4 Rose Crescent, Cambridge
Mardi, 1 heure du matin
16.06.1912
Cher M. Russell,
J’ai grande envie de vous écrire, mais je n’ai que fort peu de choses à dire. Je viens de lire une partie des Principia Ethica de Moore. Ne soyez pas choqué, mais je ne les aime pas du tout. (Et cela, remarquez-le, indépendamment du fait que je suis en désaccord sur presque tout.) Je ne crois pas — et suis même sûr — que ce texte soit comparable aux œuvres de Frege ou aux vôtres, sauf peut-être à quelques-uns de vos Philosophical Essays. Moore ne cesse de se répéter ; ce qu’il dit en trois pages pourrait, à mon sens, l’être aisément en une demi-page. Des énoncés obscurs ne s’éclairent nullement du fait d’être répétés !! — Le concert du 7 juin était absolument magnifique ! J’aurais voulu que vous l’entendiez. Il va sans dire que vous me manquez horriblement et que j’aimerais savoir comment vous allez.
Ludwig Wittgenstein
P. S. Ma logique tout entière est dans le creuset.
— Philosophical Essays : La première édition de ce recueil (1910) contenait plusieurs conférences de Russell « concernant des questions éthiques » (« Les éléments de l’éthique », « Le culte de l’homme libre », etc.).
— Concert du 7 juin : Le concert donné par la société musicale de l’université de Cambridge. Une certaine Mlle Harrison s’y produisit dans le concerto pour violon de Beethoven. Cette lettre a probablement été écrite le mardi suivant le concert, c’est-à-dire le 11 juin.
Cambridge 22.06.1912
Cher Russell,
Il y a quelques événements agréables dans la vie, par exemple recevoir une lettre de vous (merci beaucoup). Mais beaucoup moins agréable fut cet autre événement : j’ai eu une discussion avec Myers sur les relations entre la logique et la psychologie. J’ai été très franc avec lui, et je suis sûr qu’il me prend pour le démon le plus arrogant qui ait jamais existé. J’ai failli rendre folle la pauvre Mme Myers, qui était présente. En tout cas, je crois qu’après cette discussion Myers est un peu moins confus qu’il ne l’était. — Dès que j’ai du temps libre, je lis les Varieties of Religious Experience de James. Ce livre me fait énormément de bien. Je ne veux pas dire que je vais bientôt devenir un saint, mais je crois qu’il m’améliore un peu, dans un sens où j’aimerais considérablement m’améliorer. Je pense en effet qu’il m’aide à me débarrasser de la Sorge (au sens dans lequel Goethe emploie le terme dans la seconde partie de son Faust). La Logique est toujours dans le creuset, mais une chose devient de plus en plus claire pour moi : les propositions de la Logique contiennent SEULEMENT des variables APPARENTES, et quelle que soit en définitive l’explication correcte de ces variables, la conséquence doit être qu’il N’y a PAS de constantes logiques.
La Logique doit se révéler être d’un genre TOTALEMENT différent de toutes les autres sciences.
Les poèmes que vous m’avez envoyés sont splendides ! VENEZ à Cambridge bientôt !
Ludwig Wittgenstein
Je reste ici jusqu’au 20 juillet.
— Myers : Charles Samuel Myers (1873-1946) enseignait la psychologie à Cambridge, où il fonda le laboratoire de psychologie en 1912. L’un de ses intérêts principaux était la psychologie de la musique, domaine dans lequel Wittgenstein fit des recherches expérimentales au moment où il était étudiant à Cambridge. Dans une lettre à lady Ottoline Morrell, Russell rapporte que, lors de l’ouverture du laboratoire en mai 1913, Wittgenstein avait présenté un appareil destiné à l’investigation psychologique du rythme. Cf. « A Portrait of Wittgenstein as a Young Man », tiré du Journal (1912-1914) de D. H. Pinsent, p. 3 passim.
— Poèmes : Peut-être des poèmes de Russell lui-même, qui, en avril et mai 1912, en avait écrit plusieurs qu’il avait montrés à lady Ottoline.
01.07.1912
Cher Russell,
Merci beaucoup pour votre aimable lettre.
Me croirez-vous devenu fou si je fais la suggestion suivante ? Le symbole (x).φx n’est pas un symbole complet ; il n’a de sens que dans une inférence du type : de φ x ⊃ xѱ x. φ (a) suit ѱ a. Ou, plus généralement : de (x) ⊃ φ x. εo (a) suit φ (a). Je suis — bien sûr — très incertain sur ce point, mais quelque chose de ce genre pourrait bien être vrai. Je regrette de ne pas pouvoir consacrer tout le temps que je voudrais à y réfléchir en raison d’une conférence totalement absurde sur les rythmes que je dois rédiger pour la séance du laboratoire de psychologie du 13. — Je viens d’apprendre que l’une de mes sœurs me rendra visite le 6. Verriez-vous une objection à ce que je vous la présente ? Il faut qu’elle voie tout ce qui mérite d’être vu !
Ludwig Wittgenstein
— Conférence […] sur les rythmes : Probablement sur la différence entre rythme perçu et rythme réel, cf. B. McGuinness, Young Ludwig, p. 125-128.
— Une de mes sœurs : La sœur aînée de Wittgenstein, Hermine, qui mentionne une rencontre avec Russell dans ses souvenirs de famille (cf. R. Rhees, Ludwig Wittgenstein, Personal Recollections, p. 3 et 15).
Hochreit, Post Hohenberg, Basse-Autriche
[Été 1912]
Cher Russell,
L’adresse ci-dessus et ce papier à lettres parfaitement terrestre vous montreront que je ne suis pas en enfer. En fait, je vais de nouveau tout à fait bien, et je fais de la philosophie dans la mesure de mes moyens. Ce qui, en ce moment, me donne du fil à retordre n’est pas tant l’affaire des variables apparentes que la signification de « ∨ », « . », « ⊃ », etc. À mon sens, ce dernier problème est encore plus fondamental et vraisemblablement encore moins reconnu comme problème. Si « p ∨ q » signifie vraiment un complexe — ce qui est vraiment douteux —, alors, pour autant que je puisse voir, on doit traiter « ∨ » comme une partie de la copule, à la façon dont nous en avons déjà discuté. J’ai essayé, je crois, toutes les solutions possibles sous cette hypothèse, et j’ai découvert que s’il y en a une qui fonctionne, elle doit être quelque chose comme ceci :
Écrivons la proposition « de p et q, il suit r » de la façon suivante : « i [p ; q ; r] ».
Ici, « i » est une copule (nous pouvons l’appeler inférence) qui unit des complexes.
Alors, « ε1 (x,y) . ∨. ε1 (u,z) » signifie :
« (ε1 (x,y), ε1 (z,u), β (x,y,z,u)) . i[ε1 (x,y) ; ε1 (z,u) ; β (x,y,z,u)]
(ε1 (x,y), ε1 (z,u), β (x,y,z,u)) . i[ ~ ε1 (x,y) ; ε1 (z,u) ; β (x,y,z,u)]
(ε1 (x,y), ε1 (z,u), β (x,y,z,u)) . i[ε1 (x,y) ; ~ε1 (z,u) ; β (x,y,z,u)]
(ε1 (x,y), ε1 (z,u), β (x,y,z,u)) . i[ ~ ε1 (x,y) ; ~ε1 (z,u) ; β (x,y,z,u)]
β (x,y,z,u)] »
Si « p ∨ q » ne signifie pas un complexe, alors Dieu sait ce que cela signifie !! —
J’aimerais par ailleurs savoir comment vous allez, j’aimerais tout savoir de vous ! Si vous avez la bonté de m’écrire, faites-le, je vous prie, à l’adresse suivante :
L.W. junior
(s’il vous plaît, n’oubliez pas cette dernière mention)
Chez Paul Wittgenstein
Oberalm près d’Hallein
Salzbourg Autriche
Nous avons ici un temps magnifique, qui permet de mieux penser en plein air. Il n’y a rien de plus merveilleux au monde que les vrais problèmes de Philosophie.
Ludwig Wittgenstein
— La lettre est datée par Russell. Wittgenstein avait quitté Cambridge pour l’Autriche le 15 juillet.
— Hochreit : La propriété d’Hochreit qui se trouve en Basse-Autriche appartenait au père de Wittgenstein depuis 1894. La famille y séjournait pendant l’été. Plus tard, après qu’il se fut réinstallé à Cambridge, Wittgenstein s’y est fréquemment rendu pour travailler. Une grande partie de son Nachlass découverte après sa mort y était conservée.
— Ce papier à lettres parfaitement terrestre… en enfer : L’allusion pourrait avoir rapport avec l’exclamation de Russell en présence de Wittgenstein : « La logique, c’est l’enfer ! » Wittgenstein l’évoqua plus tard dans une de ses conversations avec Malcolm. Cf. N. Malcolm, Ludwig Wittgenstein, A Memoir, p. 57.
— « p ∨ q » : Il semble y avoir une erreur dans l’expression symbolique de la disjonction. La quatrième inférence devrait être « i[~ɛ1 (x,y) ; ~ɛ1 (z,u) ; ~β (x,y,z,u)] ». D’autre part, l’ordre des variables dans le definiendum devrait être « ɛ1 (z,u) ».
— L.W. junior : Un oncle de Wittgenstein s’appelait aussi Ludwig (ou Louis).
— Paul Wittgenstein : Un autre oncle de Wittgenstein et le seul membre de la famille qui semble avoir encouragé son travail philosophique.
Oberalm près d’Hallein, Salzbourg
16.08.1912
Cher Russell,
Merci pour votre lettre. Je me réjouis que vous ayez lu les biographies de Mozart et de Beethoven. Tous deux sont de véritables fils de Dieu. En ce qui concerne « p ∨ q », etc., j’ai réfléchi à la possibilité de venir à bout de toutes nos difficultés en admettant différentes sortes de Relations entre les signes et les choses. J’y ai constamment réfléchi pendant les huit dernières semaines !!! Mais j’en suis venu à la conclusion que cela ne nous aiderait en rien. En fait, si vous développez n’importe quelle théorie de ce genre, vous verrez, j’en suis persuadé, qu’elle ne touche même pas à notre problème. J’ai dernièrement aperçu une autre façon de (peut-être) nous tirer d’affaire. Elle est trop longue pour être expliquée ici. Je vous dirai seulement qu’elle repose sur de nouvelles formes de propositions. Par exemple : (p.q) qui signifie « le complexe p a la forme opposée à celle de q ». Cela veut dire que (p.q) vaut par exemple lorsque p est ɛ1 (a,b), et q est ~ε1 (c,d). Un autre exemple de ces nouvelles formes est Ψ (p,q,r) qui signifie quelque chose comme : « La forme du complexe r est composée des formes de p et q sur le mode du “ou” ». Ce qui veut dire que Ψ (p,q,r) vaut par exemple si p est ɛ1 (a,b), q étant ɛ1 (c,d), et r étant ɛ1 (e,f) ∨ ɛ1 (g,h), etc. Je vous laisse imaginer le reste. Tout cela ne semble cependant pas du tout aussi important que le fait (si c’en est un) que le problème dans son ensemble est devenu pour moi bien plus clair qu’il ne l’était auparavant. J’aimerais que vous soyez ici pour que je vous explique toute l’affaire de vive voix, car je ne puis la coucher par écrit, étant donné qu’elle est beaucoup trop longue ! Même la question des variables apparentes est devenue bien plus claire.
Écrivez-moi encore BIENTÔT !
Ludwig Wittgenstein
J’ai l’impression d’être comme fou.
— Les biographies de Mozart et de Beethoven : Il est raisonnable de conjecturer qu’il s’agit de deux articles écrits par D. F. Tovey, l’ami de Russell, pour la 11e édition de l’Encyclopedia Britannica (Cambridge, Cambridge University Press, 1910-1911).
— Véritables fils de Dieu : Un écho du « die echten Göttersöhne » de Goethe, dans le « Prologue au ciel » du Faust : le Seigneur y invite ses fils à jouir de « la vive et prodigue beauté » du monde et à imprimer la « durable solidité » de la pensée au « devenir en son activité ».
[Été 1912]
Cher Russell,
Je crois qu’on peut retrouver la trace de nos problèmes jusque dans les propositions atomiques elles-mêmes. Vous vous en rendrez compte si vous essayez d’expliquer de façon précise la manière dont la copule signifie dans ces propositions-là.
Je ne puis l’expliquer, mais je crois que dès qu’une réponse exacte aura été apportée à cette question, les problèmes posés par « ∨ » et par la variante apparente seront tout près d’être résolus, ou même résolus. C’est pourquoi je réfléchis maintenant à « Socrate est un homme ». (Ce bon vieux Socrate !) Mon bateau pour l’Islande quitte Leith le 7. Je serai à Cambridge et Londres du 3 au 6. Je me demande si je pourrais vous voir alors, à un moment quelconque ? Je viens de lire Hadji Mourat de Tolstoï ! L’avez-vous lu ? Si vous ne l’avez pas lu, vous devriez le faire, car c’est un livre merveilleux. Je suis terriblement désolé que vous ayez un temps si effroyable en Angleterre ! Venez donc avec moi en Islande !
L. Wittgenstein
— Mon bateau pour l’Islande : Wittgenstein et son ami David Pinsent quittèrent Leith (le port d’Édimbourg) le 7 septembre 1912 pour un voyage en Islande qui dura quatre semaines. Pour les détails de ce voyage, voir D. H. Pinsent, « A Portrait of Wittgenstein as a Young Man », p. 9-32.
IV. Alleegasse 16, Vienne
26.12.1912
Cher Russell,
En arrivant ici j’ai trouvé mon père très malade. Il n’y a pas d’espoir qu’il puisse se remettre. Ces circonstances ont, je le crains, troublé mes pensées. Tout est confus en moi, bien que je lutte contre ce désordre.
J’ai eu une longue discussion avec Frege au sujet de notre théorie du symbolisme, dont il a, je crois, compris en gros les grandes lignes. Il a dit qu’il y réfléchirait. Le problème des complexes est maintenant plus clair pour moi, et j’ai bon espoir de pouvoir le résoudre. J’aimerais savoir comment vous allez, quelle sorte de temps vous avez, bref tout ce qui vous concerne !
Ludwig Wittgenstein
— Alleegasse : La rue dans laquelle se trouvait la résidence viennoise des parents de Wittgenstein — un édifice pompeux dans le style baroque du XIXe siècle. Plus tard, cette rue fut rebaptisée Argentinierstrasse. Wittgenstein y conservait ses manuscrits préparatoires au Tractatus. Lors de son dernier séjour à Vienne, pour le nouvel an 1950, il les fit brûler.
IV. Alleegasse 16, Vienne
6.01.1913
Cher Russell,
Je me désole de n’avoir pas encore reçu une ligne de vous !! Non que ma dernière lettre contînt quoi que ce soit qui demandât réponse ; mais vous devez avoir deviné que je me sens abandonné par tous les bons esprits1, et qu’une lettre de vous me serait donc vraiment nécessaire. Par ailleurs, il se peut que je ne puisse être de retour à Cambridge pour le début du trimestre, la maladie de mon pauvre père s’aggravant rapidement.
Le problème des complexes s’éclaircit pour moi tous les jours davantage, et j’aimerais être capable d’écrire clairement pour vous dire ce que j’en pense. La Logique est une très bonne invention.
Ludwig Wittgenstein
IV. Alleegasse 16
[Janvier 1913]
Cher Russell,
Merci mille fois pour vos deux lettres. Je ne puis dire encore à quel moment je pourrai revenir à Cambridge, car les médecins ne se prononcent toujours pas sur la durée de la maladie de mon père. Il n’éprouve pas encore de douleurs, mais son état général est très mauvais, et il a constamment une forte fièvre. Cela le rend si apathique que l’on ne peut pas vraiment le réconforter en s’asseyant à son chevet, etc. Et comme c’était là tout ce que je pouvais faire pour lui, je suis maintenant parfaitement inutile ici. La durée de mon séjour dépendra donc entièrement de l’évolution de la maladie : prendra-t-elle ou non un cours si rapide que je ne pourrai prendre le risque de quitter Vienne ? J’espère être en mesure d’en décider d’ici une semaine, comme je l’ai dit à Fletcher. — J’ai changé d’idée à propos des complexes « atomiques ». Je pense maintenant que les qualités, les relations (comme l’amour), etc., sont toutes des copules ! Ce qui veut dire, par exemple, que j’analyse une proposition sujet-prédicat, telle que « Socrate est un homme », en « Socrate » et « quelque chose est un homme » (ce que je crois n’être pas une expression complexe). Il y a une raison tout à fait fondamentale à cela : je pense qu’il ne peut pas y avoir des sortes de choses différentes ! En d’autres termes, tout ce qui peut être symbolisé par un nom propre simple doit appartenir à un seul type. Mais il y a plus : toute la théorie des types doit être rendue superflue par une théorie correcte du symbolisme. Par exemple, si j’analyse la proposition « Socrate est mortel » en Socrate, mortalité et (∃ x,y) ɛ1 (x,y), j’ai besoin d’une théorie des types pour me dire que « mortalité est Socrate » est un non-sens, parce que si je traite « mortalité » comme un nom propre (comme je l’ai fait), il n’y a rien qui m’empêche de faire la substitution dans le mauvais sens. Tandis que, si j’analyse cette proposition (comme je le fais maintenant) en Socrate et (∃ x) x est mortel ou, plus généralement, en (∃ x) φ (x)*, il devient impossible de faire la substitution dans le mauvais sens, puisque désormais les deux symboles sont d’espèce différente. Ce dont je suis tout à fait certain n’est cependant pas de la correction de mon mode actuel d’analyse, mais du fait que l’on peut se passer de toute la théorie des types si l’on dispose d’une théorie du symbolisme montrant que les choses qui semblent être d’espèce différente sont symbolisées par des symboles d’espèce différente qui ne sont pas substituables les uns aux autres. J’espère avoir mis cela suffisamment au clair !
J’ai trouvé très intéressantes vos idées sur la matière, bien que je ne parvienne pas à concevoir la façon dont vous travaillez à partir des sense data. Mach écrit dans un style si épouvantable que le lire me rend quasiment malade. Je suis néanmoins très heureux que vous portiez une telle estime à l’un de mes compatriotes.
Ludwig Wittgenstein
* J’écris maintenant R (a, b) les propositions que je notais auparavant ɛ2 (a, R, b), et je les analyse en a, b et (∃ x,y) R (x,y), cette dernière expression n’étant pas complexe.
— Lettre datée par Russell.
— Flechter : W. M. Flechter (1873-1933), qui devint sir Walter, était physiologue et administrateur. À l’époque, il était fellow de Trinity College et tuteur de Wittgenstein.
— Mach : Ernst Mach (1838-1916) était né en Moravie et, par conséquent, en Autriche-Hongrie.
IV. Allegasse 16
21.01.1913
Cher Russell,
Mon cher père est mort hier après-midi. Il a eu la mort la plus belle que je puisse imaginer. Il s’est endormi, sans douleur aucune, comme un enfant ! Pendant ses dernières heures, je ne me suis pas senti triste un seul instant, mais plein de joie, et je pense que cette mort valait une vie entière.
Je quitterai Vienne le samedi 25 et serai à Cambridge le dimanche soir, ou le lundi matin. Il me tarde beaucoup de vous revoir.
Ludwig Wittgenstein
IV. Alleegasse 16, Vienne
25.03.1913
Cher Russell,
Je ne puis m’empêcher de vous écrire, bien que je n’aie rien à vous dire. Je suis plus stérile que jamais, et me demande si j’aurai à nouveau un jour la moindre idée. Chaque fois que j’essaie de réfléchir à la Logique, mes pensées sont si vagues que rien ne parvient à se cristalliser. Ce que j’éprouve est le destin de tous ceux qui n’ont qu’un demi-talent. C’est comme si quelqu’un vous guidait avec une lumière dans un corridor sombre, mais qu’une fois parvenu au milieu la lumière s’éteignait, et que vous vous retrouviez seul. —
Je suppose que vous êtes en ce moment chez les Whitehead, et j’espère que vous passez de bons moments. Si par hasard vous n’avez rien de mieux à faire, envoyez-moi un mot pour me faire savoir comment vous allez, etc., etc.
L. Wittgenstein
— Les Whitehead : Alfred North Whitehead (1861-1947), coauteur des Principia Mathematica, et son épouse.
[Juin 1913]
Cher Russell,
Ma mère descendra au Savoy. Nous y attendrons donc votre visite mercredi vers 13 h 15. Soit dit en passant, rappelez-vous, je vous en prie, que ma mère ne doit pas savoir que j’ai été opéré en juillet dernier (si nous abordions, par hasard, des questions de santé).
Je suis maintenant en mesure d’exprimer avec exactitude mon objection à votre théorie du jugement. Je crois qu’il est en effet évident que de la proposition « A juge que a (par exemple) est dans la relation R avec b », si elle est bien analysée, doit suivre directement, sans qu’il soit besoin d’aucune autre prémisse, la proposition « a R b. ∨. ~ a R b ». Cette condition n’est pas remplie par votre théorie.
L. W.
— Lettre datée par Russell. Son carnet de rendez-vous pour l’année 1912-1913 indique que le déjeuner était prévu pour le mercredi 18 juin.
— Opéré : Wittgenstein fut opéré pour une hernie, ce qui lui valut d’être exempté du service militaire. Mais, dès que la guerre de 1914 éclata, il se porta volontaire dans l’armée autrichienne et y fut incorporé.
— Votre théorie du jugement : Une référence au livre que Russell était en train d’écrire sur la théorie de la connaissance. Il n’en publia de son vivant que les six premiers chapitres (dans The Monist, janvier 1914/avril 1915). Ce manuscrit parut à titre posthume : Russell’s Collected Papers 7, Theory of Knowledge.
Hochreit, Post Hohenberg, Basse-Autriche
22.07.1913
Cher Russell,
Merci pour votre aimable lettre. Mon travail avance bien. En ce moment, mes questions s’éclaircissent chaque jour davantage, et je reprends espoir. Tous mes progrès viennent de l’idée que les indéfinissables de la Logique sont d’ordre général (et ce qu’on appelle en Logique Définitions est aussi général), idée qui elle-même provient de l’abolition de la variable réelle. Peut-être vous moquerez-vous de mon optimisme ; mais bien que je n’aie pas résolu un seul de mes problèmes, je me sens vraiment bien plus proche de leur solution que je l’aie jamais été.
Ici, le temps est pourri, et nous n’avons pas encore eu deux belles journées consécutives. Je suis tout à fait désolé d’apprendre que mon objection à votre théorie du jugement vous paralyse. Je pense que seule une théorie correcte des propositions est à même de la lever. Donnez-moi vite de vos nouvelles.
L. W.
— Vous paralyse : Dans une lettre de 1916 à lady Ottoline Morrell qu’il cite dans son Autobiography (t. II, p. 57), Russell lui confie : « Vous souvenez-vous qu’à l’époque […], j’écrivais quantité de choses sur la théorie de la connaissance, que Wittgenstein critiqua avec la plus grande sévérité ? Dans mon existence, ces critiques […] furent un événement de première importance qui affecta tout ce que j’ai fait depuis. Je vis qu’il avait raison et que je ne pouvais plus espérer faire quoi que ce soit de fondamental en philosophie. Mon élan fut brisé, telle une vague s’écrasant contre une digue. »
Hochreit, Post Hohenberg, Basse-Autriche
[Été 1913]
Cher Russell,
Auriez-vous l’amabilité de faire suivre la lettre ci-jointe à Mme W., dont j’ai oublié l’adresse. Je crains qu’il n’y ait pas de nouvelles de la Logique aujourd’hui. Le temps ici est absolument abominable, il pleut des trombes tous les jours. À l’instant même, un coup de tonnerre nous est tombé dessus et je me suis exclamé : « Hell ! », ce qui montre que j’ai les jurons anglais dans la moelle. J’espère être en mesure de vous envoyer bientôt quelques nouvelles de la Logique. Si vous n’avez rien de mieux à faire, faites-moi savoir, je vous en prie, comment vous allez, etc.
L. W.
— Mme W. : Certainement Mme Alfred North Whitehead.
Hochreit, Post Hohenberg, Basse-Autriche
[Été 1913]
Cher Russell,
Votre axiome de réductibilité est : (∃f) : φx ≡ x f!x. Mais n’est-ce pas là un non-sens, étant donné que cette proposition n’a de signification que si nous pouvons la transformer en variable apparente ? Car si nous ne le pouvons pas, aucune loi générale ne peut découler de votre axiome. L’axiome tout entier me semble désormais être une pure jonglerie verbale. Dites-moi s’il faut y voir quelque chose de plus. Tel que vous l’avez posé, il n’est qu’un schéma et la Pp réelle devrait être : : . (φ) : (∃f) : (φx) ≡ xf!x. Mais quel en serait donc l’usage ?!
Merci de votre lettre. Je travaille très dur. J’espère BEAUCOUP vous voir l’un des derniers jours d’août, car j’ai quantité de choses à vous dire.
L. W.
— Pp : Proposition primitive.
[1913]
Cher Russell,
Voici un exemplaire d’occasion du Lichtenberg. Je n’ai pu en trouver d’autre. J’espère que vous prendrez plaisir au moins à certains de ces textes choisis. Donnez-moi encore de vos nouvelles.
Ludwig Wittgenstein
— Lichtenberg : Cette « lettre » est en réalité la dédicace que Wittgenstein écrivit sur un exemplaire de l’édition Reclam des Ausgewählte Schriften (textes choisis par Eugen Reichel) de Georg Christoph Lichtenberg. Russell le conserva jusqu’à la fin de sa vie. Il se trouve maintenant à la bibliothèque de l’université de McMaster. Il y a neuf ou dix passages marqués d’un trait dans la marge, ou soulignés (Wittgenstein avait l’habitude de guider ainsi les lectures de ses amis). C’est le cas, par exemple, de l’épigramme : « La question “Doit-on philosopher pour soi-même ?” est semblable à la question “Doit-on se raser soi-même ?”. La réponse est oui, si l’on est capable de bien le faire. »
05.09.1913
Cher Russell,
Je suis en ce moment assis, en un lieu se trouvant sur un beau fjord, et je réfléchis à cette saleté de théorie des types. Il reste encore quelques problèmes très difficiles à résoudre (qui sont aussi très fondamentaux), et je ne veux pas me mettre à écrire avant de leur avoir trouvé une solution. Je ne pense cependant pas que cela affectera en quoi que ce soit l’affaire de la Bipolarité, qui continue à me paraître absolument intangible. Pinsent est pour moi d’un immense réconfort en ces lieux. Nous avons loué un petit bateau à voile, avec lequel nous parcourons le fjord. À vrai dire, c’est Pinsent qui s’occupe entièrement de la manœuvre, pendant que je reste assis dans le bateau à travailler. En sortira-t-il quelque chose ??! Le contraire serait terrible et rendrait vain tout mon travail. Mais je ne perds pas courage et continue à réfléchir. Priez pour moi !
Si vous voyez les Whitehead, rappelez-moi, s’il vous plaît, à leur bon souvenir. Voici mon adresse pour les trois semaines à venir : Hôtel Öistensjö, Öistensjö, Norvège.
Si vous n’avez rien de mieux à faire, écrivez-moi comment vous allez, etc.
J’ai très souvent le sentiment indescriptible que tout mon travail est à coup sûr destiné à se perdre, d’une manière ou d’une autre. Mais je continue à espérer que cela ne se produira pas. Quoi qu’il arrive, ne m’oubliez pas !
L. W.
— Öistensjö : Nous savons par le journal de voyage de David H. Pinsent, l’ami de Wittgenstein, que l’endroit se trouvait sur le Hardangerfjord. (Les deux voyageurs y étaient arrivés par bateau à partir de Bergen.) Selon toute probabilité, le village est celui qui porte (aujourd’hui) le nom de « Öistesö ». La graphie de Wittgenstein semble donc erronée. Quant à Östensö, évoqué dans la lettre suivante, il se trouve sur certaines cartes de l’époque. (B. McGuinness tient ces informations de Olav Flo de Bergen.)
— Au sujet du séjour de Wittgenstein en Norvège en compagnie de Pinsent, voir « A Portrait of Wittgenstein as a Young Man », p. 59-86.
Östensö, Norvège
20.09.1913
Cher Russell,
Les types ne sont pas encore résolus, mais toutes sortes d’idées me sont venues qui me paraissent tout à fait fondamentales. Cela dit, le sentiment que j’ai de devoir mourir avant d’être en mesure de les publier s’accroît en moi de jour en jour, et mon souhait le plus cher est de vous communiquer tout ce que j’ai fait jusqu’ici, le plus tôt possible. N’allez pas penser que j’imagine que mes idées sont de première importance, mais je ne puis m’empêcher de croire qu’elles pourraient aider certaines personnes à éviter quelques erreurs. Ou bien me trompé-je ? Si c’est le cas, ne tenez aucun compte de cette lettre. Je ne porte naturellement aucun jugement sur le point de savoir si mes idées méritent ou non de me survivre. Et peut-être le fait même que je me pose une telle question est-il ridicule. Si c’est le cas, essayez, s’il vous plaît, d’excuser ma stupidité qui n’a rien de superficiel, mais est le plus profond dont je sois capable. Je m’aperçois que plus j’avance dans cette lettre, moins j’ose en venir au Point en question. Le voici : je voudrais vous demander de m’autoriser à vous rencontrer dès que possible, de m’accorder suffisamment de temps pour que je puisse vous donner une vue d’ensemble de tout le champ que mon travail a jusqu’ici couvert et, si possible, de prendre des notes à votre intention, en votre présence. J’arriverai à Londres le 1er octobre et je dois aussi y être le 3 (dans la soirée). Je n’ai pas d’autre obligation et puis vous rencontrer là où vous voudrez. Je descendrai au Grand Hôtel. Je sais qu’il est peut-être à la fois arrogant et stupide de vous demander cela. Mais c’est ainsi que je suis. Pensez-en ce que vous voudrez. Je serai toujours votre
L. W.
— Russell inscrivit sur la dactylographie qu’il avait faite de cette lettre : « Cette lettre porte au dos ces mots de ma main “4 octobre, 13 heures”, j’ai donc répondu à son appel. »
Nous savons par une lettre à lady Ottoline que Wittgenstein vit Russell à Cambridge dès le 2 octobre.
Nordre Bergenhus Amts Dampskibe, Bergen
Dampskibet Kommandör
17.[10.]1913
Cher Russell,
Ma prochaine adresse sera : L.W. c/o Halvard Draegni, Skjølden, Sogn, Norvège. Je ne suis pas encore là-bas. — L’identité est le diable en personne ! Les types sont devenus nettement plus clairs pour moi pendant le voyage. J’espère que vous avez bien reçu tout ce qui a été dactylographié. Avant mon départ, j’ai rencontré Whitehead qui s’est montré charmant comme à son habitude. Donnez-moi de vos nouvelles dès que possible. Je les attends avec impatience ! Transmettez mon affection à tous ceux qui la désirent.
À vous, tant qu’il existera quelque chose comme
L. W.
P. S. Je ne suis pas aussi au nord que je le pensais, l’auberge où je voulais descendre étant fermée pendant l’hiver.
— La date du 17 septembre, indiquée par Wittgenstein, est erronée.
— Cette lettre et les trois suivantes font référence aux Notes on Logic [Notes sur la logique], qui ont fait l’objet d’une publication posthume en appendice aux Notebooks 1914-1916 [Carnets 1914-1916]. La composition et l’historique de ces notes ont embarrassé les spécialistes de l’œuvre de Wittgenstein, ainsi que les éditeurs des Carnets (G. E. M. Anscombe et G. H. von Wright). Mais la découverte de nouveaux matériaux dans les archives Bertrand Russell permet de se faire une image d’ensemble cohérente et convaincante de ces Notes. Voir l’étude de B. McGuinness, « Bertrand Russell and Ludwig Wittgenstein’s “Notes on Logic” », Revue internationale de philosophie, 102 (1972) — numéro consacré à la philosophie de Russell.
Les faits fondamentaux nécessaires à la compréhension des références faites aux Notes dans la correspondance sont les suivants :
Entre le 2 et le 9 octobre 1913, Wittgenstein rencontra Russell à Cambridge et tâcha de lui expliquer ses idées. Russell, les trouvant difficiles à saisir et se souvenant de ce que Wittgenstein lui avait dit, engagea un sténographe auquel Wittgenstein dicta un « résumé » de ses pensées sur la logique. À partir de ces dictées (du moins de celles en anglais), une dactylographie fut établie. C’est à elle que Wittgenstein fait allusion lorsqu’il parle dans cette lettre (ainsi que dans la lettre 21) de « ce qui a été dactylographié ». (Cette dactylographie, à laquelle et Wittgenstein et Russell apportèrent des corrections, est conservée aux archives Russell, et elle contient la faute de frappe « polarité » au lieu de « bipolarité » (à laquelle fait allusion la lettre 21).)
Dans les lettres 20 et 21, Wittgenstein parle aussi d’un manuscrit, et dans la lettre 22 il commente des questions qui lui ont été posées par Russell et qui se rapportent à ce manuscrit — en allemand. Or, aucun manuscrit en allemand n’a été retrouvé. Mais il en existe un en anglais, écrit par Russell et intitulé « Wittgenstein », qui comporte les têtes de chapitres suivants : « First MS », « 2nd MS », « 3rd MS », « 4th MS ». Ce manuscrit est la traduction anglaise, due à Russell, d’un manuscrit allemand (en quatre parties) que Wittgenstein lui avait envoyé à Cambridge, au lendemain de leur rencontre (voir la lettre 20). Étant donné que Wittgenstein en parle (dans la lettre 20) comme d’une « copie », il doit provenir d’un original (soit en avoir été tiré, soit avoir été dicté).
Plus tard, dans l’hiver, Russell remania tous ces matériaux, et introduisit des têtes de chapitres. Ce remaniement correspond à l’ainsi nommée « version Costello » des Notes on Logic publiée dans la première édition (1961) des Notebooks 1914-1916. La seconde édition (1979) pour sa part reproduit ces matériaux dans leur forme originale, « Résumé », « First MS », etc.3.
— Aussi au nord : Lorsqu’il repartit en Norvège depuis l’Angleterre, en octobre 1913, la première intention de Wittgenstein semble avoir été d’aller à Molde, dans l’extrême Nord ; au lieu de quoi, il se rendit à Skjølden, village qui se trouve presque au fond du Sognefjord, au nord de Bergen.
C/o H. Draegni, Skjølden
Sogn, Norvège
29.10.1913
Cher Russell,
J’espère que vous avez reçu ma lettre du 16 courant. Je l’avais oubliée dans la salle à manger du bateau, et j’ai téléphoné ensuite pour demander qu’on la poste, mais je ne sais si cela a été fait. C’est ici l’endroit idéal pour travailler. — Peu après mon arrivée, j’ai eu une forte grippe qui m’a empêché d’accomplir quelque travail que ce soit jusqu’à une date récente. L’identité, c’est le Diable en personne, et d’une importance colossale, bien plus encore que je ne le pensais. Elle forme directement un tout — comme le reste — avec les questions les plus fondamentales, en particulier avec celles qui concernent l’occurrence du MÊME argument en différentes places d’une fonction. J’ai toutes sortes d’idées pour la solution de ce problème, mais je ne suis encore parvenu à rien de bien défini. Cela dit, je ne perds pas courage et continue à réfléchir. J’occupe deux pièces agréables dans la maison du receveur des postes, où l’on s’occupe fort bien de moi. J’allais oublier ! Auriez-vous la bonté de m’envoyer deux copies de la conférence de Moore : « The Nature and Reality of Objects of Perception », prononcée devant l’Aristotelian Society en 1906 ? Je crains de ne pouvoir vous dire dès maintenant pour quelle raison je désire deux copies, mais vous le saurez un jour. Si vous joignez la facture à votre envoi, je vous retournerai l’argent dès reception de ces brochures. — Comme je ne rencontre pratiquement personne par ici, mes progrès en norvégien sont excessivement lents. Je n’ai toujours pas appris un seul juron ! Rappelez-moi, je vous prie, au souvenir du Docteur et de Mme Whitehead, ainsi que d’Erik, si vous les voyez. Écrivez-moi BIENTÔT.
P. S. Comment marchent vos classes de conversation ? Avez-vous eu la copie de mon manuscrit ? Ci-joint un pétale de rose, comme échantillon de la flore locale.
30.10.1913
J’ai écrit cette lettre hier. Depuis, des idées entièrement nouvelles me sont venues à l’esprit, de nouveaux problèmes internes à la théorie des propositions moléculaires sont apparus, et la théorie de l’inférence a pris un aspect nouveau et d’une grande importance. L’une des conséquences de mes nouvelles idées sera — je pense — que la Logique tout entière découlera d’une seule Pp !! Je ne puis en dire plus pour le moment.
— Erik : Un fils des Whitehead, qui fut tué pendant la Grande Guerre.
— Mon manuscrit : Voir la note à la lettre 19.
[Skjølden, Sogn, Norvège]
[Novembre 1913]
Cher Russell,
Merci pour votre lettre et pour les matériaux dactylographiés ! Je commencerai par répondre à vos questions de mon mieux :
(1) Cette question était due — je crois — à une faute de frappe (polarité au lieu de bipolarité). Ce que je veux dire est que nous comprenons une proposition seulement si nous savons ce qui serait le cas si elle était fausse et si elle était vraie.
(2) Le symbole pour ~ p est a—b—p—a—b. La proposition p a deux pôles, et peu importe où ils se trouvent. On pourrait aussi bien écrire ~ p comme ceci :
Tout ce qui importe est que le nouveau pôle-a soit corrélé à l’ancien pôle b et vice versa, OÙ QUE CES ANCIENS PÔLES PUISSENT SE TROUVER. Si vous vous étiez souvenu simplement du schéma VF de ~ p, vous n’auriez jamais posé cette question (je crois). En fait, toutes les règles du symbolisme ab découlent directement de l’essence du schéma VF.
(3) La question de savoir si les fonctions ab et vos fonctions de vérité sont une seule et même chose ne peut encore être tranchée.
(4) « La corrélation des nouveaux pôles doit être transitive » : cela signifie qu’en corrélant un pôle à un autre dans l’écriture symbolique, et cet autre à un troisième, nous avons corrélé par là, dans le symbolisme, le premier au troisième, etc. Par exemple, dans :
où et sont corrélés respectivement à b et a, ce qui veut dire que notre symbole est le même que a—b p a—b.
(5) (p) p ∨ ~ p est dérivé de la fonction p ∨ ~ p, mais ce point ne devient tout à fait clair que si l’identité est claire (comme vous le disiez). Je vous écrirai longuement sur cette question une autre fois.
(6) Explication dans la dactylographie.
(7) Vous dites que vous pensiez que la Bedeutung est le « fait », ce qui est tout à fait vrai. Mais souvenez-vous qu’il n’existe pas de choses qui soient des faits, et que cette proposition elle-même requiert donc une analyse ! Si nous parlons de « die Bedeutung [la signification] », il semble que nous parlions d’une chose possédant un nom propre. Bien entendu, le symbole pour un « fait » est une proposition, et ce n’est pas un symbole incomplet.
(8) L’ab-indéfinissable exact est donné dans le manuscrit.
(9) Rendre compte des indéfinissables généraux ? Seigneur ! C’est trop ennuyeux !!! Une autre fois ! Je promets de vous écrire dans quelque temps sur cette question, si entre-temps vous n’avez pas découvert tout cela par vous-même. (C’est, je crois, très clair dans le manuscrit.) Mais, pour l’heure, l’Identité me donne TANT de fil à retordre que je ne suis vraiment pas en mesure d’écrire tout un laïus. Toutes sortes de choses logiques semblent se développer en moi, mais je ne puis encore en écrire.
Me rendriez-vous un grand service ? J’ai promis l’année dernière de prendre deux abonnements pour les concerts de musique de chambre de la C.U.M.S. Auriez-vous l’amabilité de les prendre pour moi, d’en garder un pour vous et de donner l’autre à qui vous voudrez, tout cela à ma charge ? Faites-m’en savoir le prix, et je vous enverrai l’argent sur-le-champ.
Priez pour moi, et que Dieu vous bénisse ! (Si quelque chose de tel existe.)
* Cette proposition se révélera probablement n’avoir pas de signification. Écrivez-moi bientôt de nouveau.
— Les matériaux dactylographiés : Voir la note à la lettre 19. Wittgenstein les a manifestement retournés à Russell accompagnés de corrections et d’additions (cf. les réponses ci-dessus 1 et 6). Ils sont édités sous le titre « Summary » dans l’édition de 1979 des Notebooks 1914-1916. Voir plus particulièrement p. 94 pour les points ici évoqués.
— Vos questions : Voir la lettre 22.
— Le schéma VF de ~ p : Ce système (un dérivé des tables de vérité) est expliqué dans la proposition 4.442 du Tractatus. Wittgenstein le présenta à Russell dans les derniers mois de 1912 (voir B. McGuinness, Young Ludwig, p. 160-162). Il date donc d’avant la notation ab, bien que son emploi dans une procédure de décision ne soit peut-être pas antérieur à cette notation.
— Le manuscrit : Voir le commentaire de la lettre 19. Les questions 7, 8 et 9 y font à l’évidence référence. Pour « l’ab-indéfinissable », voir peut-être Notebooks 1914-1916, 2e éd., p. 102 (« Troisième MS »).
— C.U.M.S. : Cambridge University Musical Society.
[Skjølden, Sogn, Norvège]
[Novembre 1913]
Cher Russell,
Voici un chèque de 42 couronnes. Je vous remercie grandement d’avoir acheté les billets. Vous ne m’avez pas encore envoyé la note de Miss Harwood ! — Je reprends dans ce qui suit la liste des questions que vous m’avez posées dans votre lettre du 25 octobre.
(1) « Quel est l’enjeu de “p. ≡ .‘p’ est vrai” ? Je veux dire : à quoi bon le dire [?] »
(2) « Si “apb” est le symbole pour p, “bpa” est-il le symbole pour ~p, et s’il ne l’est pas, qu’est-il [?] »
(3) « Ce que vous appelez les fonctions a-b sont ce que les Principia appellent “fonctions de vérité”. Je ne vois pas pourquoi on ne s’en tiendrait pas à l’appellation “fonctions de vérité”. »
(4) « Je ne comprends pas les règles que vous posez à propos des “a” et des “b”, c’est-à-dire : “la corrélation des pôles nouveaux doit être transitive”. »
(5) Est évident d’après ma lettre, et (6) également.
(7) Vous dites : « “Ni le sens ni la signification d’une proposition ne sont des choses. Ces termes sont des signes incomplets”4. Je ne comprends pas non plus ce que c’est que d’être une chose, mais je pensais que la signification était le fait, lequel n’est sûrement pas indiqué par un symbole incomplet. »
Je ne sais si j’ai répondu clairement à la question (7).
La réponse est évidemment que la signification d’une proposition est symbolisée par la proposition — laquelle n’est évidemment pas un symbole incomplet, mais le mot « signification » est un symbole incomplet.
(8) et (9) sont évidents.
Écrivez-moi vite !
L. W.
— La note de Miss Harwood : Probablement une dactylographe.
— Ni le sens… signes incomplets : Cette remarque apparaît dans le « 3e manuscrit ». Cf. Notebooks 1914-1916, p. 102. Que la signification d’une proposition soit le fait qui lui correspond réellement est expressément dit dans le « Summary » (ibid., p. 94).
[Skjølden, Sogn, Norvège]
[Novembre 1913]
Cher Russell,
J’avais l’intention d’écrire cette lettre en allemand, mais j’ai été frappé par le fait que je ne savais pas si je devais dire vous (Sie) ou tu (Du), si bien que j’en suis réduit à mon abominable jargon anglais ! —
Je commencerai par expliquer pourquoi il doit y avoir une proposition dont toute Logique découle.
Et je vous prie de noter que, bien que j’use dans ce qui suit de ma notation ab, la signification de cette notation n’est pas en jeu. Je veux dire que, même si elle se révélait en définitive n’être pas la notation correcte, ce que je vais dire resterait valide, à la seule condition que vous admettiez — ce que vous serez contraint de faire, je crois — qu’elle est une notation possible. Cela étant précisé, je parlerai d’abord des propositions logiques qui sont, ou pourraient être, contenues dans les huit premiers chapitres des Princ[ipia] Math[ematica]. Qu’elles découlent toutes d’une seule Pp ressort assez clairement du fait qu’UNE UNIQUE règle symbolique suffit pour reconnaître chacune d’elles comme vraie ou fausse. Et voici cette unique règle symbolique : écrivez la proposition dans la notation ab, établissez, en allant des pôles extérieurs vers les pôles intérieurs, toutes les connexions entre pôles. Si le pôle b est connecté seulement à des groupes de pôles intérieurs qui contiennent les pôles opposés d’UNE SEULE prop[osition], alors la prop[osition] est une prop[osition] logique qui est vraie. Mais s’il en va de même avec le pôle a, la prop[osition] est une prop[osition] logique qui est fausse. Si enfin aucun des deux cas ne se présente, la prop[osition] peut être vraie ou fausse, mais elle n’est aucunement logique. Par exemple une prop[osition] comme (p) . ~ p (p étant évidemment limité à un type qui convient) n’est pas une prop[osition] logique, et sa vérité ne peut être ni prouvée ni infirmée à partir des seules prop[ositions] logiques. Le cas est le même — d’ailleurs — pour votre axiome de réductibilité. Ce n’est pas une prop[osition] logique. L’axiome d’infinité et l’axiome mult[iplicatif] ne sont pas, non plus, des propositions logiques. Si ce sont des prop[ositions] vraies, elles sont ce que je nommerai « accidentellement » vraies, et non « essentiellement » vraies. On peut voir si une prop[osition] est accidentellement ou essentiellement vraie en la transcrivant dans la notation ab et en appliquant la règle indiquée ci-dessus. Ce que j’ai appelé — en établissant cette règle — une prop[osition] « logique » est une prop[osition] qui est essentiellement vraie ou essentiellement fausse. Du reste, la distinction entre propositions accid[entellement] et essent[iellement] vraies explique le sentiment qu’on a toujours eu concernant l’ax[iome] d’inf[inité] et l’axiome de réductibilité, à savoir que s’ils étaient vrais, ils ne le seraient que par un accident heureux.
Bien entendu, la règle que j’ai donnée ne s’applique au départ qu’à ce que vous appelez « prop[ositions] élémentaires ». Mais il est aisé de voir qu’elle doit aussi s’appliquer à toutes les autres. Considérez en effet les deux Pps de votre théorie des var[iables] app[arentes] : *9.1 et *9.11. Si vous remplacez φx par (∃y). φy . y = x, il devient évident, en appliquant la notation ab, que les cas particuliers de ces deux Pps, de même que ceux de toutes les propositions précédentes, sont des tautologies. La notation ab pour l’identité n’est pas encore assez claire pour que je puisse montrer cela clairement, mais il est évident qu’on peut construire une telle notation. Je résumerai tout cela en disant qu’une proposition logique est un cas particulier de propositions qui sont soit tautologiques — alors la proposition est vraie —, soit « contradictoires par soi » (comme je les nomme), et alors la proposition est fausse. La notation ab montre simplement de façon directe auquel des deux cas on a affaire (à supposer que ce soit à l’un d’eux qu’on ait affaire). Ce qui veut dire qu’une méthode unique permet de prouver ou d’infirmer toutes les prop[ositions] logiques ; elle consiste à les écrire dans la notation ab, à considérer les connexions ainsi établies, et à appliquer la règle indiquée ci-dessus. Mais si une unique règle symbolique y suffit, une unique Pp doit aussi y suffire. Bien des choses s’ensuivent que je ne pourrais en grande partie expliquer que vaguement, mais si vous réfléchissez sérieusement à ce système, vous verrez que j’ai raison. — Je suis heureux d’apprendre que votre enseignement est un succès. Quant à Wiener, je dirai seulement que s’il est bon en math[ématiques], les math[ématiques] ne valent pas grand-chose. Néanmoins —
Écrivez-moi donc vite ! Et pensez toujours du bien de votre
L. W.
P. S. Rappelez-moi, s’il vous plaît, au souvenir de Hardy. Chacune de vos lettres me donne un plaisir infini !
— Lettre datée par Russell.
— Dans cette lettre et la lettre 24, Wittgenstein expose les points essentiels de sa procédure de décision pour le calcul propositionnel, procédure qu’il avait manifestement déjà inventée au moment où il écrivit cette lettre. La méthode en question est exposée par l’entrée 6.1203 du Tractatus. Elle n’est pas la même que celle des tables de vérité, qui nous est devenue familière. Il n’est pas sans intérêt de noter que la remarque 6.1203 ne figure ni dans le manuscrit du Prototractatus, ni dans les dactylographies qui avaient été établies en vue du livre. Nous savons qu’elle fut introduite après que l’ouvrage eut été achevé, lorsque Wittgenstein était prisonnier de guerre à Cassino (cf. Prototractatus, p. 11).
Il n’est pas sans intérêt de noter que Wittgenstein a travaillé sur le problème de l’application de la notation ab aux formules mettant en jeu l’identité, en vue d’établir une procédure de décision pour ces formules elles-mêmes. Mais il ne résolut jamais ce problème. Il cherchait aussi une méthode de décision pour tout le domaine de la vérité logique — problème qui, nous le savons aujourd’hui, est insoluble.
— Une seule règle symbolique : Ce point est expliqué dans la lettre 24.
— Ton axiome de réductibilité : Il est, dans les Principia Mathematica, accompagné des autres axiomes mentionnés. Tous furent critiqués ensuite par Wittgenstein. Cf. Tractatus, 5.535.
— Propositions élémentaires : « une proposition qui ne contient pas de variables apparentes est appelée “élémentaire” », cf. Principia Mathematica, t. 1, p. 127.
— Vos deux Pps dans la théorie des variables apparentes : Ces deux propositions primitives sont :
*9.1 : φx . ⊃. (∃ z)
Pp
*9.11 : φx ∨ φy . ⊃ . φz (∃zp) φz
Pp
— Wiener : Norbert Wiener (1894-1964), cybernéticien et esprit universel, qui avait passé son Ph D à Harvard en juin 1913 et poursuivait ses études à Cambridge, sous la direction de Russell. Wittgenstein l’avait probablement rencontré lors de son passage à Cambridge, au début de l’automne.
— Hardy : G. H. Hardy (1877-1947), généralement considéré comme le plus grand mathématicien anglais de son temps, fut l’ami et, plus tard, l’un des « parrains » de Wittgenstein.
[Skjølden, Sogn, Norvège]
[Novembre ou décembre 1913]
Cher Russell,
Mille mercis pour ta bonne lettre. Je répéterai sous une autre forme encore ce que je t’ai dit sur la logique dans ma lettre précédente, à savoir que toutes les propositions logiques sont des généralisations de tautologies, et que toutes les généralisations de tautologies sont des propositions de logique. Il n’y a pas, en effet, d’autres propositions logiques. (Je tiens cela pour définitif.) Une proposition comme « (∃x).x = x », par exemple, est à proprement parler une proposition de physique. La proposition :
« (x) : x = x . ⊃ . (∃y) .y = y »
est, quant à elle, une proposition de logique. C’est l’affaire de la physique de dire si quelque chose existe. La même chose vaut pour l’axiome d’infinité. Existe-t-il ﬡo choses ? C’est l’affaire de l’expérience de le déterminer (mais elle ne peut pas en décider). Venons-en maintenant à ton axiome de réductibilité. Imagine que nous vivions dans un monde où rien d’autre n’existerait que ﬡo choses et UNE UNIQUE relation entre l’infinité de ces choses ne reliant pas n’importe laquelle à n’importe quelle autre, et ne se produisant jamais entre un nombre fini d’entre elles. Il est clair que dans un tel monde il n’y aurait certainement pas d’axiome de réductibilité. Mais il est également clair pour moi que ce n’est pas à la logique de décider si le monde dans lequel nous vivons est ou non réellement tel. Quant à savoir ce que sont véritablement les tautologies, je ne puis le dire encore clairement moi-même, mais je vais essayer d’en donner une explication approximative. La caractéristique propre (et extrêmement importante) des propositions non logiques tient à ce qu’on ne peut pas reconnaître leur vérité au signe propositionnel lui-même. Si je dis, par exemple, « Meier est un imbécile », tu ne peux dire, à la simple vue de cette proposition, si elle est vraie ou fausse. En revanche, les propositions de la logique — et elles seules — ont pour propriété que leur vérité ou fausseté s’exprime déjà dans leur signe. Je ne suis pas encore parvenu à trouver une notation pour l’identité satisfaisant à cette condition, mais je ne doute NULLEMENT qu’on puisse en découvrir une qui y satisfasse. Pour les propositions composées (« propositions élémentaires6 »), la notation ab est suffisante. Je suis désagréablement surpris que tu n’aies pas compris la règle de symbolisation exposée dans ma dernière lettre, car l’expliquer est pour moi PLUS ennuyeux encore QUE JE NE SAURAIS LE DIRE !! Tu pourrais pourtant la découvrir par toi-même en y réfléchissant un peu !
Ce diagramme est le signe représentant p ≡ p. Il est tautologique, parce que b n’est relié qu’à des paires de pôles consistant en pôles opposés d’une seule proposition (nommément p). Si tu l’appliques à des propositions à plus de 2 arguments, tu obtiens la règle générale de formation des tautologies. Je te prie de réfléchir à la question toi-même, car JE NE SUPPORTE PAS de répéter une explication que j’ai déjà eu la plus grande répugnance à donner une première fois par écrit. L’identité, comme je viens de le dire, n’est pas encore claire pour moi. Mais je t’en parlerai une autre fois ! Si ton axiome de réductibilité tombe, bien des choses devront vraisemblablement être modifiées. Pourquoi n’emploierais-tu pas la définition suivante des classes :
F[ φ(x)]. = :φz ≡z ѱz. ⊃ѱ . F(ѱ) Def?
Pour Noël je ferai HÉLAS le voyage de Vienne.
Ma mère en effet le désire tant que si je ne venais pas, elle en serait profondément affectée, et elle a de si mauvais souvenirs de la même époque l’an passé que je ne puis envisager de la peiner par mon absence. Mais je reviendrai très bientôt ici. Mon humeur est mitigée, parce que mon travail n’avance pas vite et que l’idée de revenir à la maison m’est insupportable. Être seul ici me fait un bien infini, et je crois que je ne supporterai plus désormais de vivre parmi les hommes. Tout en moi est en état de fermentation ! Ma grande question en ce moment est la suivante : comment un système de signes doit-il être agencé pour qu’il permette de reconnaître PAR UN SEUL ET UNIQUE PROCÉDÉ n’importe quelle tautologie comme tautologie ? C’est le problème fondamental de la logique ! — Je suis convaincu que je ne publierai jamais rien de toute ma vie. Mais après ma mort, il faudra que tu publies le volume contenant mon journal, où toute cette histoire est relatée. Écris-moi bientôt ici, et tâche d’y voir clair dans mes explications embrouillées.
L. W.
P. S. Tes lettres me font du bien. Ne t’excuse pas de m’écrire si souvent. Je veux simplement ajouter que ta « théorie des descriptions » est SANS AUCUN DOUTE correcte, même si les symboles primitifs individuels sont tout autres que tu ne le crois.
J’ai souvent l’impression de devenir comme fou.
— De si mauvais souvenirs : Allusion à la maladie et à la mort du père de Wittgenstein en janvier 1913.
— Le volume contenant mon journal : Probablement le manuscrit, ou une partie du manuscrit, dont Wittgenstein déclare, dans la lettre 30, qu’il l’a montré à Moore lorsque celui-ci lui rendit visite en Norvège, au mois d’avril 1914. Selon toute vraisemblance, il s’agissait d’un carnet de même nature que ceux qu’il rédigea pendant les années de guerre, dont trois ont été conservés et publiés. (Pour une tentative de l’identifier, cf. B. McGuinness, Approaches to Wittgenstein, p. 260-262.) Après la guerre, ce carnet a probablement été envoyé à la famille de Pinsent, mais il s’est perdu en cours de route ou plus tard.
Skjølden, Sogn
15.12.1913
Cher Russell,
J’envoie ce jour même 720 couronnes à Mme Child & C°, à porter au crédit de ton compte. Il n’est pas possible de répondre à la question sur l’essence de l’identité avant d’avoir éclairci l’essence de la tautologie. Car la question sur l’essence de la tautologie est la question fondamentale de toute logique. — Je partage mes journées entre faire de la logique, siffler, me promener et être déprimé. Je prie Dieu de me rendre plus intelligent pour que tout me devienne enfin clair. Sinon je ne serais plus digne de vivre ! —
Tu as entendu l’Héroïque8 ! Que penses-tu du deuxième mouvement ? N’est-il pas incroyable ? —
N’est-il pas extraordinaire que la logique soit une science si considérable et si infiniment singulière ? Je crois que ni toi ni moi n’en avions conscience il y a un an et demi.
L. W.
IV. Alleegasse 16
[Noël 1913]
Cher Russell,
Merci beaucoup pour ta lettre ! Je suis, comme tu vois, de nouveau à la maison, et HÉLAS une fois de plus en période de stérilité. J’espère seulement que les idées seront de retour lorsque je serai à nouveau seul. (Je reste encore 8-10 jours ici.) En ce qui concerne tes cours en Amérique, il n’est pas, de mon point de vue, nécessaire de mentionner mon nom. Mais fais comme tu veux. — Ici, mon humeur change tous les jours : un jour, je crois devenir fou, le lendemain je redeviens totalement flegmatique. Mais au fond de mon âme, tout bouillonne sans cesse comme au fond d’un geiser. Et je continue toujours à espérer qu’un beau jour une éruption se produira enfin, et que je deviendrai un autre homme. Je ne puis rien t’écrire aujourd’hui concernant la logique. Peut-être crois-tu que je perds mon temps à réfléchir ainsi sur moi-même. Mais comment pourrais-je devenir logicien si je ne suis pas même encore un homme ! Il faut avant tout que je me mette au clair avec moi-même !
L. W.
— Cette lettre, non datée par Wittgenstein, l’a été par Russell : « printemps 1914 ». Cette date est cependant improbable, car nous n’avons connaissance d’aucun séjour de Wittgenstein à Vienne au moment de Pâques, et pareille éventualité est pratiquement exclue par la présence de Moore en Norvège du 29 mars au 14 avril et par les remarques de Wittgenstein sur les progrès de son travail (cf. les notes de la lettre 30). L’été 1914 semble également exclu, non seulement parce que l’adresse indiquée est celle de la résidence du centre-ville, et non celle de Neuwaldegg (voir la lettre 91 à Moore), mais aussi parce que Wittgenstein n’envisageait pas d’aller directement d’Autriche en Norvège, comme nous le savons d’après les projets qu’il avait formés avec David Pinsent et William Eccles (ingénieur devenu son ami à l’époque où il était à l’université de Manchester). Tout porte donc à penser que cette lettre a été écrite aux environs de Noël 1913. D’ailleurs, la lettre 27 semble lui faire écho.
— Tes cours en Amérique : Russell devait donner les Lowell Lectures à l’université de Harvard en mars et avril 1914. Il les rédigea entre septembre et la fin novembre 1913, comme le montre sa correspondance avec lady Ottoline Morrell. (Dans son autobiographie, il dit avoir commencé à les dicter, à partir de zéro, le 1er janvier 1914, mais c’est certainement une erreur, comme l’indique K. Blackwell dans Russell, 12, 1973, p. 11-13.) Ces cours furent publiés en 1914 sous le titre Our Knowledge of the External World (la quatrième de couverture de l’édition américaine du livre, mais non sa page de titre, porte comme titre : Scientific Method in Philosophy, ce qui, précédé de « On », constitue le sous-titre de l’édition anglaise). Dans la préface (ainsi que dans les notes du Cours VII), Russell reconnaît l’importance des travaux de Wittgenstein — ce dont il avait sans aucun doute informé Wittgenstein.
Skjølden
[Janvier 1914]
Cher Russell,
Merci beaucoup pour ta lettre ! Hélas, cette fois non plus je n’ai rien de nouveau à t’annoncer en logique. Ces dernières semaines, mon état a été épouvantable. (Une séquelle de mes « vacances » viennoises.) Chaque jour, j’ai eu de terribles angoisses puis me suis senti déprimé, et, même aux moments où cela s’interrompait, j’étais si épuisé qu’il n’était pas question que j’envisage de travailler un tant soit peu. Jusqu’où peut aller l’horreur des tourments spirituels, c’est indicible (unsagbar) ! Ce n’est que depuis deux jours que je parviens à entendre à nouveau la voix de la raison sous les hurlements des damnés, et que j’ai repris le travail. Peut-être vais-je maintenant aller mieux et pouvoir produire quelque chose de présentable. Mais jusque-ici, je n’avais jamais éprouvé ce que veut dire se sentir au bord de la folie. — Espérons le meilleur ! —
Oui, Mörike est certainement un grand poète, et ses poèmes font partie des choses les meilleures que nous ayons. Mais je suis curieux de savoir si tu l’as vraiment aimé, étant donné que tu n’aimes pas Goethe et que la beauté de Mörike s’apparente vraiment à celle de Goethe. Si tu l’as vraiment aimé, essaie donc de lire l’Iphigénie de Goethe. Peut-être t’éclairera-t-elle. —
Une question : le « principe de raison suffisante (Law of causality11) » ne dit-il pas simplement qu’espace et temps sont relatifs ? Cela me semble maintenant tout à fait clair, car tous les événements dont ce principe affirme qu’ils ne peuvent pas se produire ne le pourraient vraiment que dans un temps et un espace absolus. (Cela ne donne cependant pas, il est vrai, un fondement absolu à mon assertion.) Mais pense au cas d’une très petite masse qui existerait seule dans le monde, qui aurait été de toute éternité en repos, et qui soudain se mettrait en mouvement en un point A du temps. Pense aussi à des cas analogues, et tu verras — à ce que je crois — qu’AUCUNE considération a priori ne montre que de tels événements sont impossibles, sauf justement si l’espace et le temps sont relatifs. Écris-moi, s’il te plaît, pour me donner ton opinion sur ce point.
Je te souhaite un grand succès pour tes conférences en Amérique. Peut-être sera-ce pour toi l’occasion d’exprimer plus que d’habitude tes pensées, au lieu de communiquer des résultats à l’état brut. Et c’est justement CELA qui serait le plus précieux pour ton auditoire : apprendre à reconnaître la valeur de la pensée, non celle d’un résultat à l’état brut. Écris-moi et pense à moi quand tu lis Mörike.
L. W.
P. S. Encore une requête ! Je joins à cette lettre ma facture du Collège et un chèque de 80 couronnes. S’il te plaît, paie la facture directement toi-même, car je ne sais pas si Barclay & Cie accepte la monnaie norvégienne.
L. W.
— Mörike : Russell, dans une lettre à lady Ottoline écrite de Rome (où il était en vacances) le 30 décembre 1913, rapporte qu’une certaine Frau Lise von Hattenberg (son nom véritable, mais Russell l’appelle « Hattinberg ») « lut des poèmes d’un certain Mörike, dont Wittgenstein m’a toujours parlé avec enthousiasme — il a même laissé dans mon bureau un volume de ses poèmes, dans l’espoir que je le lirai, ce que je n’ai jamais fait. Quoi qu’il en soit, j’ai aimé les poèmes qu’elle a lus ». Pour plus de détails sur ce point, voir R. Clark, Life of Bertrand Russell, p. 211, 219-222.
Wittgenstein, lorsqu’il était au front, s’était fait envoyer du Mörike à titre d’« antidote » à la poésie moderne (cf. la lettre 198 à P. Engelmann). Il a également recouru à Mörike lorsqu’il était instituteur. — L’œuvre de Mörike a été présentée comme « une niche dans laquelle le populaire et le familier rencontrent le subtil et le raffiné ». Sous certains rapports, elle n’est pas sans analogie avec celle de J. P. Hebel et de G. Keller — deux auteurs que Wittgenstein recommandait aussi à ses amis.
— Tes conférences en Amérique : Référence, non aux Lowell Lectures (voir la note à la lettre 26), mais aux cours sur la théorie de la connaissance et sur la logique supérieure, que Russell devait donner au département de philosophie de l’université de Harvard à la même époque — cours qu’il était en train de préparer à ce moment-là. T. S. Eliot assista au moins à l’un de ces cours. Ses notes suggèrent que ce cours était exploratoire plutôt que didactique, et elles contiennent le premier exposé par Russell lui-même de la méthode des tables de vérité. Voir John Shosky, « Russell’s Use of Truth Tables », Russell, n.s. 17 (1997), p. 11-26.
[Skjølden, Sogn, Norvège]
[Février 1914]
Cher Russell,
Je te remercie pour ta lettre amicale. Que tu me répondes de cette façon est une excellente chose ! Mais je ne puis satisfaire à ton exigence de faire comme s’il ne s’était rien passé. Car ce serait vraiment aller contre ma nature. Il faut donc que tu me PARDONNES pour cette longue lettre, et que tu te souviennes que je dois suivre ma nature, et toi la tienne. Au cours de la semaine dernière, j’ai beaucoup réfléchi à nos relations et suis parvenu à la conclusion que nous ne nous ne sommes pas véritablement en accord. NE CONSIDÈRE PAS CELA COMME UN REPROCHE à ton égard, ou au mien ! C’est un fait. Nous avons eu si souvent des échanges plutôt grinçants lorsque nous abordions certaines questions ! Et ces tensions n’étaient pas dues à la mauvaise humeur de l’un ou de l’autre, mais aux différences considérables existant entre nos façons d’être. Je te prie instamment de ne pas croire que je voudrais te faire quelque reproche que ce soit, ou te sermonner. Je veux seulement mettre au clair nos relations, pour en tirer une conclusion. — Notre dernière querelle n’était certainement pas la simple conséquence de ta sensibilité ou de mon manque de retenue. Elle avait un motif plus profond qui tenait à ce que la fameuse lettre que je t’ai envoyée aurait dû te montrer combien nos conceptions — de la valeur d’une œuvre scientifique, par exemple — sont fondamentalement différentes. Il était naturellement stupide que je t’écrive si longuement sur ce sujet, car j’aurais bien dû me douter qu’une simple lettre ne permet pas de résoudre des différences aussi essentielles. Et la question de la science n’est qu’UN cas parmi bien d’autres. En t’écrivant aujourd’hui dans le plus grand calme, je me rends clairement compte que tes jugements de valeur sont aussi valables et aussi profondément enracinés en toi que les miens le sont en moi, et que je n’ai donc pas le droit de te catéchiser. Mais je me rends tout aussi clairement compte que c’est justement la raison pour laquelle nous ne pouvons entretenir une relation d’amitié, au sens propre du terme. Toute ma vie, je te serai reconnaissant et te resterai attaché de TOUT MON CŒUR, mais je ne t’écrirai plus et tu ne me verras plus. Maintenant que je me suis à nouveau réconcilié avec toi, je veux me séparer de toi dans la paix, afin que nous ne soyons jamais plus irrités l’un contre l’autre et que ne devions pas nous séparer dans la rancune. Je te souhaite tout le bien possible. Je te prie aussi de ne pas m’oublier et de penser souvent à moi de façon amicale. Adieu !
Ludwig Wittgenstein
— Dans cette lettre, et dans la lettre 29, il est fait référence à une querelle (Streit) entre Wittgenstein et Russell. Ce dernier, dans sa lettre à lady Ottoline Morrell du 19 février 1914, la présente ainsi : « Depuis que j’ai commencé à écrire cela, j’ai reçu une lettre de Wittgenstein disant que nous sommes si différents, lui et moi, qu’il est inutile d’essayer d’être amis et qu’il ne m’écrira et ne me verra plus jamais. Je suppose que son humeur changera au bout d’un certain temps. Je m’aperçois que si cela m’affecte, ce n’est pas par rapport à lui, mais seulement en raison de la cause de la logique. Mais je crois que la chose m’affecte trop en ce moment pour que je l’examine. C’est ma faute — j’ai été trop tranchant avec lui. »
Et le 23 février il lui écrit : « J’ai écrit à Wittgenstein, et j’espère qu’il reviendra sur sa décision. »
Probablement la lettre dont parle ici Russell est-elle celle qu’il reçut le 19 février. Mais il se pourrait aussi que Wittgenstein lui ait écrit une autre lettre (entre les lettres 27 et 28) aujourd’hui disparue, puisque l’existence de deux lettres intermédiaires de Russell (l’une tranchante et l’autre accommodante) est attestée. Dans sa correspondance avec lady Ottoline, Russell décrit tour à tour la stimulation et la fatigue que lui donnait la compagnie de Wittgenstein, la folie de son départ pour la Norvège, le soulagement qu’il représenta pour lui, la valeur suprême de ses travaux pour l’avenir de la logique et l’embarras dans lequel les critiques de Wittgenstein mettaient son propre travail. Tous les éléments pour une querelle étaient donc réunis ; et il semble que l’étincelle ait été la réaction tranchante de Russell aux conseils bien intentionnés que Wittgenstein lui donne dans la lettre 27.
Skjølden, le 03.03.1914
Cher Russell,
Ta lettre manifeste une telle bonté et une telle amitié que je ne crois pas avoir le droit d’y répondre par le silence. Il me faut donc revenir sur ma décision. Mais je ne puis, hélas, dire brièvement ce que j’ai à te dire, et je n’ai presque aucun espoir que tu me comprennes vraiment. Avant toute autre chose, je dois te redire que nos dissensions n’ont pas seulement des causes extérieures (nervosité, surmenage, etc.), mais aussi des racines très profondes — du moins de mon côté. Il se peut que tu aies raison de dire que nous ne sommes peut-être pas si différents, il n’en reste pas moins que nos idéaux diffèrent du tout au tout. C’est pour cela que nous n’avons jamais pu, et nous ne pouvons toujours pas discuter de quoi que ce soit mettant en jeu nos jugements de valeur, sans recourir à la dissimulation ou nous quereller. Je crois que cela est indéniable. Il y a longtemps que j’en suis conscient, ce qui a été terrible pour moi, car cela me montrait que notre relation s’enlisait dans un bourbier. Nous avons tous les deux nos faiblesses, surtout moi, dont la vie est REMPLIE de pensées et d’actions détestables et dérisoires (je n’exagère pas). Mais pour qu’une relation ne se dégrade pas, il faut que les faiblesses de chacun ne se conjuguent pas. Deux hommes ne doivent entretenir une relation que là où ils sont purs — c’est-à-dire où ils peuvent être totalement ouverts l’un à l’autre, sans se blesser mutuellement. Or nous N’en sommes capables QUE lorsque nous nous restreignons à la communication de faits pouvant être établis objectivement, et peut-être aussi lorsque nous nous exprimons les sentiments amicaux que nous avons l’un pour l’autre. Tout autre sujet nous conduit à la dissimulation, ou même à la querelle. Peut-être diras-tu : cela durant depuis déjà un bon bout de temps, pourquoi ne pas continuer ainsi ? Mais j’en ai par-dessus la tête de ces compromis sordides ! Jusqu’ici, mon existence a été une grande saloperie — mais faut-il qu’elle continue à l’être ? — Je te propose ceci : faisons-nous part de nos travaux respectifs, de nos découvertes, etc., mais abstenons-nous de tout jugement de valeur sur l’autre, sur quelque sujet que ce soit, et soyons pleinement conscients du fait que nous ne pouvons être tout à fait honnêtes l’un envers l’autre sans être du même coup blessants (il en est du moins ainsi pour moi). Je n’ai pas besoin de t’assurer de l’affection profonde que je te porte, mais cette affection serait menacée si nous continuions à entretenir une relation fondée sur la dissimulation, et donc honteuse pour l’un comme pour l’autre. Il serait honorable, je crois, de lui donner désormais un fondement plus sain. — Je te demande de réfléchir à tout cela et de ne me répondre que si tu peux le faire de bon cœur. Dans tous les cas, sois assuré de mon affection et de ma fidélité. Puisses-tu entendre cette lettre dans l’esprit où elle a été écrite !
L. W.
[Skjølden, Sogn, Norvège]
[Juin 1914]
Cher Russell,
Juste quelques lignes pour te dire que j’ai bien reçu ta lettre et que mon travail a beaucoup progressé, ces quatre ou cinq derniers mois. Mais en ce moment, je suis de nouveau très fatigué et je ne parviens ni à travailler ni à expliquer ce que j’ai fait. J’ai toutefois tout expliqué en long et en large à Moore quand il était ici, et il avait pris des notes. Le mieux serait donc qu’il t’en donne lui-même une idée. Il y a beaucoup de choses nouvelles. — La meilleure façon de comprendre l’ensemble serait que tu lises toi-même les notes de Moore. Sans doute resterai-je de nouveau un certain temps sans rien produire. À bientôt,
L. W.
P. S. Je me construis, en ce moment, une petite maison dans un lieu isolé. J’espère que ton voyage a été un succès.
— Russell revint des États-Unis le 14 juin. Il est possible que Wittgenstein ait appris par une lettre de lui la date de son retour en Angleterre. Si tel est le cas, l’emploi du passé (« J’espère que ton voyage a été un succès ») indiquerait que la présente lettre fut écrite à la mi-juin ou dans la seconde moitié du mois.
— Moore resta en Norvège du 29 mars au 14 avril. Wittgenstein semble avoir quitté la Norvège pour l’Autriche fin juin ou début juillet. En juillet (cf. la lettre 91), il a été à Vienne, puis à Hochreit, et il est ensuite revenu à Vienne, à la veille de la guerre. (B. McGuinness, Young Ludwig, p. 205.)
— La construction de cette petite maison ne fut achevée qu’après la guerre, en 1921, au moment où Wittgenstein partit en Norvège avec son ami Arvid Sjörgen. Ce fut alors qu’il l’habita pour la première fois. Il y revint ensuite pour des séjours plus brefs et y vécut presque toute l’année universitaire 1936-1937 (moment où il commença à travailler aux Recherches). Il retourna à Skjølden pour la dernière fois avec son compagnon, le docteur Ben Richards, aux alentours de la fin 1950.
[Noël 1914]
Cher Russell,
Je n’ai reçu qu’aujourd’hui la lettre que tu m’as écrite le 28 juillet. Que Moore n’ait pas été capable de t’éclairer sur mes idées est pour moi quelque chose d’inconcevable. As-tu pu tirer quelque chose des notes qu’il a prises ? Je crains que non ! Si je devais mourir dans cette guerre, le manuscrit que j’ai naguère montré à Moore te serait envoyé, accompagné d’un autre que j’ai écrit depuis que la guerre a commencé. Si je reste en vie, j’aimerais me rendre en Angleterre après la guerre et t’expliquer de vive voix mon travail — si cela te convient. Même si la première hypothèse se vérifiait, je suis persuadé que tôt ou tard tout le monde le comprendra ! Je te remercie chaleureusement pour l’envoi de ton texte sur les sense data. Je ne l’ai pas encore lu. Puisse le ciel m’envoyer bientôt de nouvelles idées qui soient bonnes !!!
Ludwig Wittgenstein
Transmets, s’il te plaît, mon très amical souvenir à Johnson.
Mon adresse est :
Garnison d’Artillerie
« Lieutenant en chef Gürth »
Poste militaire N° 186
— Moore : D’après l’agenda de Moore, Russell lui montra (ou lui lut) cette lettre, le 20 janvier. Moore fit alors ce commentaire : « Russell doit lui avoir dit que j’étais incapable [d’expliquer ses idées], mais il n’avait pas le droit de dire cela, étant donné que Wittgenstein n’a jamais essayé de me les expliquer. » Le 10 février, Russell lui demanda de lui confier ses notes (voir la lettre 30). Cette lettre indique qu’aucun autre document nommé Logik n’a vraisemblablement circulé à Cambridge, et que c’est sur la base des notes de Moore que Wittgenstein projetait de soutenir une thèse.
— Manuscrit : À l’évidence, le premier des cahiers de notes des Notebooks 1914-1916. Sa page de garde porte des instructions stipulant qu’il doit être remis à Russell dans l’hypothèse où Wittgenstein disparaîtrait. Pour ce qui a été montré à Moore, voir la lettre 89.
— Ton texte sur les « sense data » : Probablement « The Relation of Sense Data to Physics », Scientia, 16 juillet 1914 (repris dans Mysticisme et Logique).
Trinity College, Cambridge
05.02.1915
Mon cher Wittgenstein,
Ce fut une très grande joie que de recevoir une lettre de toi. — Je n’ai cessé de penser à toi et d’attendre impatiemment de tes nouvelles. Je suis ébahi que tu aies pu écrire un manuscrit sur la Logique depuis le début des hostilités. Je ne puis te dire quelle grande joie ce sera de te revoir après la guerre, si tout va bien. Si jamais tes manuscrits me parviennent, je ferai tout mon possible pour les comprendre et les faire comprendre. Mais sans ton aide, ce sera difficile.
Ta lettre m’est parvenue il y a trois semaines. — Je ne savais comment faire pour y répondre, mais j’en ai maintenant la possibilité par l’intermédiaire d’un Américain qui part en Italie.
Rappelle-moi au souvenir de ta mère, et dis-lui que tu es constamment dans mon esprit de la façon la plus affectueuse.
Bertrand Russell
— Cette lettre fut retournée à Russell. Il la donna après la guerre à Wittgenstein qui, dans les années 1930, en fit cadeau à W. H. Watson.
Trinity College, Cambridge
10.05.1915
Cher Wittgenstein,
Ta lettre du 13 avril vient de me parvenir — je suis très heureux d’avoir de tes nouvelles. Lorsque j’ai reçu ta lettre précédente, j’ai répondu sur-le-champ, en même temps que j’écrivais à ta mère, mais la lettre m’est revenue deux mois plus tard — elle devait être trop amicale ! J’ai reçu récemment avec grand plaisir une lettre de ta mère — transmets-lui, s’il te plaît, tous mes remerciements. Si tu as le temps, tu devrais aller à Cracovie rendre visite à un vieux logicien solitaire, du nom de Dziewicki, 11 rue Szczepanska. Il a étudié les Principia Mathematica, mais ne connaît vraisemblablement personne qui s’occupe de logique moderne. Je suis sûr que te voir lui ferait vraiment très plaisir. J’ai reçu de Moore toutes les informations qu’il avait sur les tautologies, etc. ; mais je n’y ai pas compris grand-chose. J’espère du fond du cœur qu’après la guerre tu m’expliqueras tout cela de vive voix. Depuis que la guerre a commencé, il ne m’a pas été possible de réfléchir à la philosophie — mais tout cela se terminera bien un jour. Je pense toujours à toi et t’adresse mes vœux les plus cordiaux.
Bertrand Russell
— Ta lettre du 13 avril : Cette lettre est perdue.
— Dziewicki : M. H. Dziewicki, qui, entre autres choses, enseignait l’anglais à Cracovie, avait publié une conférence sur la philosophie scolastique dans les Proceedings of the Aristotelian Society. Il était à cette époque en correspondance avec Russell. Deux cartes postales de Dziewicki à Wittgenstein (actuellement aux Brenner-Archiv d’Innsbruck) montrent que Wittgenstein lui rendit deux fois visite (apparemment en juin 1915) et qu’une discussion philosophique eut lieu (notamment sur le problème de la contiguïté des instants du temps). Après la guerre, Dziewicki écrivit à Russell (ses lettres sont conservées aux archives Russell) : « Je suis heureux d’avoir des nouvelles de Wittgenstein, un jeune homme tout à fait génial, que j’ai eu grand plaisir à rencontrer. Voulez-vous lui dire combien je me réjouis de savoir que ses lugubres pressentiments ne se sont pas réalisés. » En marge de la phrase citée, une remarque de la main de Russell : « Il s’attendait à être tué en Russie. » Dans des lettres postérieures, Dziewicki demande un exemplaire du Tractatus logico-philosophicus, qu’il commentera plus tard en disant inter alia que la doctrine selon laquelle la croyance n’est pas une relation avait été l’un des points de divergence les plus importants entre Wittgenstein et lui, au cours de leurs discussions.
Atelier impérial et royal de Cracovie
Poste militaire no 186
22.05.1915
Cher Russell,
J’ai reçu aujourd’hui ta lettre du 10 mai. Je rendrai visite à Dziewicki dès que possible et suis très curieux de faire sa connaissance.
Que tu n’aies pu comprendre les notes de Moore me peine extrêmement ! J’ai le sentiment qu’en l’absence d’explications supplémentaires elles sont très difficilement compréhensibles ; mais je les considère, pour l’essentiel, comme définitivement valables. Ce que j’ai écrit ces derniers temps sera, je le crains, encore plus incompréhensible. Et il faut me faire à l’idée que si je ne suis plus en vie à la fin de la guerre, tout mon travail sera perdu. — Si tel est le cas, il faut que mon manuscrit soit publié, qu’il y ait quelqu’un pour le comprendre ou non !
Les problèmes deviennent de plus en plus lapidaires et généraux, et la méthode a complètement changé.
Souhaitons-nous de nous revoir après la guerre ! Avec mon cordial salut,
Ludwig Wittgenstein
Frau Elsa Gröger
Gut Wangensbach, Küsnacht, Suisse
22.10.1915
Cher Russell,
J’ai beaucoup travaillé ces temps derniers, et avec succès, je crois. Je m’occupe maintenant de rassembler le tout pour lui donner la forme d’un traité. Mais en aucun cas je ne publierai quoi que ce soit avant que tu ne l’aies vu. Ce qui, naturellement, ne pourra avoir lieu qu’après la guerre. Et qui sait si je serai encore de ce monde alors ? Si ce devait ne pas être le cas, fais-toi remettre par ma famille tous mes manuscrits au complet ; un plan d’ensemble s’y trouve indiqué qui est écrit au crayon sur des feuilles volantes. Tu auras peut-être quelque peine à tout comprendre, mais ne te laisse pas rebuter ! Mon adresse actuelle est :
Atelier d’Artillerie impérial et royal N° 1
Poste militaire N° 12
As-tu revu Pinsent ces temps derniers ? Si tu revois Johnson, salue-le de ma part. Je pense toujours avec plaisir à lui, et à nos « disputations » aussi fructueuses que mouvementées. Fasse le ciel que nous nous revoyions !
Reçois le plus cordial salut de
Wittgenstein
— Frau Elsa Gröger était une amie (probablement une cousine) de la mère de Wittgenstein qui vivait près de Zürich. (Plus tard, elle adressa une pétition au Vatican pour obtenir que Wittgenstein soit rapidement libéré de son camp de prisonniers. Voir B. McGuinness, Young Ludwig, p. 275 sq.)
— Rassembler tout cela : Il s’agit là, probablement, de la première des trois versions préliminaires du Tractatus (cf. Young Ludwig, p. 237, et Approaches, p. 226). On notera l’emploi du terme « traité » pour décrire l’ouvrage.
34 Russell Chambers
Bury Str. W.C.
25.11.1915
Cher Wittgenstein,
Ce fut une grande joie que de recevoir ta lettre qui m’est parvenue il y a quelques jours. Ce fut pour moi une grande joie que de la recevoir. Je me réjouis grandement que tu écrives un traité et que tu veuilles le publier. J’ai du mal à croire qu’il soit nécessaire d’attendre la fin de la guerre. Ne te serait-il pas possible de faire établir une copie du manuscrit et de l’envoyer en Amérique ? Le professeur Ralph Barton Perry, Harvard University, Cambridge, Mass., U.S.A., connaît déjà (par moi) tes premières théories logiques. Il m’enverrait le manuscrit, et je le ferais publier.
Il y a longtemps que je n’ai vu ni Pinsent ni Johnson. Je ne suis pas à Cambridge cet hiver. J’y reviens au printemps prochain.
Nous revoir enfin sera magnifique ! Je pense constamment à toi et souhaite recevoir de tes nouvelles. Sois heureux, et que le destin t’épargne !
Bertrand Russell
— Ta lettre : C’est-à-dire la lettre 34.
— Ralph Barton Perry (1876-1957) enseignait la philosophie à Harvard, où Russell expliqua, en 1914, les idées de Wittgenstein en s’appuyant sur les Notes sur la logique.
Carte postaleCassino
Provincia Caserta, Italia
09.02.1919
Cher Russell,
Je ne connais pas ton adresse précise, mais j’espère que ces lignes te parviendront d’une manière ou d’une autre. Je suis prisonnier en Italie depuis novembre, et j’espère pouvoir de nouveau être en contact avec toi, après trois ans d’interruption. J’ai fait un énorme travail en logique, et je meurs d’envie de te le montrer avant de le publier.
Ludwig Wittgenstein
— Ton adresse précise : Cette carte postale fut adressée par Wittgenstein à Russell chez le Dr A. N. Whitehead, University College, Londres.
Manor House
Garsington, Oxford
03.03.1919
Je suis très heureux d’avoir eu de tes nouvelles — pendant longtemps, j’ai été très inquiet. Savoir ce que tu as fait en logique m’intéresse vivement. J’espère que d’ici peu il me sera possible de tout connaître de ton travail. Je serais heureux d’avoir d’autres nouvelles — sur ta santé, etc.
B. Russell
— Cette carte, accompagnée d’un double (manifestement en raison de la méfiance à l’égard des relations de la poste avec un camp de prisonniers de guerre), a été oblitérée, à son arrivée à Cassino, le 8 mars.
Carte postaleCassino
Prov[incia] Caserta, Italia
10.03.1919
Tu ne saurais imaginer combien j’ai été heureux de recevoir tes deux cartes ! Je crains cependant qu’il n’y ait pas d’espoir que nous nous revoyions avant longtemps. À moins que tu ne viennes me voir ici, mais ce serait une joie trop forte pour moi. Je ne peux pas écrire sur la Logique, car je n’ai pas le droit d’écrire plus de deux cartes (de 15 lignes chacune) par semaine. J’ai écrit un livre qui sera publié dès que je rentrerai chez moi. Je crois que j’ai finalement résolu nos problèmes. Écris-moi souvent. Ainsi, le temps de mon emprisonnement passera plus vite. Dieu te bénisse.
Wittgenstein
13.03.1919
Cher Russell,
Merci beaucoup pour tes cartes postales datées des 2 et 3 mars. J’ai passé une très mauvaise période, ne sachant si tu étais mort ou en vie ! Je ne puis écrire sur la Logique alors qu’on ne m’autorise pas à écrire plus de deux cartes postales par semaine (15 lignes chacune). Cette lettre fait exception, car elle sera postée par un étudiant en médecine autrichien qui rentre chez lui demain. J’ai écrit un livre qui s’appelle Logisch-philosophische Abhandlung et qui contient tout mon travail des six dernières années. Je pense que j’ai finalement résolu nos problèmes. Cela peut sembler arrogant, mais je ne puis m’empêcher de le croire. J’ai achevé le livre en août 1918 et, deux mois plus tard, j’ai été fait Prigioniere. J’ai le manuscrit ici avec moi. J’aimerais pouvoir en faire une copie pour toi, mais c’est un texte assez long, et je ne connais pas de moyen sûr pour te l’envoyer. En fait, tu ne le comprendrais pas sans une explication préalable, car il est écrit sous forme de remarques très brèves. (Ce qui veut dire, bien entendu, que personne, j’en suis persuadé, ne le comprendra, bien que tout soit clair comme le cristal. Mais il bouleverse toute notre théorie de la vérité, des classes, des nombres et tout ce qui s’ensuit.) Je le publierai dès que je serai chez moi, mais je crains que cela ne veuille pas dire « sous peu ». Il se passera donc aussi encore pas mal de temps avant que nous puissions nous revoir. J’ai peine à imaginer que je vais te revoir ! Ce sera trop ! Je suppose qu’il est impossible pour toi de venir me voir ici, n’est-ce pas ? Peut-être même penses-tu qu’une telle idée témoigne d’un culot colossal de ma part. Pourtant, si tu étais à l’autre bout du monde et que je puisse venir jusqu’à toi, je le ferais.
Écris-moi, s’il te plaît, pour me dire comment tu vas, et rappelle-moi au souvenir du Dr Whitehead. Ce vieux Johnson est-il toujours en vie ? Pense à moi souvent !
Ludwig Wittgenstein
— Russell, lorsqu’il reçut cette lettre, en fit une copie qu’il fit dactylographier en plusieurs exemplaires. Nous savons par sa correspondance avec Colette (lady Constance Malleson), datée des 19, 23 et 24 mars 1919, qu’il avait l’intention d’envoyer ces exemplaires à différentes personnes susceptibles de venir en aide à Wittgenstein, au nombre desquelles Keynes et G. M. Trevelyan. Six copies dont l’orthographe a été corrigée, en dépit des consignes explicites de Russell, ont été conservées aux archives Russell. Il en existe aussi, dans le dossier Wittgenstein inclus dans les papiers de Keynes à King’s College, une copie où certaines fautes d’orthographe n’ont pas été corrigées : « crystall », « immagine », « collossal ».
Cassino
12.06.1919
Cher Russell,
Il y a quelques jours, je t’ai envoyé mon manuscrit par l’intermédiaire de Keynes. Je n’y avais joint alors que quelques lignes à ton intention. Mais depuis, ton livre m’est parvenu au complet et j’ai grand besoin de t’écrire. — Je n’aurais jamais cru que ce que j’avais dicté à Moore il y a six ans en Norvège eût laissé si peu de traces dans ton esprit. En bref, je crains maintenant qu’il ne soit très difficile pour moi de m’entendre avec toi. Et j’ai perdu le moindre espoir que mon manuscrit te dise quelque chose. Je ne suis pas en état, tu l’imagines bien, d’écrire un commentaire de mon livre. Mais je pourrais t’en donner un par oral. Si tu tiens si peu que ce soit à comprendre ce qui est en jeu, et si tu peux arranger une rencontre avec moi, alors, je t’en prie, fais-le. — Si cela n’est pas possible, sois assez bon pour renvoyer mon manuscrit à Vienne (par des moyens sûrs) dès que tu l’auras lu. C’est le seul exemplaire corrigé que je possède, et c’est le travail de ma vie ! Je brûle d’impatience, maintenant plus que jamais, de le voir imprimé. Qu’il est amer d’avoir dû traîner en captivité ce travail achevé et de voir l’absurdité (der Unsinn) en faire son jouet ! Il n’est pas moins amer, du reste, de penser que personne ne le comprendra, même une fois imprimé ! — M’as-tu écrit après tes deux premières cartes postales ? Je n’ai rien reçu.
Je t’adresse mon cordial salut, et ne va pas croire que tout ce que tu ne comprendras pas n’est que sottise.
Ludwig Wittgenstein
— Quelques lignes : Selon toute vraisemblance, elles ont été perdues.
— Ton livre : L’Introduction to Mathematical Philosophy de Russell, publiée en mars 1919. Dans une lettre à Keynes du 23 mars 1919, Russell lui dit qu’il aimerait envoyer son « nouveau livre » à Wittgenstein, mais qu’il ne sait pas si c’est possible, et qu’il a écrit à George Trevelyan pour lui demander s’il pouvait faire quelque chose pour que Wittgenstein soit autorisé à « communiquer librement au sujet de la logique ». Il lui demande aussi s’il est lui-même en mesure de « toucher quelqu’un au sujet de Wittgenstein » et conclut sa lettre ainsi : « Je souhaite qu’il puisse avoir l’autorisation de venir en Angleterre. » Par l’intermédiaire du Dr Filippo de Filippi, Trevelyan obtint que Wittgenstein soit autorisé à recevoir des livres. Mais Filippi ayant recommandé qu’ils soient envoyés sous forme de lettres, le livre de Russell semble avoir été expédié par fragments (cf. « m’est parvenu au complet »).
Il y avait alors encore des problèmes d’acheminement du courrier, ce qui pourrait expliquer que Wittgenstein ait envoyé la dactylographie du Tractatus à Russell par l’intermédiaire de Keynes (cf. les lettres 140 et 141).
70 Overstrand Mansions
Prince of Wales Road, Battersea, S.W.
21.06.1919
Cher Wittgenstein,
Ta lettre est arrivée aujourd’hui, mais je n’ai pas encore reçu ton manuscrit. Il est vrai que ce que tu as dicté à Moore était inintelligible pour moi, et je n’ai pas d’aide à attendre de son côté. Je pense qu’il est sans doute également vrai que je ne comprendrai pas ton manuscrit avant de t’avoir vu. Il n’empêche qu’il me sera plus aisé d’arriver à comprendre ce que tu me diras si j’ai d’abord lu soigneusement le manuscrit. Actuellement, on refuserait de me donner un passeport, mais cela ne durera pas. Je pense que nous pourrons sans doute nous rencontrer vers Noël, mais il est peu vraisemblable que ce soit possible plus tôt.
Si j’ai écrit seulement deux cartes postales, c’est parce que je pensais que les lettres n’étaient pas autorisées. En revanche, j’ai écrit d’innombrables lettres à ton sujet, pour essayer d’obtenir que tu jouisses d’une plus grande liberté. Démarches peu fructueuses, du moins pas autant que je l’espérais. J’ai également écrit à ta mère, mais la lettre m’a été retournée ! — Ne sois pas découragé, je t’en prie, quant à ma compréhension de ton livre. Je n’ai pas pensé à la philosophie pendant toute la guerre, jusqu’à ce que, l’été dernier, je me sois retrouvé en prison, où j’ai trompé mon ennui en écrivant un recueil de textes de vulgarisation. C’est tout ce que je pouvais faire dans ces circonstances. Mais maintenant je suis revenu à la philosophie, et je suis dans de meilleures dispositions pour comprendre.
Dès que j’aurai ton manuscrit, je le lirai, puis te le renverrai. À quelle adresse pourrais-je le faire ? Reçois toute mon amitié et toute mon affection. Ne te décourage pas — tu finiras par être compris.
B. Russell
— Ta lettre : Il s’agit à l’évidence de celle du 12 juin (lettre 41).
— Un recueil de textes de vulgarisation : Au départ, l’entrée du Dictionary of National Biography (signée par A. M. Quinton) consacrée à Russell disait ceci de l’Introduction to Mathematical Philosophy : « Si on le compare à certains de ses ouvrages postérieurs, qui sont souvent rédigés de façon vague et désinvolte, on pourrait souhaiter qu’il ait été plus fréquemment emprisonné. » Mais ce passage a été supprimé (par Oxford University Press, semble-t-il).