262. SCHLICK À WITTGENSTEIN

Prof. Dr M. Schlick

Prinz-Eugen-Str. 68, Vienne IV

25.12.1924

Très cher Collègue,

En tant qu’admirateur de votre Tractatus logico-philosophicus, j’ai décidé, depuis pas mal de temps, d’entrer en contact avec vous. Mais la charge que représentent mes obligations professorales et autres est si lourde que je n’ai cessé de remettre à plus tard, si bien que, depuis ma nomination à Vienne, presque cinq semestres se sont déjà écoulés. À l’Institut de philosophie, j’organise, chaque semestre d’hiver, des réunions régulières auxquelles participent des collègues et des étudiants avancés s’intéressant aux fondements de la logique et des mathématiques ; dans ce cercle, votre nom est souvent évoqué, particulièrement depuis que mon collègue mathématicien, le Prof. Reidemeister, nous a fortement impressionnés par une communication présentant votre travail. Il existe ici un groupe — dont je fais moi-même partie — qui est convaincu de l’importance et de la pertinence de vos pensées fondamentales, et qui a le désir de contribuer à leur diffusion. Par ailleurs, il est absolument nécessaire que l’on puisse se procurer plus aisément des exemplaires de votre traité. Nous n’en possédons actuellement qu’un qui appartient à la Bibliothèque universitaire. Peut-être possédez-vous encore des tirés à part de votre travail paru dans les Annalen der Naturphilosophie ? En ce cas, nous vous serions infiniment reconnaissants s’il vous était possible de nous en transmettre au moins un, à mon collègue Reidemeister et à moi-même. Pourriez-vous aussi, s’il vous plaît, nous indiquer la meilleure façon de nous en procurer d’autres. Serait-il éventuellement possible de nous faire envoyer, par votre intermédiaire, la version de l’ouvrage en bilingue anglais-allemand à un prix avantageux ? (Notez que cet été j’ai eu la joie de faire la connaissance de M. Ramsey, le traducteur de votre travail, à l’occasion de son dernier séjour à Vienne.) Nous vous serions aussi très reconnaissants de nous renseigner sur le tarif. Je parle également, comme on dit, au nom du professeur Reidemeister et d’un certain nombre d’autres personnes qui sont intéressées et admiratives. Ce serait pour moi une joie singulière de faire personnellement votre connaissance et de me rendre, à l’occasion, à Puchberg, à moins que vous ne me fassiez savoir que vous ne souhaitez pas que je trouble votre calme champêtre.

Dans l’attente de votre aimable réponse et avec l’expression de mon immense estime

M. Schlick

263. WITTGENSTEIN À SCHLICK

Otterthal

07.01.1925

Très cher Professeur,

J’ai trouvé hier, à mon retour de vacances de Noël, vos lignes amicales qui ont été renvoyées de Puchberg à ici. Je vous remercie très vivement pour les pensées bienveillantes que vous formulez à l’égard de mon travail et de moi-même. — Je dois, hélas, vous faire savoir que je n’ai en ma possession AUCUN exemplaire du traité, ni dans l’édition des Annalen, ni dans l’édition anglais-allemand. J’ai dû donner ceux que je possédais à des amis et à des connaissances, et je n’avais ni l’argent (ni l’envie) d’en acheter d’autres. Mais je pense pouvoir vous en procurer un dans l’édition d’Ostwald — malheureusement truffée d’erreurs —, car, à ce que je crois, l’une de mes relations en possède deux, et acceptera de m’en restituer un. Je ne connais pas de façon aisée de se procurer le livre.

Peut-être le mieux serait-il d’écrire à l’éditeur (Trench, Trubner & Co, Londres). Si vous le souhaitez, je peux aussi prendre contact avec M. Ramsey qui me rendrait certainement le service d’acheter quelques exemplaires, si l’argent lui était envoyé. Je ne pense pas qu’il me soit possible de vous faire obtenir le livre à un prix plus avantageux. (Et je dois vous avouer que ce n’est qu’avec répugnance que j’interviendrai dans sa diffusion, étant donné que je crois qu’il doit se frayer son chemin par lui-même.) — Sachez, très cher professeur, que j’aurais beaucoup de plaisir à faire votre connaissance, et que, si vous souhaitez me rendre visite un jour, j’en serai vraiment ravi ! Mon adresse est : Otterthal, Post Kirchberg am Wechsel, Basse-Autriche.

Je vais dès maintenant m’informer au sujet de l’exemplaire du traité auquel je viens de faire allusion, et si je peux l’obtenir, je vous l’enverrai. Dites-moi, s’il vous plaît, si vous souhaitez que je contacte M. Ramsey pour d’autres exemplaires.

Avec ma très grande considération

Ludwig Wittgenstein

266. SCHLICK À WITTGENSTEIN

Millstatt, Kärnten, Pension Grossegg

15.08.1927

Cher Monsieur Wittgenstein,

J’ai reçu ici, il y a quelque temps, la réponse de M. Ramsey à votre lettre. Je cite le passage qui vous intéresse. Ramsey y reproduit d’abord votre objection, et il poursuit ainsi :

« Je suis entièrement d’accord avec ceci, mais il me semble que Q(x,y) [c’est-à-dire l’abréviation de (φc) : φc x ≡ φc y] est un substitut adéquat de x = y, en tant qu’élément de la notation logique. Nous utilisons toujours x = y comme partie d’une fonction propositionnelle généralisée, et dans tous les cas de ce genre nous obtenons le sens correct de la proposition générale qui en résulte si nous lui substituons Q(x,y).

« Je n’ai jamais vraiment cherché à suggérer que Q(x,y) est une façon de dire qu’x et y sont identiques. J’ai imaginé que Wittgenstein avait établi qu’il est impossible de dire pareille chose. J’ai simplement proposé Q(x,y) comme substitut du symbole x = y, tel qu’il est employé dans les propositions générales et les classes définies.

« Il [c’est-à-dire Wittgenstein] a aussi adressé, à ma remarque sur le nombre des choses dans le monde, des critiques auxquelles on peut, je crois, répondre de façon analogue, mais elles sont, de toute façon, moins importantes1. »

Je ne reviendrai moi-même à Vienne que le 1er novembre. Je ne puis m’empêcher d’exprimer dès maintenant l’espoir que vous accepterez de continuer à vous joindre aux petites réunions qui ont commencé avec nos soirées du lundi. Vous n’avez pas pu ne pas remarquer le pur plaisir que nous ont procuré ces discussions régulières avec vous.

Je suis heureux que la lettre de Ramsey m’ait donné l’occasion de vous écrire. Je crains toutefois que, même sans cette raison, je n’aurais pu m’empêcher de vous adresser un grand salut au cours de cet été magnifique.

M. Schlick

267. SCHLICK À WITTGENSTEIN

Prinz-Eugen-Str. 68, Vienne

Vienne [02.10.1927]

Cher Monsieur Wittgenstein,

Je suis à Vienne pour peu de temps, et suis occupé à la préparation du semestre d’hiver et de mon voyage en Angleterre. J’y partirai le 9 de ce mois-ci ; je pense voir Ramsey à Cambridge et parler avec lui de son travail. Aussi vous serais-je reconnaissant d’avoir l’amabilité de m’envoyer d’ici là le tiré à part de son article sur les fondements des mathématiques. Ne le faites, bien évidemment, que si vous l’avez sous la main. Au cas où vous l’auriez égaré, ce n’est pas grave, car la chose n’a pas une très grande importance.

J’espère vous revoir très vite après mon retour, le 1er nov[embre]. Je ne puis vous dire combien cela me réjouit, et je vous prie instamment d’accepter que nous poursuivions nos réunions sous la forme qui vous convient le mieux. Je veux bien vous promettre qu’il ne sera pas question de science.

Avec mes salutations cordiales

Votre

M. Schlick

270. WITTGENSTEIN À SCHLICK

— L’article ci-joint : « Interessante Köpfe der Wiener Philosophischen Fakultät » [Des têtes intéressantes à la Faculté de philosophie de Vienne], par von Ubald : « Il y a une grande différence entre quelqu’un qui étudie un domaine scientifique en amateur, fût-ce avec le plus profond sérieux, et quelqu’un qui prépare un examen. Le candidat vise à homogénéiser le plus possible l’ensemble des matériaux de l’examen, il cherche, dans tous les objets possibles, les principes et les structures appropriés, pour ne pas s’encombrer inutilement la mémoire avec trop de choses. Il est donc compréhensible que Moritz Schlick, qui quitta Kiel pour Vienne où il fut nommé en 1922, n’ait pas eu, au départ, beaucoup de succès, puisqu’il fit son chemin presque entièrement seul. Il propose un “nouvel empirisme” qui diverge de celui, plus ancien, de Mach, en ceci qu’il fait une place au développement psychologique dans la construction logique du savoir — ce qui n’est peut-être pas surprenant si l’on se souvient que Schlick est venu à la philosophie pure depuis la physique. Ses idées fondamentales sont que l’on doit distinguer entre le “savoir” (kennen) (c’est-à-dire l’expérience vécue) et le “connaître” (Erkennen) (ce qui signifie l’aller et retour de l’un à l’autre), et que cette distinction conduit au refus complet de toute métaphysique. En cela, Schlick s’oppose à Kant. L’intuition à laquelle l’homme d’aujourd’hui, très métaphysicien dans son attitude, accorde un poids important — par quoi il faut entendre la connaissance des choses extérieures par un regard tourné vers l’intérieur — est purement et simplement récusée par Schlick qui la tient pour un processus psychologique, et non pour une connaissance. Il nie par le même biais la différence entre le corps et l’âme, et estime que la physique et la psychologie ont un seul et même fondement dans l’expérience immédiate et qu’elles ne se distinguent que par le mode de formation des concepts. Pour découvrir la conception de la vie de Moritz Schlick sous une forme moins complexe, il faut prendre en considération son ouvrage Vom Sinne des Lebens [Sur le sens de la vie] ; il s’y présente comme un optimiste pur jus qui situe le sens de la vie dans la jeunesse, en raison du fait qu’elle est seule à posséder une capacité d’enthousiasme. Dans la vie se manifestent deux pôles antagoniques : le travail et le jeu. Seul le second est une fin en soi ; le travail n’a pas de rapport au sens de la vie, car il n’est qu’une affaire d’apprentissage. Quelque chose d’analogue est aussi exprimé par Schiller, mais il faut évidemment remarquer que chaque homme n’a hélas pas la chance de notre philosophe qui, pour son bonheur, n’a jamais, dans sa vie, été contraint à accomplir des travaux de galérien. Comme nous l’avons indiqué précédemment, ce n’est que progressivement que Schlick a été largement reconnu. Aujourd’hui, il existe à Vienne une véritable communauté qui ne cesse de s’accroître autour de lui. Schlick n’est comparable qu’à un autre penseur, l’Anglais Bertrand Russell, dont il est spirituellement proche. Né en 1882 à Berlin, il a maintenant quarante-six ans. Il a fait ses études secondaires dans sa patrie, et fréquenté les universités de Berlin, Heidelberg et Lausanne pour préparer son doctorat de physique obtenu à Berlin, en 1904. En 1911, il a été nommé Privatdozent, puis en 1921 Ordinarius à Kiel et en 1922 ordenlicher Professor à Vienne. Il a également fréquenté les universités de Cambridge et d’Oxford et accepté d’être professeur invité à l’université Johns Hopkins en Californie. On aura du mal à trouver un érudit ayant une plus grande capacité que lui à se développer et s’adapter. Son allure est hautaine et élégante, son visage glabre, et il donne une impression sarcastique, même s’il ne l’est aucunement. Il a, au sens propre, le “nez” fin, ce qui lui permet de toujours flairer la musique de l’avenir. Ainsi s’est-il appuyé sur les théories d’Einstein à une époque où la plupart des philosophes les rejetaient. Il faut aussi remarquer qu’il est sur le point de “sauver l’honneur” d’un théoricien autrichien travaillant à titre privé, le merveilleux Ludwig Wittgenstein, un original qui a renoncé à sa fortune au profit de sa famille pour devenir maître d’école dans toutes sortes de petits villages, qui s’est fait ensuite architecte pour bâtir un palais à sa sœur, et qui a été jusqu’ici totalement incompris. Il a publié un livre de philosophie bilingue (allemand-anglais), que l’on tient pour une œuvre de grande importance et dont il se pourrait qu’à la différence de celle de Weininger elle soit honorée du vivant de son auteur. Moritz Schlick a écrit d’autres livres reconnus : Lebensweisheit [Sagesse de la vie] (1908), Raum und Zeit in der gegenwärtigen Physik [Espace et temps dans la physique contemporaine] (qui en est à sa 4e édition, et qui a été traduit en anglais, en espagnol, en italien et en russe), et Allegmeine Erkenntnislehre [Théorie universelle de la connaissance] (1918). »

— Table ronde : Vraisemblablement une allusion, non au cercle de Schlick, mais au cercle plus étroit du lundi soir, auquel assistaient, outre Carnap, Feigl et sa fiancée.

271. SCHLICK À WITTGENSTEIN

Vendredi 22.02.[1929]

Cher Monsieur Wittgenstein,

Le fait que vous travailliez sur l’espace visuel et d’autres questions et que vous souhaitiez poursuivre vos recherches dans le calme de Cambridge est effectivement la partie réjouissante de votre lettre. Nous devrons donc attendre le 20 mars pour vous avoir pendant un mois à Vienne, ce qui me remplit de joie et d’espoir, tout comme Waismann et Feigl avec lesquels je me trouvais hier soir.

Le reste de votre lettre et la coupure du journal ne m’ont pas mis dans une consternation totale, étant donné que j’avais lu l’article au café, et que la consternation était déjà derrière moi. Voici ce que je sais de cette affaire. Il y a quelque temps, un journaliste s’est présenté à mon bureau, en me disant qu’il était chargé par son journal d’écrire sur un professeur de philosophie local, et il m’a demandé de lui communiquer des matériaux d’information complémentaires à ceux qu’il avait recueillis à mon sujet. Je ne lui ai pas caché mes sentiments et ai refusé de lui fournir les informations qu’il souhaitait. Mais il m’est d’emblée clairement apparu que cet homme qui vit de ses lignes écrirait n’importe quoi. Aussi ai-je ajouté, en vue d’éviter le pire (ce qui fut probablement une erreur), que si son intérêt pour mes positions philosophiques était réel, il pouvait s’informer auprès de mes étudiants. La direction dans laquelle il l’a fait et la façon dont il l’a fait ressortent suffisamment de son article méprisant. Vous imaginez sans mal à quel point cette affaire écœurante m’est pénible. Mais d’après les renseignements que j’ai pris, on ne peut absolument rien faire, étant donné que quiconque peut écrire sur quiconque dans un journal, tant qu’il ne profère pas d’injure grossière. Il est certes possible d’exiger réparation pour de fausses allégations infâmantes —, mais une riposte lui rendrait un grand service, car l’affaire ferait alors grand bruit et susciterait l’attention de tous. Il ne reste donc plus qu’à abandonner la canaille à son sort. Cela me fait de la peine pour mes élèves qui ont, sans aucun doute, prononcé votre nom en toute innocence et qui voient maintenant ce qu’ils ont provoqué. Nous devons chercher à oublier cette affaire, et je vous prie de n’être pas froissé par le fait que j’ai indirectement été l’occasion innocente d’une telle ignominie.

Je vous adresse du fond du cœur mes meilleurs vœux pour votre travail et pour votre santé. Je vous remercie sincèrement, une fois encore, pour la carte amicale que vous m’avez envoyée au début de votre séjour anglais. Comme aucune adresse n’y est indiquée, je vous envoie ces lignes chez Keynes — en espérant que cela convient. Je serais heureux de recevoir un autre mot de vous.

Avec mes salutations les plus cordiales

M. Schlick

276. SCHLICK À WITTGENSTEIN

Vienne

24.10.[1929]

Cher Monsieur Wittgenstein,

J’ai été peiné d’apprendre que vous étiez déjà reparti de Vienne au moment où j’y suis revenu. Je vous remercie très sincèrement pour votre lettre. Je constate avec grand plaisir que votre travail a bien avancé. Je me réjouis aussi que l’on vous ait demandé de faire un cours de logique à Cambridge. J’espère que vous y êtes vraiment décidé, car il est réconfortant de penser que vos activités extérieures correspondent, autant que possible, à votre vocation intérieure. Je souhaiterais simplement que ce qui est si facile à Cambridge soit également possible à l’université de Vienne !

M. Waismann m’a donné vos « Remarks on the Logical Form [Remarques sur la forme logique] » ; il m’a également dit que vous préparez deux nouvelles publications sur les fondements des mathématiques. J’attends avec beaucoup d’impatience de voir ces travaux — et plus encore votre prochaine visite à Vienne. Il est certain que je serai ici début décembre, et cela, jusqu’à Noël. J’espère vous voir alors très souvent.

Mon voyage américain m’a singulièrement revigoré. Vous n’ignorez pas que pendant mon absence, mes amis se sont conduits de façon irréfléchie, avec les meilleures intentions. J’espère que cela ne causera pas de dommage à l’affaire elle-même.

Voudriez-vous saluer de ma part M. Ramsey ? Recevez les salutations et les souhaits cordiaux de

M. Schlick

279. WITTGENSTEIN À SCHLICK

— St. Aegyd : Village de Basse-Autriche situé au sud de Vienne — un peu au sud de Hohenberg, c’est-à-dire à proximité du lieu où résidait la famille de Wittgenstein.

— Votre gentille carte : Non retrouvée.

— Voyage à Königsberg : Deux journées sur la théorie de la connaissance en sciences exactes avaient été organisées au mois de septembre. La première avait eu lieu en septembre 1929, à Prague, et Waismann l’avait clôturée par un exposé intitulé « Die Wesen der Mathematik : Die Standpunkt Wittgensteins [L’essence des mathématiques : le point de vue de Wittgenstein] ». Dans la même session étaient également intervenus Carnap sur les fondements logiques des mathématiques, Heyting sur leurs fondements intuitionnistes et Neumann sur leurs fondements formalistes. Ces contributions furent éditées dans Erkenntnis, 2 (1931, p. 91 sq.), à l’exception de celle de Waismann parue d’abord dans une autre revue et reproduite dans ses Lectures on Philosophy of Mathematics (Cours sur la philosophie des mathématiques), W. Grassl éd., Amsterdam, Rodopi, 1982, p. 157-167.

— Cela me déçoit : À l’occasion de la réunion du 19 juin 1930, Wittgenstein avait exposé, en présence de Schlick, « ses vues sur un certain nombre de thèmes mathématiques à l’intention de Waismann qui devait faire une communication à la seconde journée consacrée à la théorie de la connaissance en sciences exactes [cf. « Ce qu’il faudrait dire à Königsberg », in Wittgenstein und die Wiener Kreis, trad. fr. p. 74-76]. Wittgenstein, qui était entièrement d’accord avec ce projet, fut déçu qu’il s’avéra, au cours de l’été, que Waismann ne pourrait pas participer à cette journée » (cf. Gespräche, p. 19).

280. WITTGENSTEIN À SCHLICK

[Cachet de la poste… ernhof-St. Pölten, 18.09.1930]

Cher Professeur Schlick,

Merci beaucoup pour l’envoi du volume d’Erkenntnis. Je regrette de n’avoir pas été en état de venir vous voir à Vienne, entre le 10 et le 15. J’ai essayé pendant deux jours de téléphoner à votre domicile, et j’ai finalement compris que vous étiez parti lundi pour l’Italie. Je pars moi-même après-demain pour Vienne, et une semaine après pour Cambridge. — La seule chose que je puis dire de l’article en question est ceci : vous n’ignorez pas — du moins je l’espère — ma gratitude pour votre compagnie amicale et pour votre reconnaissance. Mais c’est là une affaire personnelle. Je souhaiterais que vous modériez vos coups de clairon bien intentionnés. Il n’y a aucune raison de crier victoire, il n’y en a aucune pour mille raisons. N’oubliez pas, s’il vous plaît, le mot magnifique de Nestroy (que je ne suis pas en mesure de citer littéralement) : « En lui-même, le progrès paraît toujours plus grand qu’il n’est en réalité. » Et surtout n’oubliez pas qu’en ce monde où tout un chacun ne cesse de hurler, ce n’est que par le silence que l’on peut correctement se faire entendre de ceux desquels on veut être compris. Pardonnez, s’il vous plaît, la longueur de mon exposé ! Il n’a pas pour source la modestie, mais au contraire la compréhension de choses qui me sont au moins aussi claires que n’importe quelle philosophie.

Reposez-vous bien. Je ne vous ai pas encore remercié pour les lignes que vous m’avez envoyées d’Oxford. J’imagine que ce congrès a dû être quelque chose d’épouvantable. — Mon travail avance assez bien — je n’ai pas à m’en plaindre. Je me réjouis de vous voir à Noël, et espère pouvoir vous annoncer de bonnes choses le concernant.

Encore merci pour tout. Et les salutations de

Ludwig Wittgenstein

— Erkenntnis : Le premier numéro de la revue du Cercle de Vienne qui parut à partir de 1930 et remplaça les Annalen der Philosophie.

— L’article en question : Il ne peut s’agir que de l’article de Schlick intitulé « Die Wende der Philosophie [Le tournant de la philosophie]. » Schlick y attribue à Wittgenstein ce tournant décisif : « Les chemins qui partent de la logique — Leur point de départ a été aperçu, de façon confuse, par Leibniz ; Gottlob Frege et Bertrand Russell en ont construit, dans les dernières années, d’importants tronçons, mais c’est Ludwig Wittgenstein qui a, le premier, engagé le tournant décisif dans le Tractatus logico-philosophicus (1922) » (Moritz Schlick, « Die Wende der Philosophie », Erkenntnis, vol. 1, 1930/1931, p. 6).

— Le progrès : Cette citation d’un extrait de Der Schützling (Le protégé) de Johann Nepomuk Nestroy (1801-1862) sera plus tard retenue par Wittgenstein comme épigraphe des Recherches philosophiques : « Le progrès a ceci de caractéristique qu’il paraît beaucoup plus grand qu’il n’est en réalité. »

— Les lignes que vous m’avez envoyées d’Oxford : Non retrouvées.

— Le congrès : Le VIIe congrès international de philosophie se déroula du 1er au 5 septembre 1930 à Oxford. Brand Blanshard résume dans les termes suivants la communication de Schlick qui, dans son intervention le 5 septembre, présenta la contribution de Wittgenstein comme porteuse d’avenir pour la philosophie : « Mais sans aucun doute la conception la plus étonnante de la fonction de la philosophie a été proposée par le Professeur Schlick de Vienne qui a soutenu que le premier philosophe des Temps modernes à avoir vu “avec une absolue clairvoyance” ce qu’était l’affaire de la philosophie est M. Ludwig Wittgenstein. Sa grande découverte est que la philosophie n’est pas une science, mais un processus de clarification des idées. La science est seule à mériter le nom de connaissance — à proprement parler, elle consiste dans les “activités, les processus, et les stratégies nécessaires pour découvrir et prouver” les propositions scientifiques, et pour déterminer leur sens. En raison de cette découverte : “Nous sommes les témoins du commencement d’une nouvelle ère de la philosophie.” Et : “Les tendances métaphysiques vont être entièrement abandonnées, tout simplement parce qu’il n’existe rien de tel que la métaphysique, les descriptions apparentes qui en sont données n’étant que des expressions dénuées de sens.” Ce que le professeur Schlick souhaite avec dévotion et qu’il attend avec confiance est qu’“aucun livre ne soit plus écrit sur la philosophie, mais [que] tous les livres soient écrits d’une manière philosophique”. On entend, à l’arrière-plan, applaudir le fantôme de Comte. Mais ne doit-on pas faire montre de scepticisme à l’égard de ces prophéties sur la mort de la métaphysique que le grand âge du monde semble oublier de confirmer ? » (Brand Blanshard, « The Seventh International Congress of Philosophy », Journal of Philosophy, vol. XXVII, no 22, 23 octobre 1930, p. 603).

281. WITTGENSTEIN À SCHLICK

Saluez, s’il vous plaît, Waismann de ma part !

282. SCHLICK À WITTGENSTEIN

6.12.1930

Cher Monsieur Wittgenstein,

Grand merci pour vos lignes ! Votre lettre m’a devancé, car je projetais de vous écrire à l’occasion de l’envoi de mon petit livre sur l’éthique pour vous dire que mon envoi n’était pas vraiment une invitation à la lecture (je sais en effet que vous avez mieux à faire), mais qu’il était plutôt un témoignage du fait que je n’avais aucunement l’intention de vous cacher cet écrit. Pour le cas où vous le parcourriez néanmoins, je crois que vous jugeriez que l’ensemble n’a rien à voir avec l’éthique — ce que je n’entendrais pas du tout comme une critique négative. Je parlerais naturellement volontiers avec vous des points sur lesquels vos vues divergent des miennes, mais il importe bien plus que vous rendiez publics vos nouveaux travaux, et je ne voudrais pas que vous perdiez un temps précieux à lire ce petit livre.

Je me réjouis vraiment beaucoup que vous reveniez ici dans quelques jours, et j’espère très sincèrement que vous serez alors débarrassé de votre mauvaise grippe.

Waismann, à qui j’ai transmis vos salutations, s’en réjouit également. Mais j’ai un problème avec lui. Il a donné sa conférence à Königsberg sur la base d’un manuscrit qu’il avait déjà prêt — mais croyez-vous qu’il aurait pris le temps de donner à ce travail une forme élaborée ? En aucun cas ! Si seulement son travail le plus important pouvait enfin être achevé !

Je crois que je ne vous ai pas encore remercié pour les lignes que vous m’aviez adressées à Oxford, début septembre. Je ne peux vous les reprocher, et il est, à mes yeux, compréhensible que vous n’ayez pas approuvé le texte programmatique de la revue Erkenntnis. Probablement avez-vous raison si vous entendez par là que des déclarations faites sous cette forme ne sont pas appropriées. Mais ne prenez pas ombrage du fait que la bouche (ou la plume) déborde de ce dont le cœur est rempli. J’ai pris le même ton dans mon avant-propos au livre de Waismann ; même dans ma conférence d’Oxford, je n’ai pas pu m’abstenir de redire une fois encore ouvertement et avec insistance ce qui me paraît avoir tant d’importance. Mais j’ai moi-même le sentiment que c’en est assez maintenant. Vous verrez qu’il y aura désormais une plus grande simplicité et une plus grande objectivité de notre part.

Je me réjouis vraiment beaucoup de vous revoir dans quelques jours et vous adresse d’ici là mes salutations les plus cordiales.

M. Schlick

— Avant-propos au livre de Waismann : Cf. Friedrich Waismann, Logik, Sprache, Philosophie. Kritik der Philosophie durch die Logik (Logique, langage, philosophie. Critique de la philosophie au moyen de la logique), Stuttgart, Reclam, 1976. L’avant-propos de Schlick (qui parut dans la première édition allemande de ce livre chez Reclam) fut rédigé en 1929-1930. Il ne tarit pas d’éloges à l’égard des travaux de Wittgenstein : « La signification inestimable des travaux de Wittgenstein réside en ceci qu’en eux l’essence du logique (des Logischen) est parfaitement dégagée et établie une fois pour toutes. La conséquence en est que se trouve présenté, pour la première fois, un concept de “forme” parfaitement clair et rigoureux qui résout d’un seul coup les problèmes difficiles de la logique — problèmes qui ont récemment causé bien des soucis aux chercheurs sérieux » (p. 21).

Initialement, la parution du livre de Waismann était prévue au début des années 1930. Elle était annoncée dans Wissenschaftlich Weltauffassung : « Logik, Sprache, Philosophie — Kritik der Philosophie durch die Logik, avec une préface de Moritz Schlick. Cf. Écrits sur la conception scientifique du monde, vol. 1, Springer, Vienne. (En préparation). »

Le texte publié par Waismann ne correspond pas exactement à son projet initial. Au départ, celui-ci envisageait d’écrire un livre sur la philosophie de Wittgenstein, mais seul le premier tome donné à la publication correspond à ce projet. (L’intégralité du livre, est-il précisé, se situe dans la mouvance de Wittgenstein, et dans l’esprit de « notre philosophie », à savoir celle de Wittgenstein, Schlick et Waismann.)

286. SCHLICK À WITTGENSTEIN

Département de philosophie

Université de Californie, Berkeley, U.S.A.

21.09.[1931]

Mon cher Wittgenstein,

Il y a deux mois que je vous ai vu pour la dernière fois. J’ai souvent pensé à vous et vous souhaite d’être en bonne santé et de bien avancer dans votre travail. Vous pouvez imaginer que votre nom est souvent cité ici, dans mon séminaire. Parmi les participants, il y en a qui comprennent, ont le désir d’apprendre et sont sans préjugés. Je suis donc totalement satisfait. Quant aux circonstances de la vie, elles me ravissent vraiment. Mais cela ne veut pas dire que je ne serais pas très heureux de revoir au printemps les montagnes autrichiennes. Mes enfants se plaisent particulièrement ici.

Vous n’avez certainement pas oublié que vous envisagiez de m’envoyer ici certains passages de votre manuscrit ; j’espère que vous avez trouvé le temps de les mettre au clair. En tout cas, je m’en réjouis énormément.

Puisqu’il nous est arrivé de parler récemment de l’espace visuel, quelque chose m’est venu à l’esprit sur quoi je voudrais attirer votre attention. Cela concerne ce que l’on nomme post-images du mouvement. Quand on regarde pendant assez longtemps un objet tourner (un moulin à vent) et qu’on porte ensuite le regard sur une surface immobile (un mur tapissé), on a l’impression que la partie de la surface qui est de forme circulaire tourne en sens inverse du reste qui est, lui, immobile. Ce phénomène induit une grammaire caractéristique où se produit quelque chose de l’ordre du « mouvement sans changement de lieu ».

Donnez-moi vite de vos nouvelles, s’il vous plaît. Je pense que vous êtes encore à Vienne et que vous avez donc eu des discussions avec Waismann. J’envoie néanmoins ces lignes à Cambridge, car je crois me souvenir que le trimestre y commence début octobre.

Recevez toutes mes salutations et tous mes vœux !

M. Schlick

287. WITTGENSTEIN À SCHLICK

Trinity College

30.10.1931

Mon cher Professeur Schlick,

Merci beaucoup de votre lettre. Pendant ces vacances, c’est-à-dire les six dernières semaines, j’ai fait des dictées afin de dactylographier mes manuscrits. Je n’ai pas encore tout à fait terminé. À présent, ce qui a été saisi (cela fait quelque 400 pages, espacements, alinéas, etc., compris) devrait être classé et suffisamment en ordre pour que je puisse vous l’expédier. Mais il ne me reste que très peu de temps pour terminer. Non que j’aie une grande charge d’enseignement, puisque cette année je n’enseigne presque pas, mais parce que je suis trop occupé par la poursuite de mon travail. De toute façon, je pense avoir déjà circonscrit pour l’essentiel les objets dont j’ai décidé de traiter, et j’espère mettre au point ce travail d’ici un an, à supposer, toutefois, qu’il me soit donné de mener à terme quoi que ce soit ! J’avance aussi vite que je le peux, car j’ai hâte de faire imprimer quelque chose, mais ce n’est pas pour des motifs nobles. Il m’est désagréable de penser que, si je devais mourir aujourd’hui, il serait très difficile de tirer de mes manuscrits les réponses aux diverses questions qui y sont abordées. Je suis donc entièrement mû par une vanité et par des questions de priorité abjectes. Je préférerais pouvoir me débarrasser de ces pensées stupides. Mais j’en suis bien loin. Le mieux que je puisse faire lorsque je pense — ce qui est aussi une vérité — est d’écrire pour une paire d’amis et d’hommes souhaitant jouir de ce qui n’est pas parvenu au stade de la découverte et de l’invention. C’est ainsi que je me calme aussi, lorsque ma sottise ne cesse de s’emparer de moi et de me hanter. Si je devais mourir maintenant (mais je suis en très bonne santé), je sais que vous accepteriez de vous occuper de mon travail, même s’il devait apparaître très difficilement compréhensible. Espérons le meilleur ! — Il n’est peut-être pas exclu que je puisse encore vous envoyer quelque chose en Amérique. — Vivez bien, et portez-vous bien.

Avec mon meilleur souvenir.

Lud Wittgenstein

288. WITTGENSTEIN À SCHLICK

20.11.1931

Cher Professeur Schlick,

Je ne puis vous assister dans l’affaire Waismann autrement qu’en adressant à Waismann un extrait de la lettre que vous m’avez écrite et y adjoignant certaines remarques. Mon éloquence en cette affaire tient à ce que je trouve inconvenant de vous faire patienter depuis si longtemps et de n’avoir pas encore tenu une promesse faite à plusieurs reprises. Pour ce qui est de l’affaire même, elle ne saurait effectivement m’enthousiasmer. J’ai la conviction que Waismann présentera quantité de choses d’une tout autre manière que celle que je tiens pour correcte. Et cela me conduit à la remarque que vous avez faite sur une partie du Tractatus : je ne me retrouve plus, aujourd’hui, dans quantité de formulations de l’ouvrage. Ce qui veut dire aussi, cher Professeur, que je ne peux pas tenir ma promesse — si c’en était une — de vous adresser certains passages raisonnables ou compréhensibles de mon manuscrit. En outre, tout, ou presque tout, ce qui concerne les « propositions élémentaires » et les « objets » s’est révélé faux, et doit être entièrement réélaboré. — Je suis désolé de ne pas pouvoir mieux vous aider. Mais c’est impossible. J’espère être en vie à votre retour, pouvoir vous voir alors, et vous expliquer bien des choses. Ces derniers temps, j’ai été en mesure de beaucoup travailler ; j’en ai le temps, puisque je n’enseigne que deux heures par semaine. J’espère donc, comme je viens de le dire, vous revoir grâce à Dieu et vous expliquer mon travail. Je souhaiterais faire une seule remarque dont je ne sais pas si elle pourra vous aider : peut-être la différence capitale entre la conception qui est celle du livre et ma conception actuelle tient-elle à ce que je me suis rendu compte que l’analyse de la proposition ne consiste pas en la découverte de quoi que ce soit de caché, mais dans l’ordonnancement (Tabulieren) — dans la PRÉSENTATION SYNOPTIQUE de la grammaire, c’est-à-dire de l’usage grammatical des mots. Ce que j’ai dit de dogmatique de l’« objet », de la « proposition élémentaire », etc., s’effondre donc. Pour comprendre le mot « objet » par exemple, il faut voir comment il est effectivement employé. — Mais c’en est assez. Il ne sert à rien de dire en deux mots ce qu’un livre clarifiera difficilement. — Restez malgré tout, s’il vous plaît, dans de bonnes dispositions à mon égard.

Ludwig Wittgenstein

Saluez bien votre fils.

Joyeux Noël !!!

La lettre à W[aismann] a été envoyée.

291. WITTGENSTEIN À SCHLICK

06.05.1932

Cher Professeur Schlick,

J'espère que votre retour à Vienne s’est bien passé ! Je viens vous informer qu’à Pâques j’ai à nouveau vu Waismann pour l’élaboration de son livre, et qu’il a attendu, avec une extrême patience, que, sous la pression, je lui donne au compte-gouttes mes propres explications. — Désormais, je désire vraiment que son livre paraisse au plus vite vite. Ce désir tient à ce que, ce matin, la poste m’a livré un écrit de Carnap (un tiré à part d’Erkenntnis) où j’ai découvert, en le feuilletant, maintes de mes pensées anonymement exprimées. Vous connaissez la situation étrange dans laquelle je me trouve : j’ai passablement travaillé ces quatre dernières années, sans rien donner à la publication, mais je n’ai cessé de donner oralement des informations détaillées sur mon travail en cours. Et voilà que je me retrouve maintenant dans une situation telle que mon propre travail est sur le point de n’être considéré que comme une version de seconde main ou un plagiat de celui de Carnap ! Ce qui est naturellement pour moi particulièrement fâcheux. — C’est pour cela que je désire que le travail de Waismann puisse paraître vite. Et je souhaiterais même qu’il indique, dans sa préface, que je lui communique oralement, depuis des années, quantité de mes pensées.

Si vous voyiez là quelque chose d’inconvenant, écrivez-moi, s’il vous plaît ! J’en tiendrai volontiers compte. (Je dis cela sincèrement.) Sinon, comprenez, je vous en prie, le sentiment qui est le mien : je me vois contre mon gré embrigadé sous la bannière de ce que l’on nomme « le Cercle de Vienne ». Dans ce cercle se trouve une communauté de biens telle que je pourrais, si je le voulais, me servir des pensées de Carnap (par exemple), et que lui pourrait se servir des miennes. Mais je ne veux rien avoir à faire avec Carnap, ni appartenir au cercle auquel il appartient. Si j’ai un pommier dans mon jardin, c’est un plaisir pour moi que mes amis (c’est-à-dire vous et Waismann) y cueillent des pommes, et c’est aussi ce à quoi sert cet arbre ; et, si des voleurs sautent par-dessus ma clôture, je ne les chasserai pas et ne les dénoncerai pas non plus, mais je ne tolérerai pas qu’ils se prennent pour mes amis ou qu’ils prétendent que l’arbre est notre possession commune, à eux et à moi*. Je vous en prie, essayez de comprendre mon sentiment, mais critiquez-le aussi, s’il vous paraît n’être pas juste.

Pouvez-vous, s’il vous plaît, saluer cordialement Waismann de ma part et lui donner cette lettre à lire, s’il le souhaite. Il vous dira que la différence entre une lettre circulaire et une lettre individuelle a été reconnue par Carnap et Feigl. Je suis donc dans l’esprit du temps si je donne la forme d’une lettre circulaire à ce que je viens d’écrire !

Avec mes salutations les plus cordiales.

Ludwig Wittgenstein

* Cf. le Zarathoustra de Nietzsche.

Comment vont vos enfants ?

— Son livre : Celui évoqué dans les notes de la lettre 282 : Logik, Sprache, Philosophie, Kritik der Philosophie durch die Logik.

— Écrit de Carnap : Cf. Rudolf Carnap, « Die Physikalische Sprache als Universalsprache der Wissenschaft [La langue physicaliste comme langue universelle de la science] », Erkenntnis, t. 2, 1931, p. 432-465. Ce texte a exercé une grande influence sur les membres du Cercle de Vienne et sur le développement ultérieur de l’empirisme logique. La conception du physicalisme qui y est exposée consiste à soutenir que la langue physicaliste est la base du système des énoncés scientifiques, et donc la « langue universelle de la science ». Cette conception est en rupture avec la conception phénoménaliste de la tradition du positivisme d’Ernst Mach qui avait été jusque-là déterminante pour le Cercle de Vienne.

 Cf. le Zarathoustra de Nietzsche : Voir Ainsi parlait Zarathoustra, IIe partie, « Des compatissants » : « Mais moi, je suis de ceux qui donnent : j’aime à donner, en ami, à mes amis. Que les étrangers et les pauvres cueillent eux-mêmes les fruits de mon arbre ; c’est ainsi qu’ils seront le moins humiliés. »

292. WITTGENSTEIN À SCHLICK

[Cachet de la poste Cambridge, 12.06.1932]

Dimanche

Mon cher Professeur Schlick,

J’ai été très peiné d’apprendre que vous n’étiez pas bien portant. Espérons que, quand je viendrai à Vienne d’ici 8 ou 14 jours, je vous trouverai en meilleur état. Pour ce qui est de Carnap, j’ai donc fait une erreur en ne lui renvoyant pas son tiré à part et en me déclarant ainsi, de façon indirecte, en accord avec sa conduite. À l’avenir, j’agirai différemment. — Mon travail a beaucoup progressé pendant ces derniers mois. Mais ces dernières semaines, je me suis senti quelque peu surmené. Espérons que cela passera bientôt. Je brûle d’envie de parler avec vous de ces avancées, et suis vraiment ravi à l’idée de vous revoir.

Ludwig Wittgenstein

293. WITTGENSTEIN À SCHLICK

Hochreit, Post Hohenberg, Basse-Autriche

08.08.1932

Cher Professeur Schlick,

Je vous remercie de m’avoir transmis la lettre que vous a adressée Carnap, ainsi que pour votre carte. Le retard de ma réponse est dû en partie à ce qui m’a occupé ces derniers temps (il m’est arrivé de dicter 7 cours par jour), mais aussi en partie au fait que je suis écœuré par le fait que nos échanges tournent autour de cette affaire. Écrire sur ce sujet me coûte énormément, et je vous saurais par-dessus tout gré de transmettre à Carnap cette lettre en plus des éclaircissements que vous lui avez écrits à ma suggestion, etc.

Si j’évoque cette affaire, ce n’est pas parce que j’aurais des craintes pour ma priorité, je crois en effet que mon livre une fois paru, la paternité de ces pensées ne sera aucunement douteuse pour ceux qui les comprendront. Et ce n’est pas, vous le savez, à la reconnaissance des cercles académiques que j’aspire. — J’en viens donc à l’affaire et à ce qui, selon vous, a été de travers par ma faute (du fait de l’absence d’éclaircissement), afin de mettre les choses au clair : Je n’avais pas tenu pour honnête — comme vous savez — la façon de faire de Carnap en cette affaire ; et la lettre qu’il vous a adressée ne m’a aucunement convaincu de son honnêteté.

J’aborderai certains points de détail, mais brièvement :

1. Carnap dit — comme vous et moi — qu’il considère que le renvoi à d’autres auteurs n’a pas une grande importance. Mais vous, vous êtes très consciencieux sur ce point, et moi, j’ai écrit, dans la préface du Traité, que je ne donnerai aucune de mes sources. Carnap, en revanche, est consciencieux quand il s’agit de citer ses propres travaux, mais il a passé sous silence sa source principale.

2. Il n’est pas vrai que je ne me sois pas occupé de la question du « physicalisme » (mais pas sous cet — épouvantable — nom) ; et je l’ai fait avec la même brièveté que celle avec laquelle l’ensemble du Traité est écrit.

3. Je ne crois pas que Carnap ne se souvienne plus d’une conversation avec Waismann dans laquelle celui-ci partageait ma conception des définitions ostensives.

4. Carnap tient de moi sa conception des hypothèses (cela m’a aussi été confirmé par Waismann), et ni Poincaré ni Reichenbach ne peuvent soutenir une telle conception, car ils n’ont pas la même conception que moi des propositions et de la grammaire. Sur ce point, vous m’avez vous-même reconnu comme votre source, dans un article que Waismann m’a montré.

5. Que Carnap, lorsqu’il prend parti pour le mode formel et contre le « mode matériel du discours », ne fasse aucun pas au-delà des miens, vous le savez parfaitement vous-même ; et je ne puis imaginer qu’il ait pu si entièrement et si intégralement mécomprendre les dernières propositions du Traité — et, par conséquent, les idées fondamentales de l’ensemble du livre. Et en tout cas, je n’ai certainement pas besoin de vous dire que ma critique de la métaphysique concerne la métaphysique de notre physique, et non la métaphysique des philosophes professionnels !

Le plus insupportable est, à mes yeux, le passage où Carnap écrit sur son « attitude anhistorique » et affirme qu’il est sans importance pour lui de ne pas reconnaître pleinement sa dette à mon égard et à l’égard d’« autres » penseurs. Pour avoir le droit d’écrire pareille chose, il faudrait avoir des pensées bien plus fécondes que les siennes.

Encore une fois : pour moi, il ne s’agit pas d’une querelle académique sur une question de priorité, mais d’une affaire personnelle. Ce que les philosophes professionnels d’aujourd’hui pensent de moi m’est totalement indifférent, car ce n’est pas pour eux que j’écris. J’ai cru devoir donner les éclaircissements que je viens de vous donner sur cette affaire pour ne pas devoir me reprocher à moi-même une sorte de paresse.

Les salutations les plus cordiales

Ludwig Wittgenstein

— La lettre de Carnap : Écrite le 17 juillet 1932, en réponse à la lettre que lui avait envoyée Schlick le 10 (vide infra p. 386) :

« Cher Schlick, Grand merci pour ta lettre. Tu es donc déjà à la montagne. Quant à nous, nous partirons le 21. Je ne vais plus à Vienne en ce moment. Nous n’avons pas encore vraiment décidé où nous irons, car les négociations avec les Feigl n’ont pas encore complètement abouti. Nous verrons bien. Les Feigl arriveront le 1er août. Hempel voyagera avec nous, mais seulement jusqu’au 3. Et je continue à espérer que nous pourrons nous voir pendant ces vacances. Passes-tu tout ton temps à Millstatt jusqu’en octobre ? Nous serons certainement plus au nord et y resterons probablement jusqu’à fin août. Viendrais-tu jusqu’au Tyrol ? Ou bien peut-être pourrions-nous nous retrouver à mi-chemin ?

« Je voudrais revenir sur un point que tu abordes, mais uniquement de façon très brève, du fait de mon manque de disposition notoire à écrire. Je pense (à la différence de Neurath) que les énoncés protocolaires sont à tirer du reste des propositions. Ce que je dis de l’“état actuel de la recherche” veut simplement dire ceci : je ne peux pas d’emblée dire quelle est la forme précise de ces énoncés ; mais des considérations ultérieures le montreront. J’espère que tu n’as rien contre cela.

« En ce qui concerne les références à d’autres auteurs, je ne les tiens pas pour très importantes, tout comme toi et Wittgenstein. Je m’étais contenté de renvoyer sommairement à Neurath dans le manuscrit. C’est à sa demande, en raison des craintes qu’il avait pour son droit de priorité, que j’ai inséré la note complète le concernant, lors de la correction des épreuves. Je pense, comme toi, que Wittgenstein est trop peu reconnu en Allemagne. Aussi n’ai-je cessé de l’évoquer aussi bien dans des publications que des conférences et conversations privées. Mais dans cet article sur la question du physicalisme, il ne m’est pas apparu vraiment nécessaire de faire référence à lui, puisqu’il n’aborde pas cette question dont traitent justement les travaux de Neurath. Naturellement, le fondement philosophique général de mes réflexions actuelles provient en plusieurs points de Wittgenstein ; mais je l’ai mentionné dans mes publications antérieures, or, ici (comme je le dis expressément), ce fondement n’est abordé que de façon brève et allusive.

« Quant aux trois points précis que tu évoques, ils ne me paraissent rien devoir à Wittgenstein. Mais je dois dire qu’en raison de mon attitude anhistorique et de ma mauvaise mémoire je n’ai aucune certitude sur le point de savoir si, dans ce que je dis, quelque chose provient de quelqu’un et de qui. Je viens de reparcourir le Traité et les Thèses de Waismann. Sur ces différents points :

« 1. Page 435 sq. Que l’ainsi nommée ostension soit une définition au sens propre ne sortant pas du langage, je l’ai dit d’abord contre Reichenbach. Je suppose aussi que cela contredit la conception courante. Je ne sais cependant pas si quelqu’un l’a déjà dit. Mais Waismann, quant à lui, soutient expressément le contraire dans ses Thèses (p. 16)4.

« 2. Page 440, à propos des hypothèses. Je ne pense pas que cette conception soit nouvelle, mais je n’en connais pas la source. Récemment, Reichenbach m’a dit, à Berlin, qu’elle avait été formulée pour la première fois dans ses premiers écrits. Mais je crois qu’elle avait été déjà soutenue avant Reichenbach et Wittgenstein. Peut-être par Poincaré ?

« 3. Sur la distinction du mode formel et matériel du discours et l’élimination des pseudo-questions par le mode formel. Je pensais, précisément sur ce point, faire un pas essentiel au-delà de Wittgenstein. Les pseudo-questions dont je traite ici ne sont pas celles de la métaphysique, mais des pseudo-questions qui se posent de temps à autre à notre philosophie scientifique. La nécessité de refuser le mode matériel du discours est (comme je le dis, p. 456) le cadre où les travaux de notre cercle se sont inscrits jusqu’à présent. Or cette nécessité s’applique aussi, en première ligne, au Traité qui nous est apparu, à bien des égards, associé à ce mode de discours. Si j’avais voulu citer ici Wittgenstein, je n’aurais donc pu le faire que de façon polémique ; ce que j’ai délibérément évité. Et cela, malgré le fait que les considérations qui m’ont mené jusqu’à ce point soient à l’évidence un développement conséquent de notre position philosophique fondamentale qui doit beaucoup à Wittgenstein. Je crois donc devoir m’opposer sur ce point à la praxis de Wittgenstein, bien que je sois en consonance avec sa position fondamentale.

« Je voudrais souligner une fois encore que je pourrais m’être trompé sur certains points historiques et devoir plus à Wittgenstein et à d’autres que je n’en ai conscience. Mais cela n’est pas, non plus, vraiment important.

« Dans ma sémantique, je fais souvent allusion à la littérature antérieure. J’aimerais que ce livre puisse aussi servir d’introduction aux problèmes de logique pour ceux qui n’ont pas encore de connaissances en logique. Pour ce qui est de la construction formelle, je renvoie naturellement en première ligne à Frege, Russell, Hilbert, l’école de Varsovie et Gödel, et, dans le chapitre sur la sémantique et la philosophie, à Wittgenstein.

« J’ai la certitude que nous n’aurions aucun mal à nous comprendrre sur tous ces points, aussi bien sur ceux d’ordre factuel que sur ceux d’ordre historique, si nous en discutions de vive voix. Sans doute ne suis-je pas encore au clair, à bien des égards, sur les énoncés protocolaires. Et j’aimerais justement en parler avec toi. J’espère que Feigl a eu un entretien précis avec toi et qu’il sera en mesure de me rendre compte de ta position sur des questions dont nous voulons débattre ensemble. Je suis vraiment ravi des mes conversations avec lui. Et aussi, des relations que nous entretenons d’une façon générale en dehors de la science.

« Il ne me reste plus qu’à te souhaiter de bien te remettre, d’avoir beau temps et de passer des bons moments sur et au bord du lac, puis en montagne, dès que tes forces te le permettront à nouveau.

« Transmets aussi, s’il te plaît, mes meilleures salutations à ta femme et à ta fille. Ina t’adresse les siennes.

« Ton CARNAP

— Réponse de Schlick à Carnap, le 17.07.1931 :

« Cher Carnap, Grand merci pour ta lettre. Je regrette que tu ne puisses pas venir à Vienne, car j’aurais volontiers discuté avec toi des énoncés protocolaires et de quelques autres choses ; j’aurais été vraiment ravi de te revoir après si longtemps et de t’entendre sur ce que tu as fait à Prague. S’agissant de ton livre, je vais écrire à Springer que je n’ai pas réussi à voir ici, non seulement parce que le directeur voyage beaucoup, mais aussi en raison du travail considérable du semestre et de ma maladie qui m’ont contraint à me soustraire à bien de mes obligations. Je me remets tout doucement, je me repose et ai encore plus besoin d’un séjour à la campagne que d’ordinaire. Demain matin, je partirai tôt pour Kärnten, avec ma femme et ma fille ; et je ne reviendrai en ville qu’à la mi-octobre. Les projets londoniens sont reportés à l’automne, mais je ne puis encore fixer de date.

« Je viens de relire une fois encore de bout en bout la “langue physicaliste”. Une chose m’est apparue qui n’a pas trait au contenu propre de l’article, mais qui me semble suffisamment importante pour que j’attire ton attention sur elle. En bref, je dirai qu’il s’agit d’une question de correction. Je tiens en effet pour incorrect que, cette fois, le nom de Wittgenstein ne soit pas cité dans ton article, et cela, alors même que chacun sait que l’École de Vienne lui doit ses fondements et alors même que toi et Neurath avez fait mention de lui dans des travaux antérieurs. J’estime nécessaire de mentionner son nom chaque fois que sont abordés des points spécifiquement wittgensteiniens, caractéristiques de son mode de penser, d’autant qu’il n’a lui-même rien publié depuis longtemps, mais a diffusé oralement ses pensées. Le Tractatus est encore très largement inconnu des lecteurs allemands. Je pense d’abord aux passages suivants de ton texte :

« — en haut de la page 433 : l’essence de la philosophie ;

« — en bas de la page 435 : la définition ostensive ne conduit pas en dehors du langage ;

« — en haut de la page 440 : l’essence des lois de la nature où les hypothèses se trouvent caractérisées par leur forme logique particulière qui diffère de celle des propositions usuelles ;

« — mais aussi, plus loin (p. 452, note, et p. 456), les passages où il est dit que les pseudo-questions sont éliminées par “le mode formel du discours”, car c’est là en vérité la pensée fondamentale de Wittgenstein.

« Ne prends pas ombrage du fait que je prête attention à l’absence de ces références. Je ne l’aurais pas remarqué, je crois, si tu n’avais pas mis en avant Neurath, et sa thèse bien moins importante, selon moi. Il n’y a qu’en sémantique que de telles idées seront encore vraisemblablement prises en considération de façon détaillée ; et je suis convaincu que toi, tu t’es appuyé sur Wittgenstein, aux endroits appropriés. Écris-moi, s’il te plaît. Mon adresse (que je te prie de ne communiquer à personne) est : Pension Grossegg, Milstatt, Kärnten. Je serais vraiment ravi si nous pouvions nous retrouver à Kärnten. Au cas où vous iriez avec les Feigl (que je vois moins souvent) à Oetztal, ce ne sera pas possible.

« Avec mes salutations les plus cordiales à toi et Mlle Stoeger et mes meilleurs vœux pour un bon repos estival !

« Ton (M. S.)

294. WITTGENSTEIN À SCHLICK

297. WITTGENSTEIN À SCHLICK

31.07.1935

Cher Professeur Schlick,

Grand merci pour votre lettre. Je ne reviendrai probablement pas cet été en Autriche. Je me rendrai, début de septembre, en Russie. Soit j’y resterai, soit je rentrerai en Angleterre quelques semaines plus tard (autour de six semaines). Si je reviens en Angleterre, je ne sais pas du tout ce que j’y ferai, mais probablement pas de la philosophie. Vous avez dû trouver mon manuscrit extrêmement difficile à comprendre, car il est désordonné et contient quantité de choses insignifiantes. Quant à l’application du cas que vous évoquez, je n’en dirai qu’une chose : si vous entendez quelqu’un dire qu’il doit y avoir des propositions indémontrables en mathématiques, il ne faut pas que vous vous en étonniez, parce que vous n’avez encore aucune idée de ce que dit cette phrase en prose si limpide. Vous devez parcourir la preuve de A à Z pour voir ce qui est prouvé. C’est-à-dire : tant que vous n’avez pas examiné cette preuve spécifique dans ses moindres détails, vous ne savez encore quasiment rien. Vous ne savez pas, par exemple, ce qu’est, dans la compréhension de cette preuve, la « proposition mathématique ». Il existe par ailleurs une portion limitée des mathématiques dans le cadre de laquelle il n’existe pas de propositions indémontrables — par exemple, l’arithmétique élémentaire. Que la phrase en prose qui vaut comme résultat de la preuve ait une résonance étonnante, cela ne dit rien. Il est clair que l’on pourrait même prouver une phrase en prose qui contredise celle-ci. Je veux dire que quelqu’un de suffisamment habile peut sans aucun doute appliquer les mots d’une façon telle que nous serions disposés à reconnaître la phrase opposée comme le résultat de la preuve ; tout comme on peut prouver aussi bien que toute droite coupe un cercle, et qu’aucune ne le coupe. À qui s’étonnerait que deux phrases opposées soient démontrables, je dirais : considérez donc la preuve, et vous verrez « en quel sens » ceci est prouvé et « en quel sens » cela est prouvé. Tant que vous n’avez pas parcouru de façon précise la preuve, votre étonnement n’a aucun fondement. Tout ce que vous apprend « ma consigne » est donc que vous ne pouvez rien dire d’une preuve et de son résultat tant que vous n’avez pas examiné cette preuve déterminée. C’est-à-dire : le philosophe qui cherche quasiment à prophétiser en mathématiques en disant : « Cela est impossible », « Cela n’est pas prouvable » a tort. Pourquoi ? Parce que ce qui est prouvé est une simple expression verbale à laquelle la preuve donne son sens particulier. Dans quelle mesure avons-nous le droit de qualifier de « preuve » la preuve d’une phrase en prose ? C’est en partie une affaire de goût — nommément de savoir si notre inclination et notre appréciation nous portent ou non à la considérer comme l’application de l’image exprimée. Et s’il s’agit d’une question d’inclination, c’est parce qu’il s’agit de savoir si nous voulons parler ou non de points imaginaires, ou si nous voulons parler ou non de lumière invisible. — L’examen précis d’une preuve complexe est extrêmement difficile. C’est-à-dire qu’il est extrêmement difficile de configurer de façon totalement transparente une preuve et d’accéder à la clarté totale sur son rapport à d’autres preuves — sur sa place dans les systèmes connus, etc. Pour vous en convaincre, essayez donc de chercher une preuve de la proposition selon laquelle √2 est irrationnel. Cela ne veut cependant pas dire qu’il vous faudrait chercher quoi que ce soit de caché, mais seulement que nous n’avons pas encore de claire VISION D’ENSEMBLE de cette preuve, et encore moins de sa place par rapport à d’autres preuves et d’autres propositions. — Si vous dites que ma consigne vous laisse démuni face à cette preuve et à d’autres, c’est que vous êtes sur la mauvaise voie. Le sel de la chose (Witz) tient à ce que rien ne peut être dit d’une preuve tant que l’on n’a pas procédé à une recherche effective, sinon que l’on doit s’engager dans une recherche spécifique pour voir s’il est ou non approprié de nommer « preuve » cette phrase en prose. La philosophie ne peut rien dire d’une preuve et, si vous entamez une recherche sur elle, vous devez la citer pour n’être pas accusé de proférer des mensonges sur la réalité, à l’instar des faux prophètes. Peut-être penserez-vous : « Mais la philosophie doit pourtant dire si quelque chose peut être prouvé. » Mais en disant cela vous laissez complètement indéterminé ce qu’il faut mettre sous le mot de preuve. Ce n’est qu’à partir du moment où je connais une preuve (ou le système de preuves à l’intérieur duquel cette preuve est une preuve) que je vois ce qui est ici nommé « preuve », dans quelle mesure cette preuve est analogue à d’autres constructions que nous avons nommées des preuves, et avec quelle partie de la vaste famille de ce que nous nommons preuve mathématique elle a le plus d’analogies. Ce n’est qu’à partir de ce moment-là que l’on est en droit de parler de preuve et de proposition. Même si un mathématicien vous demandait : « Diriez-vous maintenant de cette nouvelle preuve qu’elle… », vous devriez lui répondre : « Certainement pas » — non parce que l’on ne pourrait pas encore se fier à la preuve, mais parce que l’on ne comprend pas ce que recouvrent les mots « ce qui est prouvé » tant que l’on ne connaît pas la preuve. De même : si le professeur N. N. soutenait que l’on a expérimentalement prouvé qu’il y a des douleurs que l’on ne ressent pas, la réponse ne serait pas : « Pour pouvoir le croire, il me faudrait connaître cette expérimentation », mais : « Pour le comprendre, il me faudrait connaître cette expérimentation. » Je ne veux pas dire par là que l’étude de cette expérience et de cette preuve n’a aucun intérêt, mais qu’en prêtant l’oreille à quelqu’un qui parle d’une nouvelle preuve vous proposez une fausse interprétation. — 

Le trimestre dernier, j’ai eu de grands désagréments ici. Mlle Ambrose a publié un article dans Mind vraiment lamentable dont elle dit qu’il a été, pour l’essentiel, inspiré par moi. Et elle envisage d’en publier un autre de fort mauvais. Mon point de vue y est présenté d’une manière totalement aberrante, si bien qu’en la lisant j’ai été profondément choqué. J’avais eu de multiples discussions approfondies avec elle, et j’avais tenté de la convaincre qu’il n’était pas correct de publier son article sous cette forme, et avec ma désapprobation. Cela a eu pour résultat qu’elle m’a écrit une lettre impertinente qui a mis un terme à notre relation. Peut-être publierai-je une réponse dans Mind. Au départ, cette affaire m’a considérablement affligé, mais maintenant elle m’est indifférente.

En ce qui concerne ce que le « Post-scriptum » dit de mon cours : je ne l’ai jamais vu et ne sais pas s’il n’est pas rempli de malentendus. Cela ne me surprendrait pas.

La dernière fois que j’ai vu Waismann, je lui ai dit qu’il pouvait utiliser tout ce qu’il souhaitait de mon manuscrit pour son livre. — Qui sait s’il m’arrivera encore d’écrire quelque chose ! Je voudrais que mes manuscrits puissent être compris et utilisés. Je ne voudrais pas que mon grand travail de ces six dernières années ait été accompli pour rien. — Je sais évidemment que mes remarques sont très difficilement compréhensibles, parce qu’elles manquent d’assurance et sont désordonnées ; elles sont aussi très incomplètes et, dans mes cahiers, il y a un certain nombre de notes manuscrites que j’ai simplement jetées sur le papier, sans les élaborer.

Au sujet de l’affaire Ambrose, j’ajouterai qu’elle n’est pas quelqu’un de mauvais, mais elle a été sottement conseillée. S’il y avait eu, autour d’elle, quelqu’un d’autre que moi pour lui dire que son travail était lamentable, elle ne l’aurait jamais laissé imprimer.

Il existe, vous le savez, un manuscrit que j’ai dicté cette année, pendant les deux premiers trimestres, et qui montre la façon dont je souhaite que tous mes matériaux soient traités. Actuellement un de mes amis en possède une copie, et Mlle Ambrose une autre. Peut-être pourrait-on en faire une copie supplémentaire à votre intention.

Je regrette de vous avoir imposé la lecture de cette longue lettre mal écrite.

J’espère que nous nous reverrons une fois, ou même plusieurs. Avec mon très cordial salut.

Ludwig Wittgenstein

Gardez donc le livre « G. v. List ». C’est, je crois, un travail vraiment remarquable.

— Votre lettre : Non retrouvée.

— Au sujet de l’affaire Ambrose : Voir infra la correspondance avec Alice Ambrose, p. 519 sq.

— Son livre : Probablement une allusion à Friedrich Waismann, Einführung in das mathematische Denken, Vienne, Gerolf, 1936.

— « G. v. List » : Probablement Johannes Balzli, Guido von List. Der Wiederentdecker uralter arischer Weisheit, sein Leben und sein Schaffen, Leipzig, Kittler, 1917.

1. Schlick cite Ramsey directement en anglais, mais donne son explicitation (cf. le « c’est-à-dire » entre crochets) en allemand. (N.d.T.)

2. L’expression entre crochets est peu lisible dans le manuscrit. (Éd.)

3. En anglais dans le texte : « make head or tail of it ». (N.d.T.)

4. Cf. Wittgenstein und die Wiener Kreis (trad. fr. mod., p. 229) : « La définition reste à l’intérieur du langage. L’ostension (Aufweisung) en sort et met les signes en relation avec la réalité. » (N.d.T.)