, qui fut créée à la fin de la guerre.
— Critique favorable : Une des sœurs de Wittgenstein avait adressé de la part de son frère une copie du Tractatus à Paul Engelmann, qui l’avait aussitôt lu et avait écrit ceci à Wittgenstein, le 3 avril 1919 : « Je pense que, maintenant, je le comprends dans l’ensemble et qu’à tout le moins, dans mon propre cas, vous avez vraiment atteint votre objectif : écrire un livre qui procure du plaisir. »
Vienne 25.08.1919
Cher Monsieur Engelmann,
Comme vous voyez, je suis ici ! J’aimerais parler avec vous d’une infinité de choses. Je ne me sens pas très bien (du point de vue spirituel). Si vous le pouvez, venez me voir vite. Transmettez, s’il vous plaît, mes hommages les plus cordiaux à Madame votre mère.
À bientôt !
Wittgenstein
— Cette lettre date du jour même où Wittgenstein est revenu de captivité. Il fut officiellement démobilisé le lendemain (le 26 août).
02.09.1919
Cher Monsieur Engelmann,
Grand merci pour votre lettre. Je ne pourrai pas venir prochainement à Olmütz. Je pars demain pour 8 ou 10 jours à Hochreit pour me retrouver, si possible, un peu. Après quoi, je m’engagerai dans une profession. Laquelle ? Essayez donc de deviner avant de venir me voir. — Il y a quelques jours, j’ai rencontré Loos. J’ai été horrifié et écœuré. Il est maintenant devenu impossiblement prétentieux et poseur ! Il m’a donné une brochure où il présente un projet d’« Office des arts » et parle de péché contre le Saint-Esprit. C’en est trop ! J’étais déjà déprimé quand je l’ai vu, et cela m’a achevé. Il y a vraiment beaucoup de choses dont j’aimerais parler avec vous. J’ai donné, il y a une paire de jours, une copie de mon travail à Braumüller en vue d’une publication. Il n’a pas encore décidé s’il le prendra.
Remerciez chaleureusement de ma part, s’il vous plaît, votre mère pour son aimable lettre. Je me réjouis beaucoup de vous revoir bientôt !
Ludwig Wittgenstein
— Dans sa préface aux Idées directrices pour un office de l’art (préface intitulée « L’État et l’art »), Loos affirme qu’un État qui ne reconnaît pas l’artiste véritable se rend coupable d’un péché contre le Saint-Esprit (qu’il identifie à l’Esprit créateur).
— L’éditeur viennois Braumüller avait publié Sexe et caractère de Weininger.
25.09.1919
C. M. E.,
Il y a quelques jours, Max Zweig m’a écrit pour me dire qu’il m’attend prochainement à Olmütz. Il a donc compris l’inverse de ce qui est dit dans la lettre que je vous ai adressée. Peut-être vous aussi ! — Mais je ne peux vraiment pas venir, car je me suis engagé dans une profession (ce n’était pas une plaisanterie). Je ne vous laisserai pas essayer de deviner plus longtemps, puisque c’est déjà fait. Je suis inscrit à l’École de formation des maîtres pour devenir instituteur. Je me retrouve donc de nouveau assis dans une salle de classe, ce qui semble plus amusant que ça ne l’est. En réalité, c’est terriblement difficile pour moi ; je ne parviens plus du tout à me conduire en écolier, et — si drôle que cela paraisse — je ressens par moments une humiliation telle que je pense souvent ne pas parvenir à la supporter ! Un voyage à Olmütz est donc actuellement hors de propos. Mais j’aimerais tant vous voir ! Venez à Vienne, je vous en prie, si vous le pouvez d’une manière ou d’une autre. Écrivez-moi vite. Mon adresse est : III, Untere Viaduktgasse, 9, chez Mme Wonicek. (En fait, tout mon environnement a aussi changé, mais je ne suis pas pour autant devenu plus sensé qu’auparavant.)
L. Wittgenstein
Veuillez transmettre mes hommages à Madame votre mère.
— Peu après son retour de captivité, Wittgenstein quitta la maison familiale de l’Alleegasse pour s’installer d’abord chez Mme Wonicek, puis, fin octobre, chez Mme Sjögren qu’il quitta en mars 1920 pour habiter quelque temps chez son ami Ludwig Hänsel. Après quoi, il s’installa chez M. Zimmerman.
Il se débarrassa aussi de l’intégralité de la fortune considérable qu’il avait héritée de son père au profit de son frère Paul et de ses sœurs Hermine et Helene. Dans ses Souvenirs de famille, Hermine raconte : « Il voulait être absolument certain qu’il n’aurait aucun moyen de posséder encore de l’argent d’une façon ou d’une autre. Il revint à maintes reprises sur ce point, au grand désespoir du notaire chargé de l’opération. »
16.11.191[8]9
C. M. E.,
J’ai reçu votre lettre il y a quelques jours. Merci beaucoup ! Je crois comprendre entièrement votre état. Je me trouve en ce moment, et ce depuis mon retour du camp de prisonniers, dans un état analogue. Je crois que les choses se passent ainsi : nous n’allons pas au but par la voie directe ; nous n’en avons pas — ou, en tout cas, je n’en ai pas — la force. Par contre, nous avançons sur toutes sortes de chemins de traverse, et les choses sont, pour nous, acceptables tant que nous pouvons aller de l’avant. Mais quand un chemin de ce genre s’arrête, nous sommes plantés là, et c’est alors seulement que nous réalisons que nous ne nous trouvons pas du tout là où nous devrions être. — C’est, en tout cas, ainsi que je vois les choses. — J’ai grand besoin de vous voir et de vous parler. Vous verrez à quel point j’ai touché le fond, si je vous dis qu’à plusieurs reprises j’ai songé à m’ôter la vie, non parce que ma malignité me mettait au désespoir, mais pour des motifs purement externes. Il est peu vraisemblable que parler avec vous m’aide d’une certaine façon, mais ce n’est pas impossible.
Venez vite.
Ludwig Wittgenstein
Mon adresse actuelle : XIII, St. Veitgasse 17, chez Mme Sjögren.
Les hommes normaux sont, pour moi, un bienfait et, en même temps, un tourment !
— Votre lettre : La longue lettre du 7 novembre 1919, dans laquelle Engelmann confiait à Wittgenstein qu’il souhaitait le voir, car il n’allait pas bien du tout : il s’était laissé aller, et se rendait compte que même la conscience qu’il avait eue de vivre autrement qu’il ne le fallait l’avait quasiment abandonné.
27.11.1919
C. M. E.,
Étant donné que je suis à l’école chaque matin, et qu’il vaudrait mieux pour vous déjeuner et dîner avec ma mère à l’Alleegasse, je ne vous réserverai pas une chambre à Hietzing, mais dans le IVe arrondissement. Comme je ne sais pas encore où, allez donc directement de la gare chez nous (à l’Alleegasse), où l’on vous donnera plus de précisions. — Dans l’immédiat, j’ajouterai simplement que je me réjouis de vous revoir, et que j’ai des ennuis avec mon livre qui ne me réjouissent aucunement.
Ludwig Wittgenstein
— Hietzing : se trouve dans le XIIIe arrondissement de Vienne où Wittgenstein logeait alors.
— Wittgenstein tentait alors de faire publier le Tractatus par Ludwig von Ficker. Cf. la lettre 187.
N. V. Vegetarisch Hotel-Restaurant « Pomona »
Molenstraat 53, La Haye
15.12.1919
C. M. E.,
Comme vous voyez, je suis ici dans un hôtel qui promeut la vertu ! Je vais très bien. Russell veut faire imprimer mon traité, probablement en allemand et en anglais (il le traduira lui-même et écrira une introduction — ce qui me convient parfaitement). En vérité, je vous écris simplement pour vous dire que j’ai été très heureux d’avoir parlé avec vous. Dommage que ç’ait été si bref ! J’aurais encore bien d’autres choses à discuter avec vous. Ou plutôt je n’en aurais qu’une à discuter plus à fond, parce que je ne m’y reconnais toujours pas. Transmettez mes respects à votre vénérée mère.
Ludwig Wittgenstein
Mes salutations les meilleures
Arvid Sjögren
— Au moment de sa rencontre avec Russell, Wittgenstein avait déjà été informé par Ludwig von Ficker de l’impossibilité dans laquelle il se trouvait de publier le Tractatus. Cf. les lettres 188 et 189.
— Arvid Sjögren : Un ami de Wittgenstein (et fils de sa logeuse d’alors) qui l’avait accompagné en Hollande. Il l’accompagnera aussi plus tard en Norvège (et épousera une fille d’Helene Wittgenstein-Salzer).
29.12.1919
C. M. E.,
De retour de Hollande depuis avant-hier. Ma rencontre avec Russell a été fort réjouissante. Il veut écrire une introduction à mon livre et je lui ai donné mon accord. Je voudrais donc à nouveau essayer de trouver un éditeur. Avec une introduction de Russell, l’ouvrage constituera certainement un risque moindre pour l’éditeur, puisque Russell est très connu. Peut-être pourriez-vous écrire une lettre allant dans ce sens à ce monsieur qui doit me recommander à Reclam. Si je ne parviens pas à trouver un éditeur allemand, Russell fera imprimer le livre en Angleterre. Étant donné qu’il lui faudra, en ce cas, entreprendre toutes sortes de démarches, pouvez-vous, s’il vous plaît, me faire savoir aussi vite que possible si vos tentatives ont quelque chance d’aboutir. — Je suis en ce moment très déprimé. Mes relations avec mes proches se sont curieusement modifiées. Ce qui était en ordre quand nous nous sommes vus est maintenant en désordre, et je suis totalement désespéré. Je prévois d’ailleurs qu’il ne se produira rien de décisif avant bien longtemps. Comme j’aimerais vous revoir bientôt ! Car je tire un certain apaisement de l’activité de mon entendement que votre présence rend possible. — Transmettez mes respects les plus cordiaux à Madame votre mère.
Ludwig Wittgenstein
— Le monsieur dont parle ici Wittgenstein est le Dr Heller de Kiel, auquel Engelmann écrivit dès qu’il reçut cette lettre et qui lui répondit qu’il ne fallait pas demander de paiement de droits.
XIII, St. Veitgasse 17, chez Mme Sjögren
09.01.1920
C. M. E.,
Hier, j’ai reçu une lettre d’un certain M. Victor Lautsch qui se recommande de M. Lachs, de Groag et de vous-même pour me demander de l’aider financièrement. Comme je n’ai pas personnellement d’argent et que je ne le connais pas, je vais lui envoyer une toute petite somme et un peu de linge dont je peux me passer, et je vous saurai gré de m’en dire très vite plus sur ce quémandeur. Peut-être ma sœur Minnig pourrait-elle l’aider. Le plus vite vous me répondrez, le mieux ce sera !
Je me rends soudain compte que je n’ai toujours pas répondu à l’aimable lettre que j’ai récemment reçue de vous. Mais au moment où elle m’est parvenue, j’étais au lit avec une grippe. Je vous parlerai une fois prochaine de vos remarques sur la religion. Elles ne me paraissent pas encore assez claires. Moi aussi, j’ai l’impression d’être plus au clair sur ce sujet aujourd’hui qu’il y a un mois. Mais tout cela doit, je crois, se laisser dire de façon beaucoup plus juste. (Ou pas du tout, ce qui est plus vraisemblable encore.)
Transmettez, je vous prie, mes respects les plus cordiaux à votre révérée Madame votre mère.
Ludwig Wittgenstein
— Vos remarques sur la religion : Dans sa lettre du 31 décembre, Engelmann revenait sur ce qui avait été le sujet principal de leurs discussions, lors de leur rencontre à Vienne. Il écrivait : « Avant le Christ, les hommes ressentaient Dieu (ou aussi bien les dieux) comme quelque chose d’extérieur à eux.
« Depuis le Christ, les hommes (non tous les hommes, mais ceux qui ont appris à connaître à travers lui voient Dieu comme quelque chose se trouvant en eux. On peut dire : à travers le Christ, Dieu est entré dans les hommes.
« La difficulté sur laquelle on bute, pour comprendre cette doctrine non comme une comparaison (Gleichnis), mais comme témoignant d’une réalité se trouvant à l’arrière-plan de la comparaison (car c’est ainsi seulement que la doctrine peut avoir une valeur), tient à ce qu’on ne veut pas se réprésenter le Père devenu homme. Or, à mon sens, il ne s’agit aucunement de cela, mais du fait que le Fils s’est fait homme.
« Le Père est la perfection infinie, la divinité comme idée, laquelle n’est pas une abstraction, mais ce d’où la vie (ou le monde) procèdent.
« Le Fils est la perfection infinie comme réalité vivante dans et à travers le Christ en tant que possibilité présente en tout homme.
« Le Père et le Fils sont un. Ce qui parle par le Christ et ce d’où le monde procède sont une seule et même chose.
« Dans l’homme nommé Jésus, la terre est devenue si proche du ciel qu’en lui Dieu a pu se faire homme et qu’en lui l’homme s’est lui-même fait Dieu.
« Le Christ enseigne aux hommes que la possibilité de s’élever sommeille en chacun, pour autant que Dieu puisse entrer en lui.
« Dieu s’est fait homme à travers le Christ.
« Lucifer voulait se faire Dieu, mais il ne l’était pas.
« Le Christ s’est fait Dieu sans le vouloir.
« Le mal consiste à vouloir le plaisir sans avoir à le gagner.
« Mais lorsqu’on fait ce qui est juste sans vouloir le plaisir, alors le plaisir se transforme en joie. »
26.01.1920
Cher M. Engelmann,
Votre aimable lettre m’a fait beaucoup de bien. Bizarrement, j’ai été, ces derniers jours, dans un état qui m’a moi-même terrifié, et cela n’est toujours pas passé. Je ne vous dirai pas aujourd’hui ce qui m’a mis dans de tels tourments. Mais avoir simplement le sentiment que quelqu’un qui comprend les hommes pense à moi est apaisant. Je n’ai pas encore lu l’histoire du starets Zozime, et je ne crois pas vraiment qu’elle me parlerait en ce moment. — Nous verrons bien ce qu’il adviendra de moi. — Aussitôt après avoir reçu votre avant-dernière lettre, j’ai écrit à Ficker pour le manuscrit et à Russell pour l’introduction. Mais jusqu’ici, je n’ai rien reçu.
Dois-je dès maintenant écrire à Reclam, ou seulement quand je lui enverrai le tout ?
J’espère que les choses vont à peu près bien pour vous.
Avec mes salutations amicales.
Ludwig Wittgenstein
P. S. Je reçois à l’instant une lettre de Ficker (mais toujours pas le manuscrit) qui m’écrit qu’il doit cesser de publier Der Brenner s’il ne veut pas perdre tout ce qu’il possède. Peut-on l’aider ??
L. W.
— Wittgenstein a raturé « qui comprend la vie » et l’a remplacé par « qui comprend les hommes ».
— Dans la lettre à laquelle Wittgenstein répond ici, Engelmann lui disait avoir lu l’histoire du starets Zozime, dans Les Frères Karamazov, et s’être ensuite soudain mis à penser à lui avec inquiétude.
19.02.1920
C. M. E.,
Je ressens une fois encore le besoin de vous écrire. Il y a quelques jours, j’ai appris que je recevrai seulement dans quelques semaines l’introduction de Russell, ce dont j’ai informé Reclam. J’espère qu’entre-temps il ne perdra pas son désir ! Les conditions extérieures dans lesquelles je me trouve en ce moment sont affligeantes, et elles ont un effet de sape sur mon intérieur. Il n’y a rien qui me soutienne. La seule bonne chose est que maintenant je lis souvent des contes de fées aux enfants, à l’école. Ce qui leur plaît et qui m’apporte un certain soulagement.
Mais les choses vont mal par ailleurs pour votre
Ludwig Wittgenstein
24.04.1920
C. M. E.,
Il y a bien longtemps que je n’ai pas eu de nouvelles de vous ! Écrivez-moi donc quelques mots. Ces derniers temps, je me suis vraiment senti mal, et maintenant je redoute aussi que le diable ne m’emporte. Je ne plaisante pas !
L’introduction de Russell à mon livre m’est parvenue, et elle est en train d’être traduite en allemand. C’est un breuvage avec lequel je ne suis pas d’accord, mais comme ce n’est pas moi qui l’ai écrite, cela ne me fait pas grand-chose.
Mon adresse est désormais : III, Rasumofskygasse 24 (chez M. Zimmerman). Mon déménagement est intervenu à la suite d’opérations auxquelles je ne puis penser sans avoir le vertige ! —
Écrivez-moi vite !
Ludwig Wittgenstein
Recommandez-moi chaleureusement, s’il vous plaît, à votre chère mère révérée à laquelle je pense souvent avec gratitude.
— Opérations : En fait, la logeuse de Wittgenstein (et mère de son ami Arvid), Hermine (Mima) Sjögren, s’était éprise de lui.
[Vienne 08.05.1920]
C. M. E.,
Recevez mes remerciements les plus sincères pour votre aimable invitation. Je ne peux pas venir pour la Pentecôte, mais je le ferai certainement après mon examen. J’ai vu Zweig et ai parlé de bien des choses avec lui, comme il vous le dira probablement.
Mon livre ne paraîtra probablement pas, car je n’ai pu me résoudre à le faire imprimer avec l’introduction de Russell qui paraît plus impossible encore dans la traduction que dans l’original. — Sinon, je suis dans une très piètre forme, et j’ai un besoin urgent de discuter avec vous. Mais nous devrons attendre encore un peu.
Transmettez, s’il vous plaît, mes hommages les plus cordiaux à votre mère vénérée. Recevez les meilleures salutations de
Ludwig Wittgenstein
— Mon examen : Celui qui clôturait la formation d’instituteur et pour lequel Wittgenstein reçut son certificat le 7 juillet 1920.
Vienne 30.05.1920
C. M. E.,
Pourquoi n’ai-je plus aucune nouvelle de vous ? ! (Vraisemblablement, parce que vous ne m’écrivez pas.) Je souhaiterais, une fois encore, m’épancher. Ces derniers temps, je me suis senti misérable au plus haut point. Ce n’est naturellement qu’en raison de ma bassesse et de ma malignité. Je n’ai cessé de penser à m’ôter la vie, et cette pensée me hante encore quelquefois. J’ai entièrement sombré. Puissiez-vous n’être jamais dans un tel état ! Serai-je jamais capable de remonter à la surface ? Nous verrons bien. — Reclam n’accepte pas mon livre. Maintenant, cela m’est égal, ce qui est une bonne chose.
Écrivez-moi vite.
Ludwig Wittgenstein
21.06.1920
C. M. E.,
Merci beaucoup pour votre aimable lettre. Elle m’a fait grand plaisir et donc aussi peut-être aidé un peu, bien que je sois en deçà de toute aide extérieure. — En fait, je suis dans un état dans lequel je me suis souvent trouvé auparavant et qui m’effraie. C’est l’état où l’on est dans l’incapacité de surmonter un fait déterminé. Cet état est pitoyable, je le sais. Et je ne vois qu’un moyen d’en sortir. C’est évidemment de venir à bout de ce fait. C’est comme lorsque quelqu’un qui ne sait pas nager tombe à l’eau, bat des mains et des pieds, et se sent incapable de se maintenir en surface. Telle est aujourd’hui ma situation. Je sais que le suicide est toujours quelque chose de sale. Nul ne peut en effet vouloir sa propre destruction, et quiconque s’est représenté concrètement l’acte du suicide sait que se suicider, c’est se prendre par surprise. Et il n’y a rien de pire que d’être contraint de se prendre par surprise.
Évidemment, tout cela tient à ce que je n’ai pas la foi.
Mais nous verrons bien ! —
Pouvez-vous, s’il vous plaît, remercier en mon nom votre honorée mère pour sa gentille lettre. Je viendrai vraisemblablement à Olmütz, mais je ne sais pas encore quand. Espérons que ce soit prochainement.
Ludwig Wittgenstein
— Votre aimable lettre : Une longue lettre datée du 19 juin où Engelmann dit d’abord à son ami qu’il n’essaiera pas de lui faire la morale (car « faire la morale à autrui est chose répugnante »). Après quoi, il lui parle de ses propres difficultés à exister et des bienfaits qu’a eus, sur son état et ses plans d’avenir, la retraite d’une semaine qu’il vient de faire dans un petit village pour passer en revue les événements de sa vie et se demander comment il aurait dû se conduire. Et il lui explique aussi que le suicide, bien qu’il semble relever de motifs nobles, n’en constitue pas moins une erreur totale.
19.07.1920
C. M. E.,
J’ai manqué à ma parole. Je ne viendrai pas vous voir — pour l’instant du moins. — Mon plan de départ, pour les vacances, était d’aller d’abord à Olmütz, puis à Hochreit. Mais, plus le moment du départ approchait, plus j’étais frappé d’horreur à l’idée de passer ainsi mon temps. (Car même parler avec vous — si plaisant que ce soit pour moi — ne serait qu’un passe-temps, du fait de la situation intérieure incertaine qui est actuellement la mienne.) J’aspirais à un quelconque travail régulier, qui est — si je ne me trompe — dans mon état actuel ce qui m’est le plus supportable. Il semble que j’en ai trouvé un : j’ai été embauché, pour la durée des vacances, comme aide-jardinier au monastère de Klosterneuburg. Je n’irai donc ni à Olmütz ni à Hochreit. Mon adresse est la même : Rasumofskygasse, etc. Je vous écrirai à nouveau.
Je vous prie de m’excuser auprès de Madame votre honorée mère.
Votre
Ludwig Wittgenstein
20.08.1920
C. M. E. — Il y a très longtemps que je n’ai pas eu la moindre nouvelle de vous. Envoyez-moi un mot pour me dire comment vous allez, etc. ! Mon séjour à Klosterneuburg tire maintenant sur la fin ; dans trois jours, je reviendrai à Vienne pour y attendre mon poste. Jardiner était certainement la chose la plus raisonnable que je pouvais faire pendant ces vacances. Le soir, une fois le travail terminé, je suis fatigué et je ne me sens pas malheureux. Naturellement, j’ai peur pour ma vie à venir. Il faudrait que tous les diables s’en mêlent pour qu’elle ne soit pas très malheureuse, ou même impossible. —— J’ignore l’humeur dans laquelle vous vous trouvez, mais comme une éclaircie ne fait jamais de mal, je vous envoie une coupure de journal. Peut-être n’ai-je jamais rien lu d’aussi incroyable ! Conservez-la, ou retournez-moi-la, mais ne la jetez pas. Est-il pensable que vous veniez de nouveau une fois à Vienne ? Ce serait vraiment une excellente chose. — Transmettez, s’il vous plaît, mes salutations affectueuses à Madame votre mère révérée, et écrivez bientôt — faites-le vraiment ! — à votre
Ludwig Wittgenstein
P. S. Ma sœur Minnig est inquiète de n’avoir pas reçu de réponse à la lettre qu’elle vous a adressée. Mais elle n’est pas fâchée !
— Une coupure de journal : Un article intitulé « Eine Schule der Weisheit [Une école de sagesse] » paru dans la Neue Freie Presse du 20 août 1920 : « Le comte Hermann Keyserling, auteur du Journal de voyage d’un philosophe, soutient, dans son nouveau livre, Ce dont nous avons besoin — ce que je veux, que c’est la sagesse, et non le seul savoir, qui peut nous sauver, et il montre qu’à cette fin il faut reconnaître que la sagesse est un refuge possédant autant de valeur que l’Église et l’Université. L’importance de son idée et l’impérieuse nécessité de la concrétiser ont été immédiatement reconnues. Pour en prendre acte, les tenants de la philosophie de Keyserling ont constitué une société pour la libre philosophie. L’entreprise a été soutenue du point de vue économique par le grand-duc Ernst Ludwig von Hessen qui l’a aidée par sa fondation renommée en mettant à sa disposition des salles de réunion. Elle a également été soutenue par d’autres fondations. Le comte Keyserling est donc en mesure de développer un enseignement libre dans l’école de la sagesse qu’il a créée et qu’il dirige et d’atteindre ses objectifs : les retrouvailles entre l’esprit et l’âme, l’imprégnation réciproque du contenu et de la forme de la vie, la diffusion, en Allemagne, d’une éducation de portée mondiale. Mais l’école de la sagesse n’a pas de programme, car elle ne repose pas sur un “pouvoir”, mais sur l’“être”. Elle veut être au service de l’accomplissement des hommes. Et comme l’éducation des éducateurs est de nos jours le problème le plus sérieux, elle invitera des dirigeants talentueux à venir vivre un certain temps avec le comte Keyserling et à échanger leurs idées avec lui. »
Dans la lettre où il accuse réception de cet article, Engelmann le dit « plus horrible que ridicule ».
Trattenbach 11.10.1920
Cher Monsieur Engelmann,
L’étrange format de ce papier à lettres s’explique par le fait que j’ai d’abord voulu écrire à quelqu’un d’autre et que j’ai ensuite supprimé la partie où le début de ma lettre était écrit. Mais la raison pour laquelle j’ai tracé des lignes au lieu d’écrire sur celles qui sont imprimées, vous ne vous l’expliquerez pas, même si vous y réfléchissez cent ans ! Avec ce liminaire, je viens de noircir presque une demi-page que j’aurais pu aussi bien supprimer.
Me voici finalement devenu instituteur dans un beau petit village qui a pour nom Trattenbach (près de Kirchberg am Wechsel, en Basse-Autriche). Le travail que je fais à l’école me rend heureux, et il m’est sacrément nécessaire, car sinon tous les diables s’empareraient de moi. J’aimerais énormément vous voir et parler avec vous !!!!! Bien des choses se sont passées ; j’ai accompli plusieurs opérations qui étaient très douloureuses, mais qui se sont bien terminées. Il me manque, certes, quelques membres ici ou là, mais mieux vaut en avoir quelques-uns en moins, et que ceux qui restent soient sains. Hier j’ai lu Nathan dem Weisen [Nathan le Sage] que je trouve merveilleux. Il me semble que vous ne l’aimez guère. — Ne pourriez-vous pas éventuellement venir jusqu’à Vienne pour Noël ?? Réfléchissez-y ! Et écrivez-moi vite pour me dire comment vous allez. Transmettez de nombreuses fois mes hommages à Madame votre vénérée mère à laquelle je pense bien souvent et avec beaucoup de gratitude.
Ludwig Wittgenstein
— Nathan le Sage : Une pièce de Lessing écrite en 1779.
31.10.1920
C. M. E.,
Faites-moi, s’il vous plaît, une grande faveur ! Ayez l’amabilité de m’envoyer EN EXPRESS ET EN RECOMMANDÉ les deux volumes des Grundgesetze der Arithmetik [Lois fondamentales de l’arithmétique] de Frege, à l’adresse suivante : Mademoiselle Anna Knaur, chez Faber, Heinrichsthal, près de Lettowitz, Moravie. Cette dame ne va pas se mettre à l’étude de la logique, et elle m’apportera l’ouvrage sans l’avoir lu. Étant donné qu’elle part le 10, l’affaire est très urgente. Si vous venez pour Noël, vous pourrez récupérer le Frege. D’ici là : un grand merci ! Je me réjouis à l’idée de parler avec vous ; j’en ai grand besoin.
Ludwig Wittgenstein
— Mademoiselle Anna Knaur : Une amie de deux des sœurs de Wittgenstein, Helene et Margaret.
02.01.1921
C. M. E.,
Merci beaucoup pour votre lettre. J’ai regretté de ne pas vous voir à Noël. Que vous ayez voulu vous soustraire à moi m’est apparu plutôt comique pour la raison suivante : je suis entièrement mort moralement depuis plus d’un an ! Vous pouvez donc aussi juger par vous-même si je vais ou non bien. Je suis un de ces cas qui ne sont peut-être pas si rares aujourd’hui : j’avais une tâche à accomplir, je ne l’ai pas accomplie, et maintenant, je touche le fond du fond. J’aurais dû faire quelque chose de bien de ma vie et devenir une étoile dans le ciel. Au lieu de quoi, je suis resté rivé à la terre, et maintenant je m’étiole peu à peu. Ma vie n’a vraiment plus aucun sens, elle ne consiste plus qu’en des épisodes futiles. Mon entourage ne le remarque certainement pas, et il ne le comprendrait pas non plus. Mais moi je sais que quelque chose d’essentiel me fait défaut.
Si vous ne comprenez pas ce que je vous écris là, soyez-en heureux. ———
Au revoir
Ludwig Wittgenstein
07.02.1921
C. M. E.,
Je suis actuellement incapable d’analyser mon état dans une lettre. Je crois — d’ailleurs — que vous ne le comprenez pas entièrement. Par-dessus tout, je suis dans un piètre état physique, et il n’y a aucun espoir que cela s’améliore prochainement. Une visite de vous dans un proche avenir n’est donc pas souhaitable pour moi. Je crains qu’en ce moment nous ne puissions rien entreprendre de bon l’un avec l’autre. Reportons aux vacances d’été. (Si vous en avez alors l’envie.)
Peut-être ne serons-nous plus alors en vie !
Ludwig Wittgenstein
25.04.1921
C. M. E.,
Quelques lignes seulement, car je ne suis pas bien physiquement. Peut-être cela nous ferait-il du bien de nous revoir. Ce ne serait pas au début mais à la fin des vacances d’été, disons début septembre. Les choses ne se passent pas aussi mal — intérieurement — pour moi que la dernière fois que je vous ai écrit. Encore que ça n’aille pas très fort ; en vérité, je vais fondamentalement mal. Pour l’instant, je ne puis en écrire davantage. J’attends que nous nous revoyions en septembre. D’ici là, que Dieu nous aide !
Ludwig Wittgenstein
[Skjølden i Sogn, Norvège
(chez M. Drægni)]
05.08.1921
C. M. E.,
Je suis à nouveau à Skjølden, où j’avais déjà passé un an, avant la guerre. Le livre que vous m’aviez promis n’est pas arrivé à temps. (Si seulement vous m’aviez dit ce dont il s’agissait.) Je serai de retour dans les premiers jours de septembre et je resterai à Vienne jusqu’à la rentrée des classes. Pourrez-vous venir à Vienne à ce moment-là ? Ce serait vraiment magnifique ! Il y a certainement bien des sujets de discussion qui se sont accumulés. J’y pense soudain : Ficker continue à m’envoyer Der Brenner, et je ne cesse de vouloir lui écrire de cesser de le faire, car je tiens Der Brenner pour un non-sens (un journal chrétien est une imposture [Schmockerei]) — mais je ne trouve jamais le temps de lui écrire pour résilier mon abonnement, car je ne suis pas assez calme pour lui expliquer la chose longuement. Vous en déduirez dans quel état je me trouve.
Ludwig Wittgenstein
Arvid Sjögren qui est venu ici avec moi vous salue.
— Wittgenstein avait séjourné pour la première fois à Skjølden de la mi-octobre 1913 jusqu’à fin juin 1914.
— Le livre que vous m’aviez promis : L’ouvrage de Rabindranath Tagore intitulé Le Roi de la chambre obscure. Engelmann, sur lequel il avait produit une forte impression, l’avait effectivement fait envoyer à Wittgenstein.
— Schmockerei (ici traduit par « imposture ») est un terme typiquement viennois, fréquemment employé par Kraus dans ses polémiques (notamment contre les juifs).
09.09.1921
C. M. E.,
Votre carte, reçue hier, m’a quelque peu mis en colère. Nous ne pourrons naturellement plus nous voir, puisque je pars pour Trattenbach le 13. Vous auriez tout de même dû savoir qu’il ne vous était pas nécessaire de prendre contact avec vos connaissances pour vous loger à Vienne, puisque vous pouvez à tout moment descendre chez ma mère ! Et vous auriez aussi pu vous dire qu’il ne fallait vraiment pas tarder, puisque mes classes reprennent à la mi-septembre. Peut-être, si nous ne sommes pas de nouveau retenus par je ne sais quelles futilités stupides, pourrons-nous nous voir à Noël. Je suis désolé que ce n’ait pas été possible cette fois.
Ludwig Wittgenstein
23.10.1921
C. M. E.,
Je souhaite vous écrire quelques mots, car je viens de lire le König der dunklen Kammer [Le roi de la chambre obscure]. La pièce ne m’a pas fait une profonde impression, bien qu’une grande sagesse s’y manifeste — ou peut-être précisément pour cela. Elle ne m’a pas bouleversé (mais peut-être est-ce ma faute). Il m’a semblé que toute cette sagesse sortait d’une chambre froide ; je ne serais pas surpris d’apprendre qu’il [Tagore] n’a pas vraiment lui-même ressenti tout cela, mais qu’il le tient de seconde main (un peu comme bon nombre d’entre nous, en ce qui concerne la sagesse chrétienne). Il se pourrait que je ne comprenne pas son ton, mais il ne me paraît pas être celui d’un homme saisi par la vérité. (COMME, PAR EXEMPLE, LE TON D’IBSEN.) Mais il est aussi possible que la traduction soit un obstacle que je ne parviens pas à franchir. J’ai lu le livre d’un bout à l’autre avec intérêt, mais sans parvenir à vraiment accrocher. Ce qui ne me semble pas être bon signe. Le sujet aurait dû m’accrocher. À moins que je ne sois devenu si amorphe que plus rien ne me touche ? — C’est aussi une possibilité. — Je n’ai vraiment pas eu un instant le sentiment d’être en présence du déroulement d’un drame, et je n’ai compris l’allégorie que de façon abstraite. Écrivez-moi donc ce que vous en pensez, vous. Ce sera un peu plus intelligent que ce que je dis là. Ce qui n’aura rien d’étonnant ! — Ici, rien n’a changé. Je suis toujours aussi stupide et indécent. Rien ne germe en moi qui soit le signe d’un avenir meilleur. Peut-être faudrait-il qu’un coup venu de l’extérieur anéantisse entièrement mon cadavre pour qu’il revive à nouveau. Transmettez mes hommages à Madame votre chère mère.
Ludwig Wittgenstein
— Bien que sa première réaction à la lecture du Roi de la chambre obscure de Rabindranath Tagore ait été plutôt négative, Wittgenstein a par la suite pensé du bien de cet ouvrage. Il l’a même offert à sa sœur. Et il confia, vraisemblablement en novembre 1921, à son ami Ludwig Hänsel : « J’ai relu Tagore avec bien du plaisir, cette fois ! Maintenant, je crois qu’il est vraiment grand. » En 1927-1929, à l’occasion de ses rencontres avec Schlick et deux ou trois autres personnes, il lui arriva souvent de refuser de débattre de questions philosophiques et de lire de la poésie, plus particulièrement des poèmes de Tagore.
— Ibsen : Ivar Oxaal rapporte que dès l’âge de treize ans Wittgenstein avait lu dans la Neue Freier Presse la description donnée par Ibsen de la Norvège ; et K. E. Tranoy (un Norvégien qui fit ses études à Cambridge) raconte que la pièce d’Ibsen, Brand, avait fait une forte impression sur lui.
Carte postale [Cachet de la poste 05.08.1922]
C. M. E.,
Vous n’avez pas la moindre raison d’avoir mauvaise conscience et je n’ai naturellement jamais envisagé les choses sous cet angle. Le travail a déjà été imprimé une fois dans les Annalen der Naturphilosophie d’Ostwald (no 14). Mais je considère cette édition comme une édition pirate : elle est truffée d’erreurs ! Dans les prochaines semaines, la chose paraîtra à Londres, à la fois en allemand et en anglais. Si cela m’est possible, je vous en enverrai un exemplaire, si toutefois cela vous amuse. Je serai très heureux de vous revoir cet été et de discuter de quantité de choses avec vous. La période que vous m’indiquez me convient parfaitement.
L. Wittgenstein
— Cette lettre est une réponse à la lettre du 9 mars d’Engelmann dans laquelle celui-ci accusait très tardivement réception du cadeau que venait de lui faire Wittgenstein : la dactylographie du Tractatus qui avait servi à l’édition Ostwald — cadeau qu’il avait accompagné de cette dédicace : « À Monsieur Paul Engelmann, avec mes sentiments amicaux, L. W. » Dans cette lettre, Engelmann lui disait aussi que la dactylographie comportait bien des fautes, et qu’il était en train de les corriger sur la copie qu’il en avait fait faire (cette dactylographie est celle qui est aujourd’hui connue sous le nom de « dactylographie Engelmann »).
[Innsbruck] 10.08.1922
C. M. E.,
J’aimerais simplement vous rappeler que nous sommes convenus que vous me rendrez visite à Vienne en août. Il y a quelques jours, je vous ai envoyé un télégramme pour vous demander de ne pas venir avant le 12, étant donné que je ne peux être à Vienne plus tôt, puisque j’ai un rendez-vous à Innsbruck avec l’une de mes connaissances anglaises, Russell, qui vient spécialement pour me voir — si bien que je ne puis remettre cette rencontre.
Mais maintenant, c’est-à-dire à partir de demain (je suis aujourd’hui encore à Innsbruck), je ne bougerai pas de Vienne et resterai à votre disposition, en espérant que vous en ferez vraiment usage. Ici, j’ai également rendu visite à Ficker qui — pour employer un de ses termes préférés — est une personne fort douteuse (fragwürdiger). Je veux dire que je ne sais pas exactement dans quelle mesure il est authentique et dans quelle mesure c’est un charlatan. Mais en quoi cela me regarde-t-il ! J’espère donc vivement vous voir en août. À ma grande honte, je dois confesser que le nombre de personnes avec qui je peux parler ne cesse de diminuer. Mais à vous, j’aurais encore, je crois, bien des choses à dire.
Ludw Wittgenstein
Carte postale [Cachet de la poste 17.08.1922]
C. M. E.,
Merci beaucoup pour votre carte. Que vous veniez à Vienne entre le 20 et le 25 me convient parfaitement. Mais faites-le vraiment !!
Au revoir
L. Wittgenstein
Carte postale [Cachet de la poste 24.08.1922]
C. M. E.,
Si vous venez à Vienne, ce que j’espère toujours puisque vous me l’avez promis, venez, s’il vous plaît, avant le 1er.9, date à laquelle je pars pour Hochreit. Et là-haut, je ne pourrais pas profiter de vous. Ou bien venez entre le 8 et le 13 septembre, moment où je serai de nouveau à Vienne. Il est regrettable que l’on puisse si peu compter sur vous et qu’en dépit de cent arrangements les choses restent aussi incertaines que d’ordinaire.
L. Wittgenstein
14.09.1922
Cher Monsieur Engelmann,
Excusez-moi de ne vous envoyer l’argent qu’aujourd’hui. C’est une pure négligence de ma part qu’il ne vous soit pas parvenu plus tôt.
Votre venue à Vienne a été, pour moi, très agréable. L’idée que nous avons évoquée de prendre un vol pour la Russie me trotte toujours dans la tête, et cela d’autant plus que je me suis rendu, il y a quelques jours, à l’endroit où je dois aller enseigner (Hassbach, près de Neunkirchen, en Basse-Autriche), et que mon nouvel environnement (instituteurs, curés, etc.) m’a fait une impression très désagréable. Seul Dieu sait comment les choses se passeront !?! Il n’est pas du tout composé d’êtres humains, mais de larves (unmenschen) répugnantes. Écrivez-moi vite là-bas, dites-moi vos pensées, etc.
Avec les salutations de
Ludw Wittgenstein
— Dans cette lettre, Wittgenstein mentionne pour la première fois l’idée d’aller en Russie ; il s’y rendra l’été 1935.
[Non daté, après le 15.11.1924]
C. M. E.,
Je vous envoie les coupures de journal dont je vous avais précédemment parlé. Je viens de les retrouver et j’ai été à nouveau étonné en les relisant. Pour diverses raisons externes — peut-être aussi pour des raisons internes —, je vais mieux que l’été passé. Conservez ces coupures !
L. Wittgenstein
— Les coupures de journal : Ces coupures proviennent de l’Arbeiter Zeitung (organe de la social-démocratie germano-autrichienne) du mercredi 12 novembre et du samedi 15 novembre 1924. Elles parlent de prix littéraires attribués à des travailleurs écrivant des poèmes.
24.02.1925
C. M. E.,
Tous mes remerciements pour votre lettre. J’ai parfois pensé à vous, sans pouvoir me décider à vous écrire, car j’avais l’impression qu’entre nous le lien était, d’une certaine façon, rompu. Vous n’êtes certainement pas décent, mais vous l’êtes bien, bien plus que moi. Mais je ne veux pas parler de moi. —
Je ne me sens pas bien du tout, non pas parce que ma pourriture me perturbe, mais parce que je suis immergé dans de la pourriture. Les hommes, ou plutôt les monstres parmi lesquels je vis, me font énormément souffrir. En un mot, tout est comme à l’accoutumée ! Que vous vouliez aller en Palestine est ce qui, dans votre lettre, me réjouit et me remplit d’espoir. Peut-être est-ce la bonne chose à faire, et cela pourrait-il avoir un effet sur votre âme. Il se pourrait que je souhaite me joindre à vous. M’emmèneriez-vous ? En tout cas, j’aimerais avoir une longue conversation avec vous. Je dois vous parler de bien des choses qui m’importent, et dont je considère qu’il importe non de bavarder, mais de parler vraiment. Vous me feriez donc une faveur en venant à Vienne à Pâques, si possible.
Recevez les salutations de votre
Ludw Wittgenstein
Mon adresse est actuellement : Otterthal, Poste de Kirchberg am Wechsel, Basse-Autriche.
[Cachet de la poste Lewes, 19.08.1925]
C. M. E.,
Il n’y a rien que j’aie à vous pardonner. Ce que vous m’avez dit était vrai pour l’essentiel (même si certaines choses étaient peut-être superflues), et ce n’est que dans notre dernier échange que vous ne m’avez pas compris. Mais comment pourrais-je espérer que vous me compreniez, puisque c’est à peine si je me comprends moi-même ! Vous voir était une excellente chose qui m’a donné quelques bonnes heures. Je suis en ce moment en Angleterre, chez Keynes, mais tout aussi éloigné d’y voir clair que d’ordinaire. Je ne suis pas sûr de pouvoir vous rendre visite à Olmütz. Je vous écrirai prochainement à ce sujet. Vous savez tout ce que nos rencontres m’apportent. Je sais que la richesse de l’esprit (Geistreichtum) n’est pas la même chose que le bien, mais j’aimerais pouvoir mourir dans un instant de richesse d’esprit.
L. Wittgenstein
— Il n’y a rien que j’aie à vous pardonner… : Allusion à la rencontre souhaitée par Wittgenstein dans la lettre 243, qui eut effectivement lieu à Pâques, et à l’occasion de laquelle apparurent des désaccords.
[Cachet de la poste Otterthal, 09.09.1925]
C. M. E.,
Tous mes remerciements pour vos deux lettres que je viens tout juste de recevoir ici. Ce qui vous montre que je fais une nouvelle tentative ! J’ai été dans l’impossibilité de venir à Olmütz, malgré le grand désir que j’en avais. De toute façon, cela n’aurait eu aucune valeur du point de vue pratique. Au besoin, je partirai pour l’Angleterre. Mais je ne peux en dire plus pour le moment, car je n’ai pas encore tranché les questions les plus importantes.
Wittgenstein
— Vos deux lettres : Engelmann avait essayé, avec l’aide de Groag, de trouver un travail à Wittgenstein à Olmütz.
[Après le 25.11.1925]
C. M. E.,
Je serai ravi de vous voir à Vienne pour Noël. Construire une demeure m’intéresserait beaucoup. Je serai à Vienne du 24.12 au 2.1.
L. Wittgenstein
J’aurai aussi toutes sortes de sujets personnels à discuter. Nous verrons si nous pouvons nous comprendre cette fois.
— Il s’agit évidemment de la construction de la résidence viennoise de Margaret Wittgenstein-Stonborough que celle-ci avait confiée à Engelmann.
Trinity College, Cambridge
21.06.1937
Cher Monsieur Engelmann,
Merci pour votre gentille lettre. Ce que vous me dites ne peut pas altérer l’impression de fond que j’ai de votre personne, et rien de ce que j’ai sondé en vous (in Ihr Wesen) ne pourrait faire que je regrette de vous avoir envoyé cette confession. Lors d’un séjour récent à Vienne, j’ai voulu parler de vive voix à votre frère de la chose (c’est-à-dire du contenu de ce que je vous ai écrit), mais je n’y suis pas parvenu. Pour je ne sais trop quelle raison, je répugne à lui envoyer la lettre, bien que ce qui y est dit ne doive évidemment pas lui rester caché. Je l’ai vu (votre frère), je l’ai informé de l’existence de la lettre, et je lui ai aussi dit que je le recontacterai pour lui en communiquer le contenu, mais j’ai remis à plus tard, et je n’y ai ensuite plus pensé. Peut-être s’agissait-il d’une procrastination freudienne ! Je fais en ce moment un court séjour en Angleterre et je partirai probablement ensuite en Russie. Dieu sait ce qu’il adviendra de moi. Je pense à vous affectueusement. Que les choses puissent aller bien pour vous, d’une façon ou d’une autre !!! Merci pour tout ce que vous dites dans votre lettre.
Ludwig Wittgenstein
J’envoie ma lettre à Vienne afin qu’on vous la transmette.
— À la fin de 1936 et au début de 1937, Wittgenstein fit une série de confessions à différentes personnes : outre Engelmann et sa famille : G. E. Moore (voir supra la lettre 110) ; George Thomson, avec qui il discutait politique, dans les années 1930 (voir infra les lettres 530 et 531) ; Francis Skinner, son compagnon ; Rowland Hutt, un ami de Skinner ; P. Sraffa ; Fania Pascal, son professeur de russe ; Ludwig Hänsel ; Maurice O’C. Drury. On sait par F. Pascal et R. Hutt que la plupart de ces confessions portaient sur les mensonges qu’il avait faits sur sa judéité, sur les coups qu’il avait donnés à certains de ses élèves lorsqu’il était instituteur, sur le fait qu’il n’avait eu de rapports sexuels avec aucune femme, etc.
— Cette lettre est la dernière qui a été retrouvée de la correspondance entre les deux amis. Mais on sait qu’en 1947 Paul Engelmann écrivit au frère de Wittgenstein pour lui demander l’adresse de Ludwig.