POSTFACE1

WITTGENSTEIN À CAMBRIDGE

par
BRIAN MCGUINNESS

Wittgenstein se présenta pour la première fois à Russell, qui était alors chargé d’enseignement à Cambridge, le 18 octobre 19112. Bien qu’encore inscrit comme étudiant à Manchester, il semble qu’il soit resté à Cambridge jusqu’à Noël. Le 1er février 1912, il devint officiellement membre de l’université de Cambridge et de Trinity College. Son statut fut, au départ, celui d’un non-diplômé ; mais début juin, le comité des diplômes du Conseil des sciences morales l’admit comme étudiant avancé dans un cursus de recherche et « demanda à M. Bertrand Russell de bien vouloir agir en tant que Directeur et Superviseur de l’Étudiant3 ». Wittgenstein assista alors au cours de George Edward Moore (qui n’était pas encore professeur) et il fut aussi supervisé par le logicien W. E. Johnson (situation que Johnson et Wittgenstein trouvèrent frustrante). Pendant les trois trimestres de l’année 1912 et pendant ceux d’hiver et de printemps 1913, il continua à résider à Cambridge. Mais il passa la plus grande partie de l’année universitaire 1913-1914 en Norvège pour y penser et écrire par lui-même ; en avril, il reçut la visite de Moore. L’été 1914, il revint en Autriche et, en août, aussitôt après la déclaration de guerre, il s’engagea comme volontaire dans l’armée austro-hongroise.

Sa venue à Cambridge fut l’un des grands changements de sa vie. Il lui fallut faire un choix, déchirant pour lui, entre ses talents d’ingénieur en aéronautique et ses dons de penseur. Russell l’y aida, comme nous le savons, et il le fit en grande partie en l’incorporant à un groupe où il lui était possible d’user librement de son intellect. Être entouré par Moore, Keynes, les Strachey et même les plus jeunes Apôtres (ils constituaient alors la branche de Cambridge du Bloomsbury) était une nouvelle expérience pour lui, car si sa famille possédait la fortune et avait une haute culture, elle n’était pas intellectuelle au degré développé dans cet environnement-là. Il avait certes pour bagage une connaissance pratique et vivifiante des sciences qui le conduisait à se défier de ce qui est éthéré ; mais la discussion intellectuelle sur toute chose, le plaisir pris à la discussion aussi bien qu’au résultat étaient nouveaux pour lui. (C’est en tout cas ce qui ressort de tout ce que nous savons.) Il partit pour Cambridge (comme Augustin pour Carthage), et cela le marqua pour la vie — qui, du reste, s’y termina. Hinc lucem et pocula sacra4 est l’une des devises de son université ; il y trouva le mélange subtil de problèmes et de techniques qui lui convenaient. Certes, il était autrichien (ou, comme lui-même et Russell le disaient, allemand) et quantité d’aspects de la vie anglaise l’irritaient, mais la plus grande partie de sa vie montre aussi que le schème de l’intellectuel austro-hongrois lui pesait.

Parce qu’il eut l’heur de choisir Russell comme professeur (et que Russell le cerna très vite), Wittgenstein devint, dès les premiers mois de son arrivée, un membre de cette élite — un groupe qui considérait sa position sociale comme acquise (ce qu’à mon sens Wittgenstein fit aussi toujours) et qui avait une conscience aiguë de la supériorité de ses idéaux sur l’idéal de succès mondain prêché, selon lui, à Oxford. Ce groupe avait pour bible les Principia Ethica de Moore auquel Wittgenstein se référait, il faut le noter, avant les Principia Mathematica, mais (si l’on en croit Russell) il rêvait alors d’une vie retirée, tout en nuances et consacrée aux impressions subtiles ; et ses membres les plus jeunes avaient aussi tendance à tomber amoureux les uns des autres. Les discussions de Wittgenstein avec les plus âgés nous apprennent qu’il soutenait que les mathématiques enrichissent le goût des gens, parce que avoir du goût c’est penser honnêtement. Mais tous étaient contre lui. Peut-être était-ce significatif. En tout cas, Wittgenstein tenta de quitter cette société (les « Apôtres »), car il estimait que ses membres les plus jeunes « ne s’étaient pas encore débarbouillés » et que « si le processus était nécessaire, il n’en était pas moins indécent ». (Bien plus tard, il rejoignit la société comme membre senior.)

Quelles étaient ses objections, outre l’immaturité de la jeunesse ? Il critiquait sévèrement les Principia de Moore, à la fois leur style (« Des énoncés obscurs ne s’éclairent nullement du fait d’être répétés », écrit-il) et leur contenu — leur tentative de décrire la nature du Bien. En réalité, son seul objectif était l’honnêteté, et il voulait (comme Russell le lui fit dire) être une créature impulsive. Or, comme ses impulsions étaient fortes, mais jamais honteuses, il tenait pour des non-sens les principes et autres choses de ce genre. Il ne supportait pas du tout les arguments un peu forcés que la Société avançait, par pur amour de l’argumentation, pour défendre le paradoxal et le scandaleux. En outre, il considérait que même ses membres plus âgés manquaient de ce qu’il nommait « révérence » : Russell lui-même (qu’à cette époque-là il respectait) était trop philistin pour apprécier les avantages qu’il pouvait tirer de son âge. (Des raisons du même ordre firent que D. H. Lawrence, dont l’attitude à l’égard du monde était résolument nietzschéenne, se sentit mal dans le Bloomsbury.)

Néanmoins, l’action conjuguée des membres de ce groupe le mit sur la voie d’écrire son premier livre — qui est aussi, d’une certaine façon, le plus grand. Il y répare la logique de Russell, il y traite en deux ou trois paragraphes de la probabilité selon Keynes, il y montre que l’éthique, le domaine de Moore, ne consiste aucunement en des propositions. Peut-être était-ce le genre de choses qu’ils attendaient de lui : comme Russell le dit à l’une de ses sœurs, ils « attendaient de lui le prochain grand pas en philosophie » et, après la guerre, ils furent heureux (selon la formule de C. D. Broad) de « danser sur la musique syncopée de la flûte de Herr Wittgenstein ». Ils l’aidèrent aussi à d’autres égards — le simple fait qu’ils l’aient accepté lui avait rendu un grand service. En outre, comme il le souhaitait, « le ciel lui fit don d’un ami », qui faisait partie de leur cercle, sans y être vraiment incorporé, et auquel il dédicaça ce premier livre.

L’Abhandlung initiale dont il annonça l’achèvement à Russell en 1915 était le produit de la période qu’il avait passée à Cambridge, mais ce qu’il y ajouta en 1916-1918 (les passages sur Dieu, sur la liberté et sur le mystique) provient plutôt des deux phases suivantes de son existence. Car pendant la guerre la religion de Tolstoï s’empara de lui, et le cercle des jeunes disciples de Kraus et de Loos qu’il rencontra à Olmütz le convainquit d’énoncer ce qu’il avait auparavant laissé non dit — et qui, selon lui, ne doit pas être dit. Le mysticisme auquel il ouvrait ainsi la porte choqua Russell ; à quoi s’ajouta le fait que le moindre soupçon de religion signifiait l’exclusion du Bloomsbury. « Nous avons perdu Tom », fut le commentaire de Virginia Wolf lorsqu’elle apprit la conversion de T. S. Eliot.

Mis à part cet élément qu’il estimait n’être qu’extrinsèque, Russell fut séduit par l’ouvrage qui lui arriva du camp de prisonniers de Monte Cassino. C’est dans ce camp italien que Wittgenstein passa la majeure partie de sa captivité, après la reddition austro-hongroise, en novembre 1918, jusqu’en août 1919. Il y avait emporté une dactylographie complète de ce que Moore nommerait le Tractatus et qui, grâce à Keynes, avait pu être envoyée en toute sécurité en Angleterre.

En décembre 1919, peu après sa libération, Wittgenstein put revoir Russell à La Haye (rencontre qui n’était évidemment possible qu’en pays neutre). Les deux amis discutèrent l’ouvrage avec passion (voir les lettres 45 à 57). Russell écrivit ensuite une introduction qui ne fut pas approuvée par Wittgenstein, et dont l’un des objectifs était d’en assurer la publication à la fois en Allemagne et en Angleterre (voir les lettres 69 à 77). Les deux hommes se réunirent de nouveau à Innsbruck en 1922 (voir la note à la lettre 76), mais cette nouvelle entrevue tourna au vinaigre et, bien que le premier échange qu’ils eurent ensuite ait été aimable (voir les lettres 77 et 78), leur amitié ne redevint jamais ce qu’elle avait été.

Ce fut aussi en 1919 que Wittgenstein renonça à sa fortune au profit de sa famille et qu’il cessa de faire de la philosophie pour devenir instituteur dans des villages reculés de Basse-Autriche où il enseigna de 1920 à 1926. Mais il ne rompit pas pour autant ses relations avec Cambridge. En 1923, il écrivit à Keynes pour renouer le contact (voir la lettre 143). Celui-ci ne lui répondit que plus d’un an plus tard, mais entre-temps, un de ses jeunes amis, Frank Ramsey, un mathématicien brillant qui était aussi philosophe et qui avait traduit le Tractatus pour C. K. Ogden, vint lui rendre visite à Puchberg-am-Scheenberg. Ramsey semble y avoir séjourné au moins deux semaines, et il eut, chaque jour, de longues discussions avec Wittgenstein qui lui expliquait le Tractatus. Ces discussions permirent d’introduire de nombreuses corrections à la fois dans le texte allemand et dans la version anglaise. (Elles furent, pour la plupart, incorporés à la seconde édition, en 19335.) Et c’est à l’évidence le compte rendu que Ramsey donna à Keynes de sa visite qui conduisit celui-ci à faire tout son possible pour faire revenir Wittgenstein à Cambridge (voir les lettres 147 et 149). Du reste, Wittgenstein avait lui-même envisagé, à l’automne 1923, de quitter son poste d’instituteur et d’aller passer son diplôme à Cambridge. Mais, un an plus tard, il déclina l’invitation de Keynes, en en expliquant les raisons à Keynes lui-même et à Ramsey qui se trouvait alors à nouveau en Autriche.

En août 1925, Wittgenstein rendit néanmoins visite à Keynes en Angleterre ; il s’installa chez lui et y rencontra Ramsey et d’autres de ses amis. Keynes l’avait aidé à payer son voyage (voir la lettre 149). Cette visite coïncida avec l’un des recroisements, caractéristiques du Bloomsbury, de la vie intellectuelle et de la vie personnelle : Keynes venait de se marier avec l’adorable mais excentrique Lydia Lopokova, et Ramsey, qui était sur le point de se marier, abandonna sa fiancée pour aller dans le Sussex discuter avec Wittgenstein. Geoffrey Keynes et son épouse étaient également de la partie ; Virginia et Leonard Woolf qui habitaient dans les environs vinrent aussi. D’autres rencontres du même type permettent d’imaginer ce qui se passa : les boutades de Lydia que ceux du Bloomsbury prenaient à la lettre, le mécontentement de Wittgenstein quand on changeait allégrement de sujet pour ne pas laisser ses arguments prendre le dessus, les longues promenades de Wittgenstein avec Ramsey qui furent l’occasion d’une querelle entre eux sur la psychanalyse. (La querelle est attestée, et il est vraisemblable qu’elle ait porté sur ce sujet.) En tout cas, le retour à Cambridge et à la philosophie ne fut plus à l’ordre du jour.

Deux autres événements intervinrent qui interférèrent : la construction de la maison de la Kundmanngasse (qui fut, en un sens, un retour aux préoccupations du cercle d’Olmütz) et les premiers entretiens avec certains membres du Cercle de Vienne. Mais, pour des raisons que l’on conjecture sans mal, Vienne n’était pas un lieu pour le travail de Wittgenstein : il n’y aurait été qu’un riche amateur, à ceci près que s’étant débarrassé de sa fortune il aurait vécu aux crochets de sa famille. Il lui fallait Cambridge. Dans les premiers jours de 1929, il partit donc retrouver le Cambridge de Frances Cornford et des « hommes qui partaient faire cours avec le vent dans leur blouse ». On l’y accueillit à bras ouverts, autant parce qu’on l’avait connu dans la vulnérabilité de sa jeunesse que parce qu’il avait maintenant un nom dans le monde cultivé. Et, à l’occasion, les anciens contacts qu’on avait eus avec lui le préservèrent (particulièrement à Trinity) de la censure6.

« Dieu est arrivé », écrivit Keynes à Lydia. Effectivement, Wittgenstein allait dominer leur vie. Il résida d’abord dans une chambre réservée aux invités, à King’s College, puis chez Ramsey (une fois leur querelle oubliée). Et il le fit plus longtemps que la décence ne le permettait. On l’installa ensuite chez Maurice Dobbs (alors mentor des jeunes « Apôtres » de l’aile gauche) où il renoua, avec une aisance qui le surprit lui-même, avec la vie qu’il avait menée seize ans plus tôt. Sa brouille avec Moore n’eut aucun mal à être oubliée — à ce moment-là, qui était peut-être une période d’espoir, le charme personnel de Wittgenstein n’était pas encore terni par ses exigences à l’égard des autres et de lui-même.

Pour la forme, on l’admit à nouveau à Trinity et à l’Université, le 19 janvier 1929. L’idée qu’il était venu en vacances fut donc très vite abandonnée. Il passa le trimestre d’hiver et de printemps 1929 à Cambridge, et le Tractatus ayant été accepté comme thèse, il soutint son Ph. D. le 18 juin. Il y resta aussi les trois trimestres suivants (il habitait alors Grandchester Road, chez Mme Quiggin) et le trimestre d’automne 1930. Pendant l’année académique 1929-1930, il donna, à l’invitation du Conseil de la Faculté des sciences morales, un cours de logique philosophique pour lequel il reçut une petite somme. En octobre 1930, son cours fut converti en une charge d’enseignement, et les choses se poursuivirent sur la même base les années suivantes. En décembre 1930, il fut élu fellow de Trinity College. On le logea d’abord au Bishop Hostel, et on remit ensuite à sa disposition les appartements qu’il avait occupés jadis, en haut d’une tour de la Whewell’s Court7. Son fellowship fut prolongé, et il ne parvint à son terme qu’à la fin de l’année académique 1936-1937, en même temps que son poste à la faculté.

Au moment de son retour, Wittgenstein eut avec Ramsey des discussions qui le ravirent. En 1929, il note : « Elles ressemblent à un sport où l’on dépense de l’énergie, et elles sont, je crois, menées dans un bon esprit. Il y a, en elles, quelque chose d’érotique et de chevaleresque. Elles m’apprennent le courage de la pensée. » Et, dans le même passage, il s’interroge sur sa capacité ou incapacité de poursuivre par lui-même la « science » (Wissenschaft, un terme qu’il évitera plus tard)8. Il semble que ces discussions (brutalement interrompues par la maladie, puis le décès de Ramsey survenu moins d’un an plus tard) aient porté sur les sujets suivants : l’espace visuel, les fondements de la physique et des mathématiques (à supposer qu’il y en ait), etc., et que ces sujets aient été tous de nature technique. Le retour de Wittgenstein à la philosophie fut donc rigoureux. Et ce n’est pas pour rien qu’il reconnut plus tard devoir beaucoup à la « critique toujours vigoureuse et sûre » de Ramsey9. Mais, comme nous verrons, il lui fallait quelque chose d’autre pour s’engager sur un nouveau chemin.

Wittgenstein ne rompit pas les liens avec le Bloomsbury qu’il avait tissés pendant ses premières années à Cambridge ; il renoua pour la forme avec la société des « Apôtres », en raison de son intérêt pour les activités littéraires, théâtrales et musicales auxquelles s’adonnaient ses jeunes membres — ceux que Leavis décrivait avait dédain comme des « wykehamistes » et qu’il nommait, lui, « les Julian Bell ». Il faisait le tour du jardin du Collège avec Dadie Rylands pour lui expliquer comment il fallait mettre en scène Shakespeare ; il analysait les symboles des poèmes du cercle de William Empson ; il critiquait la façon dont John Hare (qui devint lord Listowel’s) chantait et il commentait les tableaux de Julian Trevelyan.

Mais il y eut un certain nombre de choses qui le firent changer. Peut-être ne donnait-on pas à son point de vue toute l’attention qu’il méritait. Rylands souriait quand il lui donnait des conseils, Julian Bell écrivit un poème, sous forme d’épître adressée à Braithwaite, où il protestait contre l’hégémonie culturelle revendiquée par Wittgenstein. Il se pourrait aussi que les railleries de John Cornford à l’égard de ses professeurs aient été dirigées contre lui ; en tout cas, elles semblent lui avoir fort déplu10. Pourtant, politiquement parlant, Wittgenstein était sur des positions analogues aux leurs, et ses sympathies le portèrent toujours résolument à gauche. Il ne s’opposa pas à son grand ami Skinner lorsque celui-ci lui dit qu’il souhaitait participer à la guerre civile espagnole. Et, parmi les quatre hommes qui tombèrent dans cette guerre, trois faisaient partie de ses élèves et le quatrième était John Cornford, l’élève manqué11 précédemment mentionné12. Wittgenstein commença alors à se trouver des amis et des disciples dans des cercles moins privilégiés et plus sérieux qui considéraient comme primordial le perfectionnement de soi : King, Lee et Townsend (qui publièrent les notes qu’ils avaient prises à ses cours) ; le cercle dont Skinner s’était entouré ; et plus particulièrement Drury, Smythies et Rhees, qui restèrent proches de lui jusqu’au bout. Ces groupes mériteraient chacun une description, mais aucun n’entretint de rapports, même lointains, avec le Bloomsbury. Ses nouveaux amis étaient préparés à la tâche difficile de disciple, ce qui voulait dire qu’ils pouvaient être en désaccord avec lui, mais qu’ils devaient tenir bon sur l’essentiel et, surtout, qu’ils n’étaient pas autorisés à considérer les idées, et bien d’autres choses encore, comme de simples jouets. Dans Wittgenstein in Cambridge, une fonction importante est aussi attribuée à certain nombre d’étudiants plus mûrs qui, dans leurs lettres, décrivent leurs tentatives de mettre en pratique ce qu’ils ont appris de Wittgenstein. Peut-être William H. Watson qui partageait et nourrissait le goût de Wittgenstein pour le non-sens — pour les absurdités proférées par des scientifiques prétendument philosophes comme Jeans ou Eddington — est-il, dans On Understanding Physics, le meilleur porte-parole qu’il pouvait avoir. Plus tard, Alister Watson — probablement le seul du cercle enchanté des jeunes Apôtres qui resta à ses côtés — contribua un peu de la même façon à diffuser ses idées sur les fondements (ou l’absence de fondements) des mathématiques.

Conformément à une loi sociale dont j’ai pu moi-même observer le fonctionnement à Oxford (loi qui est sans aucun doute une forme particulière d’une tendance universelle), un groupe particulier de ses amis, celui avec lequel il se sentait le plus à l’aise, était constitué d’étrangers qui, comme lui, ne parvenaient pas à se sentir chez eux dans le monde calfeutré des Collèges. Piccoli, le professeur d’italien, en est un exemple, Bakhtine (Nicholas, le frère de Mikhaïl) qui était linguiste et poète, et avait enchaîné les exils en fut, un peu plus tard, un autre. Mais sans aucun doute, le chef de file de ce groupe était Piero Sraffa, un protégé de Keynes, tiré par lui de l’Italie mussolinienne, qui allait très vite devenir son égal. Avec Sraffa qui avait déjà publié un article révolutionnaire comparable, sous certains rapports, au Tractatus et qui travaillait alors, selon Armartya Sen, sur des « questions économiques d’ordre fondationnel présentant un intérêt social et politique d’ordre général (dont certaines étaient discutées depuis deux siècles)13 », Wittgenstein se trouva donc confronté à une volonté de puissance égale à la sienne. À quoi A. Sen ajoute qu’il serait surprenant que Sraffa n’ait pas eu de position philosophique qui lui soit propre et qui outrepasse « les limites relativement étroites du raisonnement positiviste ou représentationnel sur lequel les courants principaux de l’économie contemporaine s’appuient le plus souvent ». Or les échanges entre Sraffa et Wittgenstein esquissés (parfois même explicités) dans Wittgenstein in Cambridge permettent de déterminer cette position philosophique14.

Les discussions de cet ordre furent nombreuses : les deux hommes prirent l’habitude de se rencontrer chaque semaine, ils établirent quasiment un agenda qui prévoyait qu’ils ne multiplieraient pas leurs sujets mais chercheraient à identifier les erreurs de pensée commises sur les sujets les plus ordinaires (événements politiques ou autres qui s’imposaient) pour que soient évitées, à l’avenir, non seulement les méprises populaires — les pseudodoxia epidemica, pourrait-on dire — mais aussi les erreurs qu’eux-mêmes commettaient dans leur propre pensée. Parfois, ils abordaient aussi directement la philosophie de Wittgenstein. L’anecdote du geste napolitain est devenue célèbre. Sraffa avait demandé à Wittgenstein : « Quelle est donc la grammaire de cela ? » Et celui-ci, au moment où il porta son regard sur son propre passé pour tenter de rendre compte de ce qui avait changé dans sa position15, fit de cette question l’une des deux pierres angulaires à l’encontre de la doctrine de la pureté de cristal de la logique qu’il avait au départ soutenue16. Ce fut donc Sraffa qui lui montra la nécessité de reconnaître comme signe quelque chose à quoi il n’est pas possible d’attribuer des règles grammaticales.

Il associa aussitôt cette nécessité à l’idée qu’il n’existe rien de tel que l’essence du langage et qu’il n’y a donc pas non plus de royaume de la signification. D’où il conclut qu’il lui fallait abandonner la théorie pneumatique de la pensée et reconnaître qu’il n’existe, à l’arrière-plan de ce que nous signifions et comprenons, aucune structure (structure « concrète », avait-il dit) dont il se pourrait que nous ne parvenions qu’à l’entr’apercevoir, mais dont dépendrait la possibilité même du sens de nos pensées et de nos paroles. Désormais, toute référence à une substructure (ou charpente) de ce genre fut donc proscrite. Wittgenstein décrit aussi cette théorie pneumatique comme une théorie supposant que le sens serait quelque chose à quoi nous donnons d’abord vie (comme à un enfant), mais qui posséderait ensuite une vie propre qu’il nous serait seulement possible de suivre et d’examiner17. Et quand il traite de signification ou de compréhension, il explique que seule la continuité de notre activité donne vie au sens ou au langage. Un résumé épigrammatique de cette analyse apparaît déjà dans Le Cahier brun (1934-1935).

Les conversations avec Sraffa donnèrent à Wittgenstein l’impression d’être comme un arbre dont on couperait les branches. Mais Sraffa finit par estimer que c’en était trop. Selon Smythies (qu’ils persécutaient l’un et l’autre), Sraffa lui aurait dit : « Je ne me laisserai pas persécuter par vous, Wittgenstein. » Pourtant, Sraffa n’était pas sans ressembler à Wittgenstein. Certaines des méthodes et des objectifs de son travail scientifique le rapprochaient de lui. En outre, à l’instar de Wittgenstein, il faisait aussi appel à leurs amis communs, Franck Ramsey et Alister Watson, pour qu’ils l’aident en mathématiques. Mais lui ne retenait d’eux que ce dont il avait vraiment besoin.

Pendant cette période (voir les lettres 155-156 à Keynes et leurs notes), il semble que le plan général de Wittgenstein (fréquemment réajusté en fonction des circonstances) ait été de publier, si possible, ses résultats et de quitter ensuite la vie universitaire ou, du moins, l’Angleterre. En septembre 1935, il partit pour l’Union soviétique dans l’idée d’y entamer une nouvelle vie ; début 1938, il envisagea de se lancer dans l’étude de la médecine, éventuellement en Irlande. Dans l’intervalle, il n’eut pas de poste et passa la fin de l’année 1936 (après l’expiration de son fellowship) et presque toute l’année 1937 dans sa maison de bois norvégienne afin de préparer son livre pour la publication et de méditer sur ce qu’il considérait comme ses imperfections. La seconde préoccupation eut notamment pour résultat une série de confessions faites à sa famille et à ses amis, début 1937. La première le mena à présenter une proto-version des Recherches philosophiques aux presses de l’Université de Cambridge dont il n’est pas sûr qu’elle ait été complète et pour laquelle il eut du mal à trouver un bon traducteur. En réalité, ce projet de publication ne l’enthousiasmait pas vraiment, puisqu’il envisagea, début 1938, de déposer ses papiers à la Bibliothèque de Trinity College pour qu’ils puissent être publiés après sa mort (c’est, en fait, à peu près ce qui se produisit).

L’annexion de l’Autriche en mars 1938 modifia ses projets de façon peut-être décisive. Il lui fallut prendre en considération sa propre situation, décider s’il changerait de nationalité et, s’il le faisait, laquelle il prendrait et — problème connexe — déterminer de ce qu’il ferait pour aider sa famille menacée par la persécution raciale. Il lui fallait aussi trouver un travail. Sa correspondance montre comment il résolut ces problèmes avec l’aide et les conseils de Keynes et de Sraffa. En définitive, il demanda la nationalité britannique qui lui fut accordée un an plus tard. Et il reprit ses activités d’enseignement : il se chargea d’un groupe d’élèves de façon occasionnelle pendant le trimestre d’hiver 1938 et plus régulièrement au trimestre de printemps, mais toujours à titre gracieux. Il n’y avait alors aucun poste d’enseignant disponible à la faculté, et celle-ci lui fit savoir que les subsides qui lui avaient été versés pendant l’année universitaire 1938-1939 ne pouvaient être garantis pour les années à venir.

Début 1939, Wittgenstein se présenta au poste de professeur de philosophie (qui devait être libéré par Moore en octobre) où il fut élu. Il demanda une fois de plus à Keynes de l’aider et de le conseiller (mais cela n’aurait pas été nécessaire). Il occupa sa chaire à partir d’octobre et fut alors réélu à Trinity, cette fois à un fellowship de professeur. En 1943 et 1944, il interrompit son enseignement, d’abord pour participer à l’effort de guerre, ensuite pour écrire. Il assuma à nouveau ses obligations professorales à partir de janvier 1945 et ce, jusqu’à l’été 1947. Au trimestre d’automne, il était en congé sabbatique, et il ne renonça donc formellement au fellowship et au professorat qu’à la fin de l’année civile. (Des extraits tirés des Archives de l’Université et inclus dans Wittgenstein in Cambridge indiquent les détails de tous ces changements.)

Pendant la majeure partie du temps où il vécut à Cambridge, Wittgenstein manifesta de l’intérêt pour les activités de sa société de discussion philosophique — le Club des sciences morales —, à laquelle il fait aussi souvent référence dans sa correspondance. C’est lui qui, en 1912, proposa l’élection d’un chairman pour conduire les discussions (fonction dont je ne suis pas parvenu à déterminer en quoi exactement elle diffère de celle de président). Moore fut longtemps chairman, mais Wittgenstein lui succéda ensuite dans ce rôle, tout comme dans sa chaire de philosophie. Il suivit les débats du Club avec une intensité presque aussi grande que celle qu’il consacra à l’organisation de ses cours et de ses classes. Aussi ai-je également inclus dans la Correspondance de Wittgenstein un certain nombre d’extraits des minutes du Club, ainsi que les minutes (récemment découvertes) des deux réunions de la Société de mathématiques de Cambridge où Wittgenstein intervint.

Après avoir démissionné du professorat, Wittgenstein poursuivit son travail philosophique non seulement en Irlande et pendant son séjour aux États-Unis, mais aussi à Vienne. Il fit également des navettes entre Oxford et Cambridge. Les lettres qu’il adressa à Georg Henrik von Wright (qui lui succéda à sa chaire), à Rush Rhees et à Normann Malcolm pemettent de se faire une idée de l’éventail de ses lectures et de ses intérêts dans ses dernières années, mais aussi des effets de la maladie sur son travail. Le caractère fatal de cette maladie fut diagnostiqué en 1949. Wittgenstein travailla jusqu’à son dernier souffle et il mourut en avril 1951, à Cambridge même.

BRIAN MCGUINNESS
Professeur d’Histoire de la philosophie
à l’Université de Sienne

1. Le texte ici traduit à titre de postface est la partie centrale de l’introduction à Wittgenstein in Cambridge signée par le professeur Brian McGuinness. (É. R.)

2. Cf. la lettre que Russell écrivit ce jour-là à lady Ottoline Morrell : « […] un Allemand inconnu est arrivé, parlant très mal l’anglais, mais refusant de parler allemand. Il a fait des études d’ingénieur à Charlottenburg, pendant lesquelles il s’est découvert une passion pour la philosophie des mathématiques, et il est venu exprès à Cambridge pour suivre mes cours. »

3. Lettre du 5 juin 1912 de J. N. Keynes (le père de J. M. Keynes qui était alors secrétaire général de l’Université) au docteur W. M. Flechter, tuteur à Trinity College.

4. Ce que l’on pourrait rendre par : « Ici se répandent la lumière et les nourritures célestes. » (N.d.T.)

5. Cf. sur ce point, C. Lewy, « A Note on the Text of the Tractatus », p. 417-424, et les lettres 252, 257 et 314.

6. Un humaniste distingué m’a écrit : « Il semblait ignorer qu’un fellowship ne signifiait pas seulement certains privilèges, mais aussi quelques obligations. » Mais Littlewood, Hardy et certains autres qui étaient proches du Conseil (« High Trinity ») étaient disposés à faire des concessions.

7. Son goût pour les hauteurs semble avoir correspondu à un idéal romantique : il rêvait d’habiter dans la tour de l’horloge d’Olmütz (qui était le bâtiment principal de la ville) et, dans son poste d’observation d’officier d’artillerie, il se sentait comme un prince dans un château enchanté.

8. Cf. MS 105, p. 4 (15 février 1929) : « Ce que j’aime vraiment, c’est me promener seul dans la science. » Mais je pense qu’en réalité il veut dire : « Ce que je n’aime pas du tout, c’est me promener seul dans la science. » Sur ce passage énigmatique et sur l’influence de Ramsey en général, voir mon « Wittgenstein and Ramsey », in Cambridge and the Vienna Circle, p. 19-18.

9. Voir la préface aux Recherches philosophiques : « dieser stets kraftvollen und sicheren Kritik ».

10. Jaakko Hintikka m’a dit qu’en 1949-1950 il avait entendu Wittgenstein expliquer à quel point John Cornford se trompait en croyant qu’il n’avait rien à apprendre de ses professeurs.

11. En français dans le texte. (N.d.T.)

12. Ces trois hommes étaient : Julian Bell, David Guest (qui adressaient tous deux des objections marxistes à l’enseignement de Wittgenstein) et Ivor Hickman, dont les quelques lettres à Wittgenstein témoignent d’une vigoureuse indépendance, mais aussi d’une estime et d’une affection véritables. Dans son obituaire (Christ’s College Magazine, 1939), le fellow C. P. Snow décrit Hickman comme doté d’une « passion sans bornes pour la pensée abstraite » portant sur le thème de la signification et sur des thèmes voisins. Peut-être est-ce sa mort qui fut l’occasion d’un désaccord entre Wittgenstein et Drury sur la nature de la « vie future » (cf. R. Rhees éd., Recollections of Wittgenstein, p. 132).

13. Armartya Sen, « Sraffa, Wittgenstein and Gramsci », Journal of Economic Literature, 41 (2003), p. 1240-1255.

14. Voir plus particulièrement la correspondance et les notes échangées en 1934 (item 332-338).

15. Cf. le cahier non élaboré (répertorié MS 175 b et contemporain du MS 142 de 1936-1937) qui servit de matériau de base à l’ouverture des Recherches philosophiques. On trouve bien des échos de ce cahier dans les remarques des Recherches relatives à la nature de la philosophie (cf. § 89-133).

16. La seconde pierre angulaire est l’idée d’air de famille que Wittgenstein tient de Spengler et qui est, elle aussi, un argument contre l’essence.

17. Dans un article récent (« The Pneumatic Conception of Thought » [2006], p. 39-55), Joachim Schulte a fort bien montré que Wittgenstein devait l’idée de pneuma à Spengler qu’il lisait au moment où il commença à discuter avec Sraffa.