Trinity College, Cambridge
26.03.1940
Cher Malcolm,
Votre lettre et les magazines sont arrivés hier ou avant-hier. Je les ai trouvés aujourd’hui à mon retour d’un week-end en excursion à Hastings. Un énorme merci ! Je suis certain qu’ils sont grandioses. Mon œil critique peut le voir sans même les avoir lus, car il est un œil à rayons X qui peut traverser de 2 000 à 4 000 pages ! C’est en fait ainsi que j’acquiers ce que je sais. Mais doucement, s’il vous plaît ! Un magazine par mois suffit amplement. Si vous m’en envoyez plus, je n’aurai pas le temps de faire de la philosophie. Ne gaspillez pas votre argent pour des magazines à mon intention, et assurez-vous d’en avoir assez, vous, pour manger ! Je suis heureux de vous dire que Smythies a obtenu une exemption sans condition. Je lui transmettrai vos salutations quand je le verrai demain et, comme je sais qu’il vous adressera les siennes, je le fais dès à présent. Mes cours se sont passés modérément bien ce trimestre, et j’espère qu’ils ne seront pas trop horribles le trimestre prochain. En ce moment précis, je me sens un peu épuisé. Je suis vraiment ravi que vous ayez trouvé des gens aimables avec qui habiter. Je vous souhaite bien des pensées excellentes et décentes.
Ludwig Wittgenstein
— Magazines : Une série publiée par Street and Smith dont chaque numéro contient quelques brèves histoires de détectives. Cf. N. Malcolm, Ludwig Wittgenstein : A Memoir, p. 32-33, et infra.
— Exemption : du service militaire. Cf. infra, la lettre 578.
Trinity College, Cambridge
29.05.1940
Mon cher Malcolm,
Merci pour les magazines. Ils sont grandioses, mais évidemment moins que ceux de Detective Story. Je me demande pourquoi vous avez essayé de faire montre d’originalité plutôt que d’en rester aux bons vieux matériaux déjà mis à l’épreuve. — Mes cours ne se sont pas trop mal passés ce trimestre ; la semaine dernière, j’en ai donné un « à la maison », et j’ai l’intention de le faire régulièrement désormais, car j’estime que ceux qui y assistent pourraient trouver quelque apaisement s’ils en tiraient une sorte de pensée décente en dépit de l’intranquillité qu’ils ressentent. Certes, s’ils cessaient d’y venir, il en serait tout simplement ainsi ! Smythies est encore à Cambridge, et j’en suis heureux, pour mon propre compte. Moore ne semble pas être vraiment bien ces temps-ci. Je l’ai vu ce matin, et il était tout aussi agréable que d’ordinaire.
Bonne chance !
Ludwig Wittgenstein
— L’agitation qu’ils ressentent : En raison du tour pris par la guerre.
Trinity College, Cambridge
22.06.1940
Mon cher Malcolm,
Merci pour votre lettre du 31 mai et pour le colis. Son contenu sera bien utile. Toutes mes félicitations pour votre Ph. D. ! Et puissiez-vous en faire bon usage ! Je veux dire : puissiez-vous ne pas vous abuser vous-même ni abuser vos étudiants. Car, sauf erreur de ma part, c’est cela qu’on attendra de vous. Et il vous sera très difficile de ne pas vous abuser, peut-être même impossible. S’il en est ainsi, puissiez-vous avoir la force de renoncer.
Cela met fin au sermon d’aujourd’hui. — J’ai récemment eu bien des tracas, car Skinner a attrapé, il y a un mois, une maladie nommée « fièvre glandulaire » dont il se remet maintenant lentement. — J’ai vu Moore l’autre jour, il est en bonne santé et dans de bonnes dispositions d’esprit. — Il m’a été pratiquement impossible de travailler pendant de nombreuses semaines, et je me suis arrangé pour discuter des fondements des mathématiques et de sujets du même genre avec Lewy, une ou deux heures par jour. Cela ne lui fait pas de mal, cela m’aide aussi et semble être la seule manière dont je puisse en ce moment faire un peu fonctionner mon cerveau. C’est une honte — mais c’est ainsi. — Smythies est reparti, je ne sais pas où il est exactement, mais j’espère avoir prochainement de ses nouvelles.
Puissé-je ne pas me révéler être un muffle quand je serai mis à l’épreuve.
Je vous souhaite de bonnes pensées, mais pas nécessairement subtiles, et une décence qui ne disparaisse pas au lavage.
Ludwig Wittgenstein
Je sais que, si Skinner savait que je vous écris, il souhaiterait vous adresser tous ses meilleurs vœux. Les voici donc : …..
— Malcolm enseignait alors à Princeton.
— Lewy : Casimir Lewy (1919-1991) suivit les cours de Wittgenstein dans les années 1938-1945 et il fut l’un de ses proches. Il devint ensuite professeur de philosophie morale, notamment à Trinity College.
— Puissé-je ne pas me révéler être un muffle quand je serai mis à l’épreuve : C’est-à-dire, selon l’interprétation de Malcolm, lors du Jugement dernier.
Trinity College, Cambridge
03.10.1940
Cher Malcolm,
Merci pour votre lettre du 9 septembre. Avoir de vos nouvelles m’a fait plaisir. Et ce serait une bonne chose de recevoir des magazines de détectives de vous. Ils font maintenant cruellement défaut. Mon esprit se sent vraiment sous-alimenté. — En fait, je me suis senti vraiment pourri pendant presque tout l’été. En partie parce que je n’étais pas en bonne santé, en partie parce que mon cerveau fonctionnait fichtrement mal, et que je n’arrivais pas à travailler. En ce moment, je me sens un peu mieux. Je veux dire que j’ai entièrement recouvré la san[té] et que mon esprit semble un peu plus actif. Mais Dieu seul sait combien de temps cela durera ! Je vous souhaite bonne chance, en particulier pour votre travail à l’université. La tentation que vous aurez de vous abuser vous-même sera écrasante (je ne veux pas dire qu’elle le sera plus pour vous que pour quiconque se trouvant dans votre position). Ce n’est que par miracle que vous parviendrez à faire un travail décent en enseignant la philosophie. Je vous prie de vous en souvenir, même si vous oubliez tout ce que je vous ai dit d’autre ; et si vous succombiez à la tentation, n’allez pas croire pas que je suis dingue parce que personne ne vous dira jamais rien de tel ! — Je n’ai pas de nouvelles de Smythies depuis 4 mois environ. Je ne sais ni pourquoi il n’écrit pas ni où il est — rien. Ces temps-ci, je ne vois que très peu de monde. Skinner est presque la seule personne que je vois régulièrement. Il doit travailler pendant de longues heures, mais il est en bonne santé. Je ne vois pas du tout Wisdom non plus ! Mais j’ai eu de ses nouvelles par un de mes amis de Montréal — Bonne chance !
Ludwig Wittgenstein
— Smythies écrivit finalement à Wittgenstein le 6 novembre (dans une lettre en partie censurée par un ami) pour lui expliquer les difficultés financières et émotionnelles qui l’avaient empêché d’aller le voir, et pour lui proposer une visite, malgré sa crainte de n’être pas bien reçu. Selon toute vraisemblance, Wittgenstein surmonta sans mal cette brouille.
— Un de mes amis de Montréal : William H. Watson (cf. la lettre 327).
Trinity College, Cambridge
05.07.1941
Cher Malcolm,
J’ai reçu hier votre lettre du 17. Avoir de vos nouvelles est toujours une bonne chose ! Je suis — sincèrement — désolé que vous n’ayez plus l’opportunité d’enseigner à Princeton à la fin de l’année prochaine. Vous connaissez mon point de vue sur l’enseignement de la philosophie, et il n’a pas changé ; mais j’aimerais que vous partiez pour de bonnes, et non pour de mauvaises raisons (« bon » et « mauvais », tels que je peux les concevoir). Je sais que vous serez un bon soldat ; pourtant, je souhaite que vous n’ayez pas à en être un. J’espère qu’en un sens vous pourrez vivre dans la tranquillité et serez en position d’être aimable et compréhensif à l’égard de toute sorte d’êtres humains qui en ont besoin ! Car nous avons tous fichtrement besoin de ce genre de choses. Les magazines me sont parvenus il y a quelques semaines, et je vous ai immédiatement remercié pour cet envoi. Ils étaient vraiment grandioses ! Skinner vous adresse ses salutations, et Smythies le fera quand je le contacterai. Tous mes meilleurs souhaits !
Ludwig Wittgenstein
— Pendant l’été, Malcolm avait écrit à Wittgenstein en l’informant que son poste ne serait pas renouvelé en 1942, mais que cela n’avait pas d’importance, car l’Amérique serait alors en guerre et qu’il s’y engagerait. Ce qu’il fit effectivement.
Nuffield House, Guy’s Hospital, Londres S.E.1.
24.11.1942
Cher Malcolm,
J’ai été ravi de recevoir votre lettre du 30 octobre. Je joins à la mienne un exemplaire abîmé d’une nouvelle allemande vraiment merveilleuse. Je ne parviens pas à trouver d’exemplaire décent — et je n’ai pas le temps d’en chercher un meilleur. Il est très difficile, vous l’imaginez, de se procurer des livres allemands par les temps qui courent. Il se peut que vous trouviez cette nouvelle plutôt difficile à lire, et il se peut aussi, bien sûr, que vous ne l’aimiez pas ; mais j’espère que vous l’aimerez. C’est une sorte de cadeau de Noël, et j’espère que vous ne prêterez pas attention au fait que l’exemplaire soit si sale. Cela a un avantage : vous pourrez le lire dans l’atelier de mécanique, sans le salir plus encore ! Si vous l’aimez, j’essaierai de vous procurer le livre dont cette histoire est tirée. Il se nomme Züricher Novellen [Nouvelles zurichoises], car les cinq nouvelles qu’il contient ont toutes un certain rapport à Zurich : Keller est suisse, et c’est l’un des plus grands écrivains allemands de prose. — Comme je vous le disais dans ma précédente lettre, il y a des lustres que je n’ai pas de nouvelles de Smythies, et je crains qu’il n’ait totalement cessé de s’intéresser à moi. Mais peut-être n’est-ce pas le cas. — Wisdom est toujours à Cambridge. Je ne le vois jamais. — Donnez-moi à nouveau de vos nouvelles. Que Dieu vous bénisse !!
Ludwig Wittgenstein
— La nouvelle envoyée par Wittgenstein a pour titre : Hadlaub.
— Je n’ai pas de nouvelles de Smythies : Vraisemblablement une nouvelle brouille qui fut, elle aussi, surmontée.
Lab[oratoire] de recherche clinique
Royal Victoria Infirmary, Newcastle on Tyne
11.09.1943
Cher Malcolm,
Il y a longtemps que je ne vous ai pas écrit et une éternité que je n’ai pas de vos nouvelles.
19. 09. 43. Au moment où je vous écrivais ces quelques mots il y a une semaine, j’ai été interrompu. Le lendemain, j’ai reçu votre lettre. J’ai été heureux d’avoir de vos nouvelles. Vous revoir serait vraiment une excellente chose. Je regrette, moi aussi, de ne pas pouvoir faire de philosophie pour des raisons à la fois externes et internes, car c’est le seul travail qui me donne une satisfaction véritable. Aucun autre ne me remonte vraiment. En ce moment, je suis très pris, et mon esprit est constamment occupé, mais à la fin de la journée je me sens las et triste. — Peut-être un jour connaîtrons-nous à nouveau des temps meilleurs. — Je n’ai aucune nouvelle de Smythies depuis bien des mois. Je sais qu’il est à Oxford mais il ne m’écrit pas. — Lewy est toujours à Cambridge, ce qui, j’en ai la certitude, est très mauvais pour lui et n’est bon pour personne. Rhees continue à donner des cours à Swansea, et il est aussi bon que toujours. Actuellement, je vais rarement à Cambridge, une fois environ tous les trois mois. J’ai quitté mon appartement du Collège. Je suis, bien sûr, censé reprendre mes fonctions de professeur quand la guerre sera terminée, mais je dois avouer que je ne peux même pas imaginer comment j’en serai capable. Je me demande si je serai jamais capable à nouveau d’enseigner la philosophie de façon régulière. J’ai tendance à croire que non.
J’espère que vous verrez Moore et qu’il sera en bonne santé. J’ai entendu dire que le livre qui lui est consacré a paru — mais je ne le lirai pas. —
Écrivez-moi vite sans trop tarder ! Bonne chance !
Ludwig Wittgenstein
— Le livre qui lui est consacré : Le volume Schilpp. Cf. la lettre 117.
Lab[oratoire] de recherche clinique
Royal Victoria Infirmary, Newcastle
07.12.1943
Cher Malcolm,
Il y a des lustres que je n’ai pas de vos nouvelles. J’occupe toujours mon ancien poste mais il se pourrait que je le quitte bientôt, car mon chef rejoint l’armée, et toute l’unité de recherche sera dissoute, ou bien elle obtiendra un autre chef. Je me sens assez seul ici, et il est possible que j’essaie d’aller quelque part où il y ait quelqu’un avec qui je puisse parler. Par exemple à Swansea, où Rhees donne des cours de philosophie. Je ne sais si vous vous souvenez de lui. Vous l’avez vu, je crois, à mes cours. Il a été l’élève de Moore et c’est un homme excellent doté d’un véritable talent pour la philosophie. Il y a des lustres que je n’ai pas vu Smythies ni eu de ses nouvelles, mais on m’a dit qu’il travaillait à Oxford. (Pas à l’université.)
Je suis en bonne santé, mais souvent déprimé. — Si vous avez envie de m’écrire, je serais heureux d’avoir de vos nouvelles ; mais si vous n’en avez pas envie, ne le faites pas.
Bonne chance !
Ludwig Wittgenstein
— Le Dr R. T. Grant fut effectivement remplacé par le Dr E. Bywaters. Voir la note à la lettre 392.
Trinity College, Cambridge
16.11.1944
Mon cher Malcolm,
Merci pour votre lettre du 12 nov[embre] qui m’est parvenue ce matin. J’ai été ravi de la recevoir. Je pensais que vous m’aviez presque oub[lié], ou souhaitiez peut-être m’oublier. J’avais une raison particulière de le croire. Chaque fois que je pensais à vous, je ne pouvais pas m’empêcher de penser à un incident à mes yeux très important. Nous nous promenions tous les deux sur les berges de la rivière dans la direction du pont du chemin de fer, et nous avions une vive discussion dans le cadre de laquelle vous avez fait une remarque sur le « caractère national », dont la primitivité m’a choqué. J’ai alors pensé : à quoi bon étudier la philosophie si tout ce qu’elle vous permet est de parler avec quelque plausibilité de questions logiques absconses, etc., mais qu’elle n’améliore pas ce que vous pensez des questions importantes de la vie quotidienne et ne vous permet pas de prendre conscience de l’emploi d’expressions dangereuses exploitées par n’importe quel damné journaliste pour parvenir à ses fins ? Je sais bien qu’il est difficile d’avoir des pensées correctes sur la « certitude », la « probabilité », la « perception », etc. Mais il est plus difficile encore de penser, ou d’essayer de penser, de façon vraiment honnête sur sa propre vie ou celle des autres. Et la difficulté tient à ce que penser à ces choses-là n’est pas palpitant, mais souvent franchement désagréable. Or cela importe considérablement, précisément parce que c’est désagréable. — J’arrête là mon prêche. Ce que je voulais dire est ceci : j’aimerais vraiment beaucoup vous revoir ; mais si nous nous rencontrons, ce serait une erreur d’éviter de parler de choses non philosophiques mais sérieuses. En raison de ma timidité, je déteste les affrontements, surtout avec les personnes que j’aime. Mais mieux vaut un affrontement qu’une discussion seulement superficielle. — Je croyais que vous aviez progressivement cessé de m’écrire parce que vous aviez l’impression que, si nous creusions suffisamment en profondeur, nous serions incapables de nous affronter sur des sujets vraiment sérieux. Peut-être m’étais-je complètement trompé. Mais si nous vivons assez longtemps pour nous revoir, il ne faut pas que nous nous dérobions. On ne peut pas penser décemment si l’on veut éviter de se blesser soi-même. J’en sais quelque chose, car je suis un tire-au-flanc !
Je n’ai pas vu Smythies depuis longtemps, mais je le verrai dans une quinzaine de jours, lorsqu’il reviendra d’Oxford (où il a un travail sans rapport avec l’Université) pour présenter une communication au Club des sciences morales. — Lisez cette lettre dans une bonne disposition d’esprit ! Bonne chance !
Ludwig Wittgenstein
Trinity College, Cambridge
22.05.1945
Mon cher Malcolm,
Ce matin, j’ai reçu votre dernière lettre de Brooklyn. Si je l’avais eue avant de vous voir, j’aurais été plus à l’aise pour rétablir le contact avec vous. J’ai travaillé (dicté) jusqu’à une heure, puis j’ai pensé que je pouvais encore aller à la gare pour vous dire au revoir. En consultant le tableau des horaires, j’ai vu qu’il y avait un train approprié pour Londres à une heure, et qu’ensuite il n’y en avait pas d’autre pendant un certain temps. J’en ai conclu que vous prendriez celui d’une heure et que j’arriverais trop tard. Wisdom m’a dit ensuite que vous aviez pris un train à 13 h 50 que j’aurais encore pu attraper. Je suis désolé de ne pas avoir essayé ce train-là. J’aurais aimé vous dire que j’avais reçu votre lettre et vous redire que j’avais été heureux de vous voir. Si vous m’écrivez, comme je l’espère, il faut que vous m’appeliez par mon prénom et que vous m’autorisiez à en faire autant. Dans l’hypothèse où cela vous paraîtrait sot, ou en quelque façon incorrect, dites-le-moi franchement. Je n’en prendrai pas ombrage.
Ludwig Wittgenstein
— Votre dernière lettre de Brooklyn : C’est-à-dire la réponse de Malcolm à la lettre 467 (réponse qui a été égarée). Dans A Memoir (p. 36), Malcolm l’évoque dans les termes suivants : « Je pense qu’il se peut que j’y aie reconnu que mes remarques sur le “caractère national” étaient stupides (car j’en étais venu à le penser), et que j’y ai exprimé une appréciation de ce qu’il dit dans [la lettre 467]. »
— Plus à l’aise pour établir le contact avec vous : Malcolm qui, en mai 1945, avait employé ses trente-cinq heures de libres pour rendre visite à Wittgenstein avant de rejoindre son bateau à Southampton présente ainsi leur rencontre, dans A Memoir (p. 40) : « Ma rencontre avec lui fut difficile et pénible. Il ne manifesta pas la moindre cordialité. Il ne me salua même pas, mais se contenta de me faire un signe de tête, avec un air sévère, en me demandant de m’asseoir. (Cela se passait dans son appartement de la Whewell’s Court, à Trinity.) Nous nous assîmes et gardâmes le silence pendant un long moment. Quand il commença à me parler, je ne pus saisir le sens de ses remarques… »
Trinity College, Cambridge
26.06.1945
Cher Norman,
Recevoir ta lettre du 21 fut une bonne chose. Je souhaite dire quelque chose de la guerre comme « ennui ». Si un enfant disait que l’école est d’un ennui intense, on pourrait lui répondre qu’il ne la trouverait pas si ennuyeuse s’il parvenait à apprendre tout ce qu’on peut y apprendre. Excuse-moi donc de te dire que je ne puis m’empêcher de croire que cette guerre peut nous apprendre bien des choses sur les êtres humains — si toutefois nous parvenons à garder les yeux ouverts. Plus grande est ton aptitude à penser, plus tu peux tirer de choses de ce que tu vois. Car penser c’est digérer. Si mon ton est celui du prédicateur, je suis tout simplement un âne ! Mais il n’en reste pas moins que si tu t’ennuies beaucoup, cela veut dire que ta digestion mentale n’est pas ce qu’elle devrait être.
Je pense qu’un bon remède à cela est d’ouvrir plus grand les yeux par moments. Parfois un livre est d’un certain secours — Hadji Mourat de Tolstoï ne serait, par exemple, pas si mal. Si tu n’arrives pas à le trouver en Amérique, dis-le-moi. Il se pourrait que je le trouve ici. J’ai écumé les diverses librairies de Cambridge, elles ne l’ont pas et m’ont dit ne pas pouvoir se le procurer. Mais Smythies dit qu’on peut le trouver aux Presses universitaires d’Oxford.
Mon travail avance de manière fichtrement lente. J’espère avoir un volume prêt pour la publication à l’automne prochain ; mais je n’y parviendrai probablement pas. Je suis un sacré mauvais travailleur !
J’attends les magazines ! C’est très aimable à toi de me les envoyer.
En ce moment, il y a une autre fête foraine à Cambridge, plus grande que celle où nous étions allés. J’y ai grillé quelques pennies, mais je n’ai rien gagné du tout. Pour gagner, j’ai besoin de toi !
Smythies était content de te voir. Il t’envoie ses meilleurs vœux. — Moi aussi ! Prends soin de toi, corps et âme, et sois bon à tous égards.
Ludwig Wittgenstein
— « Ennui » : Expression tirée d’une lettre de Malcolm qui rapporte ceci, dans A Memoir, p. 42 : « Lorsque plus tard Wittgenstein et moi parlâmes de son propre service pendant la Première Guerre mondiale, il dit avec emphase qu’il ne s’était jamais ennuyé et même, je crois, qu’il n’avait pas du tout détesté servir dans l’armée. »
— Hadji Mourat : Voir aussi la lettre 399.
— Une autre fête foraine à Cambridge : Pour le plaisir que Wittgenstein prenait à ces fêtes, cf. Malcolm, A Memoir, p. 45.
Chez Rhees, 96 Bryn Rd, Swansea
17.08.1945
Cher Norman,
J’ai reçu aujourd’hui ton colis contenant les magazines de détectives. Mille mercis ! Ces magazines sont la vraie chose ! Comme tu vois, je suis au pays de Galles. J’y suis arrivé il y a quelques jours et aimerais y rester tout le mois de septembre. J’apprécie le climat mais aussi de ne pas être à Cambridge.
Rhees, dont tu te souviens, je crois, est ici et je le vois très souvent. — Il y a eu deux jours de célébration de la VJ qui ont été l’occasion de plus de bruit que de joie véritable. — J’ai pas mal travaillé pendant cette dernière année académique — je veux dire : travaillé pour moi — et si tout va bien, je pourrai publier aux alentours de Noël. Ce n’est pas que ce que j’ai produit soit bon, mais sous sa forme actuelle c’est à peu près ce que je peux faire de mieux. Je pense que c’est avec cela que je dois entrer dans l’arène publique une fois que je l’aurai achevé. (Mais il ne faut pas l’ébruiter.) — J’espère que tu es maintenant en sécurité et que tu auras bientôt seulement le titre de monsieur ou de docteur. J’espère aussi te voir prochainement et te dire tout ce que je pense de toi. Rhees t’envoie ses meilleurs vœux. Prends soin de toi, extérieurement et intérieurement. Au revoir !
Merci encore !
Ludwig Wittgenstein
— Célébration de la VJ : Victoire sur le Japon, distincte de la VE (victoire sur l’Europe) célébrée antérieurement.
Chez Rhees, 96 Bryn Rd, Swansea
[20.08.1945]
Cher Norman,
Merci pour ta lettre du 12 août. Je pense en effet comprendre pourquoi un bateau n’est pas un bon endroit pour « penser » — je veux dire : mis à part le fait que tu es très occupé.
Peut-être devrais-je ressentir de l’exaltation parce que la guerre est finie. Mais ce n’est pas le cas. Je ne peux m’empêcher de croire que cette paix n’est qu’une trêve. Et soutenir que le monde sera plus agréable à vivre si l’on écrase complètement ceux qui ont été, dans cette guerre, les « agresseurs », car eux seuls pourraient évidemment déclarer une nouvelle guerre, ne tient pas du tout la route ; loin de nous conduire au paradis, cela nous promet, en réalité, un avenir épouvantable.
Après toutes ces pensées réjouissantes, je te dirai aussi que je passe d’agréables vacances ici et que je me sens tout à fait stupide. Peut-être te diras-tu que tu as déjà compris tout cela en lisant ce que je viens d’écrire. — Rhees t’envoie ses meilleures salutations. — J’espère que tu seras bientôt démobilisé et que nous serons en mesure de nous parler de vive voix, au lieu de simplement nous écrire. Je suis heureux que tu te sois procuré Hadji Mourat, et j’espère que tu en tireras bien des choses, parce qu’il en contient beaucoup. Je ne connais aucun des livres allemands que tu mentionnes, mais j’ai quelque méfiance à leur égard — à cause de leurs auteurs et pour d’autres raisons encore. — Comme je te l’ai dit : j’espère que tu apprécieras Tolstoï. C’est un homme véritable qui a le droit d’écrire.
J’ai reçu tes magazines il y a 3 ou 4 jours, et je t’ai aussitôt remercié par une lettre dont j’espère que tu la recevras bientôt. Ils sont vraiment grandioses.
Au revoir ! Bonne chance !
Ludwig
— Par une lettre : La lettre 470 d’où la date de celle-ci a été inférée.
Chez Rhees, 96 Bryn Rd, Swansea
08.09.1945
Cher Norman,
Tu es fantastique ! — Merci beaucoup pour les magazines. Il est agréable de recevoir un colis de toi, pas seulement en raison de son contenu.
Si la Cessation du Prêt m’a atteint, c’est seulement parce qu’elle a entraîné une carence de magazines dans ce pays. Il ne reste plus qu’à espérer que lord Keynes fasse entendre cela à Washington. Car je dis : si les États-Unis ne nous fournissent pas des magazines de détective, nous ne pourrons pas leur fournir de philosophie et, à terme, l’Amérique sera perdante. Vu ? — Je suis toujours à Swansea et j’apprécie de ne pas être à Cambridge. Mon travail n’avance pas bien ; en partie parce que j’ai un problème à un rein. Rien de grave, mais cela me rend nerveux et hargneux. (J’ai toujours une excuse.) L’autre jour, j’ai lu The Life of Pope [La vie du pape] de Johnson que j’ai beaucoup aimé. Dès mon retour à Cambridge, je t’enverrai un petit volume de lui : Prayers and Meditations [Prières et Méditations]. Il se peut que tu n’aimes pas — mais aussi que tu aimes. Je le ferai.
C’est tout pour le moment. Je laisse en blanc une grande partie de cette page, ainsi que la page suivante, pour le cas où tu voudrais y noter quelque chose. J’espère te revoir bientôt ! Bonne chance ! Et encore merci !
Ludwig Wittgenstein
Chez Rhees, 96 Bryn Rd, Swansea
20.09.1945
Cher Norman,
Merci pour ta lettre du 9 sept[embre]. Je suis heureux d’apprendre que tu vas prochainement quitter la Marine et espère que tu viendras à Cambridge avant que je ne me décide à renoncer à cet absurde travail de prof. de philosophie. C’est une sorte de mort vivante. — J’y reviens dans une quinzaine. —
J’ai essayé de lire Résurrection mais je n’y suis pas parvenu. Vois-tu, quand Tolstoï raconte une histoire, il m’impressionne infiniment plus que quand il s’adresse au lecteur. Lorsqu’il tourne le dos au lecteur, il me paraît extrêmement impressionnant. Peut-être pourrons-nous parler de cela un jour. À mon sens, sa philosophie est très juste lorsqu’elle reste à l’état de latence dans l’histoire. Pour parler philosophie : mon livre s’approche graduellement de sa forme finale, et si tu es un bon garçon et que tu viens à Cambridge, je te laisserai le lire. Il te décevra probablement. En vérité, il est assez nul. (Mais même en travaillant 100 ans de plus, je ne parviendrai pas à l’améliorer vraiment.) Cela toutefois ne m’inquiète guère. En revanche, les nouvelles d’Allemagne et d’Autriche m’inquiètent. Les rééducateurs des Allemands procèdent de façon suave. Dommage qu’il n’y en ait pas plus qui restent pour jouir des fruits de leur rééducation.
Il y a, chez mon propriétaire, une traduction moderne de la Bible faite par des Américains. Je n’aime pas celle du N[ouveau] T[estament] (par un homme se nommant E. J. Goodspeed) ; mais celle de l’Ancien Testament (par un collectif) m’éclaire sur bien des choses, et elle me semble valoir vraiment la peine d’être lue. Peut-être la consulteras-tu un jour.
À bientôt ! Prends soin de toi !
Ludwig
— Les rééducateurs des Allemands : La rééducation (Umerziehung) des Allemands était l’un des objectifs des occupants de l’Ouest. La référence de Wittgenstein est, sans aucun doute, ironique. Les privations — surtout de nourriture, de fuel et de logement — auxquelles les populations étaient exposées indignaient Wittgenstein. Il existe un échange épistolaire entre lui et Victor Gollancz, l’un de ceux qui ont le plus violemment protesté contre les rudes traitements infligés aux ennemis d’hier. Dans sa lettre à Gollancz, Wittgenstein loue ses objectifs, mais il lui reproche d’introduire des questions secondaires dans sa polémique. Gollancz lui a répondu, le 12 septembre 1949 : « Merci beaucoup pour votre lettre dont j’ai la certitude qu’elle a été écrite dans de bonnes intentions. »
— L’édition de la Bible à laquelle cette lettre fait référence est celle que les Chicago Press ont publiée en 1931. L’Ancien Testament y est traduit par un groupe d’érudits sous la responsabilité de J. M. Powis Smith ; le Nouveau Testament par E. J. Goodspeed.
Trinity College, Cambridge
06.10.1945
Cher Norman,
Voici le petit livre que j’avais promis de t’envoyer. Comme il semble être épuisé, je t’envoie mon propre exemplaire. Je tiens à te dire que d’ordinaire je suis incapable de lire quelque prière imprimée que ce soit, mais que l’humanité de Johnson m’a impressionné. Peut-être comprendras-tu ce que je veux dire si tu lis ces prières. Mais il est aussi possible que tu ne les aimes pas du tout. Parce que tu ne les considéreras probablement pas dans la perspective où je les vois. (Mais tu le pourrais.) Si tu n’aimes pas ce livre, jette-le. Mais découpe d’abord la première page avec ma dédicace. Car, lorsque je serai devenu très célèbre, elle sera un autographe de grande valeur, et tes petits-enfants pourront se faire pas mal de « fric » avec. — Je suis de retour à Cambridge et me sens passablement nul. Dieu sait de quoi mes cours auront l’air ! Souhaite-moi de la chance ! — Je t’en souhaite aussi beaucoup. Smythies t’adresse ses meilleurs vœux.
Ludwig
— Selon Malcolm (cf. A Memoir, p. 99), Wittgenstein lui avait envoyé les Prayers and Meditations de Samuel Johnson (3e éd., Londres, H. R. Allenson, 1826-1827).
Trinity College, Cambridge
30.10.1945
Cher Norman,
Merci pour ta lettre du 23 oct[obre]. Je suis heureux que tu aies passé de bonnes vacances et que tu envisages de venir ici l’an prochain. J’essaierai d’être présent à ce moment-là. Mon travail est très, très incertain, pour une douzaine de raisons différentes. — En ce moment même, ma classe est vraiment trop nombreuse : 19 personnes. Il y en a bien sûr beaucoup qui renonceront, mais j’espère que les choses vont s’accélérer. — Smythies y assiste, ainsi qu’une femme qui est excellente — c’est-à-dire pas seulement intelligente. Il y a aussi un Indien (en tout cas, il a la peau sombre) qui semble être tout à fait bien, et deux soldats américains : l’un est un incapable, l’autre est agréable, mais je pense qu’il ignore de quoi nous parlons. — Si tu lis mon livre, il faut que tu le lises en allemand. Peut-être puis-je te trouver et t’envoyer un bon livre allemand pour que tu te remettes à l’allemand. — Je vois Moore environ une fois toutes les trois semaines. Il est en excellente santé. Mais Smythies, je suis désolé de te le dire, est surmené, pâle et très maigre.
Sois bon ! Et aie des pensées décentes et intelligentes. Pas seulement sur la logique et la philosophie, etc. !
J’attends avec impatience la nourriture spirituelle que tu m’as promise. Quand je lis tes magazines, je me demande souvent comment quiconque peut lire Mind, avec toute son impotence et ses carences, au lieu de lire Street and Smyth. À chacun son goût ! — Bonne chance !
Ludwig
— Une femme qui est excellente : Miss Anscombe.
— Un Indien : Kantilal Jethabai Shah, qui séjourna à Trinity College de janvier 1945 à juin 1947 (puis devint professeur de philosophie à l’université de Poona). Les notes qu’il prit aux cours de Wittgenstein ont été publiées dans les Wittgenstein’s Lectures on Philosophical Psychology.
Trinity College, Cambridge
04.12.1945
Cher Norman,
Je te remercie pour ta lettre et pour l’envoi du cacao Van Houten. Je suis impatient d’en boire. — Moi aussi j’ai été fortement impressionné la première fois où j’ai lu Freud. Il est extraordinaire. — Évidemment, bien de ses pensées sont suspectes, et son propre charme et celui de son sujet sont si grands qu’ils peuvent aisément vous duper.
Il ne cesse de souligner combien sont grandes les forces spirituelles et puissants les préjugés qui vont à l’encontre de l’idée de psychanalyse. Mais il ne dit jamais rien de l’énorme charme que cette idée exerce sur les gens, tout comme sur Freud lui-même. Il se peut qu’il existe de forts préjugés qui nous empêchent de venir à bout de quelque chose de désagréable, mais cela est parfois infiniment plus attirant que repoussant. À moins que tes pensées ne soient très claires, la psychanalyse est une pratique dangereuse et nauséabonde qui a fait beaucoup de mal et, comparativement, très peu de bien. (Si tu crois que je suis une vieille fille — repenses-y donc !) — Tout cela ne remet évidemment pas en question les extraordinaires réussites scientifiques de Freud. Mais celles-ci servent aujourd’hui à la destruction des êtres humains. (J’entends de leurs corps, ou de leurs âmes, ou encore de leur intelligence.) Il faut donc que tu t’accroches à ton cerveau !
L’illustration, sur la carte de Noël ci-jointe, m’a beaucoup préoccupé. Le gros livre, ce sont mes œuvres complètes.
Smythies te transmet ses meilleurs vœux.
Bonne chance sous tous rapports ! Puissions-nous nous revoir à nouveau !
Ludwig
— Sur les références de Wittgenstein à Freud, voir aussi les Vermichte Bemerkungen et les « Conversations sur Freud » (1942-1946), in Lectures and Conversations… trad. fr. p. 87-105, ainsi que B. McGuinness, Approaches to Wittgenstein, p. 224-235.
— Gros livre : Un exemple des cartes de Noël particulièrement kitsch qu’affectionnait Wittgenstein. Voir N. Malcolm, A Memoir, p. 101.
Chez le révérend Morgan
Cwmdonkin Terrace, Swansea
15.12.1945
Cher Norman,
Merci pour les magazines de détectives ! Ils sont riches en vitamines et calories mentales. Les recevoir avec ta carte de Noël m’a fait très plaisir.
Je suis de nouveau à Swansea pour Noël et probablement le Nouvel An. Le temps est pourri, mais j’apprécie de ne pas être à Cambridge. Ici, je connais un certain nombre de personnes que j’aime. En outre, il paraît plus facile de s’entendre avec les gens d’ici qu’en Angleterre. J’ai souvent l’impression de sourire quand je marche dans la rue ou quand je vois des enfants, etc. En ce moment précis, j’ai l’impression d’être vraiment stupide. Il faut que je travaille un peu, mais je n’en fais rien ! Le trimestre dernier, mes cours ne se sont pas trop mal passés dans l’ensemble. Mais, au début du trimestre, j’ai cru que je ne serais pas capable de les donner. Je ressentais une sorte d’épuisement bizarre qui, parfois, me tombait soudain dessus. Un médecin m’a prescrit du glucose, ce qui m’a considérablement aidé, car je me suis ensuite senti tout à fait bien.
Je m’arrête là. Cette lettre est abominable, je ne l’ignore pas. Mais c’est le mieux dont je sois capable en ce moment.
Bonne chance ! Sois bon !
Ludwig
Trinity College, Cambridge
15.01.1946
Cher Norman,
Ton colis contenant le coca-cola et les pêches est arrivé aujourd’hui. Un très grand merci. Ce fut un plaisir de le recevoir. Et le coca est bon !! — J’ai passé presque un mois à Swansea sans travailler du tout. J’espère que toutes les nourritures que tu offres à mon corps et à mon esprit produiront quelqu’un de meilleur ! Mes cours commencent dans 3 jours. Il serait agréable que tu puisses venir à Cambridge pour une année académique avant que je ne renonce à mon poste ! Ce pourrait être une bonne chose, une bonne conclusion pour ma carrière douteuse de professeur.
Merci encore ! Et fais-moi savoir comment tu te portes.
Ludwig
— Malcolm (qui avait été démobilisé et avait retrouvé son poste à Princeton) avait déposé une demande pour aller passer l’année académique 1946-1947 à Cambridge. Cf. N. Malcolm, A Memoir, p. 102.
Trinity College, Cambridge
25.04.1946
Mon cher Norman,
Je te remercie infiniment, une fois de plus, pour les magazines que j’ai reçus hier. Cela m’a fait plaisir de sentir que nous étions encore en contact. J’ai l’esprit fortement perturbé. Mis à part les cours, je n’ai fait aucun travail décent depuis une éternité. Le trimestre dernier, mes cours ont bien marché. Mais maintenant mon cerveau se sent consumé, comme si seuls ses quatre murs tenaient debout et qu’il ne restait plus à l’intérieur que quelques débris carbonisés. Espérons que, lorsque tu seras là, je serai dans une condition moyennement bonne ! Je suis impatient de te voir. J’ai passé la plus grande partie des vacances de Pâques à Swansea. J’y ai vu Rhees et ai eu des discussions avec lui. Je suis rentré avant-hier, et n’ai pas encore vu Smythies. Demain, c’est mon premier cours. Quel enfer !
Je te souhaite une tête et un cœur meilleurs que les miens.
Ludwig
— Lorsque tu seras là : Malcolm obtint un fellowship à Cambridge où il passa l’année académique 1946-1947. (Sa correspondance avec Wittgenstein ne reprend qu’en juillet-août 1947.)
Trinity College, Cambridge
27.08.1947
Cher Norman,
Merci pour ta lettre reçue il y a environ 3 semaines. J’ai considérablement apprécié, tu le sais, d’être à tes côtés, à Cambridge. Et tu ne m’es redevable de rien !! En ce moment, j’ai l’esprit assez confus. Je suis presque sûr de renoncer au professorat à l’automne. Je ne l’ai pas encore dit à Rollins, et te prie de garder cela pour toi, car rien n’est encore certain. Je trouve détestable l’idée de laisser tomber Rollins et ——, mais je crois que je serai incapable de l’aider. J’aimerais aller quelque part où je serais seul, essayer d’écrire, au moins pour mettre sous une forme publiable une partie de mon livre. Or, j’en serai incapable tant que je resterai à Cambridge. Et je pense que, tout à fait indépendamment de la question de l’écriture, j’ai besoin d’une assez longue période pour penser dans la solitude, sans avoir besoin de parler à quiconque. Mais je n’ai pour l’instant rien dit de mes plans aux autorités et je n’en ferai rien avant octobre, moment où j’arrêterai ma décision.
Je te souhaite toute la chance possible, et j’espère que nous nous reverrons un jour. Être à vos côtés était fort agréable. Transmets mes meilleures salutations à Lee, et « bonne chance » à Ray.
Donne-moi de tes nouvelles.
Ludwig
P. S. Je serai en Autriche du 10 sept[embre] au 7 octobre environ. L’adresse de Trinity sera toujours valable.
— Calvin Dwight Rollins était un ami américain de Malcolm qui projetait de suivre les cours de Wittgenstein au trimestre d’automne 1947 — trimestre pendant lequel celui-ci fut en congé sabbatique. Il devint professeur de philosophie à l’Université. (Cf. N. Malcolm, A Memoir, p. 103-104.)
Trinity College, Cambridge
16.11.1947
Mon cher Norman,
Aussitôt après mon retour d’Autriche, j’ai présenté ma démission au vice-chancelier. Je cesserai d’être professeur le 31 décembre à 24 h. Quoi qu’il m’arrive (je ne suis pas très optimiste sur mon avenir), j’ai l’impression d’avoir fait la seule chose qu’il était naturel de faire. J’ai l’intention de partir d’ici pour l’Irlande dans trois semaines environ. Je ne sais pas où j’habiterai, mais mon adresse à Trinity sera toujours valable. Je suis très occupé ces jours-ci, principalement par la dictée des matériaux que j’ai écrits pendant ces deux ou trois dernières années. Ils sont pour la plupart mauvais, mais je veux en disposer sous une forme maniable. — Je vois Moore une fois par semaine. J’apprécie sa compagnie plus encore qu’auparavant. Il semble que d’une certaine façon nous nous comprenons mieux. Parfois il va bien, parfois non, et il doit faire avec.
Je t’écris bientôt plus longuement. En ce moment, je suis sans cesse bousculé. Mes meilleurs souhaits à Lee et Raymond. BONNE CHANCE !
Ludwig
J’ai reçu une lettre impertinente de —— qui me reproche de ne pas l’avoir informé plus tôt de ma démission. Il m’a dit que cela montrait de façon « choquante » que je « manquais de caractère » et que j’étais un « grossier personnage ». Je lui ai répondu en lui disant « à quoi il échappait » ! Il semble que ce soit un âne.
À bientôt. Donne-moi vite de vos nouvelles.
Le même !
Chez Mme Kingston, Kilpatrick House,
Red Cross, Wicklow, Irlande
09.12.1947
Cher Norman,
Merci pour tes deux lettres, ou plutôt pour ta lettre et ta carte de Noël. Les recevoir m’a fait grand plaisir. Je ne suis arrivé qu’aujourd’hui à l’adresse ci-dessus. C’est une petite maison d’hôtes située à deux heures et demie ou trois de Dublin par bus. Elle n’est pas trop mal, et j’espère m’acclimater. Je suis l’unique hôte. Bien sûr, je me sens encore très bizarre et dans l’inconfort. La dernière quinzaine, il a fait vraiment froid et chercher un lieu où habiter a été très déprimant. Inutile de dire qu’il y a des lustres que je n’ai pas travaillé. J’attends avec impatience de recevoir les magazines de détective ainsi que le livre. Je t’ai envoyé aussi un tout petit cadeau. Ce qui ne veut pas dire que les tiens soient petits ! J’espère que tu le recevras. — L’idée de passer quelque temps avec toi et Lee me tente vraiment beaucoup. J’ai d’ailleurs pas mal d’argent. — Si j’étais aussi riche à d’autres égards, je serais très heureux.
C’est très gentil à Lee d’avoir ajouté un mot à mon intention sur ta carte de Noël. Transmets-leur, à elle et Ray, tous mes meilleurs vœux. Je te souhaite bien de la chance, et je sais que tu m’en souhaites tout autant. Nous en avons l’un et l’autre un besoin d’enfer*.
Ludwig
* Et les autres hommes aussi !
Kilpatrick House, Red Cross, Wicklow, Irlande
05.02.1948
Cher Norman,
J’ai reçu il y a déjà quelque temps ta lettre du 6 janvier. Merci ! Je suis maintenant en excellente forme physique, et mon travail n’avance pas mal non plus. Je traverse cependant de temps à autre des états d’instabilité nerveuse dont je dirai seulement qu’ils sont terribles tout le temps qu’ils durent, et qu’ils enseignent à prier.
Je n’ai jamais lu The Works of Love [Les œuvres de l’amour]. Kierkegaard est bien trop profond pour moi, de toute façon. Il me désoriente sans avoir les bons effets qu’il aurait sur des esprits plus profonds. — Il y a quelques années, Drury nous a lu, à Skinner et moi, la Conquest of Mexico [Conquête du Mexique] que nous avons effectivement trouvée très intéressante. Je n’ai pas aimé le point de vue prédicateur de Prescott, mais c’est évidemment une autre affaire. — Dieu merci, je ne lis pas beaucoup. Je viens de lire des contes de Grimm et Gedanken und Erinnerungen [Pensées et souvenirs] de Bismarck que j’admire beaucoup. Ce qui ne veut pas dire que je partage les vues de Bismarck. Il écrit dans un allemand qui est vraiment excellent, mais difficile, car ses phrases sont très longues. Sinon, je t’en recommanderais la lecture.
Je te souhaite quantité de bonnes choses, et je sais que tu fais de même à mon égard ; ce dont j’ai besoin !
Mes meilleures pensées à Lee et Ray.
Ludwig
Ici, je n’ai personne avec qui parler, ce qui est une bonne chose mais aussi, d’une certaine façon, une mauvaise chose. Il serait bon que je puisse voir occasionnellement quelqu’un à qui dire un mot vraiment amical. Les conversations ne me sont pas nécessaires. Ce que j’aimerais, ce serait quelqu’un à qui sourire de temps à autre.
— Wittgenstein avait lu Kierkegaard pendant la Première Guerre mondiale, ce qui surprit Russell lorsqu’il l’apprit (voir la note de la lettre 56). Drury fait état de fluctuations dans son évaluation de Kierkegaard, in R. Rhees éd., Ludwig Wittgenstein, Personal Recollections, p. 102-104. Wittgenstein n’en recommanda pas moins la lecture de Kierkegaard à Smythies (voir la note à la lettre 548).
— Sur l’enthousiasme de Malcolm pour Les Œuvres de l’amour, cf. A Memoir, p. 107.
— L’History of the Conquest of Mexico de H. M. Prescott est le récit historique d’un aveugle n’ayant jamais été au Mexique. Aujourd’hui, cet ouvrage est mis au ban, car il est considéré comme n’étant pas politiquement correct.
— Lee et Ray : La femme et le fils de Malcolm.
Kilpatrick House, Red Cross
Wicklow, Irlande
15.03.1948
Cher Norman,
Merci pour ta lettre reçue il y a quelques semaines. Von Wright m’a écrit au sujet de sa candidature au poste de professeur et m’a demandé d’écrire une lettre de recommandation à son intention. Je l’ai fait et s’il ne l’obtient pas, ce ne sera pas en raison de ma recommandation. Je ne sais pas du tout ce que sont ses chances. J’ai quelques doutes, car lui aussi est étranger. — Mon travail progresse très lentement et non sans mal, mais il progresse. J’espérais avoir une plus grande capacité à travailler et ne pas me fatiguer si facilement. Mais il me faut faire avec. — Tes magazines sont magnifiques. Le fait que les gens puissent lire Mind alors qu’ils pourraient lire Street and Smith me dépasse ! Si la philosophie a quelque chose à voir avec la sagesse, il n’y en a certainement pas une once dans Mind, mais il y en a souvent quelques onces dans les magazines de détectives.
C’est tout pour aujourd’hui, parce que mon cerveau se sent très obstrué !
Mes meilleurs souhaits !
Ludwig
Rosro Cottage, Renvyle P.O.,
Co Galway, Irlande 30.04.1948
Cher Norman,
Je t’écris principalement pour te donner ma nouvelle adresse. J’ai dernièrement traversé une mauvaise période : âme, esprit et corps. Je me suis d’abord senti extrêmement déprimé pendant de nombreuses semaines, puis je suis tombé malade, et me voilà maintenant faible et épuisé. Je n’ai pas du tout travaillé depuis 5 ou 6 semaines. Ici, je vis seul au bord de la mer, loin de la civilisation, dans un cottage de la côte ouest. Je suis arrivé il y a deux jours, et je ne me sens pas encore du tout chez moi. Je dois apprendre à m’acquitter des tâches domestiques sans perdre trop de temps et d’énergie. Pendant que j’étais malade, j’ai lu Monkey [Singe] et j’ai été surpris d’en trouver la lecture agréable, car je ne m’y attendais pas. — Ce qui me met le plus à plat, c’est que je dors mal. Si mon sommeil s’améliore, comme je l’espère, j’ai une petite chance. — Il y a longtemps que je n’ai pas de nouvelles de Smythies ni de Miss Anscombe. J’ai reçu une lettre de von Wright il y a quelques jours. Il a eu récemment bien des soucis pour des motifs politiques, mais la situation semble être maintenant moins dangereuse. — As-tu eu des nouvelles de Moore ? Je ne peux en dire plus aujourd’hui, car je suis bien trop épuisé. Transmets mes meilleurs souhaits à Lee et Ray, et prends soin de toi !
Ludwig
— Monkey : Un récit folklorique chinois de Wu C. que Malcolm avait envoyé à Wittgenstein (cf. A Memoir, p. 108).
Rosro Cottage, Renvyle P.O.,
Co Galway, Irlande [Après le 09.05.1948]
Cher Norman,
Mille mercis pour ta lettre du 9 mai. J’espère être en mesure de venir un jour et de passer du temps avec toi. C’est une bonne chose que d’apprendre que Lee et toi souhaitez m’avoir. Dans l’immédiat, je dois rester ici et essayer de travailler de façon modérément décente. Dieu seul sait si j’y réussirai. Je ne suis pas du tout optimiste, mais je continue à essayer et à espérer. — Quand tu recevras cette lettre, tu auras certainement appris que von Wright a été élu professeur à Cambridge. — Il est extraordinaire que tu arrives à lire Häsichenbraut [La fiancée du petit lapin], et pas du tout surprenant que tu trouves inintelligibles certains dialectes. Car lorsqu’un paysan autrichien entend un Allemand du Nord, il a la plus grande difficulté à le comprendre, et lorsqu’il entend quelqu’un qui parle un dialecte bas-allemand (comme celui de De Gaudeif un sin Meester [Le maître-voleur]), il ne pipe mot. — Ton travail avance-t-il de façon satisfaisante ?
Transmets mes meilleurs souhaits à Lee et à Raymond.
Ludwig
Il y a quelque chose que je te serai très reconnaissant de m’envoyer, c’est une boîte ou un bocal d’extrait de poudre de café, type Nescafé, ou celui que produit la firme Borden. Lee comprendra ce que je veux dire. Mais ne le fais que s’il t’est facile de me l’envoyer.
— Häsichenbraut et De Gaudeif un sin Meester sont des contes des frères Grimm que Wittgenstein avait offerts à Malcolm pour Noël. Cf. A Memoir, p. 111.
Rosro Cottage, Renvyle P.O.,
Co Galway, Irlande 04.06.1948
Cher Norman,
Grand merci pour les magazines de détective. Quand je les ai reçus, je lisais une histoire de Dorothy Sayers si dia[blement] immonde qu’elle me déprimait. Et lorsque j’ai ouvert l’un de tes magazines, j’ai eu l’impression de quitter une pièce confinée pour sortir au grand air. S’agissant de ces fictions, j’aimerais que tu fasses pour moi une enquête quand tu n’auras rien de mieux à faire. Il y a deux ans, j’ai lu une histoire de Norbert Davis intitulée Rendez-vous with Fear [Rendez-vous avec la peur]. Je l’ai tellement appréciée que je l’ai fait lire à Smythies et à Moore qui ont tous deux partagé mon enthousiasme. Comme tu sais, j’en ai lu des centaines qui m’ont amusé et que j’ai eu plaisir à lire, mais je crois n’en avoir peut-être lu que deux que je nommerai de la bonne came. Celle de Davis en fait partie. Par une bizarre coïncidence, j’en ai trouvé un exemplaire, il y a quelques semaines, dans un village irlandais ; elle a été publiée par un éditeur nommé « Cherry Tree Books » — quelque chose comme Penguin. — J’aimerais que tu t’informes dans une librairie pour savoir si Norbert Davis a écrit d’autres livres, et de quel genre. (Il est américain.) Cela te paraîtra peut-être dingue — mais lorsque j’ai récemment relu cette histoire, je l’ai à nouveau tellement appréciée que je me suis dit que j’aimerais écrire à son auteur pour le remercier. Si c’est timbré, ne sois pas surpris, car je suis timbré. — Que Davis ait beaucoup écrit, mais que seule cette histoire soit vraiment bonne ne m’étonnerait pas. —
Mon travail va couci-couça, pas trop bien, pas trop mal. Je ne crois pas qu’en ce moment je serais vraiment bon dans une discussion philosophique ; mais cela peut s’améliorer, et j’espère donc avoir des discussions avec toi ! Puisses-tu être heureux sous tous rapports ! Transmets mes meilleurs vœux à L. et R.
Ludwig
L. et R. sont usuellement désignés du nom de « fluides » (liquida)1.
— Rendez-vous avec la peur : Histoire écrite avec un humour pince-sans-rire où la réussite du détective n’est pas tant due à son obstination qu’au grand chien qui l’accompagne partout. (Son titre américain est The Mouse in the Mountain [La souris dans la montagne].)
Rosro Cottage, Renvyle P.O.,
Co Galway, Irlande 05.07.1948
Cher Norman,
Je suis sûr que ce n’est pas seulement toi, mais aussi Lee, que je dois remercier pour le magnifique colis qui est m’arrivé il y a 3 jours. Et j’aurais dû savoir que, quand je te demande de m’envoyer quelque chose (le café Borden), tu m’en envoies dix fois plus. C’est vraiment adorable et fort utile, mais je te prie de considérer cet envoi comme mon cadeau de Noël.
Mon travail n’avance pas bien, quoiqu’il bouge un peu. L’autre jour, je me suis demandé : aurais-je dû quitter l’Université ? N’aurais-je pas dû continuer à enseigner la philosophie ? Mais ensuite j’ai pensé à toi et à von Wright à Cambridge, et je me suis dit que j’avais laissé tomber au bon moment. Si mon talent philosophique se tarit, ce n’est rien de plus qu’un manque de chance.
J’ai l’intention de rester ici 3 ou 4 semaines encore, puis d’aller à Dublin quelques jours pour voir Drury ; après quoi j’irai à Oxford pour une semaine environ, puis dans les environs de Londres chez Richards (que tu n’as pas rencontré), et si je parviens à en obtenir l’autorisation, je veux aller ensuite en Autriche (3-4 semaines), Après quoi je reviendrai ici, si Dieu le veut. — Te souviens-tu de Shah, l’Indien qui assistait à mes cours ? Il est à Leenane, un village situé à une quinzaine de kilomètres d’ici, et il m’a rendu visite hier. J’ai eu plaisir à le voir, bien que notre discussion n’ait pas été très bonne (je suis maintenant souvent fatigué et irritable, je suis désolé de devoir te le dire). Shah repart aux Indes, en août ou septembre. Il ferait, je crois, mieux de rester en Europe, encore que sortir un peu de cette civilisation puisse être une bonne chose pour lui. Mais comment le saurais-je ? — Shah m’a dit qu’il se peut que Kreisel aille à Princeton, l’an prochain.
Merci encore et tous mes meilleurs souhaits pour toi et Lee ! et Raymond.
Ludwig
— Shah : Voir aussi la lettre 475. Wittgenstein eut de nombreuses conversations avec Shah. Dans l’une d’elles, il le mit en garde contre le renoncement aux croyances des Jains (auxquels il appartenait) sur l’après-vie : « Shah, vous croyez que vous êtes la seule personne intelligente, là-bas ! Croyez-vous que tous ceux qui disent ces choses-là ne les pensent pas du tout ? Les avez-vous, vous, pensées ? Si vous ne l’avez pas fait, vous ne devriez pas parler d’elles à la légère » (lettre du professeur Shah à B. McGuinness).
Ross’s Hotel, Parkgate Street, Dublin
06.11.1948
Cher Norman,
Merci pour ta lettre du 8 octobre. Je suis revenu ici il y a environ 3 semaines après un séjour d’une quinzaine de jours à Cambridge où j’ai dicté quelques manuscrits. À mon retour, j’ai découvert, à ma plus grande surprise, que je pouvais de nouveau travailler ; et comme j’ai hâte de battre le fer pendant que mon cerveau est chaud, j’ai décidé de ne pas aller à Rosro cet hiver, mais de rester ici où je dispose d’une chambre chaude et silencieuse.
Je vois souvent Drury et Richards, deux de mes amis que tu n’as jamais rencontrés. Je sais que la source sera très vite tarie à nouveau, mais, pour l’instant, mon esprit se sent en vie. — À Cambridge j’ai souvent vu Miss Anscombe, et j’ai pris le thé avec Rollins qui ne m’a pas paru s’être dégradé. Ce qui n’est pas rien. J’ai aussi vu Moore une fois. J’ai apprécié sa compagnie. Je lui ai dit que tu m’avais écrit que tu n’avais pas de nouvelles de lui, et il m’a répondu qu’il t’écrirait bientôt. Quand je l’ai vu, il allait bien, mais il m’a dit qu’il avait été mal, tout le début de l’été.
J’aimerais que tu possèdes une dactylographie de tous mes matériaux, mais je ne vois pas comment je pourrais t’en donner une en ce moment. Il n’en existe que 3 copies. J’en ai gardé une (dont j’ai besoin). Miss Anscombe en possède une autre, Moore ½ ou ¾ de la troisième dont le reste se trouve quelque part à Cambridge, dans mes affaires. Ici, il n’y a personne qui pourrait faire une copie supplémentaire, et cela coûterait donc très cher. Certes, Miss Anscombe pourrait t’envoyer la sienne, mais honnêtement, je préférerais, tant qu’il n’existe que trois copies, que la sienne reste en sécurité en Angleterre. J’espère que tu ne penseras pas que je suis une peau de vache. C’est vraiment gentil à toi de vouloir une copie de mes papiers ! Je t’en donnerai une dès que je serai en mesure d’en avoir une de plus.
C’est très aimable à Lee d’avoir pensé à m’envoyer du café instantané. Je lui en suis très reconnaissant, mais IL NE FAUT PAS QU’ELLE ENVOIE QUOI QUE CE SOIT D’AUTRE ! Je suis en bonne santé et dans une disposition d’esprit bien meilleure que je ne le devrais, étant donné ce que je suis.
Dans l’espoir de te voir à nouveau dans pas trop longtemps !
Ludwig
P. S. J’ai également vu von Wright à Cambridge, et nous avons eu quelques discussions. J’ai bien aimé sa compagnie. Transmets mes meilleurs souhaits à Lee et Ray !
— Dicté quelques manuscrits : Voir la lettre 411.
— Une dactylographie de mes papiers : Il ne s’agit pas de ceux qui venaient d’être dictés, mais de la version finale de la première partie des Recherches philosophiques (Cf. MS 227 a, b — et une troisième copie perdue). En 1948, Wittgenstein considérait donc que cette première partie était achevée.
Ross’s Hotel, Parkgate Street, Dublin
28.01.1949
Cher Norman,
Je suis vraiment confus de t’écrire pour te poser la question que je viens te poser. Un peu avant Noël, j’ai commandé un petit livre bon marché par l’intermédiaire d’un libraire de Dublin. Il a pour titre The Journals of George Fox [Les Journaux de George Fox] et a été publié par Dents, dans la collection « Everyman’s Library ». Il n’est pas épuisé, et Dents de Londres devait te l’expédier directement (avec une carte de Noël de moi). Je pensais qu’il se pourrait que tu ne l’aies pas et qu’il soit susceptible de t’intéresser. — Vers la fin décembre, j’ai repris contact avec la librairie qui m’a répondu que Dent ne pouvait pas envoyer le livre en Amérique, mais qu’une firme, Dutton de New York, y distribuait « Everyman’s Library ». Les libraires m’ont dit avoir déjà pris contact avec Dutton. Mais, par chance, j’ai jeté un coup d’œil sur leur livre de commandes, et j’ai vu qu’ils avaient simplement noté comme adresse « Dr Malcolm, Ithaca, N.Y. ». — Je leur ai donné de nouveau ton adresse complète, et ils ont promis d’écrire immédiatement à Dutton. — As-tu reçu le livre ? Je suis sûr que la carte que j’avais donnée aux gens de Dublin s’est perdue. Même si tu reçois le livre, tu ne peux donc pas savoir qui te l’a envoyé.
Pendant ces 3 derniers mois environ, mon travail a bien avancé, mais il y a 3 semaines je suis tombé malade — une sorte d’infection intestinale dont je ne suis pas encore remis. Si les choses ne rentrent pas dans l’ordre d’ici à une semaine, je consulterai un spécialiste. Évidemment, cela n’a pas du tout été bénéfique pour mon travail. J’ai dû l’interrompre pendant une semaine, et depuis il traîne en longueur, tout comme je traîne des pieds ces jours-ci, lorsque je me promène.
J’espère que tu vas bien, ou modérément bien. Te voir sans tarder serait une bonne chose.
Transmets mes bons souhaits à Lee et à Raymond.
Ludwig
— The Journals of George Fox : Ce volume faisait partie de la collection « Everyman’s Library » (Londres, J. M. Dent [1926]). L’auteur dit qu’il a écrit cette collection pour que « tout le monde puisse connaître les tractations du Seigneur à mon égard, ainsi que les divers exercices, les épreuves et les soucis à travers lesquels Il me dirige afin que je prépare et accomplisse le travail pour lequel Il m’a désigné et afin que j’admire et glorifie Sa sagesse et Sa bonté infinies ».
Ross’s Hotel, Parkgate Street, Dublin
18.02.1949
Cher Norman,
Merci pour ta lettre. Je suis heureux que tu aies reçu le livre. D’une certaine façon, j’étais sûr qu’ils ne te l’avaient pas envoyé. — Mais qu’il est étrange d’écrire : « Il est vraiment très gentil à toi de penser à nous » ! Tu pourrais même n’avoir pas du tout pensé, au moment où tu as écrit cela. — S’agissant de Moore : je ne le comprends pas vraiment, et ce que je vais dire peut donc être complètement faux. Voici ce que je penche à dire : en un sens, il est à l’évidence extraordinairement puéril, et la remarque que tu cites (sur la vanité) est certainement un exemple de cette puérilité. Il y a aussi chez lui une certaine innocence ; il est, p. ex., sans vanité aucune. Mais porter à son « crédit » sa puérilité — cela, je ne peux pas le comprendre, sauf dans le cas d’un enfant. Car ce dont tu parles n’est pas une innocence conquise au terme d’un combat, mais une innocence issue d’une absence naturelle de tentation. — Je crois que tu veux dire que tu aimes la puérilité de Moore, ou même que tu en es amoureux. Et je peux le comprendre. — Notre divergence n’est pas tant, je crois, de l’ordre de la pensée que du sentiment. J’aime Moore et je le respecte beaucoup, mais c’est tout. Il ne me réchauffe pas le cœur (ou très peu), parce que ce qui me le réchauffe le plus est la bonté humaine, et que Moore — de même que les enfants — n’est pas bon. Il est gentil, il peut être charmant et agréable avec ceux qu’il aime, et il est très profond. — C’est ainsi qu’il me paraît être. Si je me trompe, eh bien, je me trompe ! — Mon travail continue d’aller passablement bien, mais pas aussi bien qu’il y a, disons, 6 semaines. Cela tient en partie à que j’ai été quelque peu malade, mais aussi à ce que bien des choses me préoccupent. — L’argent n’en fait pas partie. Certes, j’en dépense plutôt beaucoup, mais j’en aurai assez, je crois, pour tenir 2 ans encore. Pendant ce temps, je m’acquitterai, si Dieu le veut, d’un certain travail. Après tout, c’est pour cela que j’ai renoncé au professorat. Je ne dois pas me soucier d’argent en ce moment, car si je le faisais je ne pourrais pas travailler. (Je ne sais pas encore ce qui arrivera après. Peut-être ne vivrai-je même pas jusque-là.) — L’un de mes soucis actuels est la maladie de l’une de mes sœurs de Vienne. Elle vient d’être opérée d’un cancer ; l’opération a réussi, mais il ne lui reste plus beaucoup de temps à vivre. Je projette donc d’aller à Vienne à un moment ou à un autre, au printemps prochain. Cela n’est pas sans rapport avec toi, car si j’y vais et que je revienne ensuite en Angleterre, j’ai l’intention de dicter les matériaux dont je te parle depuis l’automne dernier et, si je le fais, je t’en enverrai une copie. Peut-être agiront-ils sur ton propre champ à la manière d’un engrais.
Transmets tous mes vœux à Lee et Raymond. (J’espère qu’il conservera ses bonnes dispositions. Mais je sais que c’est beaucoup demander.) À bientôt !
Ludwig
— L’une de mes sœurs : Hermine, sa sœur aînée, qui mourut en février 1950.
Ross’s Hotel, Parkgate Street, Dublin
19.03.1949
Chère Lee et cher Norman,
Merci de tout cœur pour votre gentille invitation. Je l’ai reçue il y a presque une semaine, mais je ne parvenais pas à vous répondre tant mes pensées étaient en ébullition. Et aujourd’hui encore, il se peut que le mieux que je puisse produire soit un fatras de phrases incohérentes. Je vous dirai d’abord que a) je vous suis profondément reconnaissant pour votre bonté et que b) je suis fortement tenté d’accepter votre invitation. Mais il y a des difficultés considérables. — Ma sœur aînée est, pour autant que je sache, encore en vie, mais il se peut que mes deux sœurs plus jeunes veuillent que je me rende à Vienne sous peu. Si c’est le cas, j’irai vraisemblablement d’ici trois semaines et y resterai trois ou quatre semaines. — Je suis passé dans une agence de voyages prendre des informations sur les voyages en Amérique et j’ai appris que l’aller-retour coûtait entre 80 et 120 livres. On m’a par ailleurs fait savoir que vous devriez intégralement subvenir à mes besoins, car je ne serais pas autorisé à emporter plus de 5 £. J’ai également appris que vous devriez déclarer par écrit que vous avez la possibilité et le désir de vous acquitter à ma place des dépenses relatives à mon séjour aux États-Unis. Si cette réglementation n’existait pas, je pourrais théoriquement dépenser mon argent en Amérique mais, en fait, je n’en aurais pas les moyens. Je ne peux m’offrir le voyage que si je m’installe chez vous 2 ou 3 mois, et que je vous parasite. — De mon point de vue, la perspective de m’installer chez vous pendant tout ce temps est très agréable, mais il y a un hic : je suis un homme qui prend de l’âge et qui vieillit très rapidement. J’entends physiquement, et non, pour autant que je puisse voir, mentalement. Ce qui veut dire que vous ne pourrez pas m’emmener avec vous en randonnée. Je vais suffisamment bien pour faire de petites balades, mais je ne puis guère marcher plus que je ne le faisais à Cambridge. — Pour cette même raison, je ne vous serais guère utile au jardin. — S’il n’y avait pas toutes ces difficultés, j’arriverais en courant, car j’aime votre compagnie, discuter avec l’un et casser les pieds à l’autre. — Il y a une chose que j’ai omis de mentionner. Si je prenais tout de suite un billet de 3e classe, je ne pourrais voyager qu’à la mi-juillet. Si j’en réservais un de 2e classe, qui est bien plus cher, je pourrais voyager vers la mi- ou fin mai. Dieu sait où vous serez en juillet, mais même si j’arrivais plus tôt, il faudrait que je reste en votre compagnie jusqu’en septembre, et pendant les vacances je serais un poids mort pour vous. — Voici la situation, telle que je la vois dans la confusion d’esprit où je me trouve. —
J’imagine que vous ne vous êtes pas rendu compte de tous ces problèmes lorsque vous m’avez invité. Je vous prie de prendre très au sérieux et pour argent comptant tout ce que je vous dis là.
Merci encore pour votre grande bonté.
Ludwig
Ross’s Hotel, Parkgate Street, Dublin
01.04.1949
Cher Norman,
Merci beaucoup pour ta lettre du 24 mars. J’ai fait une réservation pour New York sur le Queen Mary, le 21 juillet, et si ma santé et les autres circonstances le permettent, je viendrai vous casser f… les pieds, à toi et à Lee, pendant 2 ou 3 mois. Espérons que tout se passe bien. — Ta lettre ne peut pas tenir lieu de déclaration officielle ; c’est une affaire bien plus formelle que tu ne l’imagines. Je t’envoie un extrait de la réglementation et un formulaire de déclaration. Je sais que cette bande rouge est infernale, mais nous ne pouvons rien y changer ; lis donc de près et de bout en bout ces fichus papiers, s’il te plaît, et conforme-toi à toutes leurs exigences. Il y a quelque chose d’autre que je souhaite te dire : dans cette vie, nul ne sait ce qui va advenir ; et à supposer que pour quelque raison que ce soit, tu changes finalement d’avis sur l’opportunité de ma visite, n’hésite pas, je t’en prie, à me le faire savoir. On m’a dit qu’en ce cas l’intégralité de mon billet me serait remboursée (sauf 10 shillings, ce qui n’est rien). — Je n’ai pas du tout travaillé les 2 ou 3 dernières semaines. J’ai l’esprit fatigué et engourdi, en partie, je crois, parce que je suis épuisé et en partie parce que en ce moment bien des choses me préoccupent. Je pense que je serais encore capable de discuter de philosophie s’il y avait ici quelqu’un pour le faire, mais, étant seul, je ne parviens à me concentrer sur aucun problème philosophique. Je suppose que cela changera un jour ou un autre. Le plus tôt sera le mieux. — Retourne-moi donc cette déclaration et prépare-toi au choc de me voir. Je suis impatient de vous revoir, toi, Lee et Ray. Transmets mes amitiés à Lee.
Ludwig
Ross’s Hotel, Parkgate Street, Dublin
17.05.1949
Mon cher Norman,
Pardonne-moi, s’il te plaît, de ne pas t’avoir écrit plus tôt. J’ai reçu ta déclaration, etc., à Vienne, il y a 3 semaines. J’y suis parti mi-avril pour voir ma sœur aînée qui est très malade. Lorsque j’en suis revenu, il y a cinq jours, elle était encore en vie, mais il n’y a aucun espoir qu’elle se remette. Je suis arrivé ici hier soir. Pendant mon séjour à Vienne, j’ai été dans l’incapacité totale d’écrire. Je me sentais moi-même excessivement mal. Depuis début mars, je n’ai pas travaillé et n’ai même pas eu la force d’essayer. Dieu seul sait comment les choses tourneront. — Je vais passer au consulat d’Amérique déposer ta déclaration, etc., et je suis certain que le consul, s’il n’est pas idiot, n’aura pas besoin d’autre chose. Je crois t’avoir dit que j’ai un billet pour le 21 juillet sur le Queen Mary. J’espère que vous allez tous bien et que pendant mon séjour je ne serai pas un compagnon désagréable et ennuyeux. Tous mes meilleurs souhaits pour vous tous !
Ludwig
Ross’s Hotel, Parkgate Street, Dublin
04.06.1949
Cher Norman,
Merci pour ta lettre du 30 mai. Quand je suis revenu ici, il y a 3 semaines, je suis allé consulter mon médecin. Il m’a fait un examen sanguin qui a révélé une anémie sévère d’un type assez peu commun. On suspectait aussi une tumeur à l’estomac, mais les rayons X ont établi qu’il n’y en avait pas. Je prends des extraits de fer et d’huile de foie [de morue] en quantité, et je me rétablis lentement. Je pense être en état de prendre le Queen Mary le 21 juillet. Reste la question de savoir jusqu’à quel point mon anémie affecte ma capacité à avoir des discussions. Actuellement, je suis tout à fait incapable de faire de la philosophie et je n’aurais même pas, je pense, suffisamment de forces pour une discussion modérément décente. J’ai la certitude d’en être incapable en ce moment. Mais il est évidemment possible que, fin juillet, je sois suffisamment remis pour que mon cerveau fonctionne à nouveau. J’ai l’intention de me rendre à Cambridge dans deux semaines et de dicter, si j’en ai la force, quelques matériaux. Cela montrera où j’en suis, et je t’en communiquerai le résultat. Je ferai alors un nouvel examen sanguin qui montrera aussi quelque chose, en particulier la vitesse à laquelle je récupère. Je sais que tu m’accorderais l’hospitalité même si j’étais entièrement éteint et stupide, mais je ne voudrais pas être un poids mort chez vous ! Je veux au moins me sentir capable de donner un petit quelque chose, en retour d’une si grande bonté. — En tout cas, j’espère être plus vivant autour du 21 juillet que je ne le suis actuellement (D. v.). — Ici, le consul d’Amérique a toujours été vraiment correct, mais c’est du consul de Londres que je dois obtenir le visa, car je ne réside pas en Irlande depuis suffisamment de temps. — Je sais que Miss Anscombe et Smythies ne t’ont pas oublié, mais je comprends qu’il leur est difficile d’écrire. Transmets mes amitiés à Lee et Ray.
Ludwig
P. S. Je prends ici un billet de New York à Ithaca, il n’est donc pas nécessaire que l’un de vous vienne me chercher. Toutefois, si cela ne vous pose pas de problème, je serai très heureux que toi ou Lee m’accueilliez à New York, car je suis étranger et, en outre, extrêmement maladroit ces jours-ci.
— (D. v.) : Deo volente (Plaise à Dieu !)
Ross’s Hotel, Parkgate Street, Dublin
14.06.1949
Cher Norman,
Merci beaucoup pour ta très gentille lettre. Ma suggestion n’était certainement pas de payer ta bonté en discussions ! De toute façon, le mieux que j’aurais pu faire en ce cas aurait été de te payer en monnaie de singe. Je voulais dire ceci : je ne veux pas ennuyer mortellement les hôtes sympathiques qui m’accueillent. Mais n’en parlons plus, d’autant que j’ai de bonnes nouvelles : mon état s’est considérablement amélioré ces dernières semaines. Les extraits de fer et de foie [de morue] fonctionnent bien. — Je suis ravi que tu n’aies pas ébruité ma visite, et j’espère que Black fera de même. Sa proposition de nous véhiculer est très aimable, mais il y a cependant une chose que je dois te dire. Je n’ai pas vu Black depuis 16 ans environ, et à l’époque où je l’ai connu à Cambridge, il paraissait certes très agréable, mais je ne le considérais pas vraiment comme un penseur sérieux, et nous n’avons jamais été proches. Je dis cela parce que je ne veux pas qu’il s’imagine que je suis quelqu’un de sociable. J’accepterai avec plaisir son offre si tu estimes qu’une telle méprise ne risque pas de se produire. Je ne peux pas annuler mon billet de New York à Ithaca ; mais on m’a dit qu’il était intégralement remboursable si je ne m’en servais pas, et on ne sait jamais. Mieux vaut avoir un billet en poche que deux voitures dans un fossé. — Je ne sais pas combien de temps prend le trajet de New York à Ithaca, et il serait déraisonnable que toi et/ou Lee fassiez deux fois un voyage de 8 ou 9 heures pour venir me chercher. Si la voiture n’est pas en état de marche, ou si elle n’est pas disponible pour une autre raison, je n’aurai aucun mal à voyager seul jusqu’à Ithaca. Peut-être rencontrerai-je sur le bateau, comme dans les films, une jolie fille et celle-ci m’aidera-t-elle. Mais sérieusement si je suis seul, tout se passera bien. Lorsque je t’ai écrit l’autre jour, j’avais un peu la frousse, parce que je me demandais si ma santé s’améliorerait, mais maintenant, je sais que oui. — Une remarque encore. Tout ce dont on pourrait dire que je l’ai fait pour toi, je l’ai fait soit par devoir (comme faire cours), soit simplement parce que j’apprécie vraiment ta compagnie. Tires-en toi-même les conclusions ! — Hier, j’ai écouté en partie une émission radiophonique entre le Prof. Ayer et un jésuite sur le positivisme logique. J’ai tenu 40 minutes !
Transmets mon affection à Lee et à Ray.
Merci pour tout !
Ludwig Wittgenstein
— Max Black (1909-1988), qui était professeur à Cornell, prit part aux discussions avec Wittgenstein pendant son séjour en Amérique. Avant de se tourner vers la philosophie, Black avait étudié les mathématiques à Cambridge en 1929-1931. Il est notamment l’auteur de The Nature of Mathematics (1933) et de A Companion to Wittgenstein’s « Tractatus » (1964).
— La conversation entre le Prof. Ayer et un jésuite : Drury, qui était présent, en rend compte ainsi : « Pendant l’émission, Wittgenstein ne souffla mot, mais le changement d’expression de son visage constituait par lui-même un commentaire sur ce qui était en train de se dire. Lorsque l’émission fut terminée, [il dit ceci] : “Ayer a quelque chose à dire, mais il manque incroyablement de profondeur. Fr. Copleston n’a apporté aucune contribution à la discussion” » (R. Rhees éd., Ludwig Wittgenstein : Personal Recollections, p. 159).
Du 40 Swakeleys Rd, Ickenham, Uxbridge
08.07.1949
Cher Norman,
Je te remercie pour ta lettre du 23 juin. Je veux que tu décides toi-même si nous acceptons ou non l’offre de Black. Je ne souhaite dire qu’une chose : si nous acceptons, il ne faut pas que cela implique que je le voie souvent pendant mon séjour à Ithaca. Mais tu es plus en mesure que moi de juger si l’implication est telle. Si c’est le cas, je préfère voyager en train, mais il serait déraisonnable que tu fasses tout ce long trajet depuis Ithaca pour venir me chercher. J’ai déjà un billet pour Ithaca (je peux me le faire rembourser si je ne l’utilise pas). Par ailleurs, je ne sais pas encore l’heure où le Queen Mary est censé arriver à New York, ni dans quelle mesure les horaires sont fiables. S’il arrivait dans la soirée, Black pourrait-il nous conduire la nuit ? Cela ne serait-il pas très désagrable pour lui ? — Je te télégraphierai l’heure d’arrivée dans quelques jours. — Cette lettre est probablement affreusement stupide, mais je ne peux en écrire une de plus utile. Mon anémie est presque guérie, mais, hélas, je ne suis pas encore le même qu’avant de tomber malade. — J’ai une hâte immense de vous voir, toi et Lee, et j’espère ne pas vous causer trop de tracas.
Au revoir ! et bonne chance !
Ludwig
P. S. Quoi que tu décides, ce sera bon pour moi.
— En fait, Malcolm alla seul en train à New York pour accueillir Wittgenstein. Cf. A Memoir, p. 68 : « Je suis allé à New York accueillir Wittgenstein au bateau. Quand je le vis, je fus surpris par son apparente vigueur physique. Il descendait à grands pas la rampe, un sac sur le dos, une lourde valise dans une main et une canne dans l’autre. Il était dans une excellente disposition d’esprit, pas du tout fatigué et il ne voulut pas que je l’aide à porter ses bagages. Mon souvenir principal de notre long trajet en train jusqu’à la maison est que nous avons parlé de musique et qu’il a sifflé, avec une précision et une expressivité étonnantes, certaines parties de la VIIe Symphonie de Beethoven. »
Chez v. Wright, « Strathaird »
Lady Margaret Rd, Cambridge
[Fin novembre 1949]
Cher Norman,
Merci pour ta lettre ! Les médecins ont maintenant établi leur diagnostic. Je souffre d’un cancer de la prostate. Mais, en un sens, cela paraît pire que ça ne l’est, car il existe un médicament (en fait, une certaine hormone) dont on m’a dit qu’elle pouvait diminuer les symptômes de la maladie, et me permettre de vivre encore pendant des années. Le médecin m’a même dit que je pourrai à nouveau travailler, mais je ne puis l’imaginer. Apprendre que j’avais un cancer ne m’a pas ébranlé, mais j’ai été ébranlé lorsque j’ai appris qu’on pouvait faire quelque chose pour moi, parce que je ne désire pas continuer à vivre. Mais il se pourrait que mon désir ne se réalise pas. Tout le monde me traite avec beaucoup d’égards, et mon médecin est non seulement aimable à l’extrême mais aussi pas du tout idiot. Je pense à toi et à Lee avec gratitude. Transmets mes meilleurs souhaits à Doney et mon amitié à Lee.
Ludwig Wittgenstein
— L’examen fait en Amérique n’avait pas révélé de cancer, mais Wittgenstein le redoutait. Malcolm raconte (cf. A Memoir, p. 76) : « La veille du jour où il devait aller à l’hôpital, Wittgenstein était malade, mais il avait aussi peur. Il m’avait auparavant dit que son père était mort du cancer et que sa sœur préférée était en train de mourir de la même maladie, en dépit de plusieurs opérations. En fait, il n’avait pas peur qu’on découvrît qu’il avait un cancer (il était préparé à cette idée), mais qu’on le garde à l’hôpital et qu’on l’opère. Sa peur de la chirurgie était proche de la panique. Et ce n’est pas l’opération même qu’il redoutait, mais la possibilité qu’elle fasse de lui un invalide, inutile et cloué au lit, dont la mort était quelque peu différée. »
— Willis Doney (né en 1925), qui était professeur de philosophie, avait pris part aux discussions avec Wittgenstein, pendant son séjour à Ithaca.
« Strathaird »
Lady M[argare]t Rd, Cambridge
11.12.1949
Cher Norman,
Je souhaite te demander une grande faveur. Tout simplement que, quelles que soient les circonstances, tu ne divulgues la nature de ma maladie à personne qui ne la connaît déjà. La même chose vaut aussi pour Lee. Cela a, pour moi, une très grande importance, car je projette d’aller à Vienne pour Noël et de ne pas informer ma famille de ce dont je souffre vraiment. — Von Wright m’a dit que Lee, dans sa grande bonté, avait expédié un colis en Irlande à mon intention. Je vais m’occuper de le récupérer. Merci pour toute votre bonté (je veux dire à vous deux). Je ne pourrai probablement pas vous envoyer un véritable cadeau de Noël ; peut-être en aurez-vous un de minable qui vous arrivera en retard ! Transmets mes amitiés à Lee, au Dr Mooney, à Doney et à Bouwsma. Je reprends lentement des forces.
Ludwig
— Wittgenstein trouva excellente Louise Mooney, le médecin qui s’était occupé de lui à Ithaca (cf. N. Malcolm, A Memoir, p. 124), et il l’apprécia aussi en tant que personne. Elle avait pourtant imputé ses douleurs aux membres à une « névrite », mais il ne lui en voulut pas (cf. la lettre 501).
— Oets K. Bouwsma (1998-1978) avait été le professeur américain de Malcolm. Wittgenstein le rencontra d’abord à Cornell et plus tard en Angleterre. Ils eurent de fréquentes conversations aujourd’hui publiées. Cf. O. K. Bouwsma, Wittgenstein, Conversations avec Wittgenstein 1949-1951.
IV. Argentinierstr. 16
Vienne, Autriche
29.12.1949
Cher Norman,
J’ai pris l’avion pour Vienne le 24 déc[embre], ce qui te montre que ma santé est passablement bonne. Je ne suis plus « abattu », à supposer que je l’aie jamais été. Jusqu’ici j’ai eu vraiment beaucoup de chance. On prend bien soin de moi, et la nourriture est magnifique ! — S’il te plaît, évite les discussions sur ma santé, lorsqu’elles ne sont pas nécessaires ; elles ne m’aident pas le moins du monde. — Je n’ai pas de cadeau de Noël pour toi et Lee. Ce sera un cadeau de Pâques, s’il y en a un. — J’ai trouvé ma sœur aînée dans un tel état de faiblesse que je ne puis imaginer qu’elle vive quelques mois de plus. On prend très bien soin d’elle, et il ne lui manque rien. — Le colis que Lee a envoyé à Dublin est arrivé, et il me sera réexpédié ici. Je suis sûr qu’il est merveilleux et beaucoup trop beau pour moi. — Transmets mes meilleurs vœux à Lee et à Ray, ainsi qu’à Doney et au Prof. Bouwsma, et ne t’oublie pas toi-même !
Ludwig
— À cette date-là, les denrées manquaient encore en Autriche.
Tél. U 40 402
IV. Argentinierstr. 16, Vienne
16.01.1950
Cher Norman,
Merci pour ta lettre du 26 déc[embre]. Je vais effectivement très bien en ce moment, et suis tout sauf déprimé. Je n’ai cessé d’avoir de la chance. Et même le fait que le Dr Mooney n’ait pas découvert ce dont je souffrais était une véritable chance. Transmets-lui, s’il te plaît, mes amitiés. — Mon cerveau fonctionne de façon très paresseuse ces jours-ci, mais je ne puis dire que cela me préoccupe. Je lis toute sorte de choses, p. ex. la Théorie des couleurs de Goethe qui, malgré toutes ses absurdités, comporte des points très intéressants qui m’incitent à penser. — Je suis désolé que tu aies eu des soucis avec le colis que vous m’avez envoyé. Cela apprendra à Lee à ne pas m’offrir tant de bonnes choses ! Du moins, je l’espère. Je m’empiffre honteusement en ce moment et deviens de plus en plus gras. — J’espère avoir à nouveau l’occasion de discuter avec toi, Doney et Nelson. Transmets-leur mes meilleurs souhaits. Si nous nous rencontrions, tu me trouverais sacrément lent et stupide. Je n’écris pas du tout, parce que mes pensées ne se cristallisent jamais suffisamment assez. Mais cela est sans importance aucune.
Transmets mes amitiés et mes remerciements à Lee. Comme toujours, affectueusement
Ludwig
Dis à Doney que sa carte de Noël n’était pas suffisamment kitsch.
— Que le Dr Mooney n’ait pas découvert ce dont je souffrais était une véritable chance : Wittgenstein en effet ne voulait pas mourir en Amérique. Malcolm raconte qu’avant d’y subir un examen médical Wittgenstein « redoutait que les médecins lui interdisent de faire le voyage qu’il avait réservé pour revenir en Angleterre en octobre. “Je ne veux pas mourir en Amérique. Je suis européen — je veux mourir en Europe”, murmura-t-il, dans un accès d’excitation » (A Memoir, p. 76-77).
— De la relecture qu’il fit à Vienne de la Théorie des couleurs de Goethe, Wittgenstein tira un ensemble de remarques consignées dans le MS 173, daté du 24.3.1950, que G. E. M. Anscombe a publié comme partie III des Remarques sur les couleurs — ce qui est quelque peu bizarre, car les remarques contenues dans cette partie sont certainement antérieures à celles de la partie I. (Sur le problème posé par la partie II, voir la lettre 415.)
— J. O. Nelson était alors étudiant en philosophie (diplômé de Cornell) ; il devint ensuite professeur dans le Colorado.
— Sa carte de Noël n’était pas suffisamment kitsch : Pour ce qui est du goût (ou plutôt de l’outrage au goût) des cartes de Noël de Wittgenstein, voir la postface de B. McGuinness.
Tél. U 40 402
IV. Argentinierstrasse 16, Vienne
11.02.1950
Cher Norman,
Ma sœur aînée est morte hier. Sa fin a été sereine et elle n’a pas été pour nous un choc, car nous nous y attendions depuis quelques jours. — J’ai l’intention de rester ici un mois supplémentaire. Je suis en excellente santé. Et j’ai même eu, il y a quelques jours, une assez bonne discussion avec Miss Anscombe. Je te serai plus utile à Ithaca maintenant que je ne l’ai été l’été dernier. — Je suis heureux d’apprendre que Lee attend un bébé. J’espère que Ray n’aura pas trop de mal à s’adapter à la nouvelle situation, car, en pareil cas, le dernier arrivé risque de capter toute l’affection et le garçon plus âgé de se sentir, à tort ou à raison, rejeté. N’en parle pas à Ray, car il se peut que ma remarque ne s’applique pas à son cas. — Je ne peux pas dire que le livre de Ryle me préoccupe. Peut-être le devrait-il, mais ce n’est pas le cas. J’ai cependant été intéressé par ce que tu as écrit à son sujet. Cela va dans le même sens que ce que Smythies et Miss Anscombe m’en ont dit. — J’aimerais, en ce moment même, discuter avec toi. Mais on ne peut pas tout avoir !
Dis toute mon amitié à Lee et transmets mes bons souhaits à tous ceux qui apprécieront de les recevoir.
Ludwig Wittgenstein
— Le livre de Ryle : The Concept of Mind (Londres, Hutchtinson’s University Library, 1949). Selon Bouwsma, Wittgenstein dit, à l’encontre de ce livre, qu’un auteur doit avoir ses propres problèmes (en sous-entendant que Ryle lui devait ceux dont il traite dans son livre). Ryle présente son livre comme « un long exercice visant à appliquer à [certains] termes mentaux la théorie générale de la signification qui combat le non-sens », il envisage aussi d’appliquer cette théorie à l’ensemble des notions associées à la liberté de la volonté. Il se peut que le choix des termes mentaux ait été influencé par le travail de Wittgenstein, encore que, lorsqu’on l’a interrogé sur l’influence de Wittgenstein, Ryle ait préféré répondre : « J’ai beaucoup appris de lui. » En réalité, Ryle a tiré sa dichotomie entre sens et non-sens d’une lecture bien plus ancienne de Lotze, Windelband et Husserl, mais il la tient peut-être aussi de Frege et de Wittgenstein. Cf. B. McGuinness & C. Vrijen, « First Thoughts : An Unpublished Letter from Gilbert Ryle to H. J. Paton », British Journal for the History of Philosophy, 14, 4 (2006), p. 747-756, et G. Ryle, « The Genesis of Oxford Philosophy », Linacre Journal, 3 (1970), p. 109.
Chez v. Wright, Strathaird,
Lady Margaret Rd, Cambridge
05.04.1950
Cher Norman,
Je suis revenu de Vienne le 23 mars et je suis arrivé ici hier. J’ai trouvé le merveilleux colis de Noël que vous m’avez expédié, toi et Lee, et j’apprécie vraiment son contenu. — L’autre jour, j’ai reçu d’Oxford une lettre d’invitation pour donner six cours de philosophie. Des cours donnés par les personnes n’appartenant pas à Oxford y sont prévus chaque année. Ils se nomment « John Locke Lectures », et on m’a proposé, pour chacun, un paiement de 200 £. Mais on m’a dit que je devais m’attendre à une vaste audience — plus de 200 étudiants — et qu’il ne devait y avoir aucune discussion pendant le cours. Je n’ai pas encore vraiment donné ma réponse, mais je crois qu’elle sera négative. Je ne pense pas être capable de donner des cours corrects, en bonne et due forme, en présence d’une grande assistance. — Je me sens passablement bien, mais pas aussi bien qu’à Vienne, et je suis très lent et stupide. On ne devrait pas écrire de lettre quand on est dans un tel état, mais je voulais vous remercier, Lee et toi, pour le colis de Noël et vous souhaiter de joyeuses Pâques. Dis mon amitié et mes meilleurs souhaits à quiconque en a l’usage.
Ludwig
J’espère que nous pourrons de nouveau avoir quelques discussions, toi, moi et Doney.
— Les John Locke Lectures étaient une innovation principalement due à Gilbert Ryle. Cf. « The Genesis of Oxford Philosophy » (où c’est lui qui se cache derrière le pronom « nous »). Wittgenstein était à l’évidence la première personne qu’il fallait choisir pour les lancer, mais on savait qu’il était peu probable qu’il accepte.
Ryle a confié à McGuinness qu’il avait invité Wittgenstein pour en discuter à son club londonien (le club de Phileas Fogg, le Travellers), en estimant que la chemise entrouverte et la veste de tweed ne choqueraient pas ses membres endurcis par les voyages. Mais Wittgenstein se présenta à lui dans une meilleure tenue : un costume emprunté au fils de sa logeuse !
De Trinity College, Cambridge
17.04.1950
Cher Norman,
Merci beaucoup pour ta lettre du 11 avril. C’est vraiment très gentil à toi de t’être donné la peine de contacter l’un des directeurs de la fondation Rockefeller pour moi. Je vais essayer de te dire aussi clairement que possible ce que j’en pense.
L’idée de pouvoir vivre là où il me plaît, de n’être pas un fardeau ou un casse-pieds pour les autres, de pouvoir faire de la philosophie quand j’en ai envie m’est, bien sûr, agréable, comme elle le serait à quiconque souhaite philosopher. Mais je ne peux accepter d’argent de la fondation Rockefeller que si le directeur sait toute la vérité sur moi. Cette vérité, la voici.
a) J’ai été dans l’incapacité de faire un travail philosophique soutenu depuis début mars 1949. b) Même avant cette date, je ne pouvais bien travailler que 6 ou 7 mois par an. c) Du fait que je vieillis, mes pensées perdent considérablement de leur force, elles se cristallisent bien plus rarement, je me fatigue beaucoup plus, et plus vite. d) Mon état de santé est en quelque sorte instable, car je souffre d’une légère anémie qui me prédispose aux infections. Ce qui diminue aussi mes chances de faire du bon travail. e) Bien qu’il ne me soit pas possible de prédire quoi que ce soit de défini, il me semble que mon esprit ne fonctionnera plus jamais avec autant de vigueur qu’il l’a fait, disons, il y a 14 mois. f) Je ne peux pas m’engager à publier quoi que ce soit de mon vivant.
Je pense que tant que je vivrai et aussi souvent que l’état de mon esprit me le permettra, je penserai à des problèmes philosophiques et essaierai d’écrire sur eux. Je crois aussi qu’une fois publiée, une grande partie de ce que j’ai écrit dans les 15 ou 20 dernières années est susceptible d’intéresser des gens. Mais il est néanmoins possible que je ne produise désormais que des platitudes sans aucun éclat ni intérêt. Il y a de nombreux exemples de personnes qui ont fait de l’excellent travail dans leur jeunesse et du travail très terne dans leur vieillesse.
C’est là, je pense, tout ce que je puis dire à ce sujet. Je crois que tu devrais montrer cette lettre au directeur que tu as contacté pour moi. Évidemment, il est impossible d’accepter une allocation sous de faux prétextes, et il se peut qu’inintentionnellement tu aies présenté mon cas sous un jour trop rose.
En ce moment, je suis en assez bonne santé. Je travaille un peu, mais je bute sur des choses simples, et presque tout ce que j’écris est passablement terne. — Il se peut que j’aille bientôt à Oxford et que j’habite chez Miss Anscombe. Je me plais vraiment chez les von Wright, mais leurs deux enfants sont bruyants, et j’ai besoin de calme. Je souhaiterais n’être pas si sensible ! — Je serai toujours joignable à l’adresse de Trinity College et aussi, pour cette affaire, à celle de v. Wright.
Je pense que je ne dois pas essayer de t’écrire sur les « motifs » aujourd’hui, d’autant que je ne suis pas au clair sur cette question.
Dis mon amitié à Lee.
Ludwig
— Un directeur de la fondation Rockefeller : Chadbourn Gilpatrick, voir la lettre 508.
27 St. John Street, Oxford
30.07.1950
Cher Norman, chère Lee,
Je suis ravi d’apprendre que vous avez eu un petit garçon, principalement parce que j’imagine que c’est un garçon que vous souhaitiez. Si tout ce qui ne va pas est qu’il ressemble à Malcolm, je n’ose dire qu’il peut passer outre ! J’espère que tout va pour le mieux pour lui, vous et Ray !! — Les gens de Rockefeller ne m’ont pas écrit, et je ne vois pas pourquoi ils le feraient, puisque je ne leur ai jamais écrit. Je ne vois pas non plus pourquoi ils m’octroieaient une allocation — encore qu’il serait agréable qu’ils le fassent. — Je me sens à peu près bien, et je travaille, mais plutôt mal. Je me fatigue très vite. Ici aussi, le climat est très relaxant. (Mais je ne le rends pas responsable de ma fatigue.) — Comme je vous l’avais dit, mon intention était de partir en Norvège en août, mais je ne peux pas y aller. Peut-être irai-je à l’automne. L’homme avec qui je devais partir doit travailler un examen qu’il a raté en juillet. Peut-être verrai-je Bouwsma à son retour, en août. Je n’ai presque aucune discussion philosophique. Je pourrais voir des étudiants si je le souhaitais, mais je ne le veux pas. Ma vieille tête contient toutes sortes de pensées qui manquent de clarté. Peut-être y resteront-elles pour toujours dans leur état insatisfaisant.
Si je redevenais un peu plus clair, ce qui est peu probable, il serait bon d’avoir quelques discussions de plus avec vous. — Transmettez mes meilleurs souhaits à Doney, s’il est encore joignable.
Donnez-moi de vos nouvelles sans trop tarder.
Comme toujours, affectueusement
Ludwig
P. S. J’avais complètement oublié de vous remercier pour la veste, mais elle est fichtrement belle !
— L’homme avec qui je pensais partir : Ben Richards, qui était alors étudiant en médecine. Voir aussi la lettre 456.
— Wittgenstein a écrit à Rhees, le 13 août 1950, une lettre analogue à celle-ci.
27 St. John Street, Oxford
01.12.1950
Cher Norman,
Merci pour ta lettre du 3 novembre. Je l’ai trouvée à mon retour de Norvège il y a 10 jours environ. J’y suis parti 5 semaines avant lesquelles j’avais été malade pendant environ un mois. L’ami qui m’y a accompagné a lui-même souffert de bronchite, à deux reprises. Les soucis s’enchaînant, j’ai de jour en jour repoussé le moment d’écrire à mes amis. Cela ne veut pas dire que nous n’avons pas apprécié notre voyage, car nous l’avons vraiment apprécié, et nous avons eu un temps magnifique. J’avais l’intention de travailler un peu, mais je n’en ai rien fait. Il se peut que je revienne en Norvège sous peu pour essayer de travailler ; c’est le seul lieu que je connaisse où je peux être vraiment au calme. Il est certes possible que je n’aie plus la capacité de faire des recherches décentes, mais il vaut certainement mieux que je sache si j’en suis ou non capable. Ne divulgue pas ce projet pour l’instant. Je n’ai pris aucune décision, et bien que j’en aie parlé à certains, il y en a d’autres dont je ne souhaite pas qu’ils soient au courant.
J’ai transmis tes amitiés à Miss Anscombe, Smythies et Bouwsma. Voir Bouwsma est toujours très agréable. Lui et sa femme sont des gens très aimables et très naturels. Je suis ravi que Bouwsma voie Smythies régulièrement ; j’imagine qu’il ne voit pas beaucoup de monde en ce lieu où tout n’est qu’apparence. Il a aussi souvent discuté avec Miss Anscombe. — Tu as raison, un mathématicien nommé Turing a assisté à mes cours en 1939 (ils étaient passablement maigres !) et il est probablement l’homme qui a écrit l’article que tu mentionnes. Je ne l’ai pas lu, mais j’imagine qu’il n’est pas marrant. Von Wright est en Finlande et reviendra en janvier à Cambridge. Je ne sais pas si je pourrai le voir. L’autre jour, j’ai consulté mon médecin et je suis allé voir Moore. Il semble aller bien, mais dit qu’il doit vraiment se ménager, en raison de son cœur.
Transmets mes amitiés à Lee et mon bon souvenir à Doney et au Dr Mooney. J’aimerais beaucoup les revoir, mais cela est improbable.
Ma santé n’est pas trop mauvaise, mais je suis très terne et très stupide (comme le montre cette lettre).
Ludwig
— L’article que tu mentionnes : « Computing Machinery and Intelligence », Mind, vol. 59 (octobre 1950), p. 433-460, où A. M. Turing propose un test pour déterminer si une machine simule avec succès le comportement humain intelligent. Cf. N. Malcolm, A Memoir, p. 130. (Tout comme Malcolm, Turing avait effectivement assisté au cours de Wittgenstein sur la philosophie des mathématiques, en 1939.)
27 St. John Street, Oxford
02.01.1951
Cher Norman, chère Lee,
Grand merci pour votre magnifique cadeau de Noël. Je porte en ce moment votre pull-over, et il me donne un air très distingué. — Je ne sais pas si je vous ai écrit que, quand j’étais en Norvège en octobre, je pensais y retourner pour travailler un peu. J’ai demandé à une amie qui y possède une ferme si je pouvais m’installer chez elle pour l’hiver. Elle m’a répondu que oui. Ce qui aurait été un lieu peu coûteux et très calme. J’ai réservé un aller sur le Newcastle-Bergen du 30 décembre. Mais peu avant Noël j’ai appris que mon amie ne pourrait pas m’héberger et, au même moment, je suis tombé malade. Je n’ai donc pas pu partir. Je vais bien mieux maintenant et j’attends des nouvelles d’autres personnes que j’ai contactées en Norvège pour savoir si elles connaissaient un lieu qui me conviendrait. Je n’ai eu, pour l’instant, aucune réponse, et je ne suis guère optimiste. J’ai passé Noël à Cambridge chez mon médecin. J’étais allé le voir pour qu’il m’examine avant de partir en Norvège, mais je me suis senti mal, et j’ai dû rester chez lui. Lorsque je suis revenu ici hier, j’ai trouvé votre adorable cadeau et votre carte de Noël. À Cambridge, j’ai lu un livre qui m’a intéressé et qui est, à mon sens, plutôt bien écrit. Il a pour titre Rommel et est signé par un brigadier anglais, Young. C’est une sorte de biographie du général allemand racontant l’histoire de ses exploits. Estimant que ce pourrait être un cadeau de Noël possible, bien que très tardif, je vous l’envoie. Il se peut que vous ne l’aimiez pas du tout.
Tous mes vœux les meilleurs. Et merci encore.
Ludwig
27 St. John Street, Oxford
12.01.1951
Cher Norman,
Merci pour ta lettre et pour les 2 dessins. Ils sont, l’un et l’autre, excellents. Hier, M. Gilpatrick, de la fondation Rockefeller, m’a rendu visite. Je lui ai dit ce que je t’avais écrit il y a quelques mois — à savoir qu’à cause de mon état actuel de santé et de ma faiblesse intellectuelle je ne pouvais pas accepter l’allocation ; mais je lui ai dit que si, contre toute probabilité et tout espoir, je me trouvais un jour en état de faire à nouveau un travail philosophique honorable, je lui écrirais. Nous nous sommes donc séparés dans de bons termes. — Les Bouwsma sont extrêmement gentils avec moi. Je suis toujours aussi heureux que Bouwsma puisse avoir des discussions avec Smythies et Miss Anscombe. Ce lieu est par ailleurs un désert philosophique ; et je suis juste bon pour manger de la compote de pommes avec un philosophe ! Mon esprit est entièrement mort. Je ne m’en plains pas, car je n’en souffre pas réellement. Je sais que la vie doit un jour arriver à son terme, et que ce qui cesse en premier lieu est la vie mentale. — Ton pull-over est magnifique et me va parfaitement.
Dis mes amitiés à Lee et souhaite bonne chance à Ray.
Merci pour toute ta gentillesse.
Ludwig
Je sais par Bouwsma et Gilpatrick que tu as donné une bonne conférence à Toronto.
— Manger de la compote de pommes avec un philosophe : Selon Malcolm (A Memoir, p. 131), une allusion à l’excellente compote maison de Mme Bouwsma.