43. RUSSELL À WITTGENSTEIN

70 Overstrand Mansions

Prince of Wales Road, Battersea, S.W.

13.08.1919

Cher Wittgenstein,

J’ai lu maintenant ton livre, deux fois et avec soin. — Il y a toujours des points que je ne comprends pas — dont certains sont importants. Je t’envoie quelques questions sur des feuilles séparées. Je suis convaincu que tu as raison lorsque tu soutiens (ce qui est pour toi essentiel) que les propositions logiques sont des tautologies, qui ne sont pas vraies dans le même sens que les propositions substantielles. Je ne comprends ni pourquoi tu te contentes d’une théorie purement ordinale des nombres, ni pourquoi tu te sers d’une relation ancestrale pour l’élaborer, puisque tu émets des objections contre les relations ancestrales. J’aimerais de plus amples explications sur cette partie de ton travail. Par ailleurs, tu n’indiques pas les raisons pour lesquelles tu t’opposes aux classes. Je suis certain que tu as raison de penser que ton livre est de toute première importance. Mais, par endroits, sa brièveté le rend obscur. J’ai un très intense désir de te voir pour en parler, mais aussi tout simplement pour te voir. Mais je ne puis encore me rendre à l’étranger. Probablement seras-tu libre de venir en Angleterre avant que je ne sois libre de quitter le pays. — Je te renverrai ton manuscrit quand je saurai où l’envoyer, mais j’espère que tu seras bientôt en liberté.

Avec tous mes meilleurs vœux. Écris-moi bientôt de nouveau.

B. Russell

[Sur des feuillets séparés sont portées les questions suivantes]

2 — Quelle est la différence entre un Tatsache [fait] et un Sachverhalt [état de choses] ?

3 — « Das logische Bild der Tatsachen ist der Gedanke22. » Oui, je suis d’accord. Mais un Gedanke est un Tatsache : quels sont les constituants et les composants d’une pensée, et quelle est leur relation avec le Tatsache dont elle est l’image ?

3.331 — Selon moi, la théorie des types est une théorie du symbolisme correct : (a) un symbole simple ne doit pas être employé pour exprimer quelque chose de complexe ; (b) plus généralement, un symbole doit avoir la même structure que sa signification.

4 & 4.001 — « Der Gedanke ist der sinnvolle Satz ». « Die Gesamtheit der Sätze ist die Sprache »23. Un Gedanke consiste-t-il en mots ? Confronter à 3, ci-dessus.

4.112 — Je suis entièrement d’accord avec cette entrée.

4.1272 — Je suppose que cela va de pair avec le rejet de l’identité. Il est gênant qu’on ne puisse pas parler de Nc’V. On pourrait toujours dire :

image

44. WITTGENSTEIN À RUSSELL

Cassino

19.08.1919

Cher Russell,

Merci beaucoup pour ta lettre datée du 13 août. Pour ce qui est de tes questions, je ne puis y répondre maintenant. D’une part, en effet, du fait que je ne dispose pas de copie du manuscrit, je ne sais pas toujours à quoi renvoient les numéros des entrées. Et, d’autre part, certaines de tes questions requerraient une très longue réponse. Or tu sais combien écrire sur la logique m’est difficile. C’est aussi la raison pour laquelle mon livre est si court et, par conséquent, si obscur. Mais je n’y peux rien. — Cela dit, je crains que tu n’aies pas saisi mon intention fondamentale, dont toute l’affaire des propositions logiques n’est qu’un corollaire. Le point essentiel est la théorie qui distingue ce qui peut être exprimé (gesagt) par des propositions — c’est-à-dire par le langage — (ou, ce qui revient au même, ce qui peut être pensé), et ce qui ne peut pas être dit, mais seulement montré (gezeigt). Et cette théorie est, à mon sens, le problème cardinal de la philosophie.

J’ai également envoyé mon manuscrit à Frege. Il m’a écrit il y a une semaine, et j’en conclus qu’il n’en a pas compris un traître mot24. Aussi mon seul espoir est-il de bientôt te voir, toi, et de tout t’expliquer, car il est très dur de n’être pas compris par âme qui vive !

Nous allons probablement quitter après-demain le Campo Concentramento, et rentrer chez nous. Dieu soit loué ! Mais comment pourrons-nous nous rencontrer dès que possible ? J’aimerais venir en Angleterre, mais tu peux imaginer combien il est actuellement difficile pour un Allemand de s’y rendre (bien plus que pour un Anglais de se rendre en Allemagne). Je n’envisage cependant pas de te demander de venir à Vienne en ce moment ; le mieux serait de nous rencontrer en Hollande ou en Suisse. Mais, bien entendu, si tu ne peux pas quitter l’Angleterre, je ferai de mon mieux pour y venir. Écris-moi, s’il te plaît, dès que possible pour me faire savoir s’il est vraisemblable que tu sois autorisé à te rendre à l’étranger. Envoie ton courrier à Vienne IV, Alleegasse 16. Quant au manuscrit, peux-tu, s’il te plaît, me le retourner à la même adresse, mais seulement si tu as un moyen absolument sûr de le faire ? Sinon, conserve-le. Je serais néanmoins très heureux de le récupérer sans tarder, étant donné que c’est le seul exemplaire corrigé que je possède. — Ma mère m’a écrit, elle était désolée de n’avoir pas reçu ta lettre, mais ravie que tu aies essayé de lui écrire.

Écris-moi vite. Avec mes meilleurs vœux.

Ludwig Wittgenstein

P. S. Ma lettre terminée, je me sens finalement tenté de répondre à quelques-unes de tes questions les plus simples :

(1) « Quelle est la différence entre un Tatsache et un Sachverhalt ? » Le Sachverhalt est ce qui correspond à une proposition élémentaire, si elle est vraie ; le Tatsache ce qui correspond au produit logique de propositions élémentaires, si ce produit est vrai. La raison pour laquelle j’ai introduit le Tatsache avant le Sachverhalt demanderait une longue explication.

(2) « … mais un Gedanke est un Tatsache : quels sont ses constituants et composants, et quelle est leur relation à ceux du Tatsache dépeint ? » Je ne sais pas ce que sont les constituants d’une pensée, mais je sais qu’elle doit posséder des constituants, lesquels correspondent aux mots du langage. De même, le genre de relation existant entre les constituants d’une pensée et ceux du fait dépeint est sans pertinence aucune. Ce serait à la psychologie de découvrir ce genre de relation.

(3) « Selon moi, la théorie des types est une théorie du symbolisme correct : (a) un symbole simple ne doit pas être employé pour exprimer quelque chose de complexe ; (b) plus généralement, un symbole doit avoir la même structure que sa signification. » C’est là précisément ce que l’on ne peut pas dire. Tu ne peux prescrire à un symbole ce qu’il lui est possible (may) d’exprimer dans l’usage qui en est fait. Tout ce qu’un symbole EST CAPABLE (CAN) d’exprimer, il lui EST POSSIBLE (MAY) de l’exprimer. Ma réponse est brève, mais elle est juste !

(4) Est-ce qu’un Gedanke consiste en mots ? Non ! Mais en constituants psychiques qui ont le même genre de relation à la réalité que les mots. Ce que sont ces constituants, je ne le sais pas.

(5) « Il est gênant que l’on ne puisse pas parler de image . » Cela touche à la question cardinale de ce qui peut être exprimé par une proposition, et de ce qui ne peut pas l’être, mais peut être seulement montré. Je ne puis l’expliquer en détail ici. Pense simplement que ce que tu veux dire par la pseudo-proposition « il y a deux choses » est montré par le fait qu’il existe deux noms possédant des significations différentes (ou qu’il en existe un doté de deux significations). Une proposition — par exemple φ (a,b) ou ( φ,x,y) . φ (x,y) — ne dit pas qu’il y a deux choses. Elle dit quelque chose de fort différent. Mais, qu’elle soit vraie ou fausse, elle MONTRE ce que tu veux exprimer en disant « il y a deux choses ».

(6) Bien entendu, aucune proposition élémentaire n’est négative.

(7) « Il est aussi nécessaire que soit donnée la proposition selon laquelle toutes les propositions élémentaires sont données. » Cela est si peu nécessaire que c’est même impossible. Une telle proposition n’existe pas ! Le fait que toutes les propositions élémentaires sont données est MONTRÉ par le fait qu’il n’y en a aucune possédant un sens élémentaire qui ne soit donné. C’est la même histoire qu’en (5).

(8) Je suppose que tu n’as pas compris la façon dont je sépare dans l’ancienne notation de la généralité ce qui est fonction de vérité de ce qui est pure généralité. Une proposition générale est UNE fonction de vérité de toutes les PROPOSITIONS d’une certaine forme.

(9) Tu as tout à fait raison de dire que « image » peut aussi signifier ~ p ~ q ~ r ~… Mais cela est sans importance aucune ! Je suppose que tu ne comprends pas la notation « image ». Elle ne veut pas dire « pour toutes les valeurs de ξ … ». Mais tout est dit là-dessus dans mon livre, et je ne me sens pas la force de le ré-écrire. Essaie de comprendre ce point d’ici à notre rencontre. Je ne me serais pas cru capable d’écrire d’aussi longues explications que celles que je viens de te donner.

L. W.

45. WITTGENSTEIN À RUSSELL25

46. RUSSELL À WITTGENSTEIN

— Ta lettre : Il s’agit de celle du 19 août (c’est-à-dire la lettre 44). Il est en effet clair que Russell n’avait pas encore reçu la lettre de Wittgenstein du 30 août.

— En mauvais termes avec le gouvernement : En raison de son opposition à la guerre.

47. RUSSELL À WITTGENSTEIN

70 Overstrand Mansions

Prince of Wales Road, Battersea, S.W.

12.09.1919

Cher Wittgenstein,

J’ai écrit à ton éditeur dans des termes très flatteurs pour ton livre. J’espère que ma lettre lui parviendra. — Je t’ai écrit il y a quelques jours à ton ancienne adresse, pour te faire savoir que, si j’obtiens l’autorisation, je me rendrai en Hollande à Noël pour une semaine, afin de t’y voir. — Je ne puis malheureusement rien arranger ni plus tôt ni pour un séjour plus long. Je suis très heureux de te savoir libre — donne-moi des nouvelles de ta santé, de tes expériences, etc., dès que possible. Mes vœux les plus chaleureux.

B. Russell

48. WITTGENSTEIN À RUSSELL26

06.10.1919

Cher Russell,

Je te remercie de tout cœur pour ta lettre du 12 septembre. Il y a déjà un certain temps que mon éditeur a reçu ta lettre de recommandation pour mon livre, mais il ne m’a toujours pas fait savoir s’il le publierait et à quelles conditions (quel chien !). Je pense que je pourrais certainement me rendre à La Haye pour Noël. Seul un imprévu pourrait m’en empêcher. J’ai décidé de devenir instituteur, et je dois donc reprendre des études dans l’ainsi nommé Institut de formation des maîtres. Les étudiants qui le fréquentent sont de vrais gamins de 17-18 ans, et j’en ai déjà 30 ! Ce qui suscite des situations très comiques, et parfois très désagréables. Je me sens souvent misérable ! — Je suis en correspondance avec Frege. Il ne comprend pas un traître mot de mon travail, et je suis excédé de devoir ne lui donner que de pures et simples explications27.

Comment vont le docteur Whitehead et Johnson ? Écris-moi vite.

Ton fidèle

Ludwig Wittgenstein

49. RUSSELL À WITTGENSTEIN

50. WITTGENSTEIN À RUSSELL28

01.11.1919

Cher Russell,

Je m’occupe en ce moment du passeport pour la Hollande, et je serai à La Haye le 10 décembre pour t’y rencontrer. Il est certain que je bute sur certaines difficultés pécunières, mais une semaine ne me tuera pas. — Il me vient une idée, dont je ne sais si elle est réalisable. À l’époque de mon départ de Cambridge pour la Norvège, j’avais déposé toutes mes affaires chez un marchand de meubles de Cambridge (j’ai oublié son nom ; ce n’était pas Lilies, mais une boutique proche de Magdalene College). Il y avait un grand nombre de livres, dont quelques-uns de valeur, un tapis, etc. Ai-je aujourd’hui perdu tout droit sur ces affaires ? Si ce n’est pas le cas, j’aimerais te demander une grande faveur : vends-les et prends l’argent avec toi en Hollande. Aie, s’il te plaît, la bonté de m’écrire si la chose est faisable.

L’idée de nous revoir me donne une joie indescriptible.

Reçois le plus cordial salut de ton fidèle

Ludwig Wittgenstein

Mon adresse actuelle est :

Vienne, XIII, St. Veitgasse 17

chez Mme Sjögren.

M’as-tu déjà renvoyé le manuscrit ?

51. RUSSELL À WITTGENSTEIN

52. WITTGENSTEIN À RUSSELL

53. RUSSELL À WITTGENSTEIN29

70 Overstrand Mansions, Battersea, S.W.

24.11.1919

Cher Wittgenstein,

J’ai obtenu mon passeport, mais je rencontre de grandes difficultés pour le visa hollandais, comme ce doit être aussi ton cas. Il n’est pas impossible que nous ne puissions ni l’un ni l’autre obtenir un visa. Si je n’y parviens pas, je te télégraphierai un seul mot : « Impossible ». En ce cas, nous devrons attendre Pâques, et nous rencontrer en Suisse. Je serais vraiment désolé si cela devait arriver. Mais je crois (sans le savoir vraiment) qu’il est plus facile d’aller en Suisse qu’en Hollande. — Jolley, à Cambridge, offre 80 £ de tes meubles, livres non compris. Si je retourne à Cambridge, ce qui est probable, je serais heureux d’acheter tes meubles, ou certains de tes meubles. Cela te conviendrait-il si je te donnais 100 £ pour les meubles et les livres que tu ne voudrais pas récupérer ? Si c’est le cas, je m’arrangerais avec Jolley, pour ce que je souhaite conserver. Je ne sais s’il est légalement possible de te payer dès maintenant, mais je vais me renseigner. Il faudrait que tu écrives à

B. Jolley & Son, Bridge Str., Camb.

pour leur dire que tu m’as vendu les meubles et les livres, et que c’est avec moi qu’ils doivent traiter.

S’il te plaît, fais-moi savoir dès que possible si tu peux obtenir un visa. Devoir repousser notre rencontre au printemps prochain serait une grande déception.

Toujours tien,

Bertrand Russell

54. WITTGENSTEIN À RUSSELL30

Vienne XIII

St. Veitgasse 17, chez Mme Sjögren

27.11.1919

Cher Russell,

Mille mercis pour ta lettre. Pourvu que tu puisses venir à La Haye ! S’il te plaît, TÉLÉGRAPHIE-moi dès que tu sauras, car j’ai déjà le passeport et j’ai déclaré mon intention de me rendre à La Haye du 13 au 20. Un nouveau changement de date provoquerait de grandes difficultés. Ne tarde donc pas, s’il te plaît, à me donner des nouvelles ! — Quant au marchand de meubles, tu as tout à fait raison, c’est Jolley. J’espère seulement qu’il acceptera la procuration que je t’ai donnée.

Je rencontre de nouveau des difficultés avec mon livre. Personne ne veut le publier. Te rappelles-tu comme tu me pressais toujours de publier quelque chose ? Et maintenant que je voudrais le faire, ça ne marche pas. Au diable tout cela !

Si tu viens à La Haye, laisse, je te prie, ton adresse à l’ambassade d’Autriche. Je l’y trouverai.

Reçois le cordial salut de ton toujours

fidèle

Ludwig Wittgenstein

55. RUSSELL À WITTGENSTEIN

56. RUSSELL À WITTGENSTEIN

— De sa rencontre avec Wittgenstein Russell écrivit ceci à lady Ottoline de La Haye, le 20 décembre : « J’ai bien des choses intéressantes à te dire. Je repars aujourd’hui, après avoir passé une quinzaine de jours ici. Wittgenstein y a passé une semaine, et nous avons discuté de son livre tous les jours. J’en suis venu à penser encore plus de bien de son texte qu’auparavant. Je suis certain qu’il s’agit d’un grand livre, mais je ne suis pas certain qu’il soit juste. Je lui ai dit que je serais incapable de le réfuter et que j’étais sûr que ce qu’il disait était soit entièrement juste, soit entièrement faux, et que selon moi, c’était là la marque d’un bon livre, mais qu’il me faudrait des années pour en décider. Ce qui, bien entendu, ne l’a pas satisfait, mais je ne pouvais en dire plus.

« J’avais senti dans son livre un parfum de mysticisme, mais j’ai été étonné de découvrir qu’il est devenu complètement mystique. Il lit des gens comme Kierkegaard et Angelus Silesius, et il envisage sérieusement de devenir moine. Tout cela a commencé avec Les Variétés de l’expérience religieuse de William James et s’est accru (ce qui n’a rien d’étonnant) durant l’hiver qu’il a passé seul en Norvège avant la guerre, quand il était presque fou. Puis, pendant la guerre, il s’est produit quelque chose d’étrange. Il était en service dans la ville de Tarnov, en Galicie ; il passa par hasard devant une librairie, qui semblait ne contenir que des cartes postales. Il y entra cependant et découvrit qu’il y avait un livre, et un seul, dans la boutique : Tolstoï sur les Évangiles. Il l’acheta simplement parce qu’il n’y en avait pas d’autre. Il le lut, le relut et le conserva toujours sur lui, au feu et à tout moment. Mais, de façon générale, il préfère Dostoïevski (en particulier Les Frères Karamazov) à Tolstoï. Il a pénétré profondément les façons de penser et de sentir de la mystique, mais je pense (ce qu’il n’admettrait pas) que ce qui l’attire le plus dans le mysticisme est sa capacité de l’empêcher de penser. Je ne crois pas que son intention de se faire moine soit sérieuse — ce n’est pas une intention, mais une idée. Son intention est de devenir instituteur. Il a donné toute sa fortune à ses frères et sœurs, parce qu’il considère comme un fardeau les possessions terrestres. J’aurais aimé que tu le voies. »

57. WITTGENSTEIN À RUSSELL31

58. WITTGENSTEIN À RUSSELL32

Vienne XIII

St. Veitgasse 17, chez Mme Sjögren

19.01.1920

Cher Russell,

J’ai appris aujourd’hui que les éditions Reclam de Leipzig accepteront très vraisemblablement mon livre. Je vais donc demander que mon manuscrit me soit renvoyé d’Innsbruck et je le ferai suivre à Reclam. Mais quand ton introduction me parviendra-t-elle ?! On ne peut pas donner le livre à l’impression sans elle. Si tu es disposé à l’écrire, fais-le donc dès que possible, et dis-moi si et quand je recevrais ton manuscrit. Ici je végète, sans grande joie de vivre. Écris-moi bientôt.

Ludwig Wittgenstein

59. RUSSELL À WITTGENSTEIN

— Cette lettre est une réponse à celles écrites par Wittgenstein les 8 et 19 janvier (c’est-à-dire les lettres 57 et 58).

— Environ six semaines : En réalité, l’introduction de Russell a été transmise à la mi-mars (voir lettre 61).

— Keynes… a écrit un livre : Voir la lettre 144.

60. WITTGENSTEIN À RUSSELL33

19.03.1920

Cher Russell,

Il y a longtemps que tu n’as pas eu de mes nouvelles. Comment les choses se passent-elles avec l’introduction ? Est-elle finie ? Et qu’en est-il de ta clavicule ? Comment te l’es-tu cassée ? Je ne suis pas dans les dispositions requises pour me faire de nouveaux amis, et je perds les anciens. C’est terriblement triste. Je pense presque chaque jour à ce pauvre David Pinsent. Car, si étrange que cela sonne, je suis trop stupide pour presque tout le monde !

Écris-moi donc bientôt, et envoie-moi aussi ton introduction.

Ton triste

Ludwig Wittgenstein

61. RUSSELL À WITTGENSTEIN

62. WITTGENSTEIN À RUSSELL34

09.04.1920

Cher Russell,

Je te remercie beaucoup pour ton manuscrit. Il y a en lui bien des choses avec lesquelles je ne suis pas d’accord — à la fois lorsque tu me critiques et lorsque tu cherches simplement à clarifier mon point de vue. Mais cela ne fait rien. La postérité nous jugera. Ou elle ne le fera même pas, et ce silence sera lui-même un jugement. — L’introduction est en cours de traduction, et une fois la traduction finie, elle sera envoyée à l’éditeur en même temps que mon traité. Espérons qu’il les publiera ! — Il n’y a pas grand-chose de nouveau ici. Je suis aussi stupide que d’ordinaire. Mon adresse actuelle est : Vienne III, Rasumofskygasse 24 (chez M. Zimmermann). Reçois mon cordial salut !

Ton fidèle

Ludwig Wittgenstein

63. WITTGENSTEIN À RUSSELL35

06.05.1920

Cher Russell,

Je te remercie vivement pour ta gentille lettre. Mais ce que je vais te dire va te mettre en colère : ton introduction ne sera pas publiée, et mon livre ne le sera probablement donc pas non plus. Lorsque j’ai lu la traduction allemande de ton introduction, je n’ai pu me résoudre à la faire imprimer avec mon travail. En elle, la finesse de ton style anglais était évidemment perdue, et il ne restait plus que superficialité et méprises. J’ai cependant envoyé à Reclam le traité accompagné de l’introduction, mais en lui disant que je ne souhaitais pas qu’elle soit imprimée, et que je la lui transmettais simplement pour l’aider à s’orienter dans mon travail. Il est donc hautement vraisemblable que Reclam ne me publiera pas (bien que je n’aie encore reçu aucune réponse). Mais je me suis déjà consolé par l’argument suivant, qui me semble inattaquable : ou bien mon travail est une œuvre de premier ordre, ou bien il ne l’est pas. Dans le second cas — le plus vraisemblable —, je préfère ne pas l’imprimer moi-même. Et dans le premier, il est absolument indifférent qu’il soit imprimé 20 ou 100 ans plus tôt ou plus tard. Car qui se soucie de savoir si la Critique de la raison pure a été écrite en l’année 17x ou y ? ! Et même en ce cas, il n’est pas nécessaire qu’il soit imprimé. — Voilà. Ne te fâche pas ! C’est peut-être de l’ingratitude de ma part, mais je ne puis faire autrement.

Avec le cordial salut

de ton fidèle

Ludwig Wittgenstein

Ce serait magnifique si tu pouvais venir à Vienne cet été !

64. RUSSELL À WITTGENSTEIN

65. WITTGENSTEIN À RUSSELL36

Vienne III

Rasumofskygasse 24/II, chez M. Zimmermann

07.07.1920

Cher Russell,

Merci mille fois pour ton aimable lettre. Reclam n’a naturellement pas pris mon livre, et pour l’instant je ne ferai plus aucune démarche pour le publier. Mais si cela te fait plaisir de le faire imprimer, il est à ton entière disposition, et tu peux en faire ce que tu veux. (Mais si tu changes quelque chose au texte, indique que c’est toi qui l’as fait.)

J’ai obtenu aujourd’hui mon certificat et je peux donc devenir instituteur. Qu’en adviendra-t-il de moi ? Comment vais-je supporter la vie ? Dieu seul le sait. Ce qui pourrait arriver de mieux, peut-être, serait que je me couche un soir et que je ne me réveille jamais. (Mais peut-être aussi y a-t-il encore un meilleur destin pour moi.) Nous verrons bien !

Reçois le cordial salut

de ton fidèle

Ludwig Wittgenstein

— Mon certificat : Il s’agit du certificat délivré par l’Institut de formation des maîtres de Vienne, où Wittgenstein fut inscrit pendant l’année universitaire 1919-1920.

66. WITTGENSTEIN À RUSSELL37

06.08.1920

Cher Russell,

J’ai reçu, il y a deux jours, une invitation de Trinity College pour un dîner qui doit avoir lieu le 30 septembre. On n’a certainement pas pensé que j’y assisterai, mais cette invitation m’a fait grand plaisir. Aurais-tu la bonté d’écrire à Bursar Junior pour la décliner en mon nom ? Je ne sais sous quelle forme cela se fait.

Je passe en ce moment mes vacances comme aide-jardinier dans les pépinières du couvent de Klosterneuburg, près de Vienne. Je dois travailler dur toute la journée, et c’est une bonne chose. — Ma vie intérieure est sans intérêt aucun. — Quand nous reverrons-nous ? Peut-être jamais. Je pense chaque jour à Pinsent. Il a emporté avec lui la moitié de ma vie. Et le diable emportera la seconde moitié. D’ici là je reste toujours

ton fidèle

Ludwig Wittgenstein

67. WITTGENSTEIN À RUSSELL38

20.09.1920

Cher Russell,

Merci pour ta lettre ! J’ai maintenant une situation : je suis instituteur dans l’un des plus petits villages d’Autriche. Il s’appelle Trattenbach et se trouve à 4 heures au sud de Vienne, dans les montagnes. Ce doit être la première fois qu’un instituteur de Trattenbach correspond avec un professeur d’université à Pékin. Comment vas-tu ? De quoi traites-tu dans tes conférences ? De philosophie ? J’aimerais pouvoir t’écouter et discuter avec toi. J’ai été jusqu’à ces tout derniers temps épouvantablement déprimé et las de vivre, mais maintenant j’ai un peu repris espoir. Entre autres choses, j’espère que nous nous reverrons.

Dieu te garde ! Reçois le très cordial salut de ton

Ludwig Wittgenstein

Mon adresse est :

68. RUSSELL À WITTGENSTEIN

Université du Gouvernement, Pékin

11.02.1921

Mon cher Wittgenstein,

Je pense à t’écrire depuis le jour où j’ai reçu ta lettre du 20 septembre, qui m’a fait un réel plaisir. Je me demande comment tu perçois le métier d’instituteur et comment tu te débrouilles avec les garçons. C’est un travail honnête, peut-être le plus honnête qui soit. Tu échappes aux diverses formes de fumisterie auxquelles tout le monde se laisse aujourd’hui aller.

J’aime la Chine et les Chinois qui sont paresseux, ont un bon naturel et adorent rire, comme les enfants. Ils sont fort gentils et attentionnés à mon égard. Toutes les nations les attaquent, en disant qu’ils ne doivent pas jouir de la vie comme ils le font. — On les forcera à mettre sur pied une armée et une marine, à extraire leur charbon et à fondre leur fer, alors qu’ils désirent écrire des vers, peindre des tableaux (très beaux) et faire une étrange musique, exquise mais à peu près inaudible, sur divers instruments à cordes ornés de pompons verts. Miss Black et moi-même vivons dans une maison chinoise, construite autour d’une cour. Je t’envoie une photo sur laquelle je suis devant la porte de mon bureau. Mes étudiants sont tous bolcheviques, parce que c’est la mode, et ils m’en veulent de ne l’être pas davantage moi-même. Ils ne sont pas assez avancés pour étudier la logique mathématique. Je leur donne des cours de psychologie, de philosophie et de politique, et je leur parle d’Einstein. De temps en temps, je les invite le soir, et ils allument des feux d’artifice dans la cour — ils préfèrent cela à mes cours. — Je quitterai la Chine en juillet pour passer un mois au Japon, et je reviendrai ensuite à Londres — toujours au 70 Overstrand Mansions, S.W. II.

Miss Black t’envoie ses meilleures pensées. Reçois toute mon affection, mon cher Ludwig. — J’espère te revoir, peut-être l’année prochaine. Je suppose qu’il me sera alors possible d’aller jusqu’à Trattenbach. Sois aussi heureux que possible !

Bertrand Russell

69. RUSSELL À WITTGENSTEIN

70. WITTGENSTEIN À RUSSELL39

71. RUSSELL À WITTGENSTEIN

(Adresse permanente)

31 Sidney Street, London S.W. 3

05.11.1921

Mon cher Wittgenstein,

J’ai été très heureux d’avoir de tes nouvelles. Je dois d’abord te parler de ton manuscrit. Comme tu sais, j’avais chargé Mlle Wrinch de s’en occuper pendant mon voyage en Chine. Après plusieurs échecs, elle l’a fait accepter par Ostwald pour ses Annalen der Naturphilosophie. Les épreuves viennent d’arriver, et le livre sera, je crois, publié dans deux mois environ. J’avais pensé qu’elle ne s’adresserait qu’à des éditeurs anglais, c’est pourquoi je lui avais confié mon introduction. Ostwald la publiera avec le reste. J’en suis désolé, car je crains que cela ne te déplaise, mais sa lettre te montrera que c’était inévitable. Le livre paraîtra aussi en anglais dans la nouvelle bibliothèque de philosophie de l’éditeur Paul Kegan, mais probablement pas avant un an. La version anglaise sera publiée sous forme de volume séparé. Nous la devons à Ogden (du Cambridge Magazine) qui s’est beaucoup démené.

Quant à moi, je suis maintenant marié à Mlle Black et nous attendons un enfant dans quelques jours. Nous avons acheté une maison et avons fait venir de Cambridge ton mobilier, que nous aimons beaucoup. L’enfant naîtra probablement dans ton lit. Il y avait aussi beaucoup de livres à toi, des boîtes et des colis provenant d’entreprises mécaniques que tu n’avais jamais ouverts. Si jamais tu viens nous voir, je te restituerai tous les livres que tu voudras. Tes affaires ont bien plus de valeur que ce que je les ai achetées, et je te verserai la différence quand tu voudras. Je ne me suis pas rendu compte, au moment de l’achat, de tout ce que j’avais acquis. En particulier, si tu trouves le moyen de venir en Angleterre, il faut que tu m’autorises à couvrir les frais de ton voyage à titre de complément pour tes meubles. Et j’espère bien que tu viendras, car le bébé qui va naître fait que j’aurai quelque difficulté à voyager. Je ne sais plus si je t’ai dit que, lorsque j’étais à Pékin, j’ai fait un séjour à l’hôpital allemand, où j’ai été soigné par des médecins allemands. Ils étaient extrêmement compétents, charmants et attentifs. L’un d’eux, le Dr Esser, est devenu un de nos grands amis. Je me suis également lié d’amitié avec un Autrichien nommé Brandauer, qui te connaissait de nom. Il avait été prisonnier en Sibérie.

Je suis vraiment désolé que tu trouves les gens de Trattenbach si éprouvants. Je refuse de croire qu’ils sont pires que le reste de la race humaine. Mon instinct logique se révolte contre cette idée.

Pense sérieusement à venir nous voir dès que tu auras des vacances suffisamment longues. Avec ma profonde affection, comme toujours.

Bertrand Russell

72. WITTGENSTEIN À RUSSELL40

28.11.1921

Cher Russell,

Merci de tout cœur pour ta lettre. Cela me fait franchement plaisir que mon opus soit publié. Même si le sieur Ostwald est un fieffé charlatan ! Pourvu seulement qu’il ne le défigure pas ! Est-ce toi qui reliras les épreuves ? En ce cas, assure-toi, s’il te plaît, que ce qui est imprimé correspond bien à mon texte. Je crois Ostwald tout à fait capable d’accommoder mon ouvrage à son goût, par exemple de lui imposer son insane orthographe personnelle. Ce qui me plaît le plus est que la chose paraisse en Angleterre. Puisse-t-elle valoir tout le mal que tu t’es donné, avec d’autres !

Tu as raison. Les gens de Trattenbach ne sont pas les seuls qui soient pires que le reste de la race humaine. Mais ce qui est vrai, c’est que Trattenbach est une localité autrichienne particulièrement insignifiante, et que les Autrichiens ont sombré — depuis la guerre — dans un tel abîme qu’il serait trop triste d’en parler ! C’est ainsi. — Quand tu recevras ces lignes, ton enfant sera peut-être déjà venu au monde — dans notre remarquable monde !

Je vous félicite, ta femme et toi-même, de tout cœur. Excuse-moi d’être resté si longtemps sans écrire, mais je suis, moi aussi, quelque peu souffrant et débordé de travail. Je t’en prie, écris-moi encore quand tu en auras le temps. Je n’ai reçu aucune lettre d’Ostwald. Si tout va bien, je viendrai te voir avec le plus grand plaisir !

Mon salut le plus cordial,

Ludwig Wittgenstein

73. RUSSELL À WITTGENSTEIN

31 Sydney Str., London S.W. 3

24.12.1921

Cher Wittgenstein,

Merci pour ta lettre. Ostwald avait déjà fait imprimer le livre avant que je n’aie reçu les épreuves. — Je pense qu’il doit être maintenant paru. Ogden s’est occupé de tout, et il a pris ses dispositions pour que le livre paraisse en anglais. Tout est prévu. Il sera édité par Kegan Paul. Il est traduit par deux jeunes gens de Cambridge qui connaissent la logique mathématique et à qui j’ai fait part de tout ce que nous avons décidé, toi et moi, concernant la traduction de certains termes. Ce que j’ai vu du travail d’Ostwald était correct et échappait à son orthographe « insane ». Pour l’édition anglaise, nous essayons de faire aussi publier le texte allemand en regard, mais je ne suis pas sûr que l’éditeur nous donne son accord.

Notre fils est né le 16 novembre et se porte à merveille. Il s’appelle John Conrad (« Conrad », comme le romancier qui est l’un de mes amis). Ma femme est maintenant tout à fait remise et nous sommes l’un et l’autre très heureux.

Je suis désolé d’apprendre que tu ne vas pas bien. Rappelle-toi que nous serions extrêmement heureux tous les deux si tu pouvais venir nous voir, et que je n’aurais aucun mal à couvrir toutes tes dépenses en vendant certaines de tes affaires dont je n’ai pas l’usage. Tes biens valent beaucoup plus que ne le prétendait Jolley. À eux seuls, tes livres valent 100 £, et je ne vois pas pourquoi je devrais t’escroquer sous prétexte que Jolley a sous-estimé la valeur de tes biens. Leur juste prix aurait été 300 £. Je t’enverrai les 200 £ supplémentaires si tu es d’accord, ou bien je te rendrai toutes celles de tes affaires que tu voudras quand tu viendras, comme tu préfères.

Nos meilleurs souhaits pour l’année nouvelle, avec toute mon affection.

Bertrand Russell

74. RUSSELL À WITTGENSTEIN

31 Sydney Street, S.W. 3

07.02.1922

Cher Wittgenstein,

J’ai été très heureux de recevoir ta lettre l’autre jour, accompagnée de ton si gentil message à l’intention du bébé. Je le lui ai transmis, comme tu me le suggérais, par des symboles appropriés autres que les mots. Il se porte à merveille et nous donne de grandes joies à tous les deux.

Je m’étonne que tu n’aies pas eu de nouvelles d’Ostwald. Lui as-tu écrit pour lui donner ton adresse ? Sinon, je ne crois pas qu’il la connaisse. Quant à moi, je n’ai plus eu de nouvelles de la publication de ton livre, ni ici ni en Allemagne, mais je mettrai les choses au clair la prochaine fois que je verrai Ogden.

Nous projetons d’aller en Allemagne et en Suisse au mois d’août prochain. Si tu es en vacances à ce moment-là, j’espère que nous pourrons te voir — ce sera plus facile pour toi, j’imagine, que de venir en Angleterre. En Suisse, nous descendrons chez ma belle-sœur, autrefois comtesse Arnim. Je suis sûr qu’elle sera ravie de t’avoir aussi, si tu peux nous y rejoindre. Je suis très heureux que tu veuilles bien me laisser prendre en charge tes frais. Si tu peux venir en Angleterre plus tôt, n’hésite pas.

J’ai préféré la Chine à l’Europe — les gens y sont plus civilisés. Je souhaite toujours y retourner. Je leur ai donné des cours sur toutes sortes de sujets, mais ce qu’ils aimaient le plus était la logique mathématique.

J’aimerais que tu n’aies pas à travailler si dur pour l’enseignement élémentaire que tu dispenses — ce doit être affreusement ennuyeux. Désires-tu que je t’apporte tes journaux et tes carnets lors de notre prochaine rencontre ? Porte-toi bien. — Avec mon affection,

Bertrand Russell

75. WITTGENSTEIN À RUSSELL41

[Lettre non datée, 1922]

Cher Russell,

Je te remercie pour ta si gentille lettre. Non, je n’ai encore reçu aucune nouvelle d’Ostwald. Je pensais néanmoins qu’il connaissait mon adresse par la personne qui lui a envoyé mon manuscrit. De toute façon, cela m’est égal. Tout ce qui compte est qu’il imprime la chose et n’y introduise pas trop de fautes d’impression.

J’ai aussi été très déprimé ces derniers temps. Non que le métier d’instituteur me pèse. Au contraire ! Mais ce qui est dur, c’est de devoir être instituteur en un lieu où les habitants sont si totalement désespérants. Il n’y a pas un être dans ce village avec qui je puisse échanger trois mots vraiment raisonnables. Dieu sait comment je supporterai cela à la longue ! Je te crois volontiers quand tu dis que tu as trouvé en Chine une situation meilleure qu’en Angleterre ; mais dis-toi bien que la situation est mille fois meilleure en Angleterre qu’ici. — Tu sais quel plaisir j’aurais à te revoir. Si ta belle-sœur veut bien m’accueillir, c’est avec joie que je vous rejoindrai. Quant à mon journal et à mes carnets, sers-t’en, je t’en prie, pour faire du feu. Au rythme de 2 ou 3 pages par jour pour allumer le feu, tout aura bientôt brûlé. J’espère seulement que les pages brûleront bien ! Mais laissons cela ! — Présente mon meilleur souvenir à ton épouse, salue le bébé, et écris-moi encore.

Ton

L. Wittgenstein

P. S. Y a-t-il par hasard, au nombre de tes livres, les Religiösen Streitschriften [Controverses religieuses] de Lessing ? Si c’est le cas, lis-les. Je pense qu’elles t’intéresseront et te donneront du plaisir. Je les apprécie beaucoup. Ton L. W.

76. RUSSELL À WITTGENSTEIN

Jusqu’au 25 juillet [1922]

Sunny Bank, Treen, Penzance

31 Sydney Street, London S.W. 3

09.05.1922

Cher Wittgenstein,

J’ai eu des nouvelles de ma belle-sœur qui serait ravie si tu nous rejoignais en Suisse, dans son chalet. Nous y serons à peu près entre le 8 et le 20 août. Je te communiquerai les dates exactes plus tard : certainement le 15 ± e. L’adresse du chalet est :

Chalet Soleil, Randogne sur Sierre.

Je n’y ai jamais été, mais je pense qu’il est au-dessus de la voie ferrée du Simplon et qu’on y accède par un funiculaire. Ce sera une grande joie de te revoir. Ma belle-sœur écrit des romans — généralement sur l’Allemagne. Le premier a pour titre Elizabeth and her German Garden [Élisabeth et son jardin allemand]. À l’époque, elle habitait en Poméranie. Elle s’est querellée avec mon frère, qui n’est pas un mari commode.

Ogden travaille sur ton livre et le fera imprimer, à ce que j’ai cru comprendre, à la fois en anglais et en allemand. Je suppose qu’il sortira en octobre. Je n’ai jamais lu les Religiösen Streitschriften de Lessing — je crois qu’ils font partie des livres de toi que j’ai en ville — je le chercherai quand je serai à la maison. Je suis désolé que tu aies une vie si déprimante. Depuis la guerre, tout en Europe est horrible, mais je suppose que c’est encore pire en Autriche qu’ici. La rumeur prétend que l’Angleterre, l’Allemagne et la Russie vont se liguer pour attaquer la France — ainsi va le monde.

L’enfant est adorable. — Au moment de sa naissance il ressemblait vraiment à Kant, mais maintenant, il ressemble plus à un bébé. Mon épouse te présente tous ses vœux, et je te dis toute mon affection.

Bertrand Russell

77. WITTGENSTEIN À RUSSELL42

[Lettre non datée, novembre ou décembre 1922]

Cher Russell,

Cela fait longtemps déjà que je n’ai plus eu de nouvelles de toi et que je ne t’ai pas moi-même écrit. Si je le fais aujourd’hui, c’est avant tout parce que j’ai une requête à t’adresser. Je voudrais, comme on dit chez nous, te « taper ». Comme tu sais, mon livre a paru il y a deux semaines. L’éditeur m’en a expédié 3 exemplaires, mais il m’en faudrait 3 de plus, car il y a encore quelques personnes à qui je dois l’offrir. Aurais-tu la bonté d’en acheter 3 pour moi et de me les envoyer ? Je te rembourserai, probablement pas en une seule fois, mais en plusieurs versements, dès que je saurai comment procéder. Je serai à Vienne à Noël, et je me renseignerai alors à ce sujet. Bien entendu, je ne te demande une avance que si elle n’entraîne pour toi ABSOLUMENT AUCUNE gêne, car la chose n’est pas si importante. Dans le cas où tu pourrais le faire, j’aurais grand plaisir à ce que ce soit assez rapidement ! — Je suis maintenant dans un autre coin perdu où, pour tout dire, je ne me sens pas mieux que dans le précédent. Qu’il est difficile de vivre parmi les hommes ! À vrai dire, ils ne sont pas vraiment humains, mais aux trois quarts humains et, pour l’autre quart, animaux.

Écris-moi bientôt, sans oublier de me dire comment tu vas.

Mon cordial salut à ta chère femme.

Ludwig Wittgenstein

Mon adresse :

78. WITTGENSTEIN À RUSSELL43

79. WITTGENSTEIN À RUSSELL

80. WITTGENSTEIN À RUSSELL

[Cambridge]

[25.04.1930]

Cher Russell,

Dans la voiture qui me conduisait à Penzance, je pensais encore à la notation que j’ai employée dans mon manuscrit. et que tu pourrais ne pas comprendre, car, sauf erreur de ma part, elle n’est nulle part expliquée. J’y recours au signe II’. Je dois t’expliquer que le signe II tient lieu de π (je n’avais pas, en effet, de π sur ma machine à écrire), et que π’ est une prescription dérivée de la prescription π (c’est-à-dire la prescription selon laquelle nous développons l’extension décimale de π) qui suit une règle du type de celle-ci : « Chaque fois que vous rencontrez un 7 dans l’extension décimale de π, remplacez-le par un 3 », ou de cette autre : « Chaque fois que vous rencontrez trois 5 dans cette extension, remplacez-les par un 3 », etc. Dans mon manuscrit original, j’ai noté cela : 5π3, et je ne sais plus si je n’ai pas aussi employé ce signe dans un passage de mon manuscrit dactylographié. — Bien entendu, il y a probablement quantité de détails de ce genre qui rendent le texte inintelligible, mis à part le fait qu’il est, de toute façon, inintelligible.

Et un autre exemple me vient à l’esprit. Lorsque j’écris : image, j’entends par là le développement de quatre places de π à l’intérieur d’un système donné, par exemple le système décimal. Ainsi : image, dans le système décimal. C’est tout ce que je trouve à t’écrire pour le moment. Je me sens déprimé et j’ai l’esprit terriblement confus, en partie à cause du climat de Cambridge — il me faut toujours plusieurs jours pour m’acclimater. J’ai l’impression que, dans cette lettre, il doit y avoir pratiquement une faute à chaque mot, mais je n’y peux rien !

L. Wittgenstein

81. WITTGENSTEIN À RUSSELL

— Le manuscrit envoyé par Wittgenstein à Russell doit être The Blue Book (dicté en 1933-1934). L’autre texte auquel Wittgenstein fait ici référence est vraisemblablement la dactylographie de 768 pages qu’il élabora en 1932-1933 sur la base de dactylographies antérieures (tel le TS 208 ; voir la lettre à Moore 94) qui reposaient elles-mêmes sur des volumes manuscrits. La « note de l’éditeur » de la Philosophische Grammatik propose une présentation de cette dactylographie qui a fait l’objet de controverses. Cf. par exemple A. J. P. Kenny, The Legacy of Wittgenstein, p. 24-37, et S. Hilmy, The Later Wittgenstein, chap. 1. Elle est aujourd’hui publiée sous le titre The Big Typescript. Étant donné qu’il s’agit d’une dactylographie de 768 pages, il se peut que Wittgenstein ait envisagé de n’envoyer à Russell que la section mathématique (voir les notes à la lettre 377). Il avait aussi montré cette section à ses amis viennois.

82. WITTGENSTEIN À RUSSELL

[Trinity College]

Dimanche [Avant le 28 novembre 1935]

Cher Russell,

Je me trouve dans une situation quelque peu délicate. J’ai appris que tu donneras une conférence au Club des sciences morales le 28 de ce mois. Il serait naturel que j’y assiste et que je prenne part à la discussion. — Mais :

(a) Depuis quatre ans déjà, je n’ai plus mis les pieds au Club, et certains objecteront donc peu ou prou à ce que je participe vraiment à la discussion.

(b) Broad assistera à cette séance. Or il a, à ce que je crois, de fortes réticences à mon égard.

(c) Par ailleurs, si je dois prendre part à la discussion, il va de soi que j’aurai vraisemblablement pas mal de choses à dire, et que je parlerai donc longuement.

(d) Même si je parle longtemps, je ferai certainement l’expérience de la vanité qu’il y a à donner des explications devant une telle assemblée.

Les possibilités sont par conséquent les suivantes :

(i) Je m’abstiens purement et simplement d’assister à la réunion. C’est manifestement une bonne solution, à moins que tu ne comptes absolument sur ma présence.

(ii) Je pourrais venir sans prendre part à la discussion. Cette solution également me convient tout à fait, si c’est ce que tu désires.

(iii) Je viens et je prends la parole quand tu le voudras, c’est-à-dire quand tu diras que tu le souhaites.

Peut-être ne comprends-tu pas bien mon point de vue. Il est, grosso modo, celui-ci. Si j’avais le sentiment de devoir prendre position contre quelque chose et que je puisse le faire avec quelque chance de succès, je le ferais, Broad ou pas Broad. Mais, en l’occurrence, j’ai l’impression d’être dans la peau de quelqu’un qui fait irruption dans une tea-party et est considéré comme indésirable par plusieurs personnes. Si au contraire tu souhaites, toi, que je vienne et que je parle (bien entendu comme je le fais d’ordinaire), ce serait alors comme si la puissance invitante tenait à ma présence et, en ce cas, je ne tiendrais aucun compte des réticences de tel ou tel invité. — Dans le cas où je ne me rendrais pas à la réunion du Club, nous pourrions toujours avoir, certains membres du Club et moi-même, une discussion avec toi le lendemain dans ma chambre — ou juste toi et moi.

Je serais heureux que tu m’écrives quelques mots sur cette affaire. (En admettant que tu ne penses pas que tout ce que je viens d’écrire n’est que politesse absurde, ou bien une façon de se faire prier, etc.) Nous pourrions aussi décider de la conduite à tenir juste avant la réunion, si je pouvais te voir à ce moment-là une minute, en privé.

Cela me fait plaisir de savoir que tu lis mon manuscrit. Mais, je t’en prie, ne t’en fais pas une obligation. Tu n’es pas tenu de m’en rendre compte par écrit ou oralement. Je sais qu’il n’est pas aussi bon qu’il devrait l’être. Mais je sais aussi qu’il pourrait être encore plus mauvais qu’il n’est.

Ludwig Wittgenstein

1. En allemand dans l’original : « von allen guten Geistern verlassen », expression familière signifiant « être hors de soi », « perdre la tête ». (N.d.T.)

2. En allemand dans l’original : « Immer der Ihrige ». (N.d.T.)

3. C’est la version Costello des Notes sur la logique qui a été traduite par G.-G. Granger dans les Carnets 1914-1916. (N.d.T.)

4. Cette phrase entre guillemets anglais est en allemand dans l’original de la lettre. (N.d.T.)

5. Cette lettre est écrite en allemand. (N.d.T.)

6. . « Elementary propositions » : les propositions du calcul propositionnel, sans variables ni quantificateurs, des Principia Mathematica. (N.d.T.)

7. Cette lettre est écrite en allemand. (N.d.T.)

8. Il s’agit de l’Héroïque de Beethoven. (N.d.T.)

9. Cette lettre est écrite en allemand. (N.d.T.)

10. Cette lettre est écrite en allemand. (N.d.T.)

11. En anglais dans l’original. (N.d.T.)

12. Cette lettre est écrite en allemand. (N.d.T.)

13. Cette lettre est écrite en allemand. (N.d.T.)

14. Cette lettre est écrite en allemand. (N.d.T.)

15. Cette lettre est écrite en allemand. (N.d.T.)

16. Russell écrivit cette lettre en allemand. (N.d.T.)

17. Russell écrivit cette lettre en allemand. (N.d.T.)

18. Cette lettre est écrite en allemand. (N.d.T.)

19. Cette lettre est écrite en allemand. (N.d.T.)

20. Russell écrivit cette lettre en allemand. (N.d.T.)

21. Cette lettre est écrite en allemand. (N.d.T.)

22. « L’image logique des faits est la pensée » (trad. fr. par G.-G. Granger). (N.d.T.)

23. Respectivement : « la pensée est la proposition pourvue de sens » ; « l’ensemble des propositions est le langage » (trad. mod.). (N.d.T.)

24. Sur la « réaction » de Frege au Tractatus, cf. infra lettre 248 du 28 juin 1919.

25. Cette lettre est écrite en allemand. (N.d.T.)

26. Cette lettre est écrite en allemand. (N.d.T.)

27. Nous n’avons pas connaissance de ces « explications », car les lettres de Wittgenstein à Frege qui étaient conservées dans les archives Frege ont été détruites lors du bombardement de Münster, en 1945. (É.R.)

28. Cette lettre est écrite en allemand. (N.d.T.)

29. Cette lettre est écrite en allemand. (N.d.T.)

30. Cette lettre est écrite en allemand. (N.d.T.)

31. Cette lettre est écrite en allemand. (N.d.T.)

32. Cette lettre est écrite en allemand. (N.d.T.)

33. Cette lettre est écrite en allemand. (N.d.T.)

34. Cette lettre est écrite en allemand. (N.d.T.)

35. Cette lettre est écrite en allemand. (N.d.T.)

36. Cette lettre est écrite en allemand. (N.d.T.)

37. Cette lettre est écrite en allemand. (N.d.T.)

38. Original en allemand. (N.d.T.)

39. Cette lettre est écrite en allemand. (N.d.T.)

40. Cette lettre est écrite en allemand. (N.d.T.)

41. Cette lettre est écrite en allemand. (N.d.T.)

42. Cette lettre est écrite en allemand. (N.d.T.)

43. Cette lettre est écrite en allemand. (N.d.T.)