[1923]
Cher Monsieur Ramsey,
J’ai reçu l’autre jour une lettre de M. Ogden, disant qu’il se pourrait que vous veniez à Vienne dans les prochains mois. Mais puisque vous avez si excellemment traduit le Tractatus en anglais, je ne doute pas que vous puissiez traduire également la présente lettre, que je vais donc continuer en allemand.
— Cela est la partie écrite en anglais d’un brouillon de lettre qui est, sans aucun doute, la réponse de Wittgenstein au projet de visite de Ramsey.
Trinity
15.10.1923
Cher Wittgenstein,
J’ai reçu l’autre jour une lettre du serveur de l’hôtel de Puchberg, contenant une facture que je n’avais pas payée. (Ce n’était guère ma faute, le fils du propriétaire m’ayant assuré que j’avais tout réglé.) Je lui ai envoyé un chèque, mais je crains qu’il n’ait quelque difficulté à le toucher. Auriez-vous la bonté de voir si tout se passe bien et, sinon, de m’en informer en m’expliquant où est le problème, de façon que je puisse régler, si la chose est possible, par quelque autre moyen de paiement ? Je suis désolé de vous déranger ainsi, mais je ne crois pas que l’affaire soit très compliquée : mon chèque devrait faire l’affaire, si l’hôtelier veut bien attendre que ma banque l’ait envoyé.
Je n’ai pas encore vu Keynes pour lui parler de votre diplôme.
Je suis allé voir Salomé à l’opéra de Vienne, la mise en scène était magnifique et je suis entièrement favorable à l’architecture de l’opéra. Je suis resté 3 jours à Vienne et j’ai pris grand plaisir à voir les tableaux et les édifices.
Je ne me suis pas encore mis au travail sur les nombres, car j’ai été très occupé par la préparation des cours que je dois donner à mes étudiantes. Elles prétendent comprendre plus de choses que je ne le pensais, mais j’ignore si c’est vrai.
Je vous envoie mon autre exemplaire du Tractatus, en même temps que cette lettre.
Russell vient de publier deux livres : The Prospects of Industrial Civilisation, écrit en collaboration avec son épouse, et The A. B. C. of the Atom !
Je me suis entretenu avec quelqu’un qui connaît le baron von Schrenck Notzing ; il a assisté à la séance de matérialisation et a pris des photographies étonnantes qu’il m’a montrées. C’est un homme très distingué, qui a démasqué des supercheries très subtiles. Mais il est certain que ce qu’il a vu est authentique.
Je crains que le prix du billet de Vienne à Londres ne soit nettement plus élevé que je ne le croyais. J’ai payé le mien 1 940 000 couronnes.
Je n’ai rien oublié jusqu’ici de ce que vous m’avez expliqué.
Frank Ramsey
— Diplôme : Il est clair que Wittgenstein souhaitait mener à terme le diplôme auquel il avait travaillé en 1913-1914 et se voir conférer le titre correspondant. Voir les lettres 90 et 254.
— L’opéra de Vienne : Un exemple d’architecture dont Wittgenstein avait une haute opinion, cf. la référence à l’architecte qui l’avait conçu (c’est-à-dire Eduard van der Nüll) dans les Vermichte Bemerkungen (Remarques mêlées, p. 94).
— Mon autre exemplaire du Tractatus : Pour le travail accompli par Wittgenstein et Ramsey sur le texte et sur la traduction de cette œuvre, voir les lettres 252 et 258. L’exemplaire que Ramsey déclare joindre à sa lettre n’est probablement pas celui qui contenait leurs corrections.
— The Prospects of Industrial Civilisation, Bertrand & Dora Russell, Londres, Allen & Unwin, 1923.
— The A. B. C. of the Atom, Bertrand Russell, Londres, Kegan Paul, Trench, Trubner, 1923.
— Schrenck Notzing : Albert de Schrenck-Notzing (1862-1920) fut l’un des premiers à appliquer les méthodes des sciences de la nature à l’étude de la matérialisation et autres phénomènes para-psychologiques. Ces derniers étaient fort discutés à Vienne dans les années 1920 — en particulier par les membres du Cercle de Vienne (voir Karl Menger, Reminiscences of the Vienna Circle and the Mathematical Colloquium, L. Mc Goland, B. F. McGuinness, A. Sklar éd., Dordrecht et Boston, Kluwer, 1994, p. 59). Ils sont aussi parfois évoqués dans la correspondance de Wittgenstein.
Trinity
11.11.1923
Cher Wittgenstein,
Merci pour votre lettre.
J’ai de bonnes nouvelles pour vous. Pour votre voyage en Angleterre, 50 £ (= 16 000 000 couronnes) sont disponibles pour les dépenses que vous aurez à engager. Venez donc, je vous en prie. J’imagine que vous préféreriez venir pendant vos vacances d’été dont il me semble que vous m’avez dit qu’elles sont en juillet et août. Le désavantage de cette période est qu’elle est aussi à Cambridge une période de vacances pendant laquelle les gens s’en vont, et les personnes que vous souhaiteriez voir seront peut-être aux quatre coins du pays. L’idée me vient que si vous deviez quitter votre école actuelle à la fin de l’année scolaire (vous m’aviez dit que c’était possible), vous pourriez peut-être la quitter deux mois plus tôt et venir en Angleterre en mai et juin (pour une partie de ces deux mois, ou pour une période plus longue). Le trimestre d’été à Cambridge va du 22 avril au 13 juin.
J’ai interrogé Keynes à propos de votre diplôme. La situation semble être la suivante : les règlements ont changé, et il n’est plus possible d’obtenir une licence en six trimestres, en soumettant une thèse. En revanche, on peut obtenir un Ph. D. en 3 ans et une thèse. Si vous pouviez venir passer ici une année de plus, on vous permettrait vraisemblablement de comptabiliser vos deux années antérieures, et vous pourriez donc obtenir un Ph. D. C’est la seule possibilité.
Je n’ai pas beaucoup avancé dans la reconstruction des mathématiques, notamment parce que j’ai lu diverses choses — un peu de relativité, un peu de Kant, sans oublier Frege. Je partage votre opinion : Frege est extraordinaire, et j’ai pris un immense plaisir à sa critique de la théorie des irrationnels dans les Grundgesetze. J’aimerais lire Über die Zahlen des Herrn H. Schubert, mais je n’ai pas encore pu me le procurer. Je n’ai que le magnifique « avertissement » que vous aurez, j’en suis certain, plaisir à relire :
« L’auteur relie ses considérations théoriques à l’exposé des fondements de l’arithmétique qu’il a donné dans l’encyclopédie des sciences mathématiques. Il y trouve une méthode et un principe peut-être déjà employés par d’autres chercheurs, mais ne semblant jamais avoir encore été vraiment étudiés et expliqués. La méthode consiste à se débarrasser des propriétés troublantes en en faisant abstraction, et le principe d’indistinction du divers, comme l’auteur le nomme, semble étroitement lié aux très intéressantes et pittoresques propriétés des nombres. En exprimant d’une façon précise cette méthode et ce principe et en essayant de mettre en lumière leur portée, l’auteur estime avoir ouvert la route à d’innombrables progrès à venir1. »
Mais je suis horriblement paresseux. Depuis janvier, presque toute mon énergie a été absorbée par une passion malheureuse pour une femme mariée, ce qui a engendré un si grand désordre psychologique que je n’étais pas loin de relever de la psychanalyse. Et si je ne m’étais pas soudain senti mieux, il y a une quinzaine de jours, je serais probablement parti à Noël vivre 9 mois à Vienne pour y faire une analyse. Mais depuis ce moment-là, j’ai été heureux et j’ai abattu une quantité non négligeable de travail.
Je pense avoir résolu tous les problèmes relatifs aux entiers finis, à l’exception de ceux qui sont liés à l’axiome d’infinité, mais je puis me tromper. Il me paraît difficile de discuter ce point par lettre, mais je pourrais éventuellement en faire un compte rendu écrit et vous l’envoyer. J’aimerais vraiment que vous soyez ici, et il faut que vous veniez cet été. Avez-vous remarqué combien il est difficile d’exprimer, sans le signe =, ce que Russell note (∃ x) : fx.x ≠ a ?
Je suis en train de lire Les Frères Karamazov. Je trouve admirable la scène entre le Christ et l’Inquisiteur décrite par Ivan.
F. P. Ramsey
Ogden vous a-t-il envoyé mon compte rendu du Tractatus dans Mind ? Sinon, et si vous le souhaitez, je vous l’enverrai, mais il ne vaut rien, et il faudra vous rappeler que je l’ai écrit avant d’être venu vous voir.
— Critique de la théorie des irrationnels dans les Grundgesetze : vol. 2, III, 1, § 55-164.
— L’avertissement : Il reproduit certains des sarcasmes de la préface, telle qu’elle est imprimée dans Gottlob Frege, Collected Papers (Oxford, Blackwell, 1984), p. 249-251. Ramsey cite de façon inexacte le passage de l’avertissement de Über die Zahlen des Herrn H. Schubert reproduit sur la quatrième de couverture des Grundgesetze, vol. 2.
— Mon compte rendu : « Tractatus logico-philosophicus (Critical Notice) », Mind, vol. 32 (1923), p. 465-478.
27.12.1923
Cher Wittgenstein,
Merci pour votre lettre. Je suis désolé d’apprendre que vous avez été malade et déprimé.
Tout d’abord, les 50 £ viennent de Keynes. Il m’avait demandé de ne pas vous le dire d’entrée de jeu, parce qu’il craignait que vous soyiez moins enclin à les accepter de lui que d’une source inconnue, étant donné qu’il ne vous avait pas écrit. Je ne parviens pas à comprendre pourquoi il ne l’a pas fait. Il ne parvient pas lui-même à se l’expliquer, et il dit que ce doit être une sorte de « complexe ». Il parle chaleureusement de vous et désire vivement vous revoir. Par ailleurs, il supporte mal l’idée que vous ne puissiez pas venir en Angleterre si vous le souhaitez, parce que vous manquez d’argent, alors qu’il en a, lui, vraiment beaucoup.
Je comprends parfaitement votre crainte de n’être guère apte aux rapports sociaux, mais il ne faut pas accorder trop de poids à cet argument. Je pourrais vous trouver une pension à Cambridge, et vous n’auriez donc pas à voir plus de monde que vous ne le désirez, ou ne le pouvez. Je conçois sans peine qu’habiter chez quelqu’un puisse vous être difficile, étant donné que vous ne pourriez éviter de le voir constamment, mais si vous vivez de façon indépendante, vous pourrez vous habituer graduellement à la vie en société.
N’interprétez pas ce que je vous dis là comme signifiant que je souscris à votre crainte d’ennuyer ou de gêner les autres, car je sais que je désire moi-même terriblement vous voir. Tout ce que je veux dire est que, si telle est votre crainte, il serait certainement bon qu’au départ vous ne vous installiez pas chez quelqu’un, mais viviez seul.
Je ne sais combien de temps vous pourriez vivre ici avec 50 £, mais je suis sûr que vous le pourrez assez longtemps pour que le voyage en vaille la peine.
Je pense qu’on lit davantage Frege maintenant, depuis que deux grands mathématiciens qui ont écrit sur les fondements des mathématiques — Hilbert et Weyl — lui ont rendu hommage, et qu’ils l’ont effectivement apprécié jusqu’à un certain point. Son impopularité disparaîtra avec la génération qu’il a critiquée.
J’ai été ridicule en imaginant avoir résolu ces problèmes. J’agis toujours ainsi, et je me trouve ensuite pris au piège. (Moore fait de même.) Je vous écrirai bientôt longuement sur la question, mais je redoute que vous n’estimiez mes perplexités ridicules. Je ne pensais pas que ∃ x : fx.x ≠ a constituait vraiment une difficulté, autrement dit je ne pensais pas qu’il y ait là une objection à votre théorie de l’identité, mais je ne savais pas comment exprimer la chose, parce que j’avais succombé à l’illusion ridicule consistant à croire que si un x et un a apparaissent dans la même proposition, x ne peut pas prendre a pour valeur. J’avais aussi une raison de vouloir qu’il soit impossible d’exprimer cela. J’essaierai de vous l’expliquer dans une quinzaine de jours, car le faire devrait m’aider à mettre au clair un certain nombre de choses, et vous pourriez peut-être me corriger (peut-être aussi vous y intéresser). Si j’avais quelque chose d’important à dire, je sais que vous vous y intéresseriez, mais je ne crois pas que ce soit le cas.
J’ai essayé bien des choses pour démontrer une proposition de la théorie des ensembles — 2ﬡ0 = ﬡ1 ou 2ﬡ0 ≠ ﬡ1 — dont personne ne sait ce qu’elle est, mais je n’y suis pas parvenu.
J’ai fait la connaissance de votre neveu Stonborough, que je trouve sympathique.
J’apprends que Russell va donner des cours en Amérique.
J’espère vivement que vous allez mieux, que vous n’êtes plus ni déprimé ni fatigué, et que vous allez venir en Angleterre.
Frank Ramsey
Merci de m’avoir indiqué l’expression :
fa . ⊃ . (∃ x,y). fx . fy : ~ fa ⊃ (∃x)fx.
— Proposition de la théorie des ensembles (Mengenlehre) : L’indépendance de cette proposition (et donc également de sa négation) à l’égard des axiomes de la théorie des ensembles ne fut prouvée qu’en 1963 par P. J. Cohen.
— Votre neveu Stonborough : C’est-à-dire Thomas Stonborough, le fils aîné de Margaret (l’une des sœurs de Ludwig), qui devint docteur en philosophie. À l’époque, il était étudiant en licence à Trinity College et Ramsey lui avait écrit pour lui expliquer le plan de Keynes et lui demander de bien vouloir en parler à son oncle, si l’occasion se présentait.
— Russell va donner des cours en Amérique : Prévus pour janvier et février 1924, ces cours furent repoussés, car Russell, qui avait été malade, n’arriva aux États-Unis que le 1er avril 1924 où il donna, pendant neuf semaines, des cours de vulgarisation. Ce fut le premier d’une série de séjours dont l’objectif, avoué non sans quelque plaisir par Russell, était de gagner de l’argent pour faire vivre sa famille, et (plus tard) son école. Voir R. Clark, Life of Bertrand Russell, p. 415, et l’Autobiography de Russell, vol. 2, p. 152 sq.
— L’expression fa, etc. : Dans un texte non publié sur l’identité, Ramsey emploie cette expression, en changeant simplement l’ordre de ses membres principaux, pour exprimer dans la notation de Wittgenstein (où, au lieu de l’identité, apparaissent des conventions destinées à empêcher que différentes variables libres ne prennent la même valeur) ce que la notation des Principia Mathematica exprime par « (∃ x) : x ≠ a.fx » (sommairement dit : quelque chose d’autre que a possède f). Le problème mentionné par Ramsey dans la lettre 254 est précisément de rendre possible une telle traduction.
Trinity
20.02.1924
Mon cher Wittgenstein,
Merci pour votre lettre. Je pense que vous auriez apprécié d’être ici cet été, mais je n’insisterai pas davantage pour que vous le fassiez. J’irai en effet moi-même à Vienne pour une partie de l’été, peut-être même pour tout l’été ! Je ne puis dire exactement quand, ni pour combien de temps, mais vraisemblablement le mois prochain. J’espère donc vous voir très prochainement.
Il y a diverses raisons à mon voyage. J’espère pouvoir m’installer de façon permanente à Cambridge, mais, comme j’ai toujours vécu ici, je désire d’abord en partir pendant un certain temps, et j’ai en ce moment l’opportunité de le faire pour six mois. Si je vais à Vienne, je pourrai apprendre l’allemand et venir vous voir souvent (si vous ne vous y opposez pas), pour parler de mon travail avec vous — ce qui m’aiderait beaucoup. En outre, j’ai peu travaillé ces temps derniers, car j’ai été profondément déprimé. Or les symptômes que je présente ressemblent tellement à ceux décrits par Freud que j’essaierai probablement de me faire psychanalyser. À cette fin, Vienne serait un endroit très propice, et je pourrais donc y passer entièrement ces six mois. Mais je crains fort que ce projet n’ait pas votre accord.
Keynes pense toujours à vous écrire — cette procrastination de sa part est une véritable maladie ; mais (contrairement à moi) il ne prend pas suffisamment au sérieux ce genre d’infirmité pour aller voir Freud ! Il espère vivement que vous viendrez et lui rendrez visite.
Je n’ai pas vu Johnson depuis longtemps, mais je prendrai prochainement le thé avec sa sœur, et à moins qu’il ne soit malade je lui ferai part de l’affection que vous lui portez (il était malade la dernière fois que j’y suis allé). La troisième partie de sa Logique va paraître bientôt. Elle traite de la causalité.
Je suis navré que vous dépensiez toutes vos forces dans ces démêlés avec votre entourage ; les rapports avec les autres enseignants doivent être terriblement difficiles. Allez-vous rester à Puchberg ? Quand je vous ai vu, vous envisagiez plus ou moins d’en partir si la situation devenait intenable, et de devenir jardinier.
Je ne puis rien dire de mon travail, mes idées sont si vagues que cela me demanderait un trop grand effort — en outre, je vous verrai bientôt. De toute façon j’ai bien peu avancé, si ce n’est que j’ai mis au point, de manière assez détaillée, ma propre solution à quelques-unes des contradictions qui rendent la théorie des types inutilement compliquée et qui ont conduit Russell à introduire l’axiome de réductibilité. Je suis allé voir Russell il y a quelques semaines, et je suis en train de lire le manuscrit contenant les compléments qu’il veut ajouter aux Principia. Vous avez parfaitement raison quand vous dites que c’est sans importance aucune. En fait, cela revient simplement à donner une preuve subtile de l’induction mathématique sans faire appel à l’axiome de réductibilité. Il n’y a pas de changements fondamentaux, et l’identité reste ce qu’elle était. Mon impression est qu’il est trop âgé. Il semble comprendre et répond « oui » à chaque question, mais cela ne laisse pas de trace, de sorte que trois minutes plus tard il retombe dans ses lignes anciennes. De tout votre travail, il semble maintenant n’accepter qu’une chose, l’absurdité qu’il y a à employer un adjectif là où il aurait fallu un substantif — ce qui l’aide dans sa théorie des types.
Il nie avec indignation avoir jamais dit que le vague était une caractéristique du monde physique.
Il a deux enfants auxquels il se consacre entièrement. J’ai ressenti une grande affection pour lui. Il ne pense pas vraiment que The Meaning of Meaning soit une œuvre importante, mais il veut favoriser la vente du livre pour aider Ogden. Il en a fait un compte rendu dans un hebdomadaire politique. C’est de là que provient la citation que vous avez vue.
J’ai eu une longue discussion avec Moore l’autre jour. Il a mieux compris votre travail que je ne l’aurais cru.
Je suis désolé de ne pas faire plus de progrès sur la question des fondements des mathématiques. Différentes idées me sont venues, mais elles sont trop imprécises encore.
J’espère que vous allez bien, avec un moral aussi bon que le permettent les circonstances. J’ai grand plaisir à penser que je vais probablement vous voir bientôt.
Frank Ramsey
— Ramsey partit effectivement pour Vienne en mars 1924, dès la fin du trimestre d’hiver. (Il revint à Cambridge pour prendre ses fonctions d’enseignant et de fellow à King’s College au début du semestre d’automne.) Il resta le plus souvent à Vienne même, où il suivait une psychanalyse. Il dînait régulièrement chez la sœur de Wittgenstein, Margaret Stonborough ; il rendit quatre visites (dont l’une échoua probablement) à Wittgenstein : en mars, en mai et en juillet à Puchberg, puis fin septembre à Otterthal (troisième et dernier village de Basse-Autriche, où Wittgenstein occupa un poste d’instituteur), juste avant de repartir en Angleterre. Il décrit ainsi à sa mère la première de ces visites, qui eut lieu la semaine même de son arrivée, le 30 mars 1924 : « Je suis resté une nuit à Puchberg le week-end dernier. Wittgenstein paraît fatigué, bien qu’il ne soit pas malade. Parler travail avec lui ne sert à rien, car il n’écoute pas. Quand tu avances une question, il n’entend pas la réponse que tu lui donnes, mais se met à penser à celle qu’il pourrait lui donner. Et cela est, pour lui, aussi difficile que de gravir une colline en portant un fardeau très lourd. »
— Peu de temps après son arrivée à Vienne, Ramsey fit le voyage de Puchberg pour rendre visite à Wittgenstein et, à son retour dans la capitale, il écrivit à Keynes, le 24 mars 1924, pour lui expliquer que Ludwig avait renoncé à se rendre en Angleterre pendant les vacances d’été : « Cher Maynard, l’adresse de Puchberg est bien celle de Wittgenstein. Je suis allé le voir hier. Il est ravi d’avoir reçu vos livres et vous adresse ses meilleurs sentiments.
« Il m’a également demandé de vous écrire à propos de l’éventualité de sa venue en Angleterre, car il n’est pas sûr de pouvoir lui-même s’exprimer correctement en anglais et pense que vous ne comprendriez pas une lettre écrite en allemand. (Je pense, quant à moi, qu’il le pourrait fort bien, mais que cela lui demanderait un grand effort.) C’est pourquoi je lui ai dit que j’essayerai de le faire à sa place. Il en a parlé à Richard [Braithwaite, voir note à la lettre 73 à Russell], mais il doute qu’il vous fasse un compte rendu fidèle de ce qu’il a dit.
« Il a pris la décision de ne pas venir à Cambridge. Juillet et août sont pratiquement ses seules vacances de l’année, et il les passe généralement à peu près seul à Vienne pour méditer. Les gens qu’il aimerait voir en Angleterre sont peu nombreux. Il ne supporte plus de parler avec Russell, et il y a quelque mésentente entre Moore et lui. Restent donc en fait vous-même et Hardy. Peut-être accepterait-il aussi de voir Johnson, mais ils ne s’entendraient certainement pas. Et, je ne reviendrai moi-même pas en Angleterre avant octobre.
« Venir à Cambridge simplement pour aller prendre le thé ici ou là et voir des gens lui paraît non seulement dénué d’intérêt, mais encore franchement mauvais, parce qu’un tel type de rapports ne ferait que le distraire de ses méditations sans rien lui apporter de bon. Il a en effet le sentiment qu’il ne pourrait entrer en contact avec les gens — même avec vous, qu’il aime beaucoup — s’il n’y avait pas d’effort de part et d’autre, et s’il ne les voyait pas assez longuement.
« Somme toute, il aimerait bien être avec vous à la campagne pour renouer une certaine intimité, mais il ne veut pas venir en Angleterre simplement pour se distraire, car cela lui paraît bien trop futile pour qu’il y prenne un véritable plaisir.
« Sur ce point, je pense qu’il a raison, mais je n’en trouve pas moins sa décision regrettable, car s’il s’éloignait de son entourage actuel et n’était pas si fatigué, et s’il m’avait à ses côtés pour le stimuler, il pourrait de nouveau faire du bon travail. Et c’est certainement dans cet esprit qu’il serait venu en Angleterre. Mais tant qu’il enseigne ici, je ne pense pas qu’il fera quoi que ce soit, car développer sa pensée est manifestement pour lui un travail si effroyablement difficile qu’il semble l’épuiser. Si je suis ici pour les vacances d’été, je tâcherai de le stimuler.
« Je crains donc qu’il ne veuille pas se rendre en Angleterre cette année, et quant à moi je ne puis le lui conseiller, à moins que vous n’acceptiez de lui proposer de séjourner chez vous à la campagne, auquel cas il viendrait. (Que tel soit son désir, c’est une idée à lui, et je ne la lui ai pas suggérée.)
« J’espère avoir clairement exposé son point de vue. Il est à l’opposé de ce que j’avais imaginé. Quand il m’a écrit qu’il redoutait de s’installer chez quelqu’un, parce qu’il craignait que cela lui soit difficile et qu’il se sente importun, j’ai d’abord pensé qu’il souhaitait probablement vivre seul et voir des gens de façon occasionnelle. Mais il ne veut pas le faire parce qu’il est persuadé que lui ne comprendrait pas ceux qu’il verrait, qu’eux ne le comprendraient pas immédiatement, ou même pas du tout, et que, pour que la compréhension s’établisse, il faudrait qu’il les voie constamment et habite chez eux. Mais je crois qu’il serait néanmoins décidé à essayer, malgré le risque d’échec complet, si vous l’invitiez chez vous.
« Je crains fort que cela ne vous semble difficile et épuisant. J’ai certes beaucoup d’affection pour lui, mais je me demande si je pourrais prendre plaisir à sa compagnie plus d’un jour ou deux, malgré le grand intérêt que je porte à son œuvre qui est l’objet principal de nos conversations.
« Cependant je serais content si vous parveniez à le faire venir pour vous voir, car cela pourrait le faire sortir de son ornière. Toujours vôtre, Frank Ramsey » (24 mars 1924).
Mahlerstrasse 7/27, Vienne I
15.09.1924
Cher Wittgenstein,
Je me demande si vous accepteriez que je vienne vous voir à Puchberg le week-end prochain, c’est-à-dire le 20. Dites-moi franchement si cela vous ennuierait ou vous ferait plaisir. Je n’ai guère envie de parler mathématiques, n’ayant pas fait grand-chose ces temps derniers.
J’ai reçu une lettre d’Ogden, contenant un long document à votre intention de la part d’un homme d’affaires américain, qui estime sur un ton condescendant que votre livre n’est pas si mauvais et qui vous envoie ses propres remarques et commentaires. Je vous l’apporterai ou vous l’enverrai. Il n’y a rien dedans !
Ogden me demande aussi de profiter de mon séjour ici pour obtenir de vous, si possible, d’éventuelles corrections, au cas où il y aurait une seconde édition de votre livre. (Ce qui n’est guère probable.) J’ai noté sur mon exemplaire les nombreuses corrections de la traduction que nous avions faites, ainsi que quatre propositions supplémentaires que vous aviez écrites en anglais. Il me paraît évident qu’il faut intégrer les corrections de la traduction, s’il y a une nouvelle édition. Mais j’ai des doutes en qui concerne les propositions supplémentaires. Il se pourrait aussi que vous souhaitiez d’autres modifications. Mais pour l’instant il est inutile de nous inquiéter de tout cela, puisqu’une seconde édition n’est pas encore à l’ordre du jour. Sans doute Ogden a-t-il tout simplement pensé que discuter de ces questions dès maintenant pourrait nous permettre de faire l’économie d’une correspondance à venir.
Je suis ici jusqu’au 3 octobre. Je ne sais si, la dernière fois que je vous ai vu, j’avais déjà appris que je venais d’être nommé fellow et assistant de mathématiques à King’s College, à compter du trimestre qui commence — peut-être d’ailleurs l’avais-je appris et ne vous l’avais-je pas dit.
Frank Ramsey
— Puchberg : En fait, cette année scolaire-là, Wittgenstein s’était installé à Otterthal.
— Corrections… propositions supplémentaires : Les corrections furent presque toutes intégrées à la seconde édition (1933), mais pas les suppléments. Voir, sur ce point, l’article de C. Lewy cité dans la notice sur Ramsey (p. 315 n. 2).
— Un homme d’affaires américain : Non identifié.
Vienne
02.07.1927
Cher Monsieur Ramsey,
Le professeur Schlick m’a prêté votre livre sur les fondements des mathématiques, en me demandant de lui donner mon opinion. Comme je ne suis pas d’accord avec l’une de vos thèses principales, je lui ai communiqué mes objections, et je pense devoir également vous les transmettre, car je suis sûr que vous obligerez grandement le professeur Schlick en lui envoyant une réponse écrite à mes critiques. Cela dit, j’essaierai maintenant d’expliquer mon point de vue.
Vous définissez x = y par
(φe) : φe x = φe y ---------------- Q(x, y)
et vous justifiez cette définition en disant que Q(x, y) est une tautologie lorsque « x » et « y » ont la même signification, et une contradiction lorsqu’ils ont une signification différente.
J’essaierai de montrer que cette définition, comme toute autre définition qui tenterait de faire de x = y une tautologie ou une contradiction, ne fonctionne pas.
Il est clair que Q(x,y) est un produit logique. Soit « a » et « b », deux noms ayant une signification différente. Au nombre des membres de notre produit, il y en a quelques-uns de tels que f(a) signifie p, et que f(b) signifie ~ p. Appelons cette fonction « fonction critique fk ». Or, quoique nous sachions que « a » et « b » ont des significations différentes, dire a = b ne peut être un non-sens si a ≠ b doit avoir un sens. Car si a = b était un non-sens, la proposition négative (c’est-à-dire niant qu’ils aient la même signification) en serait également un, puisque la négation d’un non-sens est un non-sens. Supposons à tort que a = b. En ce cas, si l’on substitue a à b* dans notre produit logique, la fonction critique fk(a) devient un non-sens (étant donné qu’elle est ambiguë), et donc le produit tout entier en est aussi un. Mais si c et d ont la même signification, il est alors vrai que Q(c,d) devient une tautologie. Mais supposez maintenant à tort que c ≠ d, Q(c,d) demeurera une tautologie, puisqu’il n’y a pas, dans notre produit, de fonction critique. Et même si l’on pouvait supposer (ce qui est impossible) que c = d, on ne pourrait certainement pas supposer l’existence d’une fonction critique fk (telle que fk signifie p et fk (d) signifie ~ p), car en ce cas le signe fk perdrait toute signification. Par conséquent, si x = y était une tautologie ou une contradiction que Q(x,y) définirait correctement, Q(a,b) ne serait pas une contradiction, mais un non-sens (puisque cette supposition, si elle supposait « a » et « b » dotés de la même signification, ferait de la fonction critique un non-sens). Par conséquent ~ Q(a,b) serait également un non-sens, car la négation d’un non-sens est aussi un non-sens.
Dans le cas de c et d, Q(c,d) resterait tautologique, même si l’on pouvait supposer que c et d sont différents (alors en effet on ne peut même pas supposer l’existence d’une fonction critique).
J’en conclus que Q(x,y) est une fonction très intéressante, mais qui n’est pas substituable à x = y.
Les conséquences de l’erreur deviennent encore plus claires si l’on essaie de dire : « Il y a un individu. » Vous savez que supposer qu’il n’y a pas d’individus fait de
(∃x).x = x Ε
un « non-sens absolu ». Mais si E veut dire : « Il y a un individu », ~ E signifie : « Il n’y a pas d’individus ». De ~ Ε, il s’ensuit donc que E est un non-sens. ~ E doit par conséquent lui-même en être un, et donc aussi E.
Cela nous ramène au problème précédent. D’après votre définition du signe « = », E peut bien être une tautologie, mais ne signifie pas : « Il y a un individu ». Peut-être répondrez-vous : E ne veut évidemment pas dire « il y a un individu », mais montre ce que nous voulons vraiment dire quand nous disons « il y a un individu ». Mais cela n’est pas montré par E, mais seulement par l’usage légitime du symbole (∃x)…, et par conséquent aussi bien (ou aussi mal) par l’expression ~ (∃x).x = x. La même chose vaut, bien entendu, pour vos expressions « il y a au moins deux individus », etc.
Voilà tout ce que j’avais à dire. Mes objections sont tellement simples que j’ai du mal à croire que vous n’ayez pas vous-même remarqué et surmonté ces difficultés. Je ne puis néanmoins m’empêcher de penser que ce sont de véritables difficultés.
L. Wittgenstein
* Ce qui doit être légitime si l’on a donné à a = b la signification qui convient.
— Le premier et le dernier paragraphe de cette lettre sont écrits à la main par Wittgenstein, le reste est dactylographié et comporte quelques corrections manuscrites. Herbert Feigl mentionne le fait que Carnap était un jour venu dans son bureau taper à la machine une lettre de Wittgenstein, probablement celle-ci. Il y avait, dans les papiers de Waismann, un double au carbone de la partie dactylographiée, bien entendu sans les corrections. Il a été publié dans le livre de Waismann, Wittgenstein und die Wiener Kreis (Wittgenstein et le Cercle de Vienne, p. 169 sq.). La froideur de cette lettre (cf. le « Monsieur Ramsey ») et la suggestion selon laquelle une réponse serait une faveur faite à Schlick (et non à Wittgenstein lui-même) s’explique mieux par la réponse que Ramsey adressa effectivement à Schlick le 22 juillet 1927. (Voir aussi le commentaire de la lettre 259). Le passage concerné est le suivant : « J’ai reçu l’autre jour une lettre de M. Wittgenstein critiquant mon article “The Foundations of Mathematics” et suggérant que je vous adresse ma réponse à vous, et non à lui. Peut-être ferais-je bien de vous expliquer ce qu’il ne vous aura probablement pas dit, à savoir que la dernière fois que nous nous sommes vus, nous nous sommes quittés d’une façon qui n’était guère amicale. Je crois, en tout cas, l’avoir énormément ennuyé (pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la logique). C’est la raison pour laquelle je ne m’étais pas risqué à lui envoyer mon article. J’espère que j’avais alors prêté beaucoup trop d’importance à la chose, et peut-être acceptera-t-il que nous discutions de diverses questions sur lesquelles j’aimerais le consulter. Mais le ton de sa lettre et le fait qu’il ne m’ait donné aucune adresse me portent à en douter. »
— Votre livre : En réalité, un article, paru sous ce titre dans les Proceedings of the London Mathematical Society, série 2, vol. 125, 5 (1925), p. 338-384, réédité dans l’ouvrage posthume de Ramsey Foundations of Mathematics (1931), puis dans Foundations (1978), et dans les Philosophical Papers, 1990. Le passage auquel Wittgenstein objecte apparaît dans ces éditions, respectivement p. 53, p. 204 et p. 216.
King’s College, Cambridge
[Juillet-août 1927]
Cher Wittgenstein,
Je vous remercie vivement de m’avoir adressé votre critique de mon article. J’espère que vous ne verrez pas d’inconvénient à ce que je ne réponde pas seulement au professeur Schlick, mais également à vous. C’est que, j’en ai bien peur, il ne saura pas reconnaître si ma réponse vaut quelque chose (si j’en juge d’après son livre Allgemeine Erkenntnislehre, qui contient quelques inepties affligeantes ; mais peut-être est-il devenu plus clair depuis). Je regrette vraiment de ne pas vous avoir envoyé moi-même cet article, en son temps. Ce qui m’a retenu de le faire, c’est d’une part l’ennui manifeste que vous causait ma présence quand nous étions chez Keynes et, d’autre part, le fait que je ne pensais pas qu’il pourrait vraiment vous intéresser.
En appelant, comme vous le faites, (φe) : φe x ≡ φe y, Q(x, y), je dis :
(I) Q(x,y) est une tautologie si « x » et « y » ont la même signification, et une contradiction s’ils ont des significations différentes.
(II) par conséquent nous pouvons donner la définition :
x = y. = . Q(x,y)Df.
Je conclus de votre critique que vous ne discutez pas (I) (ou me trompé-je ?), mais que vous dites que si l’on admet (I), la définition est fausse. Si vous entendez par là que Q(x,y) ne dit pas que x et y sont identiques, je suis entièrement d’accord. Tout ce que je prétends est que la substitution de Q(x,y) à x = y dans les propositions générales dans lesquelles x = y fait partie de la fonction généralisée (dans la notation russellienne2) donne à toute la proposition le sens qui convient.
Ainsi dans l’exemple des p. 351-352 de mon article :
(∃ m, n) : (ϕ x) (ϕ x) ∈ m . (ѱ x) ∈ n . m2 = n3 + 2,
en posant pour m2 = n3 + 2 :
Q(m2, n3 + 2),
nous aurons la signification qui convient pour toute la proposition, ou (pour prendre un cas plus simple) : (∃ x) : fx . x ≠ a
possède la même signification que (∃ x) : fx . ~ Q(x,a).
De même, Q(x,a) .∨. Q(x,b) définit une classe dont les seuls membres sont a et b, à la façon dont x = a .∨. x = b est employé par Russell.
Si vous admettez vraiment que Q(x,y) est un symbole légitime, il me semble que ce doit être correct.
Je suis également d’accord avec ce que vous dites de (∃ x) . x = x, mais je ne suis pas aussi certain de l’être avec ce que vous dites de (∃ x, y) : x ≠ y, etc., parce que, si nous admettons par convention que « x » et « y » peuvent prendre la même valeur, on peut employer légitimement « ∃ x, y » même s’il n’existe que 1 individu, et la différence entre le fait qu’il y en ait seulement 1 et le fait qu’il y en ait plusieurs ne semble pas être montrée par le fait que (∃ x,y) : ~ Q(x,y) est une contradiction ou une tautologie.
Mais vous direz certainement que cela est manifestement stupide, parce que nous devons adopter votre convention et ne pas écrire :
(∃ x, y) : ~ Q(x,y)
mais :
(∃ x, y) : ~ Q(x,y) : ∨ : ~ (∃ x) . ~ Q(x,x)
Et en ce cas, le fait qu’il y ait plus d’un individu serait montré par l’emploi légitime de (∃ x,y) au sens qui est le vôtre3.
— Ce brouillon est, semble-t-il, la seconde des ébauches de la réponse à la lettre 258 que Ramsey n’envoya pas directement à Wittgenstein, mais à Schlick, qui la lui transmit fidèlement. Voir la lettre 266.
(Les deux brouillons reproduits ici ont été édités dans Frank Plumpton Ramsey, Notes on Philosophy, Probability and Mathematics, Maria Carla Galavotti éd., Naples, Bibliopolis, 1991, p. 341 sq.).
— Ce débat entre Wittgenstein et Ramsey a également été publié dans Wittgenstein et le Cercle de Vienne, p. 169 sq. (9 décembre 1931). Wittgenstein en propose une explicitation sensiblement différente de celle de la lettre 258, qui repose sur la notion de règle : « Mais si le signe d’égalité doit exprimer la substituabilité de deux signes différents, alors “x = y” ne peut être une contradiction. Si je veux obtenir une contradiction, il faut que j’ajoute une règle supplémentaire, quelque chose comme “xDéfy” qui signifie : “x” peut être remplacé par “y”, et que j’écrive alors : x = y. ~ xDéfy. Maintenant seulement nous avons une contradiction, puisque “x = y” autorise ce que “~ xDéfy” interdit. Mais alors “xDéfy” exprime l’égalité. Cela montre que la contradiction doit se présenter comme une contradiction entre deux règles. »
— Cf. M. Schlick, Allgemeine Erkenntnislehre, 2 vol. (1918, 1925).
— (∃ x) : fx . x ≠ a possède la même signification que (∃ x) : fx . ~ Q(x,a). C’est là la thèse soutenue par Ramsey dans son article de 1925, « The Foundations of Mathematics ».
[Début 1929]
Cher Ramsey,
J’ai vu Braithwaite hier, pour lui demander ce que le Dr Broad lui avait exactement dit, et ce matin je suis allé voir M. Priestley. Il m’a dit qu’il ne se rappelait pas avoir parlé avec vous de ma dissertation et que, s’il l’avait fait, il ne pouvait avoir dit qu’il avait la certitude que le livre serait pris en compte car, en tant que secrétaire du Conseil de la recherche, il ne lui appartient pas d’en décider. Il pense cependant que cela ne fera aucune difficulté lors de la réunion, si toutefois le Conseil des sciences morales fait un rapport favorable. De toute manière, il aura l’amabilité d’en parler avec ces autorités que sont Sorley et Broad, et il me fera savoir s’il y a quoi que ce soit que je doive faire. Je crois donc que l’affaire est maintenant en de bonnes mains, et je ne me fais plus de souci.
Ce qui a beaucoup plus d’importance à mes yeux, et l’avait déjà samedi soir, c’est que je ne parviens toujours pas à comprendre votre comportement en cette affaire. Ce que je ne comprends pas, c’est comment vous-même, qui êtes mon supervisor et même, en un sens (du moins le pensais-je), mon ami, puisque vous avez eu de grandes bontés à mon égard, vous ayez pu vous soucier comme d’une guigne du fait que j’obtienne ou non mon diplôme. Au point que vous n’avez même pas songé à faire savoir à Braithwaite que vous m’aviez dit que mon livre serait pris en compte comme dissertation. (Je me souviens que je vous en avais parlé un jour dans le hall et que vous m’avez dit : « Il serait absurde d’écrire maintenant au pied levé une autre thèse. ») — Sans doute voudriez-vous savoir pourquoi je vous écris tout cela. Ce n’est pas pour vous le reprocher ou pour faire un tas d’histoires pour trois fois rien, mais pour vous expliquer pourquoi j’étais samedi dernier si excédé que je ne pouvais me résoudre à dîner avec vous. Ne pas pouvoir compter sur les gens sur lesquels un fellow se trouvant dans ma situation aimerait pouvoir compter est quelque chose de vraiment très dur. Sans doute cela est-il dû en grande partie à la différence de nationalité. Ce que quelque chose qui a été dit semble impliquer à mes yeux n’implique rien aux vôtres. Si jamais il vous arrivait de devoir vivre longtemps au milieu d’étrangers et de dépendre d’eux, vous comprendriez la difficulté dans laquelle je me trouve.
Ludwig
P. S. Je m’aperçois, en regardant mes factures du College, que je vous ai donné une fausse information à propos des droits. Ils ne s’élèvent, tout compris, qu’à 59 £, non à 70 ou 80 £, comme je le croyais.
— Braithwaite : Voir supra note de la lettre 73 pour ses échanges avec Wittgenstein.
— Broad : C. D. Broad (1886-1971) était, à l’époque, chargé d’enseignement à l’Université. Il devint ensuite professeur Knightbridge de philosophie morale à Cambridge.
— Priestley : Voir infra p. 817-818, ses échanges avec Wittgenstein.
— Le livre : Le problème était de savoir si le Tractatus logico-philosophicus serait accepté pour l’examen du Ph. D. par l’université de Cambridge. Il le fut effectivement, et Wittgenstein reçut le titre de docteur.
— Sorley : W. R. Sorley (1855-1935) était alors professeur Knightbridge de philosophie morale.
[Printemps 1929]
Cher Ludwig,
Je crois vraiment que tout ira bien pour votre diplôme et qu’il n’y a pas de quoi vous inquiéter.
Quant à mon rôle en cette affaire, je suis extrêmement peiné d’apprendre que vous ne me jugez pas digne de confiance, car je ne crois vraiment pas vous avoir jamais laissé tomber en quoi que ce soit que j’ai fait ou n’ai pas fait, et il me semble qu’il doit y avoir un malentendu entre nous.
Jusqu’à mon entretien récent avec Braithwaite je ne doutais pas que votre livre serait pris en compte comme dissertation et que vous obtiendriez votre diplôme. J’en avais déjà parlé avec Moore et Braithwaite, et je tenais pour acquis qu’il en irait ainsi, ce qui était aussi, je crois, leur point de vue, puisque leur seule question portait sur un point de détail : savoir si la préface pourrait servir de résumé. Au départ, ma confiance était fondée sur une conversation avec Priestley qui me semblait concluante, car, bien qu’il n’ait pas le pouvoir d’engager le Conseil, je n’ai pas cru un seul instant que son point de vue en la matière puisse être mis en doute.
Je n’avais donc aucune inquiétude à ce sujet jusqu’au moment où j’ai appris de la bouche même de Braithwaite que Broad avait un doute et allait y réfléchir. Mais je n’ai pas pris cela vraiment au sérieux, car j’ai pensé que l’éventualité de voir Broad changer d’avis provenait de cette sorte de malveillance qui pousse souvent certaines personnes à dire des choses déplaisantes qu’elles ne font jamais. Par ailleurs, je ne voyais pas ce que j’aurais pu faire d’utile, car je ne connais pas suffisamment bien Broad pour avoir la certitude que lui parler aurait amélioré les choses, à supposer qu’il y ait eu une malice éventuelle de sa part. Et je savais que, lorsque la question serait posée au Conseil des sciences morales, Moore en tout cas ferait tout son possible en votre faveur.
Je ne me souviens plus de ce que j’ai exactement dit à Braithwaite, mais je dois avouer, et je m’en excuse, qu’il ne m’est pas venu à l’esprit de lui parler de ma conversation avec Priestley. Bien que cette conversation ait été à l’origine de ma conviction que votre livre ferait l’affaire, à ce moment-là, j’ai oublié d’en faire état. Quant au fait que je n’aurais pas songé à faire savoir à Braithwaite que je vous avais dit que votre livre serait pris en compte comme dissertation, je suis vraiment désolé — ou plutôt étonné — que ce ne soit pas l’impression qu’il ait retirée de notre conversation. Je ne le lui ai certes pas dit expressément, mais je pensais qu’il le savait. Je me souviens, par exemple, lui avoir parlé un jour de la conversation que j’avais eue avec Moore sur le point de savoir si vous deviez écrire un résumé, ce qui montrait clairement (puisque la seule chose en question était cette affaire de résumé) que Moore et moi-même tenions tous deux pour acquis que votre livre servirait de dissertation et que la seule question soulevée était de savoir si la préface pouvait, elle, servir de résumé.
Le point sur lequel je crois que vous avez raison de me faire des reproches n’a pas trait à ce que j’ai pu faire ou ne pas faire, mais à ma disposition d’esprit qui fut, je dois malheureusement le dire, plutôt désinvolte. Au départ, je ne me suis rendu compte ni du fait que vous désiriez ce diplôme, ni des sacrifices que vous faisiez pour l’obtenir, et, quand j’ai vraiment compris que vous seriez amèrement déçu si en définitive vous ne l’obteniez pas, j’ai craint de vous avoir inutilement alarmé, car j’étais certain que le risque d’échec était infinitésimal, et j’ai essayé de tenir compte aussi peu que possible de ce risque, d’une manière qui ne pouvait que passer pour le comble de l’indifférence. J’avais également le sentiment que si la chose tournait mal, ce serait à cause de l’épouvantable confusion régnante, et non par bassesse, comme vous étiez porté à le supposer. Je pensais certes qu’il se pouvait que la malveillance anime Broad, mais je n’en étais pas certain, et je n’avais pas le sentiment d’avoir mal agi. C’est pourquoi je me suis laissé entraîner trop loin dans mes excuses.
Mais il n’est tout simplement pas vrai, Ludwig, que je me sois soucié comme d’une guigne de votre diplôme. Il se peut que je n’aie pas réalisé à quel point la chose vous importait, mais je m’en suis bel et bien occupé, et je ne vois pas comment vous pouvez supposer le contraire. Je dois m’exprimer de façon très obscure et me laisser entraîner dans des excuses stupides. Mais je suis blessé par le fait que vous supposiez que je n’aie pas pour vous la plus chaleureuse amitié, ou que vous ne pouvez pas avoir confiance en moi.
Si, au bout du compte, votre livre n’était pas accepté comme dissertation, j’aurai fait une très grave erreur en croyant que ma conversation avec Priestley prouvait qu’il le serait. Mais si les choses devaient en venir là — ce que je continue à tenir pour extrêmement improbable — j’espère vivement que vous croirez que c’était une simple erreur et que vous me pardonnerez, tant pour l’avoir commise que pour tout ce que j’ai fait ou n’ai pas su faire.
Frank Ramsey