70 Overstrand Mansions
Prince of Wales Road, Battersea, S.W.
13.08.1919
Cher Wittgenstein,
J’ai lu maintenant ton livre, deux fois et avec soin. — Il y a toujours des points que je ne comprends pas — dont certains sont importants. Je t’envoie quelques questions sur des feuilles séparées. Je suis convaincu que tu as raison lorsque tu soutiens (ce qui est pour toi essentiel) que les propositions logiques sont des tautologies, qui ne sont pas vraies dans le même sens que les propositions substantielles. Je ne comprends ni pourquoi tu te contentes d’une théorie purement ordinale des nombres, ni pourquoi tu te sers d’une relation ancestrale pour l’élaborer, puisque tu émets des objections contre les relations ancestrales. J’aimerais de plus amples explications sur cette partie de ton travail. Par ailleurs, tu n’indiques pas les raisons pour lesquelles tu t’opposes aux classes. Je suis certain que tu as raison de penser que ton livre est de toute première importance. Mais, par endroits, sa brièveté le rend obscur. J’ai un très intense désir de te voir pour en parler, mais aussi tout simplement pour te voir. Mais je ne puis encore me rendre à l’étranger. Probablement seras-tu libre de venir en Angleterre avant que je ne sois libre de quitter le pays. — Je te renverrai ton manuscrit quand je saurai où l’envoyer, mais j’espère que tu seras bientôt en liberté.
Avec tous mes meilleurs vœux. Écris-moi bientôt de nouveau.
B. Russell
[Sur des feuillets séparés sont portées les questions suivantes]
2 — Quelle est la différence entre un Tatsache [fait] et un Sachverhalt [état de choses] ?
3 — « Das logische Bild der Tatsachen ist der Gedanke22. » Oui, je suis d’accord. Mais un Gedanke est un Tatsache : quels sont les constituants et les composants d’une pensée, et quelle est leur relation avec le Tatsache dont elle est l’image ?
3.331 — Selon moi, la théorie des types est une théorie du symbolisme correct : (a) un symbole simple ne doit pas être employé pour exprimer quelque chose de complexe ; (b) plus généralement, un symbole doit avoir la même structure que sa signification.
4 & 4.001 — « Der Gedanke ist der sinnvolle Satz ». « Die Gesamtheit der Sätze ist die Sprache »23. Un Gedanke consiste-t-il en mots ? Confronter à 3, ci-dessus.
4.112 — Je suis entièrement d’accord avec cette entrée.
4.1272 — Je suppose que cela va de pair avec le rejet de l’identité. Il est gênant qu’on ne puisse pas parler de Nc’V. On pourrait toujours dire :
J’aurais pensé que ces propositions permettaient de donner une signification à « il y a au moins deux objets » ; pour toi, en revanche, « (∃x,y,ϕ). ϕx. ϕy » ou des énoncés du même genre suffiraient. Il y a des choses qui m’embarrassent dans cette entrée et les suivantes.
4.211 — J’en conclus qu’aucune proposition élémentaire n’est négative.
4.51 — Il est aussi nécessaire que soit donnée la proposition selon laquelle toutes les propositions élémentaires sont données.
5.15 — Cette théorie de la probabilité me semble correcte.
5.3 — Toutes les propositions résultent d’opérations de vérité sur des propositions élémentaires ? Qu’en est-il de la généralité ?
5.453 — Pas de nombres en logique ? Pourquoi ?
5.53 sq. — Sur l’identité. Je suis d’accord. Mais la connexion avec l’axiome d’infinité paraît douteuse. Voir la remarque sur 4.1272 ci-dessus.
6 — « Fonction de vérité générale : »
Oui, c’est un procédé. Mais ne pourrait-on pas aussi bien faire en sorte que signifie « une valeur de ξ au moins est fausse », tout comme on peut considérer comme fondamentaux « ~ pv ~ q » et « ~ p. ~ q » ? J’ai l’impression que demeure dissimulée, dans ton système, une dualité entre la généralité et l’existence.
6.03 — « Forme générale du nombre entier : [0, ξ, ξ+1] ». Tu n’obtiens que des ordinaux finis. Tu refuses les classes, et les cardinaux disparaissent donc. Que se produit-il avec ﬡ0 ? Si tu disais qu’en logique les classes sont superflues, je pourrais te comprendre en distinguant la logique des mathématiques ; mais quand tu dis qu’en mathématiques les classes ne sont pas nécessaires, je suis perdu. Par exemple, quelque chose de vrai est exprimé par Nc’Cl’α = 2Nc’α. Comment rétablis-tu cette proposition ?
Je suis d’accord avec ce que tu dis de l’induction, de la causalité, etc. En tout cas, je ne trouve aucune raison de n’être pas d’accord.
Cassino
19.08.1919
Cher Russell,
Merci beaucoup pour ta lettre datée du 13 août. Pour ce qui est de tes questions, je ne puis y répondre maintenant. D’une part, en effet, du fait que je ne dispose pas de copie du manuscrit, je ne sais pas toujours à quoi renvoient les numéros des entrées. Et, d’autre part, certaines de tes questions requerraient une très longue réponse. Or tu sais combien écrire sur la logique m’est difficile. C’est aussi la raison pour laquelle mon livre est si court et, par conséquent, si obscur. Mais je n’y peux rien. — Cela dit, je crains que tu n’aies pas saisi mon intention fondamentale, dont toute l’affaire des propositions logiques n’est qu’un corollaire. Le point essentiel est la théorie qui distingue ce qui peut être exprimé (gesagt) par des propositions — c’est-à-dire par le langage — (ou, ce qui revient au même, ce qui peut être pensé), et ce qui ne peut pas être dit, mais seulement montré (gezeigt). Et cette théorie est, à mon sens, le problème cardinal de la philosophie.
J’ai également envoyé mon manuscrit à Frege. Il m’a écrit il y a une semaine, et j’en conclus qu’il n’en a pas compris un traître mot24. Aussi mon seul espoir est-il de bientôt te voir, toi, et de tout t’expliquer, car il est très dur de n’être pas compris par âme qui vive !
Nous allons probablement quitter après-demain le Campo Concentramento, et rentrer chez nous. Dieu soit loué ! Mais comment pourrons-nous nous rencontrer dès que possible ? J’aimerais venir en Angleterre, mais tu peux imaginer combien il est actuellement difficile pour un Allemand de s’y rendre (bien plus que pour un Anglais de se rendre en Allemagne). Je n’envisage cependant pas de te demander de venir à Vienne en ce moment ; le mieux serait de nous rencontrer en Hollande ou en Suisse. Mais, bien entendu, si tu ne peux pas quitter l’Angleterre, je ferai de mon mieux pour y venir. Écris-moi, s’il te plaît, dès que possible pour me faire savoir s’il est vraisemblable que tu sois autorisé à te rendre à l’étranger. Envoie ton courrier à Vienne IV, Alleegasse 16. Quant au manuscrit, peux-tu, s’il te plaît, me le retourner à la même adresse, mais seulement si tu as un moyen absolument sûr de le faire ? Sinon, conserve-le. Je serais néanmoins très heureux de le récupérer sans tarder, étant donné que c’est le seul exemplaire corrigé que je possède. — Ma mère m’a écrit, elle était désolée de n’avoir pas reçu ta lettre, mais ravie que tu aies essayé de lui écrire.
Écris-moi vite. Avec mes meilleurs vœux.
Ludwig Wittgenstein
P. S. Ma lettre terminée, je me sens finalement tenté de répondre à quelques-unes de tes questions les plus simples :
(1) « Quelle est la différence entre un Tatsache et un Sachverhalt ? » Le Sachverhalt est ce qui correspond à une proposition élémentaire, si elle est vraie ; le Tatsache ce qui correspond au produit logique de propositions élémentaires, si ce produit est vrai. La raison pour laquelle j’ai introduit le Tatsache avant le Sachverhalt demanderait une longue explication.
(2) « … mais un Gedanke est un Tatsache : quels sont ses constituants et composants, et quelle est leur relation à ceux du Tatsache dépeint ? » Je ne sais pas ce que sont les constituants d’une pensée, mais je sais qu’elle doit posséder des constituants, lesquels correspondent aux mots du langage. De même, le genre de relation existant entre les constituants d’une pensée et ceux du fait dépeint est sans pertinence aucune. Ce serait à la psychologie de découvrir ce genre de relation.
(3) « Selon moi, la théorie des types est une théorie du symbolisme correct : (a) un symbole simple ne doit pas être employé pour exprimer quelque chose de complexe ; (b) plus généralement, un symbole doit avoir la même structure que sa signification. » C’est là précisément ce que l’on ne peut pas dire. Tu ne peux prescrire à un symbole ce qu’il lui est possible (may) d’exprimer dans l’usage qui en est fait. Tout ce qu’un symbole EST CAPABLE (CAN) d’exprimer, il lui EST POSSIBLE (MAY) de l’exprimer. Ma réponse est brève, mais elle est juste !
(4) Est-ce qu’un Gedanke consiste en mots ? Non ! Mais en constituants psychiques qui ont le même genre de relation à la réalité que les mots. Ce que sont ces constituants, je ne le sais pas.
(5) « Il est gênant que l’on ne puisse pas parler de . » Cela touche à la question cardinale de ce qui peut être exprimé par une proposition, et de ce qui ne peut pas l’être, mais peut être seulement montré. Je ne puis l’expliquer en détail ici. Pense simplement que ce que tu veux dire par la pseudo-proposition « il y a deux choses » est montré par le fait qu’il existe deux noms possédant des significations différentes (ou qu’il en existe un doté de deux significations). Une proposition — par exemple φ (a,b) ou (∃ φ,x,y) . φ (x,y) — ne dit pas qu’il y a deux choses. Elle dit quelque chose de fort différent. Mais, qu’elle soit vraie ou fausse, elle MONTRE ce que tu veux exprimer en disant « il y a deux choses ».
(6) Bien entendu, aucune proposition élémentaire n’est négative.
(7) « Il est aussi nécessaire que soit donnée la proposition selon laquelle toutes les propositions élémentaires sont données. » Cela est si peu nécessaire que c’est même impossible. Une telle proposition n’existe pas ! Le fait que toutes les propositions élémentaires sont données est MONTRÉ par le fait qu’il n’y en a aucune possédant un sens élémentaire qui ne soit donné. C’est la même histoire qu’en (5).
(8) Je suppose que tu n’as pas compris la façon dont je sépare dans l’ancienne notation de la généralité ce qui est fonction de vérité de ce qui est pure généralité. Une proposition générale est UNE fonction de vérité de toutes les PROPOSITIONS d’une certaine forme.
(9) Tu as tout à fait raison de dire que « » peut aussi signifier ~ p ∨ ~ q ∨ ~ r ∨ ~… Mais cela est sans importance aucune ! Je suppose que tu ne comprends pas la notation «
». Elle ne veut pas dire « pour toutes les valeurs de ξ … ». Mais tout est dit là-dessus dans mon livre, et je ne me sens pas la force de le ré-écrire. Essaie de comprendre ce point d’ici à notre rencontre. Je ne me serais pas cru capable d’écrire d’aussi longues explications que celles que je viens de te donner.
L. W.
Vienne XVII.
Neuwaldeggerstrasse 38
30.08.1919
Cher Russell,
Excuse-moi de t’ennuyer par une requête stupide. J’ai rencontré un éditeur et lui ai présenté une copie de mon manuscrit, pour lancer enfin l’impression de l’ouvrage. L’éditeur en question, qui naturellement ne connaît pas mon nom et n’entend rien à la philosophie, souhaiterait avoir l’opinion d’un homme de métier, quel qu’il soit, afin d’être certain que l’ouvrage mérite vraiment d’être publié. Il se proposait de consulter l’un de ses hommes de confiance (probablement un professeur de philosophie). Mais je lui ai dit qu’ici personne ne pourrait juger le livre, mais que tu aurais peut-être, toi, la bonté de rédiger à son intention une brève évaluation de mon travail. Si celle-ci était favorable, elle suffirait à le décider à le publier. Il s’agit de Wilhelm Braumüller, XI Servitengasse, 5 Vienne. Je te demande donc de lui envoyer quelques mots, si toutefois ta conscience t’y autorise.
Écris-moi aussi, je t’en prie, le plus vite possible, comment tu vas, quand tu pourras venir sur le continent, etc., etc. Comme tu vois, je suis revenu de mon camp de prisonniers. Je ne suis toutefois pas encore tout à fait dans mon état normal. Mais cela ne saurait tarder. Reçois mon cordial salut !
Ludwig Wittgenstein
— Braumüller, XI Servitengasse : C’est-à-dire l’éditeur de l’édition originale de Geschlecht und Charakter (Sexe et caractère) d’Otto Weininger, qui publia également, en 1918, le premier volume de Der Untergang des Abendlandes (Le Déclin de l’Occident) d’Oswald Spengler. (En fait, IX Servitengasse.)
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Prince of Wales Road, Battersea, S.W.
08.09.1919
Cher Wittgenstein,
Merci pour ta lettre et pour tes explications, qui m’ont grandement aidé. Je suis en train de relire ton livre, que je te renverrai accompagné de remarques, dès que j’aurais trouvé un moyen sûr de le faire. Je suis très très impressionné par ton travail, mais je ne suis cependant pas persuadé qu’il soit entièrement abouti.
Je t’écris seulement au sujet de notre rencontre. Je ne vois guère qu’une possibilité, qui est d’essayer de nous rencontrer à La Haye autour de Noël. Il n’est pas sûr que je puisse quitter l’Angleterre, car, comme tu dois le savoir, je suis en mauvais termes avec le gouvernement, mais je ferai tout mon possible pour obtenir une autorisation de sortie. Je ne puis venir plus tôt, non seulement parce que j’ai des cours à assurer, mais encore parce que l’obtention de cette autorisation demande du temps. Je te prie de me faire savoir si tu peux venir en Hollande à Noël, ou un peu après. — Je peux m’arranger pour y passer une semaine, si le gouvernement me laisse partir.
Je t’écrirai bientôt au sujet de ton livre. J’espère que tu as été libéré et que tu es revenu en Autriche. — La guerre a-t-elle laissé des traces sur toi, d’une façon ou d’une autre ?
Bertrand Russell
— Ta lettre : Il s’agit de celle du 19 août (c’est-à-dire la lettre 44). Il est en effet clair que Russell n’avait pas encore reçu la lettre de Wittgenstein du 30 août.
— En mauvais termes avec le gouvernement : En raison de son opposition à la guerre.
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Prince of Wales Road, Battersea, S.W.
12.09.1919
Cher Wittgenstein,
J’ai écrit à ton éditeur dans des termes très flatteurs pour ton livre. J’espère que ma lettre lui parviendra. — Je t’ai écrit il y a quelques jours à ton ancienne adresse, pour te faire savoir que, si j’obtiens l’autorisation, je me rendrai en Hollande à Noël pour une semaine, afin de t’y voir. — Je ne puis malheureusement rien arranger ni plus tôt ni pour un séjour plus long. Je suis très heureux de te savoir libre — donne-moi des nouvelles de ta santé, de tes expériences, etc., dès que possible. Mes vœux les plus chaleureux.
B. Russell
06.10.1919
Cher Russell,
Je te remercie de tout cœur pour ta lettre du 12 septembre. Il y a déjà un certain temps que mon éditeur a reçu ta lettre de recommandation pour mon livre, mais il ne m’a toujours pas fait savoir s’il le publierait et à quelles conditions (quel chien !). Je pense que je pourrais certainement me rendre à La Haye pour Noël. Seul un imprévu pourrait m’en empêcher. J’ai décidé de devenir instituteur, et je dois donc reprendre des études dans l’ainsi nommé Institut de formation des maîtres. Les étudiants qui le fréquentent sont de vrais gamins de 17-18 ans, et j’en ai déjà 30 ! Ce qui suscite des situations très comiques, et parfois très désagréables. Je me sens souvent misérable ! — Je suis en correspondance avec Frege. Il ne comprend pas un traître mot de mon travail, et je suis excédé de devoir ne lui donner que de pures et simples explications27.
Comment vont le docteur Whitehead et Johnson ? Écris-moi vite.
Ludwig Wittgenstein
P. S. Quand penses-tu pouvoir me retourner mon manuscrit ? Mon adresse actuelle est :
Vienne III, Untere Viadukgasse 9, chez Mme Wanicek
mais les lettres me parviennent aussi à mon ancienne adresse. Comme tu vois, je n’habite plus chez ma mère. J’ai fait don de tout l’argent que je possédais, et je vais bientôt essayer de gagner ma vie. Je pense souvent à toi !
L. W.
70 Overstrand Mansions
Prince of Wales Road, Battersea, S.W.
14.10.1919
Cher Wittgenstein,
Merci pour ta lettre, que j’ai reçue aujourd’hui. Je vais te renvoyer ton livre dans quelques jours. J’attendais de savoir à quelle adresse le faire. Sauf à une ou deux reprises, je n’ai rien noté sur les pages blanches, car il est bien préférable que nous en parlions. J’ai travaillé le livre de façon relativement précise, et je crois le comprendre maintenant assez bien. Mais nous verrons bien. Je vais l’expédier à ta nouvelle adresse.
Il m’est terrible de penser que tu dois gagner ta vie, mais ton action ne me surprend guère. Moi aussi, je suis bien plus pauvre. On dit que la Hollande est très chère, mais je suppose que nous pourrons tenir une semaine sans risquer la banqueroute. La période qui me conviendrait le mieux serait celle du 13 au 20 décembre. — Je dois être de retour en Angleterre pour Noël. Je vais voir comment obtenir l’autorisation, et je retiens en principe cette date. Peut-être se révélera-t-il préférable d’aller en Suisse. — Dis de ma part à ton éditeur qu’il est un ignoble vaurien ! Mon cher Wittgenstein, quelle joie ce sera de te revoir après toutes ces années. — Avec toute mon amitié,
Bertrand Russell
01.11.1919
Cher Russell,
Je m’occupe en ce moment du passeport pour la Hollande, et je serai à La Haye le 10 décembre pour t’y rencontrer. Il est certain que je bute sur certaines difficultés pécunières, mais une semaine ne me tuera pas. — Il me vient une idée, dont je ne sais si elle est réalisable. À l’époque de mon départ de Cambridge pour la Norvège, j’avais déposé toutes mes affaires chez un marchand de meubles de Cambridge (j’ai oublié son nom ; ce n’était pas Lilies, mais une boutique proche de Magdalene College). Il y avait un grand nombre de livres, dont quelques-uns de valeur, un tapis, etc. Ai-je aujourd’hui perdu tout droit sur ces affaires ? Si ce n’est pas le cas, j’aimerais te demander une grande faveur : vends-les et prends l’argent avec toi en Hollande. Aie, s’il te plaît, la bonté de m’écrire si la chose est faisable.
L’idée de nous revoir me donne une joie indescriptible.
Ludwig Wittgenstein
Mon adresse actuelle est :
Vienne, XIII, St. Veitgasse 17
chez Mme Sjögren.
M’as-tu déjà renvoyé le manuscrit ?
P. S. Quelque chose d’EXTRÊMEMENT IMPORTANT me vient à l’esprit : il y a aussi, avec mes affaires, un certain nombre de carnets et de manuscrits qui sont TOUS à brûler !!!
L. W.
— Marchand de meubles : Il s’agit de B. Jolley & Son. Russell acheta les livres et l’ameublement (« la meilleure affaire que j’aie jamais faite », dit-il dans son Autobiography, vol. II, p. 100). Ces livres (du moins certains d’entre eux) ont été retrouvés dans la bibliothèque de Russell. Ils sont aujourd’hui conservés aux archives Russell, à l’université de McMaster. Pour des précisions sur ce point, cf. Carl Spadoni & David Harley, « Bertrand Russell’s Library », Journal of Library History, Philosophy and Comparative Librarianship, 20/1 (hiver 1985), p. 43-44.
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Prince of Wales Road, Battersea, S.W.
13.11.1919
Cher Wittgenstein,
Ton manuscrit a été posté à l’adresse que tu m’as donnée dans ta dernière lettre. Il est parti il y a deux jours seulement, en raison des nombreuses difficultés suscitées par l’administration des postes. J’attends avec une impatience plus grande que je ne puis dire le moment de te revoir. Il est naturellement possible que l’on me refuse un passeport. Si cela se produisait, je te le ferai savoir immédiatement.
Le magasin de meubles dont tu parles doit être B. Jolley & Son, qui se trouve sur Bridge Street, à Cambridge. Je leur ai écrit, en leur disant que tu m’avais autorisé à vendre tes affaires, mais je crois que tu devrais toi-même leur écrire, car sans cela, ils pourraient refuser de prendre en considération l’autorisation que tu m’as donnée. Si la vente n’est pas réalisée lorsque je viendrai en Hollande, je peux t’avancer la valeur des meubles, des livres, etc., quelle que soit l’estimation qui en sera faite. Cela devrait largement payer tes frais.
Avec toute mon amitié et mon affection,
B. Russell
— Toi-même leur écrire : Nous n’avons connaissance d’aucune lettre de Wittgenstein au marchand de meubles.
21.11.1919
Cher Russell,
J’ai reçu le manuscrit aujourd’hui. Grand merci. Pour l’instant, je ne l’ai que parcouru et y ai seulement trouvé deux remarques de ta main. Nous parlerons de l’ensemble, lorsque nous nous rencontrerons à La Haye. J’ai déjà mon passeport et espère que j’obtiendrai aussi le permis d’entrer en Hollande. Je brûle de te voir ! As-tu reçu ma dernière lettre ? Je t’y demandais de vendre les affaires que je possède à Cambridge, si toutefois elles existent toujours, et d’apporter en Hollande ce que tu en tireras à mon intention, car j’ai quelques soucis financiers.
Écris-moi vite, s’il te plaît. Voici mon adresse : Vienne XIII, St. Veitgasse 17, chez Mme Sjögren.
Je te salue du fond du cœur.
Ludwig Wittgenstein
70 Overstrand Mansions, Battersea, S.W.
24.11.1919
Cher Wittgenstein,
J’ai obtenu mon passeport, mais je rencontre de grandes difficultés pour le visa hollandais, comme ce doit être aussi ton cas. Il n’est pas impossible que nous ne puissions ni l’un ni l’autre obtenir un visa. Si je n’y parviens pas, je te télégraphierai un seul mot : « Impossible ». En ce cas, nous devrons attendre Pâques, et nous rencontrer en Suisse. Je serais vraiment désolé si cela devait arriver. Mais je crois (sans le savoir vraiment) qu’il est plus facile d’aller en Suisse qu’en Hollande. — Jolley, à Cambridge, offre 80 £ de tes meubles, livres non compris. Si je retourne à Cambridge, ce qui est probable, je serais heureux d’acheter tes meubles, ou certains de tes meubles. Cela te conviendrait-il si je te donnais 100 £ pour les meubles et les livres que tu ne voudrais pas récupérer ? Si c’est le cas, je m’arrangerais avec Jolley, pour ce que je souhaite conserver. Je ne sais s’il est légalement possible de te payer dès maintenant, mais je vais me renseigner. Il faudrait que tu écrives à
B. Jolley & Son, Bridge Str., Camb.
pour leur dire que tu m’as vendu les meubles et les livres, et que c’est avec moi qu’ils doivent traiter.
S’il te plaît, fais-moi savoir dès que possible si tu peux obtenir un visa. Devoir repousser notre rencontre au printemps prochain serait une grande déception.
Bertrand Russell
Vienne XIII
St. Veitgasse 17, chez Mme Sjögren
27.11.1919
Cher Russell,
Mille mercis pour ta lettre. Pourvu que tu puisses venir à La Haye ! S’il te plaît, TÉLÉGRAPHIE-moi dès que tu sauras, car j’ai déjà le passeport et j’ai déclaré mon intention de me rendre à La Haye du 13 au 20. Un nouveau changement de date provoquerait de grandes difficultés. Ne tarde donc pas, s’il te plaît, à me donner des nouvelles ! — Quant au marchand de meubles, tu as tout à fait raison, c’est Jolley. J’espère seulement qu’il acceptera la procuration que je t’ai donnée.
Je rencontre de nouveau des difficultés avec mon livre. Personne ne veut le publier. Te rappelles-tu comme tu me pressais toujours de publier quelque chose ? Et maintenant que je voudrais le faire, ça ne marche pas. Au diable tout cela !
Si tu viens à La Haye, laisse, je te prie, ton adresse à l’ambassade d’Autriche. Je l’y trouverai.
Reçois le cordial salut de ton toujours
fidèle
Ludwig Wittgenstein
70 Overstrand Mansions
Prince of Wales Road, Battersea, S.W.
27.11.1919
Cher Wittgenstein,
J’ai mon passeport et mon visa, et j’ai informé les autorités que mon objectif était de te voir. Je propose que tu arrives le 11 décembre, car je ne suis pas vraiment sûr du jour où je pourrai partir. Je t’achèterai directement les meubles, ce qui couvrira les dépenses de ton voyage. Je ne sais pas où je descendrai, mais je t’écrirai en poste restante, pour te dire où je serai, pour le cas où tu arriverais après moi. Si tu arrives le premier, fais de même. Je ne saurais te dire combien il me tarde de te voir — tu as tenu une telle place dans mes pensées tout au long de ces années !
Bertrand Russell
Hôtel Twee Steeden (= Hôtel des Deux Villes)
Buitenhof, La Haye
[Décembre 1919]
Cher Wittgenstein,
Voici mon adresse. — Rejoins-moi ici dès que possible, à ton arrivée à La Haye. — Je suis impatient de te voir. — Nous trouverons un moyen quelconque de faire publier ton livre en Angleterre si nécessaire.
B. R.
— De sa rencontre avec Wittgenstein Russell écrivit ceci à lady Ottoline de La Haye, le 20 décembre : « J’ai bien des choses intéressantes à te dire. Je repars aujourd’hui, après avoir passé une quinzaine de jours ici. Wittgenstein y a passé une semaine, et nous avons discuté de son livre tous les jours. J’en suis venu à penser encore plus de bien de son texte qu’auparavant. Je suis certain qu’il s’agit d’un grand livre, mais je ne suis pas certain qu’il soit juste. Je lui ai dit que je serais incapable de le réfuter et que j’étais sûr que ce qu’il disait était soit entièrement juste, soit entièrement faux, et que selon moi, c’était là la marque d’un bon livre, mais qu’il me faudrait des années pour en décider. Ce qui, bien entendu, ne l’a pas satisfait, mais je ne pouvais en dire plus.
« J’avais senti dans son livre un parfum de mysticisme, mais j’ai été étonné de découvrir qu’il est devenu complètement mystique. Il lit des gens comme Kierkegaard et Angelus Silesius, et il envisage sérieusement de devenir moine. Tout cela a commencé avec Les Variétés de l’expérience religieuse de William James et s’est accru (ce qui n’a rien d’étonnant) durant l’hiver qu’il a passé seul en Norvège avant la guerre, quand il était presque fou. Puis, pendant la guerre, il s’est produit quelque chose d’étrange. Il était en service dans la ville de Tarnov, en Galicie ; il passa par hasard devant une librairie, qui semblait ne contenir que des cartes postales. Il y entra cependant et découvrit qu’il y avait un livre, et un seul, dans la boutique : Tolstoï sur les Évangiles. Il l’acheta simplement parce qu’il n’y en avait pas d’autre. Il le lut, le relut et le conserva toujours sur lui, au feu et à tout moment. Mais, de façon générale, il préfère Dostoïevski (en particulier Les Frères Karamazov) à Tolstoï. Il a pénétré profondément les façons de penser et de sentir de la mystique, mais je pense (ce qu’il n’admettrait pas) que ce qui l’attire le plus dans le mysticisme est sa capacité de l’empêcher de penser. Je ne crois pas que son intention de se faire moine soit sérieuse — ce n’est pas une intention, mais une idée. Son intention est de devenir instituteur. Il a donné toute sa fortune à ses frères et sœurs, parce qu’il considère comme un fardeau les possessions terrestres. J’aurais aimé que tu le voies. »
Vienne XIII, St. Veitgasse 17
08.01.1920
Cher Russell,
Un très cordial merci pour tes livres. Ils m’intéresseront l’un et l’autre. Je suis tombé malade peu de jours après mon arrivée à Vienne, mais je vais déjà mieux. Je n’ai encore reçu aucune réponse de la part des divers éditeurs que j’ai contactés et auxquels j’ai communiqué ton désir de venir en aide à mon livre par une introduction. Dès que j’aurai quelque nouvelle, je t’en informerai.
Comment vas-tu ? Es-tu à Cambridge ?
J’ai pris grand plaisir à notre rencontre, et j’ai le sentiment que nous avons vraiment beaucoup travaillé pendant une semaine. (N’est-ce pas également ton sentiment ?)
Ludwig Wittgenstein
— Tes livres : Très probablement Our Knowledge of the External World et Mysticism and Logic.
— À Cambridge : Russell résidait alors à Londres et allait enseigner à Cambridge.
Vienne XIII
St. Veitgasse 17, chez Mme Sjögren
19.01.1920
Cher Russell,
J’ai appris aujourd’hui que les éditions Reclam de Leipzig accepteront très vraisemblablement mon livre. Je vais donc demander que mon manuscrit me soit renvoyé d’Innsbruck et je le ferai suivre à Reclam. Mais quand ton introduction me parviendra-t-elle ?! On ne peut pas donner le livre à l’impression sans elle. Si tu es disposé à l’écrire, fais-le donc dès que possible, et dis-moi si et quand je recevrais ton manuscrit. Ici je végète, sans grande joie de vivre. Écris-moi bientôt.
Ludwig Wittgenstein
70 Overstrand Mansions
Prince of Wales Road, Battersea, S.W.
02.02.1920
Cher Wittgenstein,
Je me suis cassé la clavicule et suis donc obligé de dicter cette lettre.
Je suis très heureux d’apprendre que Reclam publiera probablement ton livre. J’attendais, pour commencer à écrire l’introduction, de savoir si tu avais trouvé un éditeur, car une tout autre introduction serait nécessaire pour une publication en Angleterre. Je l’écrirai aussi vite que possible, mais cela prendra selon moi environ six semaines. Mais tu peux vraiment compter sur mon introduction et en parler à ton éditeur.
Je suis désolé d’apprendre que tu as été malade.
Je ne reviendrai à Cambridge qu’en octobre.
Keynes, comme tu l’as sans doute appris, a écrit un livre de toute première importance sur les conséquences économiques de la paix. Il a un impact important sur l’opinion anglaise, et il fera probablement beaucoup de bien.
J’ai beaucoup aimé le temps que nous avons passé ensemble à La Haye, et j’y ai été très heureux de te voir et de discuter avec toi.
Bertrand Russell
— Cette lettre est une réponse à celles écrites par Wittgenstein les 8 et 19 janvier (c’est-à-dire les lettres 57 et 58).
— Environ six semaines : En réalité, l’introduction de Russell a été transmise à la mi-mars (voir lettre 61).
— Keynes… a écrit un livre : Voir la lettre 144.
19.03.1920
Cher Russell,
Il y a longtemps que tu n’as pas eu de mes nouvelles. Comment les choses se passent-elles avec l’introduction ? Est-elle finie ? Et qu’en est-il de ta clavicule ? Comment te l’es-tu cassée ? Je ne suis pas dans les dispositions requises pour me faire de nouveaux amis, et je perds les anciens. C’est terriblement triste. Je pense presque chaque jour à ce pauvre David Pinsent. Car, si étrange que cela sonne, je suis trop stupide pour presque tout le monde !
Écris-moi donc bientôt, et envoie-moi aussi ton introduction.
Ludwig Wittgenstein
70 Overstrand Mansions
Prince of Wales Road, Battersea, S.W.
19.03.1920
Cher Wittgenstein,
Je t’envoie enfin l’introduction promise il y a trois mois. Je suis désolé d’avoir été si long, mais cette fracture de la clavicule m’a rendu stupide. J’imagine que tu vas la traduire en allemand. Lorsque j’indique entre parenthèses : « citer tel et tel numéro », c’est pour dire qu’il me semble qu’il s’agit d’un emplacement approprié pour citer tes propres mots. J’ai pensé qu’il était inutile de te traduire en anglais pour que tu retraduises ensuite mon anglais en allemand. S’il y a quoi que ce soit qui ne te satisfait pas dans mes remarques, fais-le-moi savoir, je tâcherai de les amender.
Comment vas-tu ? J’aimerais avoir de tes nouvelles.
Bertrand Russell
09.04.1920
Cher Russell,
Je te remercie beaucoup pour ton manuscrit. Il y a en lui bien des choses avec lesquelles je ne suis pas d’accord — à la fois lorsque tu me critiques et lorsque tu cherches simplement à clarifier mon point de vue. Mais cela ne fait rien. La postérité nous jugera. Ou elle ne le fera même pas, et ce silence sera lui-même un jugement. — L’introduction est en cours de traduction, et une fois la traduction finie, elle sera envoyée à l’éditeur en même temps que mon traité. Espérons qu’il les publiera ! — Il n’y a pas grand-chose de nouveau ici. Je suis aussi stupide que d’ordinaire. Mon adresse actuelle est : Vienne III, Rasumofskygasse 24 (chez M. Zimmermann). Reçois mon cordial salut !
Ludwig Wittgenstein
06.05.1920
Cher Russell,
Je te remercie vivement pour ta gentille lettre. Mais ce que je vais te dire va te mettre en colère : ton introduction ne sera pas publiée, et mon livre ne le sera probablement donc pas non plus. Lorsque j’ai lu la traduction allemande de ton introduction, je n’ai pu me résoudre à la faire imprimer avec mon travail. En elle, la finesse de ton style anglais était évidemment perdue, et il ne restait plus que superficialité et méprises. J’ai cependant envoyé à Reclam le traité accompagné de l’introduction, mais en lui disant que je ne souhaitais pas qu’elle soit imprimée, et que je la lui transmettais simplement pour l’aider à s’orienter dans mon travail. Il est donc hautement vraisemblable que Reclam ne me publiera pas (bien que je n’aie encore reçu aucune réponse). Mais je me suis déjà consolé par l’argument suivant, qui me semble inattaquable : ou bien mon travail est une œuvre de premier ordre, ou bien il ne l’est pas. Dans le second cas — le plus vraisemblable —, je préfère ne pas l’imprimer moi-même. Et dans le premier, il est absolument indifférent qu’il soit imprimé 20 ou 100 ans plus tôt ou plus tard. Car qui se soucie de savoir si la Critique de la raison pure a été écrite en l’année 17x ou y ? ! Et même en ce cas, il n’est pas nécessaire qu’il soit imprimé. — Voilà. Ne te fâche pas ! C’est peut-être de l’ingratitude de ma part, mais je ne puis faire autrement.
Avec le cordial salut
Ludwig Wittgenstein
Ce serait magnifique si tu pouvais venir à Vienne cet été !
— La traduction allemande : Pour autant que nous ayons pu le vérifier, cette traduction n’était pas celle qui fut finalement imprimée en 1921. Il semble qu’Ostwald ait disposé d’une autre traduction, faite à partir de l’original anglais écrit par Russell. Cf. Prototractatus, « Historical Introduction », p. 28-29, et G. H. von Wright, Wittgenstein, p. 100.
70 Overstrand Mansions
Prince of Wales Road, Battersea, S.W.
01.07.1920
Cher Wittgenstein,
Je suis rentré hier de Russie (où il n’y a pas de postes) et ai trouvé ta lettre. Je me soucie comme d’une guigne de l’introduction, mais je serais vraiment désolé que ton livre ne soit pas imprimé. Si c’était le cas, puis-je essayer de le faire imprimer en Angleterre ou en Amérique ?
J’ai deux mois de courrier en retard auquel il me faut répondre. Je ne t’écris donc pas plus longuement. Crois en toute mon affection, maintenant et toujours,
B. R.
— Russie : Russell se rendit en Russie en mai et juin 1920 au titre de membre non officiel d’une délégation du parti travailliste.
Vienne III
Rasumofskygasse 24/II, chez M. Zimmermann
07.07.1920
Cher Russell,
Merci mille fois pour ton aimable lettre. Reclam n’a naturellement pas pris mon livre, et pour l’instant je ne ferai plus aucune démarche pour le publier. Mais si cela te fait plaisir de le faire imprimer, il est à ton entière disposition, et tu peux en faire ce que tu veux. (Mais si tu changes quelque chose au texte, indique que c’est toi qui l’as fait.)
J’ai obtenu aujourd’hui mon certificat et je peux donc devenir instituteur. Qu’en adviendra-t-il de moi ? Comment vais-je supporter la vie ? Dieu seul le sait. Ce qui pourrait arriver de mieux, peut-être, serait que je me couche un soir et que je ne me réveille jamais. (Mais peut-être aussi y a-t-il encore un meilleur destin pour moi.) Nous verrons bien !
Reçois le cordial salut
Ludwig Wittgenstein
— Mon certificat : Il s’agit du certificat délivré par l’Institut de formation des maîtres de Vienne, où Wittgenstein fut inscrit pendant l’année universitaire 1919-1920.
06.08.1920
Cher Russell,
J’ai reçu, il y a deux jours, une invitation de Trinity College pour un dîner qui doit avoir lieu le 30 septembre. On n’a certainement pas pensé que j’y assisterai, mais cette invitation m’a fait grand plaisir. Aurais-tu la bonté d’écrire à Bursar Junior pour la décliner en mon nom ? Je ne sais sous quelle forme cela se fait.
Je passe en ce moment mes vacances comme aide-jardinier dans les pépinières du couvent de Klosterneuburg, près de Vienne. Je dois travailler dur toute la journée, et c’est une bonne chose. — Ma vie intérieure est sans intérêt aucun. — Quand nous reverrons-nous ? Peut-être jamais. Je pense chaque jour à Pinsent. Il a emporté avec lui la moitié de ma vie. Et le diable emportera la seconde moitié. D’ici là je reste toujours
Ludwig Wittgenstein
20.09.1920
Cher Russell,
Merci pour ta lettre ! J’ai maintenant une situation : je suis instituteur dans l’un des plus petits villages d’Autriche. Il s’appelle Trattenbach et se trouve à 4 heures au sud de Vienne, dans les montagnes. Ce doit être la première fois qu’un instituteur de Trattenbach correspond avec un professeur d’université à Pékin. Comment vas-tu ? De quoi traites-tu dans tes conférences ? De philosophie ? J’aimerais pouvoir t’écouter et discuter avec toi. J’ai été jusqu’à ces tout derniers temps épouvantablement déprimé et las de vivre, mais maintenant j’ai un peu repris espoir. Entre autres choses, j’espère que nous nous reverrons.
Dieu te garde ! Reçois le très cordial salut de ton
Ludwig Wittgenstein
Mon adresse est :
L.W. instituteur,
Trattenbach près de Kirchberg am Wechsel
Basse-Autriche
— Pékin : Russell était parti pour la Chine au début de l’automne 1920. Il ne revint en Angleterre que fin août 1921.
Université du Gouvernement, Pékin
11.02.1921
Mon cher Wittgenstein,
Je pense à t’écrire depuis le jour où j’ai reçu ta lettre du 20 septembre, qui m’a fait un réel plaisir. Je me demande comment tu perçois le métier d’instituteur et comment tu te débrouilles avec les garçons. C’est un travail honnête, peut-être le plus honnête qui soit. Tu échappes aux diverses formes de fumisterie auxquelles tout le monde se laisse aujourd’hui aller.
J’aime la Chine et les Chinois qui sont paresseux, ont un bon naturel et adorent rire, comme les enfants. Ils sont fort gentils et attentionnés à mon égard. Toutes les nations les attaquent, en disant qu’ils ne doivent pas jouir de la vie comme ils le font. — On les forcera à mettre sur pied une armée et une marine, à extraire leur charbon et à fondre leur fer, alors qu’ils désirent écrire des vers, peindre des tableaux (très beaux) et faire une étrange musique, exquise mais à peu près inaudible, sur divers instruments à cordes ornés de pompons verts. Miss Black et moi-même vivons dans une maison chinoise, construite autour d’une cour. Je t’envoie une photo sur laquelle je suis devant la porte de mon bureau. Mes étudiants sont tous bolcheviques, parce que c’est la mode, et ils m’en veulent de ne l’être pas davantage moi-même. Ils ne sont pas assez avancés pour étudier la logique mathématique. Je leur donne des cours de psychologie, de philosophie et de politique, et je leur parle d’Einstein. De temps en temps, je les invite le soir, et ils allument des feux d’artifice dans la cour — ils préfèrent cela à mes cours. — Je quitterai la Chine en juillet pour passer un mois au Japon, et je reviendrai ensuite à Londres — toujours au 70 Overstrand Mansions, S.W. II.
Miss Black t’envoie ses meilleures pensées. Reçois toute mon affection, mon cher Ludwig. — J’espère te revoir, peut-être l’année prochaine. Je suppose qu’il me sera alors possible d’aller jusqu’à Trattenbach. Sois aussi heureux que possible !
Bertrand Russell
— Dès leur retour de Chine, Russell épousa Mlle Black (Dora Black), qui l’avait accompagné à La Haye, puis en Chine.
Université du Gouvernement, Pékin
03.06.1921
Cher Wittgenstein,
Ta lettre du 2 avril est arrivée hier.
Ton manuscrit est en sécurité. Quand j’ai quitté l’Angleterre, j’avais quelque espoir de le voir imprimé, mais je ne sais si cela a réussi. Il est entre les mains de Mlle Wrinch de Girton, bonne mathématicienne qui étudie la logique mathématique.
Je suis désolé que tu trouves les gens qui t’entourent si désagréables. Je ne crois pas qu’où que ce soit, la nature humaine ordinaire vaille grand-chose, mais je dirai que, où que tu te trouves, tu aurais des voisins tout aussi détestables.
J’ai été sérieusement malade et ai gardé le lit ces dix derniers jours, mais je suis maintenant presque remis et je vais retourner en Angleterre cet été. Écris-moi désormais à mon adresse de là-bas.
Je suis résolu à faire paraître ton manuscrit, et s’il n’a pas été publié pendant mon absence, je prendrai l’affaire en main dès mon retour.
J’aimerais que tu puisses venir en Angleterre à un moment quelconque et que tu me rendes visite, mais je suppose que ce serait très difficile pour toi. C’est donc moi qui devrais venir à Trattenbach, qui, si j’en crois ta carte postale, est un très joli endroit.
Avec toute mon affection, mon cher Wittgenstein.
Bertrand Russell
— Lettre du 2 avril : Elle contenait une carte postale représentant Trattenbach, mais elle a été égarée.
23.10.1921
Cher Russell,
Excuse-moi de ne répondre que maintenant à ta lettre de Chine que j’ai reçue avec bien du retard. Je n’étais pas à Trattenbach quand elle est arrivée, et elle a été réexpédiée en plusieurs lieux, sans m’atteindre davantage. — Je suis navré d’apprendre que tu as été malade, et même très malade ! Comment vas-tu donc maintenant ?! Pour moi, rien n’a changé. Je suis toujours à Trattenbach et toujours entouré de haine et de vulgarité. Il est vrai que les hommes ordinaires ne valent pas grand-chose où que ce soit, mais ici plus que partout ailleurs ; ce sont des bons à rien et des irresponsables. Je resterai peut-être encore cette année à Trattenbach, mais probablement pas plus longtemps, car je ne supporte même pas les rapports avec les autres instituteurs. (Peut-être cela n’ira-t-il pas mieux ailleurs.) Ce serait effectivement magnifique que tu viennes me voir ici. Je suis heureux d’apprendre que mon manuscrit est en sécurité. S’il est imprimé, ce sera aussi une bonne chose pour moi.
Écris-moi bientôt un mot, comment tu vas, etc., etc.
Reçois le cordial salut
Ludwig Wittgenstein
Mon bon souvenir à Mlle Black.
(Adresse permanente)
31 Sidney Street, London S.W. 3
05.11.1921
Mon cher Wittgenstein,
J’ai été très heureux d’avoir de tes nouvelles. Je dois d’abord te parler de ton manuscrit. Comme tu sais, j’avais chargé Mlle Wrinch de s’en occuper pendant mon voyage en Chine. Après plusieurs échecs, elle l’a fait accepter par Ostwald pour ses Annalen der Naturphilosophie. Les épreuves viennent d’arriver, et le livre sera, je crois, publié dans deux mois environ. J’avais pensé qu’elle ne s’adresserait qu’à des éditeurs anglais, c’est pourquoi je lui avais confié mon introduction. Ostwald la publiera avec le reste. J’en suis désolé, car je crains que cela ne te déplaise, mais sa lettre te montrera que c’était inévitable. Le livre paraîtra aussi en anglais dans la nouvelle bibliothèque de philosophie de l’éditeur Paul Kegan, mais probablement pas avant un an. La version anglaise sera publiée sous forme de volume séparé. Nous la devons à Ogden (du Cambridge Magazine) qui s’est beaucoup démené.
Quant à moi, je suis maintenant marié à Mlle Black et nous attendons un enfant dans quelques jours. Nous avons acheté une maison et avons fait venir de Cambridge ton mobilier, que nous aimons beaucoup. L’enfant naîtra probablement dans ton lit. Il y avait aussi beaucoup de livres à toi, des boîtes et des colis provenant d’entreprises mécaniques que tu n’avais jamais ouverts. Si jamais tu viens nous voir, je te restituerai tous les livres que tu voudras. Tes affaires ont bien plus de valeur que ce que je les ai achetées, et je te verserai la différence quand tu voudras. Je ne me suis pas rendu compte, au moment de l’achat, de tout ce que j’avais acquis. En particulier, si tu trouves le moyen de venir en Angleterre, il faut que tu m’autorises à couvrir les frais de ton voyage à titre de complément pour tes meubles. Et j’espère bien que tu viendras, car le bébé qui va naître fait que j’aurai quelque difficulté à voyager. Je ne sais plus si je t’ai dit que, lorsque j’étais à Pékin, j’ai fait un séjour à l’hôpital allemand, où j’ai été soigné par des médecins allemands. Ils étaient extrêmement compétents, charmants et attentifs. L’un d’eux, le Dr Esser, est devenu un de nos grands amis. Je me suis également lié d’amitié avec un Autrichien nommé Brandauer, qui te connaissait de nom. Il avait été prisonnier en Sibérie.
Je suis vraiment désolé que tu trouves les gens de Trattenbach si éprouvants. Je refuse de croire qu’ils sont pires que le reste de la race humaine. Mon instinct logique se révolte contre cette idée.
Pense sérieusement à venir nous voir dès que tu auras des vacances suffisamment longues. Avec ma profonde affection, comme toujours.
Bertrand Russell
28.11.1921
Cher Russell,
Merci de tout cœur pour ta lettre. Cela me fait franchement plaisir que mon opus soit publié. Même si le sieur Ostwald est un fieffé charlatan ! Pourvu seulement qu’il ne le défigure pas ! Est-ce toi qui reliras les épreuves ? En ce cas, assure-toi, s’il te plaît, que ce qui est imprimé correspond bien à mon texte. Je crois Ostwald tout à fait capable d’accommoder mon ouvrage à son goût, par exemple de lui imposer son insane orthographe personnelle. Ce qui me plaît le plus est que la chose paraisse en Angleterre. Puisse-t-elle valoir tout le mal que tu t’es donné, avec d’autres !
Tu as raison. Les gens de Trattenbach ne sont pas les seuls qui soient pires que le reste de la race humaine. Mais ce qui est vrai, c’est que Trattenbach est une localité autrichienne particulièrement insignifiante, et que les Autrichiens ont sombré — depuis la guerre — dans un tel abîme qu’il serait trop triste d’en parler ! C’est ainsi. — Quand tu recevras ces lignes, ton enfant sera peut-être déjà venu au monde — dans notre remarquable monde !
Je vous félicite, ta femme et toi-même, de tout cœur. Excuse-moi d’être resté si longtemps sans écrire, mais je suis, moi aussi, quelque peu souffrant et débordé de travail. Je t’en prie, écris-moi encore quand tu en auras le temps. Je n’ai reçu aucune lettre d’Ostwald. Si tout va bien, je viendrai te voir avec le plus grand plaisir !
Mon salut le plus cordial,
Ludwig Wittgenstein
— Sa stupide orthographe : Wilhelm Ostwald (1853-1932) était aussi quelque peu excentrique et préconisait (comme Bolztmann) l’orthographe phonétique. Il était chimiste, mais avait de nombreux autres centres d’intérêt. Par exemple, il entendait réduire la physique à l’« énergétique » (en se dispensant du concept de masse) et éditait des textes scientifiques classiques promouvant l’histoire et la philosophie des sciences.
31 Sydney Str., London S.W. 3
24.12.1921
Cher Wittgenstein,
Merci pour ta lettre. Ostwald avait déjà fait imprimer le livre avant que je n’aie reçu les épreuves. — Je pense qu’il doit être maintenant paru. Ogden s’est occupé de tout, et il a pris ses dispositions pour que le livre paraisse en anglais. Tout est prévu. Il sera édité par Kegan Paul. Il est traduit par deux jeunes gens de Cambridge qui connaissent la logique mathématique et à qui j’ai fait part de tout ce que nous avons décidé, toi et moi, concernant la traduction de certains termes. Ce que j’ai vu du travail d’Ostwald était correct et échappait à son orthographe « insane ». Pour l’édition anglaise, nous essayons de faire aussi publier le texte allemand en regard, mais je ne suis pas sûr que l’éditeur nous donne son accord.
Notre fils est né le 16 novembre et se porte à merveille. Il s’appelle John Conrad (« Conrad », comme le romancier qui est l’un de mes amis). Ma femme est maintenant tout à fait remise et nous sommes l’un et l’autre très heureux.
Je suis désolé d’apprendre que tu ne vas pas bien. Rappelle-toi que nous serions extrêmement heureux tous les deux si tu pouvais venir nous voir, et que je n’aurais aucun mal à couvrir toutes tes dépenses en vendant certaines de tes affaires dont je n’ai pas l’usage. Tes biens valent beaucoup plus que ne le prétendait Jolley. À eux seuls, tes livres valent 100 £, et je ne vois pas pourquoi je devrais t’escroquer sous prétexte que Jolley a sous-estimé la valeur de tes biens. Leur juste prix aurait été 300 £. Je t’enverrai les 200 £ supplémentaires si tu es d’accord, ou bien je te rendrai toutes celles de tes affaires que tu voudras quand tu viendras, comme tu préfères.
Nos meilleurs souhaits pour l’année nouvelle, avec toute mon affection.
Bertrand Russell
— Deux jeunes gens : L’un était F. P. Ramsey, mais l’identité du second est incertaine. Peut-être Russell a-t-il supposé, mais à tort, que R. B. Braithwaite (1900-1990), étudiant puis fellow à King’s College, devenu titulaire de la chaire Knightbridge de philosophie morale, et qui connaissait un peu d’allemand, contribuait à la traduction.
— De la réaction de Wittgenstein à l’offre de Russell, on sait seulement qu’il a souhaité qu’il règle les dépenses relatives à leur projet de rencontre.
31 Sydney Street, S.W. 3
07.02.1922
Cher Wittgenstein,
J’ai été très heureux de recevoir ta lettre l’autre jour, accompagnée de ton si gentil message à l’intention du bébé. Je le lui ai transmis, comme tu me le suggérais, par des symboles appropriés autres que les mots. Il se porte à merveille et nous donne de grandes joies à tous les deux.
Je m’étonne que tu n’aies pas eu de nouvelles d’Ostwald. Lui as-tu écrit pour lui donner ton adresse ? Sinon, je ne crois pas qu’il la connaisse. Quant à moi, je n’ai plus eu de nouvelles de la publication de ton livre, ni ici ni en Allemagne, mais je mettrai les choses au clair la prochaine fois que je verrai Ogden.
Nous projetons d’aller en Allemagne et en Suisse au mois d’août prochain. Si tu es en vacances à ce moment-là, j’espère que nous pourrons te voir — ce sera plus facile pour toi, j’imagine, que de venir en Angleterre. En Suisse, nous descendrons chez ma belle-sœur, autrefois comtesse Arnim. Je suis sûr qu’elle sera ravie de t’avoir aussi, si tu peux nous y rejoindre. Je suis très heureux que tu veuilles bien me laisser prendre en charge tes frais. Si tu peux venir en Angleterre plus tôt, n’hésite pas.
J’ai préféré la Chine à l’Europe — les gens y sont plus civilisés. Je souhaite toujours y retourner. Je leur ai donné des cours sur toutes sortes de sujets, mais ce qu’ils aimaient le plus était la logique mathématique.
J’aimerais que tu n’aies pas à travailler si dur pour l’enseignement élémentaire que tu dispenses — ce doit être affreusement ennuyeux. Désires-tu que je t’apporte tes journaux et tes carnets lors de notre prochaine rencontre ? Porte-toi bien. — Avec mon affection,
Bertrand Russell
— Ta lettre : Cette lettre est apparemment égarée.
[Lettre non datée, 1922]
Cher Russell,
Je te remercie pour ta si gentille lettre. Non, je n’ai encore reçu aucune nouvelle d’Ostwald. Je pensais néanmoins qu’il connaissait mon adresse par la personne qui lui a envoyé mon manuscrit. De toute façon, cela m’est égal. Tout ce qui compte est qu’il imprime la chose et n’y introduise pas trop de fautes d’impression.
J’ai aussi été très déprimé ces derniers temps. Non que le métier d’instituteur me pèse. Au contraire ! Mais ce qui est dur, c’est de devoir être instituteur en un lieu où les habitants sont si totalement désespérants. Il n’y a pas un être dans ce village avec qui je puisse échanger trois mots vraiment raisonnables. Dieu sait comment je supporterai cela à la longue ! Je te crois volontiers quand tu dis que tu as trouvé en Chine une situation meilleure qu’en Angleterre ; mais dis-toi bien que la situation est mille fois meilleure en Angleterre qu’ici. — Tu sais quel plaisir j’aurais à te revoir. Si ta belle-sœur veut bien m’accueillir, c’est avec joie que je vous rejoindrai. Quant à mon journal et à mes carnets, sers-t’en, je t’en prie, pour faire du feu. Au rythme de 2 ou 3 pages par jour pour allumer le feu, tout aura bientôt brûlé. J’espère seulement que les pages brûleront bien ! Mais laissons cela ! — Présente mon meilleur souvenir à ton épouse, salue le bébé, et écris-moi encore.
L. Wittgenstein
P. S. Y a-t-il par hasard, au nombre de tes livres, les Religiösen Streitschriften [Controverses religieuses] de Lessing ? Si c’est le cas, lis-les. Je pense qu’elles t’intéresseront et te donneront du plaisir. Je les apprécie beaucoup. Ton L. W.
— Journal et carnets : Russell semble avoir satisfait au souhait de Wittgenstein et détruit ces matériaux.
Jusqu’au 25 juillet [1922]
Sunny Bank, Treen, Penzance
31 Sydney Street, London S.W. 3
09.05.1922
Cher Wittgenstein,
J’ai eu des nouvelles de ma belle-sœur qui serait ravie si tu nous rejoignais en Suisse, dans son chalet. Nous y serons à peu près entre le 8 et le 20 août. Je te communiquerai les dates exactes plus tard : certainement le 15 ± e. L’adresse du chalet est :
Chalet Soleil, Randogne sur Sierre.
Je n’y ai jamais été, mais je pense qu’il est au-dessus de la voie ferrée du Simplon et qu’on y accède par un funiculaire. Ce sera une grande joie de te revoir. Ma belle-sœur écrit des romans — généralement sur l’Allemagne. Le premier a pour titre Elizabeth and her German Garden [Élisabeth et son jardin allemand]. À l’époque, elle habitait en Poméranie. Elle s’est querellée avec mon frère, qui n’est pas un mari commode.
Ogden travaille sur ton livre et le fera imprimer, à ce que j’ai cru comprendre, à la fois en anglais et en allemand. Je suppose qu’il sortira en octobre. Je n’ai jamais lu les Religiösen Streitschriften de Lessing — je crois qu’ils font partie des livres de toi que j’ai en ville — je le chercherai quand je serai à la maison. Je suis désolé que tu aies une vie si déprimante. Depuis la guerre, tout en Europe est horrible, mais je suppose que c’est encore pire en Autriche qu’ici. La rumeur prétend que l’Angleterre, l’Allemagne et la Russie vont se liguer pour attaquer la France — ainsi va le monde.
L’enfant est adorable. — Au moment de sa naissance il ressemblait vraiment à Kant, mais maintenant, il ressemble plus à un bébé. Mon épouse te présente tous ses vœux, et je te dis toute mon affection.
Bertrand Russell
— Ma belle-sœur : Une lettre adressée à Russell par sa belle-sœur et datée de mai 1922 commence par ces mots : « J’adorerais avoir Wittgenstein au chalet. » Mais Wittgenstein semble bien ne pas s’être rendu en Suisse. En août 1922, il a rencontré Russell à Innsbruck.
[Lettre non datée, novembre ou décembre 1922]
Cher Russell,
Cela fait longtemps déjà que je n’ai plus eu de nouvelles de toi et que je ne t’ai pas moi-même écrit. Si je le fais aujourd’hui, c’est avant tout parce que j’ai une requête à t’adresser. Je voudrais, comme on dit chez nous, te « taper ». Comme tu sais, mon livre a paru il y a deux semaines. L’éditeur m’en a expédié 3 exemplaires, mais il m’en faudrait 3 de plus, car il y a encore quelques personnes à qui je dois l’offrir. Aurais-tu la bonté d’en acheter 3 pour moi et de me les envoyer ? Je te rembourserai, probablement pas en une seule fois, mais en plusieurs versements, dès que je saurai comment procéder. Je serai à Vienne à Noël, et je me renseignerai alors à ce sujet. Bien entendu, je ne te demande une avance que si elle n’entraîne pour toi ABSOLUMENT AUCUNE gêne, car la chose n’est pas si importante. Dans le cas où tu pourrais le faire, j’aurais grand plaisir à ce que ce soit assez rapidement ! — Je suis maintenant dans un autre coin perdu où, pour tout dire, je ne me sens pas mieux que dans le précédent. Qu’il est difficile de vivre parmi les hommes ! À vrai dire, ils ne sont pas vraiment humains, mais aux trois quarts humains et, pour l’autre quart, animaux.
Écris-moi bientôt, sans oublier de me dire comment tu vas.
Mon cordial salut à ta chère femme.
Ludwig Wittgenstein
Mon adresse :
L. W., chez Mme Ehrbar
Puchberg am Schneeberg
Basse-Autriche
— Le livre ayant été publié par Kegan Paul en novembre, cette lettre, non datée, doit avoir été écrite en novembre ou décembre.
Puchberg am Schneeberg, Basse-Autriche
07.04.1923
Cher Russell,
Il y a longtemps que je n’ai eu de tes nouvelles, et si je ne t’ai pas écrit moi-même, c’est parce que je n’ai rien de nouveau à dire, et parce que je me suis senti assez mal. J’ai souffert d’une dépression due au travail et à une trop grande excitation et, par moments, j’ai peur de ne pas pouvoir tenir jusqu’aux vacances. — J’ai reçu récemment The Meaning of Meaning. Il t’a certainement été envoyé aussi. N’est-ce pas un livre parfaitement indigent ? ! La philosophie n’est tout de même pas si facile que cela ! Mais ce livre est un exemple qui montre qu’il est vraiment facile d’écrire un ouvrage volumineux ! Le pire est l’introduction du professeur Postgate, docteur ès lettres, F.B.A., etc., etc. J’ai rarement lu pareille niaiserie. — Je suis assez curieux de voir le livre de Ritchie. Il va me l’envoyer (d’après ce que m’écrit Ogden). C’est un homme charmant dont j’aimerais avoir des nouvelles.
Écris-moi donc de nouveau toi aussi, pour me dire comment vous allez tous, et ce que fait ton petit garçon. (Étudie-t-il toujours la logique avec zèle ?) Reçois, toi et ton épouse, le cordial salut
Ludwig Wittgenstein
— Postgate : J. P. Postgate (1853-1926) est un érudit de lettres classiques, qui s’est risqué à développer quelques remarques sur la relation entre le langage et la réalité. Sa préface fut supprimée dans les éditions postérieures de The Meaning of Meaning. À l’époque de cette lettre, il avait quitté son poste de professeur de latin à l’université de Liverpool et pris sa retraite à Cambridge.
— Ritchie : A. D. Ritchie (1892-1967), physiologue et philosophe, fellow de Trinity College, puis professeur de logique et de métaphysique à Édimbourg. Le livre en question est Scientific Method, publié chez Kegan Paul dans la même collection que le Tractatus et The Meaning of Meaning.
Mercredi [Juillet 1929]
Cher Russell,
Je donnerai, le samedi 13, une conférence devant l’Aristotelian Society, à Nottingham, et je voudrais te demander si tu pourrais éventuellement y assister. Ta présence donnerait en effet à la discussion une tout autre dimension. Peut-être même est-ce la seule chose qui lui donnerait de l’intérêt. Ma conférence (celle du moins que j’ai écrite pour l’occasion) s’intitule « Some Remarks on Logical Form [Quelques remarques sur la forme logique] », mais j’ai l’intention de leur parler d’autre chose, à savoir de la généralité et de l’infini en mathématiques — ce qui sera, je crois, plus amusant*. Je crains toutefois que, quel que soit mon sujet, ce que je leur dirai tombe à plat, ou suscite chez eux des perplexités sans objet et des questions hors de propos. C’est pourquoi je te serais très reconnaissant d’y venir, de façon à rendre, comme je viens de te le dire, la discussion intéressante.
L. Wittgenstein
* Mais peut-être n’est-ce pour eux que du pur charabia.
— La session commune de l’Aristotelian Society et de l’association de la revue Mind eut lieu à l’University College de Nottingham, du 12 au 15 juillet 1929. La contribution que Wittgenstein avait écrite (« Some Remarks on Logical Form ») fut publiée sous ce titre dans le supplément au volume IX des Proceedings of the Aristotelian Society de l’année 1929, p. 162-171. Le texte sur l’infinité qu’il y lut a été retrouvé dans les papiers de Ramsey. Voir McGuinness, « Wittgenstein and Ramsey », p. 24.
— Le carnet de rendez-vous de Russell ne mentionne pas de déplacement à Nottingham.
[Cambridge]
[25.04.1930]
Cher Russell,
Dans la voiture qui me conduisait à Penzance, je pensais encore à la notation que j’ai employée dans mon manuscrit. et que tu pourrais ne pas comprendre, car, sauf erreur de ma part, elle n’est nulle part expliquée. J’y recours au signe II’. Je dois t’expliquer que le signe II tient lieu de π (je n’avais pas, en effet, de π sur ma machine à écrire), et que π’ est une prescription dérivée de la prescription π (c’est-à-dire la prescription selon laquelle nous développons l’extension décimale de π) qui suit une règle du type de celle-ci : « Chaque fois que vous rencontrez un 7 dans l’extension décimale de π, remplacez-le par un 3 », ou de cette autre : « Chaque fois que vous rencontrez trois 5 dans cette extension, remplacez-les par un 3 », etc. Dans mon manuscrit original, j’ai noté cela : 5π3, et je ne sais plus si je n’ai pas aussi employé ce signe dans un passage de mon manuscrit dactylographié. — Bien entendu, il y a probablement quantité de détails de ce genre qui rendent le texte inintelligible, mis à part le fait qu’il est, de toute façon, inintelligible.
Et un autre exemple me vient à l’esprit. Lorsque j’écris : , j’entends par là le développement de quatre places de π à l’intérieur d’un système donné, par exemple le système décimal. Ainsi :
, dans le système décimal. C’est tout ce que je trouve à t’écrire pour le moment. Je me sens déprimé et j’ai l’esprit terriblement confus, en partie à cause du climat de Cambridge — il me faut toujours plusieurs jours pour m’acclimater. J’ai l’impression que, dans cette lettre, il doit y avoir pratiquement une faute à chaque mot, mais je n’y peux rien !
L. Wittgenstein
— Mon manuscrit : Il s’agit de la dactylographie mentionnée dans la lettre 94 (c’est-à-dire le TS 208, qui est aujourd’hui en quelque sorte « récupéré »). Après avoir dicté ce manuscrit à Vienne, pendant les vacances de Pâques, Wittgenstein en fit une copie à l’intention de Russell, qui était à Cornwall. À la demande de Moore, Russell et J. E. Littlewood devaient rendre compte au Conseil du Collège du travail en cours de Wittgenstein (voir les lettres 554 et 558).
L’une des copies de cette dactylographie fut ensuite découpée et réorganisée en un livre que Wittgenstein confia à Moore. Celui-ci, après la disparition de Wittgenstein, le restitua à ses héritiers qui le nommèrent d’abord « le volume de Moore ».
Un titre y apparaît — Philosophische Bemerkungen — qui fut ajouté plus tard. Ce titre est aussi celui de deux volumes manuscrits où Wittgenstein a puisé les matériaux de la dactylographie TS 209, publiée à titre posthume par Rush Rhees qui en a réorganisé les matériaux (cf. Philosophical Remarks). (Cette copie est aujourd’hui égarée, mais il en existe des clichés photographiques). Les autres copies de la dactylographie ont été exploitées par Wittgenstein. Il les a mises en liasses (paquets), lesquelles ont été répertoriées : TS 212, qui n’est pas une dactylographie continue, mais une étape dans la préparation du Big Typescript (TS 213).
Trinity College
Mercredi [Automne 1935]
Cher Russell,
Il y a deux ans — ou à peu près — j’ai promis de te faire parvenir l’un de mes manuscrits. Celui que je t’envoie aujourd’hui n’est pas celui que je t’avais promis et que je suis toujours en train de bricoler. (Dieu sait si je le publierai jamais, même en partie !) Il s’agit de notes issues des cours que j’ai donnés il y a deux ans à Cambridge et que j’ai dictés à mes étudiants, de façon qu’ils aient entre les mains (sinon en tête) quelque chose à emporter chez eux. J’avais des doubles de ces notes. Je viens juste de corriger les fautes de frappe et autres erreurs sur certains exemplaires, et je me suis soudain dit que cela te ferait peut-être plaisir d’en avoir une copie. Je t’en envoie donc une. Je ne prétends pas que tu doives lire ces cours. Mais si tu n’as rien de mieux à faire et si tu y trouves quelque agrément, cela me ferait vraiment plaisir. (Je me rends compte que ces notes sont très difficiles à comprendre, tant il y a de questions qui y sont simplement mentionnées. Elles étaient destinées à des gens qui avaient suivi mes cours.) Comme je viens de te le dire, si tu ne les lis pas, cela n’a pas la moindre importance.
Ludwig Wittgenstein
— Le manuscrit envoyé par Wittgenstein à Russell doit être The Blue Book (dicté en 1933-1934). L’autre texte auquel Wittgenstein fait ici référence est vraisemblablement la dactylographie de 768 pages qu’il élabora en 1932-1933 sur la base de dactylographies antérieures (tel le TS 208 ; voir la lettre à Moore 94) qui reposaient elles-mêmes sur des volumes manuscrits. La « note de l’éditeur » de la Philosophische Grammatik propose une présentation de cette dactylographie qui a fait l’objet de controverses. Cf. par exemple A. J. P. Kenny, The Legacy of Wittgenstein, p. 24-37, et S. Hilmy, The Later Wittgenstein, chap. 1. Elle est aujourd’hui publiée sous le titre The Big Typescript. Étant donné qu’il s’agit d’une dactylographie de 768 pages, il se peut que Wittgenstein ait envisagé de n’envoyer à Russell que la section mathématique (voir les notes à la lettre 377). Il avait aussi montré cette section à ses amis viennois.
[Trinity College]
Dimanche [Avant le 28 novembre 1935]
Cher Russell,
Je me trouve dans une situation quelque peu délicate. J’ai appris que tu donneras une conférence au Club des sciences morales le 28 de ce mois. Il serait naturel que j’y assiste et que je prenne part à la discussion. — Mais :
(a) Depuis quatre ans déjà, je n’ai plus mis les pieds au Club, et certains objecteront donc peu ou prou à ce que je participe vraiment à la discussion.
(b) Broad assistera à cette séance. Or il a, à ce que je crois, de fortes réticences à mon égard.
(c) Par ailleurs, si je dois prendre part à la discussion, il va de soi que j’aurai vraisemblablement pas mal de choses à dire, et que je parlerai donc longuement.
(d) Même si je parle longtemps, je ferai certainement l’expérience de la vanité qu’il y a à donner des explications devant une telle assemblée.
Les possibilités sont par conséquent les suivantes :
(i) Je m’abstiens purement et simplement d’assister à la réunion. C’est manifestement une bonne solution, à moins que tu ne comptes absolument sur ma présence.
(ii) Je pourrais venir sans prendre part à la discussion. Cette solution également me convient tout à fait, si c’est ce que tu désires.
(iii) Je viens et je prends la parole quand tu le voudras, c’est-à-dire quand tu diras que tu le souhaites.
Peut-être ne comprends-tu pas bien mon point de vue. Il est, grosso modo, celui-ci. Si j’avais le sentiment de devoir prendre position contre quelque chose et que je puisse le faire avec quelque chance de succès, je le ferais, Broad ou pas Broad. Mais, en l’occurrence, j’ai l’impression d’être dans la peau de quelqu’un qui fait irruption dans une tea-party et est considéré comme indésirable par plusieurs personnes. Si au contraire tu souhaites, toi, que je vienne et que je parle (bien entendu comme je le fais d’ordinaire), ce serait alors comme si la puissance invitante tenait à ma présence et, en ce cas, je ne tiendrais aucun compte des réticences de tel ou tel invité. — Dans le cas où je ne me rendrais pas à la réunion du Club, nous pourrions toujours avoir, certains membres du Club et moi-même, une discussion avec toi le lendemain dans ma chambre — ou juste toi et moi.
Je serais heureux que tu m’écrives quelques mots sur cette affaire. (En admettant que tu ne penses pas que tout ce que je viens d’écrire n’est que politesse absurde, ou bien une façon de se faire prier, etc.) Nous pourrions aussi décider de la conduite à tenir juste avant la réunion, si je pouvais te voir à ce moment-là une minute, en privé.
Cela me fait plaisir de savoir que tu lis mon manuscrit. Mais, je t’en prie, ne t’en fais pas une obligation. Tu n’es pas tenu de m’en rendre compte par écrit ou oralement. Je sais qu’il n’est pas aussi bon qu’il devrait l’être. Mais je sais aussi qu’il pourrait être encore plus mauvais qu’il n’est.
Ludwig Wittgenstein
— Une communication au Club des sciences morales : La date probable en est le 28 novembre 1935. Elle s’intitulait « The Limits of Empiricism ». Russell la lut également le 5 avril 1936 devant l’Aristotelian Society, et la publia dans les Proceedings de cette société.
— Mon manuscrit : Il s’agit du Cahier bleu, voir les notes à la lettre 81.
1. En allemand dans l’original : « von allen guten Geistern verlassen », expression familière signifiant « être hors de soi », « perdre la tête ». (N.d.T.)
2. En allemand dans l’original : « Immer der Ihrige ». (N.d.T.)
3. C’est la version Costello des Notes sur la logique qui a été traduite par G.-G. Granger dans les Carnets 1914-1916. (N.d.T.)
4. Cette phrase entre guillemets anglais est en allemand dans l’original de la lettre. (N.d.T.)
5. Cette lettre est écrite en allemand. (N.d.T.)
6. . « Elementary propositions » : les propositions du calcul propositionnel, sans variables ni quantificateurs, des Principia Mathematica. (N.d.T.)
7. Cette lettre est écrite en allemand. (N.d.T.)
8. Il s’agit de l’Héroïque de Beethoven. (N.d.T.)
9. Cette lettre est écrite en allemand. (N.d.T.)
10. Cette lettre est écrite en allemand. (N.d.T.)
11. En anglais dans l’original. (N.d.T.)
12. Cette lettre est écrite en allemand. (N.d.T.)
13. Cette lettre est écrite en allemand. (N.d.T.)
14. Cette lettre est écrite en allemand. (N.d.T.)
15. Cette lettre est écrite en allemand. (N.d.T.)
16. Russell écrivit cette lettre en allemand. (N.d.T.)
17. Russell écrivit cette lettre en allemand. (N.d.T.)
18. Cette lettre est écrite en allemand. (N.d.T.)
19. Cette lettre est écrite en allemand. (N.d.T.)
20. Russell écrivit cette lettre en allemand. (N.d.T.)
21. Cette lettre est écrite en allemand. (N.d.T.)
22. « L’image logique des faits est la pensée » (trad. fr. par G.-G. Granger). (N.d.T.)
23. Respectivement : « la pensée est la proposition pourvue de sens » ; « l’ensemble des propositions est le langage » (trad. mod.). (N.d.T.)
24. Sur la « réaction » de Frege au Tractatus, cf. infra lettre 248 du 28 juin 1919.
25. Cette lettre est écrite en allemand. (N.d.T.)
26. Cette lettre est écrite en allemand. (N.d.T.)
27. Nous n’avons pas connaissance de ces « explications », car les lettres de Wittgenstein à Frege qui étaient conservées dans les archives Frege ont été détruites lors du bombardement de Münster, en 1945. (É.R.)
28. Cette lettre est écrite en allemand. (N.d.T.)
29. Cette lettre est écrite en allemand. (N.d.T.)
30. Cette lettre est écrite en allemand. (N.d.T.)
31. Cette lettre est écrite en allemand. (N.d.T.)
32. Cette lettre est écrite en allemand. (N.d.T.)
33. Cette lettre est écrite en allemand. (N.d.T.)
34. Cette lettre est écrite en allemand. (N.d.T.)
35. Cette lettre est écrite en allemand. (N.d.T.)
36. Cette lettre est écrite en allemand. (N.d.T.)
37. Cette lettre est écrite en allemand. (N.d.T.)
38. Original en allemand. (N.d.T.)
39. Cette lettre est écrite en allemand. (N.d.T.)
40. Cette lettre est écrite en allemand. (N.d.T.)
41. Cette lettre est écrite en allemand. (N.d.T.)
42. Cette lettre est écrite en allemand. (N.d.T.)
43. Cette lettre est écrite en allemand. (N.d.T.)