330. WITTGENSTEIN À SRAFFA

[18.02.1931]

Cher Sraffa,

Je vous attends dans ma chambre vendredi vers 19 h 45, puisque notre Hall commence à 20 h.

Votre

Ludwig Wittgenstein

Je veux parler de vivisection avec vous. Je pense que ce sujet est étroitement lié à ceux dont nous discutons.

— Lettre datée à partir de l’agenda de Wittgenstein : l’invitation était pour le 20 février 1931.

331. NOTE DE SRAFFA POUR WITTGENSTEIN

[Janvier-février 1932]

Si les règles du langage peuvent être construites uniquement par observation, alors aucun non-sens ne peut jamais être proféré. Cela identifie la cause à la signification d’un mot.

Tout comme celui des métaphysiciens, le langage des oiseaux peut être ainsi interprété de façon conséquente.

Il s’agit simplement de découvrir à quelle occasion ils disent quelque chose, à la façon dont on découvre à quelle l’occasion ils éternuent.

Et si le non-sens est « un simple bruit », il peut certainement se produire, comme l’éternuement, là où existe une cause : comment distinguer cela de la signification ?

 

Il faudrait laisser tomber les généralités et prendre en considération les cas particuliers d’où nous sommes partis. Soit les propositions conditionnelles : quand sont-elles des non-sens, et quand n’en sont-elles pas ?

« Si j’étais roi » est un non-sens. Car en ce cas il faudrait que nous soyons, moi ou la fonction, tout autres. Je connais les raisons précises qui rendent impensable que je sois roi, et je vois que les changements requis pour rendre cela pensable sont si importants que je ne me reconnaîtrais pas ainsi transformé, ou que personne ne dirait qu’appliqué à mon moi actuel la fonction est celle d’un roi.

« Si j’étais enseignant » a un sens. Car je l’étais l’an passé, et je ne crois pas que nous ayons, moi ou la fonction, beaucoup changé depuis. La différence est minime. Ou plutôt je ne peux pas voir de différence : je ne sais pas en quoi exactement j’ai changé depuis l’an passé. Il n’y a, dans cette idée, rien de repoussant.

 

Mais cela dépend-il seulement de mon savoir ? (Car une différence est importante ou minime selon que je peux ou non la voir clairement.) Si j’en savais suffisamment, tout cela ne serait que non-sens.

 

Il existe aussi des propositions où « si » tient lieu de « lorsque » : c’est-à-dire que le nom tient lieu d’une classe, et la proposition est vraie (ou pensable, comme supra) au moins pour un membre de cette classe.

332. WITTGENSTEIN À SRAFFA

333. WITTGENSTEIN À SRAFFA

Mercredi [31.01.1934]

Cher Sraffa,

Voici quelques remarques que j’ai couchées par écrit, sur le sujet abordé dans notre dernière conversation. J’espère qu’elles ne sont pas trop décousues et que vous les lirez jusqu’au bout.

Vous avez dit : « Les Autrichiens peuvent faire la plupart des choses que les Allemands ont faites. » J’ai dit : comment le savez-vous ? Quelles circonstances prenez-vous en compte pour dire qu’ils le peuvent ? « Il peut ôter l’alliance de son doigt. » C’est vrai, et ce n’est pas trop difficile si elle ne lui serre pas trop le doigt. Mais il peut avoir honte de le faire, sa femme peut le lui interdire, etc.

Vous dites : « Tirez la leçon de ce qui s’est passé en Italie. » Mais quelle leçon en tirerai-je ? Je ne sais pas exactement comment les choses se sont passées en Italie. Aussi la seule leçon que je puisse en tirer, c’est qu’il se produit parfois des choses auxquelles on ne s’attend pas.

Je demande : de quoi cet homme que je ne puis imaginer en colère aura-t-il l’air lorsqu’il sera en colère ? Lui est-il possible de se mettre en colère ? Que dirai-je lorsque je le verrai en colère ? Pas seulement : « Après tout, il peut aussi se mettre en colère », mais : « C’est ainsi qu’il le peut ; c’est donc ainsi que sa colère se rapporte à son apparence antérieure. »

Il est un fait que je peux imaginer sans mal certains traits manifestant la colère (souvenez-vous de ce que j’ai dit des Allemands de Bohême), mais non certains autres. Ce qui ne veut évidemment pas dire que je nie que les seconds soient des manifestations de colère ; mais que le genre de colère qu’ils manifestent me laisse perplexe. Et je conjecturerai peut-être quelque chose sur le genre de colère que j’imagine être la leur.

Vous m’avez dit : « Lorsque quelqu’un est en colère, les muscles a, b, c de son visage se contractent. Cet homme (l’Autrichien) étant pourvu des muscles a, b, c, pourquoi ne se contracteraient-ils pas ? En fait, si vous souhaitez, vous Wittgenstein, savoir de quoi il aura l’air en colère, contentez-vous d’imaginer qu’il contracte ces muscles-là. À quoi l’Autriche ressemblera-t-elle lorsqu’elle deviendra nazie ? Il n’y aura plus de parti socialiste, plus de juges juifs, etc., etc., etc. C’est à cela qu’elle ressemblera. » J’ai répondu : cela ne me donne pas l’image d’un visage. Cela me montre seulement que je connais insuffisamment le fonctionnement de ces choses-là pour savoir si tous les changements que vous indiquez se produiront en même temps. Certes, je comprends ce que l’on veut dire quand on dit que les muscles a, b, c se contractent, mais qu’adviendra-t-il aux différents muscles situés entre ceux-là ? Ne se pourrait-il pas que dans ce visage-là la contraction d’un muscle empêche celle des autres ? Savez-vous, dans ce cas particulier, comment les choses interagissent les unes sur les autres ?

Vous pourriez dire : la seule façon de prédire ce que sera sa physionomie future, c’est certainement d’avoir une connaissance précise des contractions, etc., de tous les muscles (et non des seuls muscles principaux).

Je dis : je ne pense pas que ce soit là la seule façon ; il y en a une autre, qui rejoint celle-là. Je pourrais demander de quoi ce visage aura l’air non seulement à un physiologue, mais aussi à un peintre. Leurs réponses seront différentes (celle du peintre consistera à peindre le visage en colère), mais si elles sont correctes, ces réponses s’accorderont. Bien entendu, je sais qu’un peintre doit apprendre l’anatomie. Je souhaite connaître sa réponse, et je souhaite également savoir ce que le physiologue pourra me dire pour contrôler la réponse du peintre.

Ce qui m’intéresse, c’est de savoir quelles expressions les Autrichiens emploieront lorsqu’ils seront devenus nazis. À supposer que leur patriotisme ne soit que verbal, ce qui m’intéresse n’est que leur discours futur.

Je voudrais vous dire quelque chose d’autre. Je pense que vous commettez une faute dans nos discussions : VOUS N’ÊTES PAS SECOURABLE ! Je me trouve en quelque sorte dans la position de quelqu’un qui vous inviterait à prendre le thé dans son appartement ; mais c’est à peine s’il est meublé ; il faut s’asseoir sur des caisses, les tasses sont posées par terre, elles n’ont pas d’anses, etc., etc. Je m’active pour trouver tout ce que j’estime susceptible de nous permettre de prendre le thé ensemble. Vous, vous êtes planté là, l’air boudeur, disons que vous n’arrivez pas à vous asseoir sur une caisse, à tenir une tasse dépourvue d’anse et que, d’une manière générale, vous rendez les choses difficiles. — C’est du moins ainsi que les choses me semblent être.

Ludwig Wittgenstein

334. NOTES DE WITTGENSTEIN POUR SRAFFA

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Dire que les Allemands ne peuvent pas connaître le bonheur et la prospérité dans une république parce qu’ils sont un peuple monarchiste, est-ce un argument correct ? On pourrait le contrer en demandant : « N’auriez-vous pas dit exactement la même chose des Français sous Louis XIV ? » Cet argument me fait penser à quelque chose qui n’a, en apparence, aucun rapport. À la question « pourquoi la mode (disons, vestimentaire) change ? », la plupart répondront : parce que les goûts changent. Ils diront que les gens s’habillent comme ils le font parce que maintenant, ils aiment s’habiller ainsi. Mais, le plus souvent, cela n’est pas vrai ou ne signifie rien. Les gens s’habillent comme ils le font pour quantité de raisons différentes : parce qu’ils voient les autres s’habiller ainsi, parce que leur tailleur fait leur costume ainsi, et ils se seraient habillés différemment s’il le leur avait fait dans un autre modèle. On ne peut même pas dire que les tailleurs qui créent de nouveaux modèles les créent comme ils le font parce qu’ils en aiment le design. Il se peut qu’ils les trouvent plus seyants ou qu’ils les dessinent instinctivement ainsi, etc., etc. Il arrive, bien sûr, que quelqu’un choisisse entre différents modèles, qu’il en aime un plus que les autres et qu’il se fasse faire son costume en fonction de cela. Mais le sophisme que je veux mettre en évidence consiste à croire que toutes les actions faites par quelqu’un sont précédées par un état d’esprit particulier dont l’action en question est le résultat. S’en rendre coupable, c’est dire qu’il y a un état d’esprit, le goût, le penchant, qui change, au lieu de se contenter de dire que les tailleurs dessinent un modèle cette année et un autre, quelque peu différent, l’année suivante, et qu’il y a toutes sortes de raisons à cela. C’est donc considérer comme secondaire l’acte de dessiner le modèle, et comme primaire l’état d’esprit. Comme si une modification de goût ne consistait pas seulement (entre autres choses) à dessiner ce qu’on dessine. Pour décrire ce sophisme, on peut dire qu’il présuppose l’existence d’un réservoir mental où serait contenues les causes véritables de nos actions. Ce qui n’est pas sans rapport avec notre première question, car pour y répondre, on est enclin à invoquer un tel réservoir, À SAVOIR « la mentalité d’un peuple », et lorsqu’on parle des changements possibles du gouvernement d’un pays, on imagine que cette chose-là — la mentalité — ne change pas.

Supposez qu’ait été posée la question suivante : « Un roi sans couronne, est-ce possible ? » On pourrait être tenté d’y répondre : « Non, parce que le fait de n’avoir pas de couronne ne convient pas au caractère d’un roi, ou parce que le fait qu’un roi ne porte pas de couronne ne convient pas à la physionomie de la royauté. » Mais la vraie réponse est : « La physionomie changera, et il y aura des rois sans couronne. »

Si l’on dit : « L’Allemagne ne peut pas changer ni devenir une véritable république parce que cela ne ressemble pas aux Allemands, à leur physionomie telle que je la vois », dans cet argument le sophisme consiste — je crois — à supposer (inconsciemment, en un sens) qu’un certain type de caractéristiques (la mentalité, ou son expression) ne change pas. Sommairement dit, le sophisme consiste à croire que si des choses inattendues venaient à se produire, les gens n’auraient aucun visage, AUCUNE physionomie.

Si j’ai observé un corps en rotation et que son premier mouvement ait été celui-ci :

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335. NOTES DE SRAFFA POUR WITTGENSTEIN

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La mode, le goût, le penchant, le réservoir — excellent (je n’aurais pas pu le présenter aussi bien) pour autant que cela fonctionne. J’ai des objections supplémentaires à la réponse soumise à la critique (pourquoi la mode change ? parce que le goût change). Mais ensuite vous sortez du chemin que vous aviez vous-même tracé. Le roi — l’Allemagne — la physionomie —, le sophisme est de supposer que la physionomie ne change pas. Non, le sophisme est de supposer qu’elle est le réservoir des changements primaires. Nous ne voulons pas un réservoir de choses immuables, mais la chose qui est la première à changer. C’est là le point central. Je pense que le réservoir doit contenir des choses concrètes bien définies, de préférence mesurables et vérifiables avec une certaine certitude, et indépendantes de ce que j’aime et déteste. Les physionomies ne sont certainement pas cela ; elles sont constituées de mes préjugés, de mes sympathies, etc. Et l’expérience m’a appris que j’appréhende toujours les changements de physionomie après — bien après — que les événements que j’ai essayé de prédire se sont produits.

Je veux un réservoir de choses dont les changements soient d’emblée visibles, ou qui soient saisissables de façon plus précise, plus assurée ou plus aisée, et qui (par-dessus tout) soient tels que je puisse les déterminer le plus impartialement possible (qui soient aussi indépendants que possible de mes désirs, préjugés, sympathies, habitudes, etc.). Je veux des choses du même ordre que la quantité de charbon produite par l’Allemagne (si cela est pertinent), et non de l’ordre de l’esprit du peuple allemand. C’est ce que j’essayais de décrire (de façon inadéquate) comme « vague ».

Après avoir critiqué les réponses communes, vous donnez la vôtre. Vous dites : « Les gens s’habillent comme ils le font pour toutes sortes de raisons. »

Mais une telle réponse ne sert à personne ; si je suis tailleur et que je vous je pose la question pour préparer une collection pour la saison prochaine, je veux que vous m’indiquiez une chose qui me soit visible dès maintenant et que vous me donniez une règle qui permette de dire, à partir de l’apparence de la chose en question, le genre de robes que les gens achèteront la saison prochaine.

Un producteur de soie pourrait aussi vous poser cette question pour savoir comment influer sur la mode de façon à augmenter l’usage de la soie ; et vous devriez lui indiquer une chose dont il puisse faire quelque chose. Vous pourriez lui dire par exemple : la mode dépend de la publicité sous tel et tel rapport.

Dans les cas du tailleur ou du producteur de soie, il se peut évidemment que la question reste sans réponse — par exemple, s’il est dans l’incapacité de se rendre à Paris, ou ne dispose pas de fonds pour faire de la publicité.

Mais vos réponses doivent lui donner des indications sur lesquelles il puisse s’appuyer. Si vous disiez au tailleur : « Examinez l’esprit des gens quand il change, les vêtements seront en harmonie avec lui », une telle règle lui serait-elle d’un quelconque usage ? En aurait-elle autant que si vous lui disiez : les journaux n’ont cessé de parler de Toutankhamon, et la mode sera aux copies de vêtements égyptiens, mais elle n’utilisera pas de soie, car la récolte a été mauvaise ; elle adaptera les modèles égyptiens pour qu’ils soient réalisables par des métiers à tisser ; et elle les créera dans des coloris plus sombres pour qu’ils ne se salissent pas trop à Londres, etc.

— Les dates des documents 334 et 335 sont conjecturées, mais ils sont manifestement la réponse aux deux documents supra 334.

Il y a un écho de cet échange dans The Blue and Brown Books, II, § 6, p. 143 (voir aussi infra l’item 337) : « Il y a une sorte de maladie générale de la pensée qui consiste à toujours chercher (et trouver) ce que l’on nommerait un état mental d’où jailliraient tous nos actes comme d’un réservoir. On dit donc : “La mode change parce que le goût des gens change.” Le goût est le réservoir mental. Mais si un tailleur dessine aujourd’hui un modèle de vêtement différent de celui qu’il a dessiné un an auparavant, ce que l’on appelle son changement de goût ne peut-il pas avoir consisté, en partie ou en totalité, à agir simplement ainsi1 ? »

Cet écho suggérerait, si l’on se fonde sur la datation précisée par Sraffa de la seconde partie de l’item 334, que les item 335 et 337 datent de 1935, c’est-à-dire qu’ils sont contemporains de la dictée de la seconde partie du Cahier brun. Mais ils présentent, par ailleurs, une ressemblance thématique avec la lettre 332.

337. NOTES DE SRAFFA POUR WITTGENSTEIN

339. WITTGENSTEIN À SRAFFA

Dimanche soir

17.03.1935

Cher Sraffa,

Je veux essayer de formuler ce qui vous irrite dans la pensée des gens de Cambridge et dans la mienne en particulier. Peut-être pourrait-on dire que ce que vous ressentez est de cet ordre : ici, il y a des gens qui essaient de parler d’une manière bizarre « impartialement » de choses qu’ils prétendent être capables de tirer de leur propre peau, et ils parlent comme s’ils pouvaient comprendre les sentiments, les souhaits, les tendances, etc., de tout un chacun. À la manière d’acteurs qui auraient oublié qu’ils ne sont pas les hommes pour lesquels ils se font passer. — Ces gens, lorsqu’ils parlent des revendications des différentes nations, essaient de se mettre à la place de Dieu, d’être impartiaux, etc., ou, s’ils prennent parti, ils adoptent une théorie montrant que leur position est la seule possible — et en l’absence de cette théorie, ils n’oseraient pas prendre parti.

C’est cela que je voulais vous dire par ma comparaison des trois religieux. L’application en était : vous êtes comme un Grec orthodoxe qui dit : « Je préfère un protestant véritable — qui est en désaccord total avec moi — à un homme qui se prétend religieux, mais qui est incapable de nous comprendre, le protestant et moi. »

Je ne dirai qu’une seule chose de tout cela : toute manière de penser convient parfaitement, si toutefois elle n’est pas stupide. Ce qui veut dire que le seul problème est de savoir si ma propre manière de penser va suffisamment loin. Si c’est le cas, elle me fera sortir des profondeurs de la forêt. Tout ce que je redoute est de m’arrêter à mi-chemin. Et je le redoute vraiment. Ma manière de penser convient parfaitement, et je remercie Dieu de m’en avoir fait don. Une autre question est de savoir si j’en fais bon usage. Et, en fait, je sais que ce n’est pas le cas…

340. WITTGENSTEIN À SRAFFA

Mercredi

[13.07.1935]

Cher Sraffa,

Je voulais vous demander le nom de la préparation contre les punaises dont vous m’aviez parlé. Vous m’aviez dit, je crois, l’avoir emportée en Russie. Pouvez-vous aussi, s’il vous plaît, me dire où l’on peut s’en procurer, si vous le savez. —

Je vous ai dit aujourd’hui que je vous écrirai à un moment ou à un autre, mais je pense qu’il ne serait pas tout à fait naturel pour moi de le faire, sauf si un jour je me rends compte que vous avez raison sur les points essentiels de nos conversations, ou si j’arrive à voir clairement que vous avez tort. Tout ce que je peux dire en ce moment est ceci : il y a quelque chose qui ne va fondamentalement pas chez moi — si un profane qui a de bons yeux regarde un mauvais portrait, il verra qu’il est mauvais et pourra souvent dire d’emblée ce qui, à ses yeux, ne va pas en lui ; il remarquera, par exemple, que le nez est trop long. Le peintre pourra en conclure sans risque que son portrait est mauvais ; mais, s’il raccourcissait le nez, il serait mal avisé. Car voir qu’un tableau est mauvais est une chose, et voir où se trouve la faute en est une autre. — Ainsi, lorsque vous regardez en moi, vous voyez qu’il y a quelque chose qui ne va pas — et j’en suis d’accord —, mais quand vous montrez ce qui ne va pas, il est fort douteux que vous montriez ce qui convient — ce qui n’est peut-être pas vraiment important, puisque de toute façon c’est à moi de faire quelque chose pour le rectifier. Espérons que ce soit réellement faisable, et qu’un jour je me sente bien !

Ludwig Wittgenstein

342. WITTGENSTEIN À SRAFFA

— Cette lettre a été datée sur la base de l’arrivée de Wittgenstein à Skjølden, le 27 août 1936.

— Fin août 1936, au moment où ses fonctions à Cambridge étaient parvenues à leur terme, Wittgenstein partit vivre dans sa maison de bois norvégienne. Il y travailla d’abord à la version allemande de The Brown Book (texte qu’il avait dicté à Alice Ambrose et Francis Skinner en 1934-1935)4. Mais il abandonna rapidement ce projet de réélaboration et prit un nouveau départ, d’où sortit la première version des Recherches philosophiques.

À l’exception de deux voyages à Vienne et Cambridge (l’un autour de Noël 1936, l’autre de trois mois, l’été 1937), il resta là jusqu’en décembre 1937.

— Sur la carte postale, une flèche part du mot « ici » en direction du bord de la photo et le mot « cette », souligné de deux traits, indique le lac.

— Watson : Il s’agit d’Alister Watson (voir la lettre 160), et non de William Heriot Watson.

343. WITTGENSTEIN À SRAFFA

81 East Rd

Mardi [14.01.1937]

Cher Sraffa,

Je vous écris sans savoir si vous êtes ou non déjà remis. Je n’ai moi-même pas quitté le lit en raison d’une grippe, et je suis encore trop faible pour sortir. Je souhaite VRAIMENT BEAUCOUP vous voir.

Pouvez-vous venir à l’adresse ci-dessus demain après-midi, à 16 h ? Je ne peux rester ici que quelques jours de plus.

Votre

Ludwig Wittgenstein

— Cette lettre a été datée en référence à la grippe et sur la base des agendas. Wittgenstein rencontra Sraffa, en fait, à 11 h. Le motif de sa visite était, sans aucun doute, une « confession ».

344. WITTGENSTEIN À SRAFFA

Samedi [16.01.1937]

Cher Sraffa,

Ce mot simplement pour vous dire que j’ai été très heureux de parler hier avec vous. Cela m’a fait du bien et aussi plaisir. J’espère que vous avez également l’impression que les choses se sont bien passées. Merci !

Votre

Ludwig Wittgenstein

J’ai eu, cet après-midi, une conversation avec Keynes. Elle ne s’est pas aussi bien passée qu’elle l’aurait pu, et cela est en partie de ma faute.

346. WITTGENSTEIN À SRAFFA

36 Chelmsford Rd, Ranelagh, Dublin

12.03.1938

Cher Sraffa,

Merci pour votre lettre. — Je crains que celle que j’entame ne soit longue et plutôt confuse, tout aussi confuse que l’état de mon cerveau. Vous savez évidemment plus de choses que moi des événements récents en Autriche. Il est, selon moi, concevable qu’ils constituent les préparatifs immédiats d’une guerre, et si la guerre se trouve déclarée maintenant, Dieu seul sait ce qui se produira. Mais ce n’est pas cette possibilité-là dont je veux parler. Je suppose plutôt que la guerre n’éclatera pas dans les 6 mois à venir. Et, sur la base de cette supposition, je veux savoir ce que je ferai. Au départ, je projetais de me rendre en Autriche en mai ou juin pour l’une de mes visites habituelles, d’y rester un mois environ, puis de revenir à Cambridge ou à Dublin. Mais au vu de la situation actuelle je me demande (a) si je serai autorisé à repartir d’Autriche dans l’hypothèse où je m’y rendrais, (b) si je serai autorisé à rentrer en Angleterre en revenant d’Autriche. Or la possibilité de quitter l’Autriche tout comme celle de revenir en Angleterre sont, pour moi, d’une importance VITALE. Devoir vivre en Autriche me serait intolérable, et j’ai des amis en Angleterre que je ne veux pas abandonner. Actuellement, j’ai environ 300 ou 400 £ en Angleterre (je n’ai pas d’argent en Autriche) et cette somme me permettra de vivre au moins un an sans devoir prendre un emploi, ce qui dans l’ensemble est bon pour mon travail (c’est-à-dire mon livre). Mais maintenant je pense qu’il est peut-être important que j’essaie d’obtenir un emploi du type charge d’enseignement à Cambridge (je ne veux pas dire un poste d’enseignant, puisqu’il n’y en a pas de libre, mais un ensemble de cours qui me serait payé comme d’habitude). Voici donc l’objet de ma lettre :

1) Si je suis en mesure de dire que j’ai un emploi en Angleterre, ils ne peuvent pas me retenir aussi facilement en Autriche ;

2) Si j’ai un emploi à Cambridge, ils (je veux dire les services de l’immigration britannique) me laisseront revenir en Angleterre ;

3) Si je ne suis pas sans emploi, je pourrai plus aisément trouver un emploi ailleurs et peut-être acquérir une autre nationalité.

Inutile de dire qu’étant d’ascendance juive je ne pourrai pas obtenir de travail en Autriche. (Mais même si j’avais quelque chance d’en obtenir un, je préférerais faire n’importe quoi plutôt que de l’accepter.)

Pour les raisons que je viens de mentionner, je penche pour revenir à Cambridge le trimestre prochain (ou pendant les vacances) afin d’y donner quelques discussions comme je l’ai toujours fait et d’essayer d’obtenir une sorte de charge de cours. J’aurais préféré travailler ici, en Irlande, mais je pense n’avoir à présent aucune chance (peut-être plus tard). D’ailleurs, quand je dis que je pourrais essayer d’obtenir une autre nationalité, c’est à l’irlandaise que je pense. Je ne sais pas si je peux vraiment en expliquer les raisons, mais elles tiennent principalement à ce qu’ici je pourrais être considéré comme un simple réfugié alors qu’en Angleterre, avec un passeport britannique, je serais une sorte d’Anglais de pacotille. Je ne sais pas si vous voyez ce que je veux dire et il se peut, de toute façon, que je me trompe. — J’aimerais avoir votre opinion sur mon raisonnement et sur le point de savoir s’il est judicieux et opportun d’essayer d’obtenir un travail à Cambridge*. Je suis désolé de vous déranger avec ce problème ; mais, en fait, j’avais même envisagé de venir en Angleterre spécialement pour vous voir et connaître votre point de vue. Si vous le pouvez, écrivez-moi, s’il vous plaît. J’espère que vous serez encore à Cambridge quand ma lettre arrivera, et j’espère de toute façon vous voir à Pâques, ou après Pâques. Le plus tôt sera le mieux.

Ludwig Wittgenstein

* Ou bien s’il y a là quelque chose de louche.

347. SRAFFA À WITTGENSTEIN

King’s College, Cambridge

14.03.1938

Cher Wittgenstein,

Avant d’essayer de discuter, probablement d’une façon confuse, je veux répondre clairement à votre question. Si, comme vous le dites, il est d’une « importance vitale » pour vous de pouvoir quitter l’Autriche et de retourner en Angleterre, il n’y a pas de doute, il ne faut pas que vous alliez à Vienne. Que vous ayez ou non une charge d’enseignement à Cambridge, on ne vous laissera plus en repartir, car la frontière autrichienne est fermée aux Autrichiens voulant quitter le pays. Sans doute cette interdiction sera-t-elle quelque peu assouplie d’ici un mois. Mais il n’y aura aucune assurance, pendant longtemps, que vous soyez autorisé à sortir et, pour ma part, je crois qu’il y a de fortes chances que vous ne le soyez pas pendant un certain temps. Vous savez très certainement que vous êtes désormais citoyen allemand. Votre passeport autrichien vous sera donc sûrement retiré, après quoi il vous faudra demander un passeport allemand, qui ne vous sera accordé que si la Gestapo juge que vous le méritez, et quand elle le voudra.

Quant à la possibilité d’une guerre, je ne sais pas. Elle peut éclater à tout moment, ou bien nous pouvons avoir encore un an ou deux de « paix ». Je n’en ai réellement pas la moindre idée. Mais je ne parierais pas sur la probabilité de six mois de paix.

Si vous décidez malgré tout de rentrer à Vienne, je pense que : (a) le fait d’avoir une charge d’enseignement à Cambridge augmenterait certainement vos chances d’être autorisé à sortir d’Autriche, (b) il n’y aura pas de difficulté à entrer en Angleterre une fois que vous aurez quitté l’Autriche (l’Allemagne, devrais-je dire), (c) il faudrait que vous fassiez transformer votre passeport en passeport allemand (par les soins d’un consulat allemand) avant de quitter l’Irlande ou l’Angleterre. Je présume qu’ils procéderont à cette transformation sous peu. Vous avez plus de chances d’obtenir un passeport allemand ici qu’à Vienne, et si vous l’avez quand vous partirez pour Vienne, il est plus vraisemblable (ce qui ne veut nullement dire certain) qu’on vous laissera quitter à nouveau l’Autriche.

Il faut que vous preniez garde, à mon avis, à plusieurs choses :

1) si vous allez en Autriche, il faut que vous soyez attentif à ne pas dire que vous êtes d’ascendance juive, sinon ils vous refuseront à coup sûr un passeport ; 2) vous ne devez pas dire non plus que vous avez de l’argent en Angleterre, sinon, une fois que vous serez là-bas, ils pourraient vous obliger à le transférer sur la Reichsbank ; 3) si vous êtes contacté, à Dublin ou à Cambridge, par le consulat allemand, soit pour vous enregistrer, soit pour transformer votre passeport, prenez garde à la façon dont vous répondrez. Un mot imprudent peut vous empêcher pour toujours de revenir à Vienne ; 4) faites bien attention à la façon dont vous écrivez à votre famille, bornez-vous à ce qui est d’ordre purement personnel, car les lettres sont certainement censurées.

Si vous avez pris votre décision, il faut que vous demandiez immédiatement la citoyenneté irlandaise (peut-être votre période de résidence en Angleterre jouera-t-elle en ce sens). Faites-le avant que votre passeport autrichien ne vous soit retiré. Ce sera sans doute plus facile en tant qu’Autrichien qu’en tant qu’Allemand.

Dans les circonstances actuelles, je n’aurais pas de scrupules à demander la citoyenneté britannique si c’est la seule que vous puissiez obtenir sans devoir attendre dix ans de résidence supplémentaires. En outre, vous avez des amis en Angleterre qui pourraient vous aider à l’obtenir, et il est certain qu’un emploi à Cambridge vous permettrait de l’obtenir rapidement.

Je serai à Cambridge jusqu’à vendredi, après quoi mon courrier sera réexpédié en Italie. Il vous faut donc faire attention à ce que vous me dites. Peut-être serez-vous en train d’écrire à un censeur italien.

Mon numéro de téléphone est le 3675. Vous pouvez me joindre avant midi ou le soir après 10 heures.

Piero Sraffa

Veuillez excuser la confusion de cette lettre.

352. WITTGENSTEIN À SRAFFA

29.09.1938

Cher Sraffa,

Je ne sais évidemment rien de vos plans — mais j’aimerais savoir si, par chance, vous projetez d’aller apporter votre aide en Tchécoslovaquie, d’une manière ou d’une autre, et si cela ne vous dérangerait pas — à supposer que telle soit votre intention — de me prendre avec vous pour que j’y fasse moi-même quelque chose.

Vous pourriez demander : (a) « Pourquoi diable pensez-vous que je puisse, moi Sraffa, aider la Tchécoslovaquie ? » ; (b) « Pourquoi diable voudrais-je que vous veniez avec moi ? » À ces deux questions je répondrai : je ne sais pas, mais cela ne me paraît pas IMPOSSIBLE.

Je suis en chemin vers l’Irlande. Voici mon adresse là-bas :

Chez Drury

36 Chelmsford Rd

Ranelagh, Dublin

Au CAS où je pourrais vous être utile à quelque chose, j’en serais ravi, et si c’est effectivement le cas, envoyez-moi un télégramme à l’adresse ci-dessus, ou bien à la fois à cette adresse et au 81 East Rd. Je peux vous rejoindre, disons, en Suisse.

Si mon idée n’est qu’un fantasme, c’est sans importance.

Mes bons vœux !

Ludwig Wittgenstein

353. WITTGENSTEIN À SRAFFA

Maintenant, relisez cette lettre da capo al fine !

354. WITTGENSTEIN À SRAFFA

81 East Rd, Cambridge

12.02.1939

Cher Sraffa,

J’ai été nommé prof[esseur]. J’espère que l’avenir montrera que je n’ai pas eu TORT de me présenter à ce poste ; car ce qui m’y a poussé est pour une grande part (si ce n’est exclusivement) la vanité. — À mes yeux, l’un des désavantages manifestes de cette nomination tient à ce qu’elle vérifie votre prévision et que vous serez donc plus sûr de vous que jamais dans nos discussions à venir. Mais cela m’arrange aussi. Sauf contrordre de votre part, je viendrai vous voir mardi, à l’heure habituelle.

À bientôt !

Professeur Wittgenstein

— D’ordinaire, les rencontres avaient lieu à 13 h 15, mais ce jour-là ce fut à 16 h 30. De façon générale, les deux hommes se rencontraient hebdomadairement pendant la durée des trimestres académiques, à l’heure du déjeuner en 1938-1939 et à l’heure du thé en 1939-1940.

355. WITTGENSTEIN À SRAFFA

81 East Rd, Cambridge

15.03.[1939]

Cher Sraffa,

Vous trouverez ci-joint la note de mon neveu et la citation de Spengler.

Ce n’est pas pour cela que je vous écris, mais parce que hier, au moment où je vous ai demandé votre adresse de vacances (de façon à pouvoir vous écrire s’il m’arrivait quoi que ce soit présentant un intérêt), vous avez répondu d’une manière telle que j’ai eu l’impression que vous préféreriez n’avoir pas de mes nouvelles. Si mon impression est correcte (ou presque), j’aimerais que vous me le confirmiez.

S’agissant de la citation de Spengler, je souhaite dire qu’il me paraît sans importance que vous n’en ayez rien tiré, mais qu’en revanche il me paraît vraiment important qu’au moment où je vous l’ai donnée vous ayez réagi en souriant, par un sourire bien particulier. Je dois avouer une fois de plus que je n’aime pas du tout ce phénomène. Il dénote manifestement une attitude dédaigneuse à l’égard de ce que vous ne comprenez pas (attitude que vous-même avez dénoncée plus d’une fois dans nos conversations). Je crois que je n’ignore pas combien votre compréhension est excellente et fiable, mais je pense que son champ d’application est très étroitement circonscrit, et je ne peux pas m’empêcher de croire que vous n’avez pas la moindre idée de cette étroitesse.

Cela, je dois vous le dire, ne porte aucunement atteinte au respect (etc.) que j’ai pour vous. Et si je ne ressentais pas si fortement de tels sentiments à votre égard, je ne prendrais pas l’affaire tant au sérieux. J’espère que ce que je vous dis là ne sonne pas comme un conseil donné par un homme sage à un autre moins sage. (Vous n’ignorez pas ce que je pense de moi.)

Je vous souhaite bonne chance sous tous rapports !

Ludwig Wittgenstein

P. S. Ce matin, mon avocat m’a écrit pour me dire que le sous-secrétaire d’État lui a notifié qu’il est maintenant prêt à me délivrer un certificat de naturalisation s’il reçoit 9 £. Conservez, s’il vous plaît, la note de mon neveu ; je veux dire : ne la détruisez pas.

— John Stonborough avait envoyé non une note au sens propre, mais une carte postale à Sraffa depuis Vienne, pour informer discrètement Wittgenstein que tout allait bien (probablement au sujet de l’affaire des faux passeports auxquels la note de la lettre 114 fait référence). Sraffa l’a conservée. La citation de Spengler qui était adjointe à la carte n’a vraisemblablement aucun rapport avec elle.

— L’idée de « ressemblance de famille » est la contribution la plus évidente de Spengler à la pensée wittgensteinienne. (Ainsi Wittgenstein dit-il à Drury : « Vous ne pouvez pas faire entrer l’histoire dans des moules. Mais Spengler a mis en évidence un certain nombre de comparaisons très intéressantes » (Recollections of Wittgenstein, Rhees éd., p. 113). Mais elle n’est pas la seule. Sur l’influence générale de Spengler sur Wittgenstein, voir A. Janik, Assembling Reminders, The Genesis of Wittgenstein’s Concept of Philosophy, ainsi que la lettre 456.

— Pendant les vacances : Pour Pâques (16 mars-18 avril), quatre rencontres sont indiquées dans les agendas de poche des deux hommes.

357. WITTGENSTEIN À SRAFFA

Carte postale (envoyée de Vienne) [Cachet de la poste 03.07.1939]

Cher Sraffa,

Jusqu’ici, tout va bien pour moi, mais je m’inquiète énormément pour mes sœurs. Je vous serais très reconnaissant de me transmettre toutes les nouvelles que je dois, selon vous, connaître et que je ne connais pas, si nécessaire par télégramme. Transmettez, s’il vous plaît, mon meilleur souvenir à votre mère.

Votre

Ludwig Wittgenstein

362. WITTGENSTEIN À SRAFFA

Je vous ferai passer le livre de Hardy quand je le récupérerai, dans quelques jours.

364. WITTGENSTEIN À SRAFFA

Trin. Coll., Cambridge

08.01.1941

Cher Sraffa,

Je crains que cette lettre ne traîne en longueur, mais plutôt que de ne pas l’écrire du tout, je crois préférable de l’écrire maladroitement et longuement. Hier soir, quand nous étions chez vous, j’ai fait une remarque dont je ne crois pas que vous l’ayez comprise, car je m’exprimais mal, mais dont je souhaite que vous la compreniez. J’ai dit que mon cerveau s’était détérioré, et j’ai ajouté que vous non plus, vous ne pensiez pas vraiment — tout comme si je pensais que ces deux choses se trouvaient sur le même plan. — Mais je ne le pense pas. La détériorisation de mon pouvoir de penser me paraît être quelque chose de permanent, comme si elle avait des causes physiologiques. En revanche, le déclin de votre capacité de penser que j’ai cru observer est quelque chose à quoi l’on peut remédier et sur quoi il faut donc attirer votre attention. Ce n’est qu’assez récemment que j’ai cru l’apercevoir. Son symptôme est qu’actuellement vous n’êtes pas capable de faire décemment face à une contradiction forte, je veux dire à la contradiction de quelqu’un qui se méfie de votre raisonnement — lequel me paraît être très fréquemment confus et superficiel. Certes, nous avons tous tendance à aller dans cette direction, mais vous, vous avez l’habitude de considérer la contradiction comme un remède — par contradiction, je n’entends pas l’expression d’un désaccord courtois, mais un défi ! Bien que vous n’ayez pas toujours pris les choses de bonne grâce (mais qui le ferait ?), vous n’aviez pas l’habitude, face à la contradiction, de vous débattre et de porter des coups à la manière de certains animaux. La première fois où j’ai remarqué ces coups — votre façon de parler d’une manière EXTRÊMEMENT offensive —, je n’ai pas été en mesure de les interpréter correctement (je ne le fais peut-être pas maintenant non plus, mais je pense que oui). On pourrait m’adresser l’objection suivante : « Comment W. peut-il juger de la réaction de Sraffa à la contradiction, étant donné qu’il a vu comment il réagissait à son égard, et non à l’égard de qui que ce soit d’autre ? » — Ma réponse est que, de mon point de vue, quiconque n’est pas en mesure de soutenir une discussion ardue avec moi, à 1 000 contre 1, est incapable de soutenir aucune discussion ardue. Je ne nie certes ni que ma façon de discuter soit fréquemment désagréable et exaspérante, ni qu’elle soit répréhensible, mais l’expérience m’a montré que ceux qui souhaitent aller au fond des choses me supportent avec mes mauvaises qualités, parce qu’ils me trouvent très utile.

Je crois donc que ce ne sont pas seulement ces qualités-là qui vous exaspèrent dans nos discussions — au point de rendre aujourd’hui impossible toute discussion profonde. Pour le dire brutalement : la cause de votre exaspération est que vous êtes devenu, d’une certaine manière, mou. — Je ne sais pas pourquoi il en est ainsi ; mais j’ai pensé que c’était peut-être parce que aujourd’hui beaucoup plus de gens vous admirent qu’il y a quelques années ; et lorsque nous avons parlé des mauvais effets de l’admiration sur le professeur Hardy, je n’ai pas seulement pensé à moi comme autre exemple, mais aussi à vous.

Il se peut, évidemment, que je me TROMPE TOTALEMENT. Si c’est le cas — il n’y a aucun mal à ce que je vous aie dit ce que je pensais. Si ce n’est pas le cas, il n’y a pas non plus de mal, et il s’ensuit donc logiquement qu’il n’y a de toute façon aucun mal.

Je suis dans de bonnes dispositions

Ludwig Wittgenstein

365. WITTGENSTEIN À SRAFFA

Nuffield House, Guy’s Hospital

Londres S.E.I.

Mardi [04.11].1941

Cher Sraffa,

Jusqu’à présent, j’ai eu beaucoup de chance ici. Le travail que je fais est exactement celui que je souhaitais. Je crois que je le fais vraiment bien. Je travaille de 8 h 30 à 16 h 30 ou 17 h et, quand j’ai fini, je me sens extrêmement fatigué. J’ai trouvé un excellent professeur : un garçon (de 20 ans) qui s’occupe de moi et qui me montre ce qu’il y a à faire. Ma tâche consiste à transporter ici et là des médicaments, des bandages, etc., et à préparer des onguents et autres choses de ce genre. Lorsque je m’en suis acquitté, je n’ai presque plus aucune force pour penser à quoi que ce soit. Si je suis en bonne santé et que je reprends quelques forces physiques, il se peut que cela change. Je loge avec les médecins (voir l’adresse ci-dessus), dans un appartement confortable, mais modérément calme. — Ryle est très gentil avec moi. Les autres médecins que j’ai rencontrés paraissent guindés et peu attrayants. J’ai aimé tous les travailleurs que j’ai rencontrés.

Le seul problème sérieux et désagréable est que je fais de mauvaises nuits. En dépit (ou peut-être à cause) de ma grande fatigue, je dors mal, ce qui a un mauvais effet cumulatif. Je dois prendre du Phanodorm, ce que je déteste.

Vous m’avez dit un jour que je pouvais vous écrire si je souhaitais que vous m’envoyiez quelque chose. Je fais aujourd’hui usage de votre offre. Allez, s’il vous plaît, chez Couson, le pharmacien, et achetez-moi un flacon de Sedin (si possible le grand, qui coûte 6,6 [shillings]). Il en a probablement mis un de côté à mon intention, il faut donc que vous lui disiez qu’il est pour moi. Je vous rembourserai quand je viendrai à Cambridge.

Transmettez mes meilleurs vœux à votre mère. Je serai à Cambridge le week-end de la semaine prochaine, et j’essaierai de vous voir.

Ludwig Wittgenstein

— Lettre datée sur la base de la lettre suivante de Wittgenstein.

— Le garçon qui s’occupe de moi : Roy Fouracre, voir la lettre 390.

— Ryle : John Ryle (1889-1950) qui fut d’abord professeur de physique (c’est-à-dire médecin) à Cambridge, puis professeur de médecine sociale à Oxford. Il dirigeait alors le service d’urgences médicales (principalement dans le cadre des attaques aériennes) du Borough (Southwark) et logeait au Guy’s Hospital.

— Phanodorm… Sedin : Les somnifères qui étaient encore disponibles.

367. WITTGENSTEIN À SRAFFA

Trinity College, Cambridge

Mercredi [20.12.1944]

Cher Sraffa,

Je souhaiterais faire certaines remarques au sujet de notre conversation de l’autre nuit.

I. À mon propre sujet.

1) Je suis orgueilleux et il m’est difficile d’admettre que je me trompe, ou qu’un argument me désarçonne ;

2) Je suis très peu clair sur bien des choses, et estime qu’il est difficile de faire des remarques utiles ;

3) Je pense que l’on doit dire en ma faveur que j’aspire à une discussion plus sérieuse et plus profonde et que, lorsque je m’effondre, j’essaie du mieux que je peux de me relever et de me remettre à marcher.

II. À votre sujet.

1) Vous m’êtes supérieur, car vous êtes beaucoup moins orgueilleux ;

2) Vous êtes moins maladroit que moi et ne trébuchez pas aussi facilement ;

3) Contrairement à moi, vous semblez moins vous soucier de savoir si vous avez raison ou tort que de rester sur vos positions. Et cela vous est possible parce qu’il vous est très facile de contrer l’attaquant. Sous ce rapport, votre habileté constitue un danger pour vous, et j’ai tendance à penser que ce danger est grave. En pareil cas, il n’y a qu’un remède. Vous devez aider votre interlocuteur (à supposer qu’il ait quelque répondant) à vous attaquer s’il ne le fait pas correctement. Il vous faut le secourir s’il trébuche, au lieu d’essayer de le faire trébucher. Et cela, non par égard pour lui, mais pour vous donner la chance de voir s’il n’y a pas, en définitive, quelque chose d’erroné dans vos propres idées.

En vous redisant tous mes meilleurs vœux, toujours

Ludwig Wittgenstein

369. WITTGENSTEIN À SRAFFA

10.10.1947

Cher Sraffa,

Lorsque je vous ai quitté ce matin, j’ai eu une forte impression extrêmement bizarre. — Comme vous savez, il y a quelques années, nous étions ce que je nommerai des « amis ». Il est inutile que je vous reparle de nos multiples conversations, de leurs difficultés et de leurs bons effets. Tout cela, vous le savez. Vint ensuite un moment où je vous ai de plus en plus tapé sur les nerfs et où nos conversations sont devenues moins fructueuses. Vous avez alors très naturellement réagi par une certaine violence, qui, ajoutée aux circonstances extérieures, a eu pour conséquence que nous nous sommes rencontrés de moins en moins souvent. Puis, il y a eu vos débordements vraiment durs (aux alentours de 1940, je crois) qui m’ont considérablement blessé et mis en colère. Au bout d’un certain temps, mon sentiment a peu à peu changé. J’ai commencé à m’attendre à une certaine inimitié de votre part, et à ressentir moins d’amitié pour vous, particulièrement quand il m’est apparu que vous ne désiriez plus être secourable, lorsque je m’adressais à vous pour avoir votre avis, etc. De proche en proche, il m’a semblé que vous deveniez un Don de Trinity, rigide, distant et inamical. Pendant longtemps, je n’ai pas pu croire à ce changement. Je me disais sans cesse que ce qui arrivait était simplement que je vous tapais de plus en plus sur les nerfs. Mais cela ne semblait pas expliquer entièrement votre comportement. Car les gens — si toutefois on ne les déteste pas ouvertement — ne sont pas nerveusement ébranlés, lorsqu’on ne les voit que quelques minutes, de temps à autre. — Je me souviens, par exemple, de vous avoir croisé une fois dans la pièce des catalogues de la bibliothèque de l’Université. Vous regardiez la petite carte qui se trouve au milieu du sol, et je me suis approché de vous en vous disant quelques mots (je ne sais plus à quel sujet). Vous m’avez signifié verbalement et par le regard que vous ne souhaitiez pas être dérangé à ce moment-là (j’ai supposé qu’il y avait quelque chose que vous redoutiez d’oublier). Mais tout le problème est que vos gestes, votre ton et votre regard étaient EXACTEMENT ceux d’un maître d’école irritable qui essaie de faire savoir au garçon qui l’agace de ne pas le déranger. Et cela me paraît vraiment extraordinaire, car vous êtes un homme qui a de bonnes manières et qui est bien élevé. Or, ce matin-là, votre comportement était d’une grossièreté terrible — que je ne puis m’expliquer. Il ne m’a pas blessé, bien qu’il ait été évidemment très désagréable. Et j’ai pensé que je pouvais aussi vous en parler, d’autant que je quitte Cambridge. J’espère que vous ne me comprendrez pas de travers et n’irez pas croire que je viens me plaindre. Ce que je veux dire est ceci : si, pour une quelconque raison, vous avez maintenant de l’aversion pour moi (ce que je comprendrais), votre comportement est certes déplaisant, mais compréhensible et il n’a rien d’alarmant ; mais si vous ne m’aimez pas particulièrement et que vous n’avez pas non plus d’aversion à mon égard, alors votre comportement me paraît très alarmant. En ce cas, je vous dirais : veillez, je vous en prie, à ne pas devenir complètement inhumain ! — Cette lettre repose peut-être sur une méprise, mais elle n’est certainement pas écrite sur un mode vindicatif. J’ai eu comme l’impression de voir quelque chose de sinistre, et je voulais vous le dire.

Ludwig Wittgenstein

371. WITTGENSTEIN À SRAFFA

Strathaird, Lady M[ar]g[are]t Rd, Cambridge

Lundi [11.07.1949]

Cher Sraffa,

Presque aussitôt après vous avoir téléphoné, j’ai eu quelque raison de penser que vous aviez peut-être mal compris ce que j’avais dit.

Voici ce qui s’est passé : j’ai dit à von Wright (qui était à côté de moi pendant que je vous téléphonais) que vous m’aviez fait une réponse plutôt bizarre, et je lui ai expliqué le motif de mon appel. Il m’a dit : il n’y a là rien de surprenant, puisque vous lui avez dit que vous n’aviez pas écrit parce que ce qui est arrivé n’avait aucun sens pour vous. Von Wright avait compris que je vous avais dit : « Je n’ai pas écrit parce que ce qui est arrivé n’a aucun sens pour moi » alors que je vous disais, au téléphone, très maladroitement : « Ce n’est pas parce que ce qui est arrivé n’a aucun sens pour moi que je n’ai pas écrit. » — Si je vous dis tout cela, c’est que je ne veux pas vous offenser par une expression maladroite comprise de travers. À supposer que vous ayez vraiment mal compris ce que j’ai dit.

Je veux ajouter que j’ai commencé à répondre à votre lettre aussitôt que je l’ai reçue, mais que j’ai déchiré ce que j’avais écrit, car j’ai découvert que je ne parvenais à dire que des banalités et que vous saviez exactement comment je me sentais. Je ne veux pas dire que quiconque n’aurait pas pu faire mieux, ni peut-être moi-même, dans des circonstances différentes, par exemple, si nos langages (le vôtre et le mien) étaient plus proches, si nous en savions plus l’un sur l’autre, et si je n’avais pas été malade et déprimé au moment où cela est arrivé. — Si je vous ai téléphoné aujourd’hui, c’est parce que j’ai senti que je devais vous dire maintenant quelque chose, si nous décidions de nous rencontrer. Mais ce n’est pas sorti.

Si cette lettre n’a pas lieu d’être, je ne regretterai pas de l’avoir écrite.

L. Wittgenstein

372. WITTGENSTEIN À SRAFFA

1107 Hanshaw Rd

Ithaca N.Y., U.S.A.

23.08.1949

Cher Sraffa,

J’ai reçu votre lettre à Londres quelques jours avant mon départ. J’étais occupé et en mauvaise santé, aussi n’ai-je pas pu y répondre. Certes, votre lettre n’appelle pas vraiment une réponse, mais il y a quelque chose que je souhaite vous dire. J’en suis venu très lentement dans ma vie à la conviction que certaines personnes ne peuvent pas se comprendre ou, du moins, qu’elles ne le peuvent que dans un champ très étroitement circonscrit. En ce cas, chacune tend à penser que l’autre ne veut pas comprendre, ce qui provoque des malentendus SANS FIN. Évidemment, cela n’améliore pas le caractère amical de leurs échanges. Je pourrais entrer dans le détail en ce qui nous concerne, mais je ne le veux pas. La situation générale est cependant telle que l’un estime que l’autre pourrait le comprendre s’il le voulait, qu’il devient brutal ou méchant (en fonction de son caractère), et qu’il croit ne faire que rendre des coups. C’est ainsi que les choses commencent. —

Pour comprendre pourquoi il est impossible ou presque à certaines personnes de se comprendre, il faut penser, non aux rares occasions dans lesquelles elles se rencontrent, mais aux différences existant entre leurs vies considérées dans leur ensemble ; or, rien ne peut être plus différent que vos intérêts et les miens, vos mouvements de pensée et les miens. C’est en vérité un véritable tour de force qui nous a permis de discuter ensemble, il y a des années, quand nous étions plus jeunes. Et si je vous comparais à une mine d’où j’ai extrait des pépites, je dirais que mon labeur a été extrêmement pénible, mais que ce que j’en ai extrait en valait la peine. Mais il est naturel qu’ensuite, quand nous n’avons plus été à même de nous donner quoi que ce soit (ce qui ne veut pas dire que chacun ait bénéficié de tout ce que l’autre possédait), il n’y ait plus eu, entre nous, qu’une absence presque totale de compréhension ; à quoi s’est ajouté pendant longtemps, du moins de mon côté, le désir que la compréhension soit à nouveau possible.

Je pense que ces difficultés sont à imputer, en partie, au fait que j’ai été très lent à reconnaître un certain changement et à en prendre la mesure. Je me dis souvent à moi-même, mais aussi aux autres : « Les choses ont changé », mais en même temps je continue à agir (peut-être par faiblesse) comme si elles n’avaient aucunement changé. Ce qui suscite bien des difficultés.

Cette lettre a une résonance plutôt professorale !

Ludwig Wittgenstein

1. Cf. « Le Cahier brun », in Le Cahier bleu, le Cahier brun, p. 225-226 (trad. mod.).

2. Le Cahier brun, op. cit., p. 225 (trad. mod.).

3. À Cambridge, on nomme « Backs » la zone de promenade située à l’arrière des Collèges, le long de la rivière Cam. (N.d.T.)

4. La partie traduite par Wittgenstein et une traduction du reste du texte sont aujourd’hui publiées in Eine philosophische Betrachtung (Schriften, vol. 5). (É. R.).

5. Cette lettre, tout comme la plupart des éléments relatifs à Sraffa, a été communiquée à B. McGuinness par le Dr Gary Montgiovi. (É. R.)

6. Communication de Frank Cioffi à B. McGuinness. (Éd.)