304. WITTGENSTEIN À WATSON

[Cachet de la poste 19.08.1931]

Mon cher Watson,

Je ne serais pas surpris que tu penses que je suis une peau de vache, parce que je n’ai pas encore répondu à ta lettre. La vérité, c’est que j’ai été tout le temps, et pas seulement une bonne partie du temps, excessivement occupé. J’ai passé environ trois semaines (voyage inclus) en Norvège à chercher un job pour mon amie. Je suis maintenant revenu en Autriche, à la campagne, où je travaille en souhaitant que le temps s’améliore, car la pluie quotidienne me déprime. Mon travail progresse de façon modérément bonne. Un très grand merci pour le John O’London’s Weekly. Il est splendide — pas seulement l’article sur la philosophie, mais aussi tout le reste. J’espérais, au début des vacances, être en mesure de dicter une partie de ce que j’ai écrit pendant les trois dernières années, pour le mettre sous une forme plus élaborée. Mais je n’y suis pas encore parvenu, car j’ai dû écrire quantité de nouvelles choses. Je ne donnerai très probablement pas de cours pendant le trimestre d’automne prochain et consacrerai tout mon temps à mener mon travail le plus près possible de son terme. Mais je souhaite avoir des conversations privées avec les étudiants, s’il y en a qui le désirent. J’envoie cette lettre à McGill, car je ne sais pas si ton ancienne adresse à Cambridge est toujours valable. Donne-moi, s’il te plaît, de tes nouvelles. Quoi que tu m’écrives, cela m’intéressera toujours, et j’apprécierai toujours toutes les coupures de journaux dépourvues de sens que tu pourras m’envoyer.

Ludwig Wittgenstein

305. WITTGENSTEIN À WATSON

306. WATSON À WITTGENSTEIN

McGill University, Montréal

The MacDonald Physics Laboratory

12.11.1931

Mon cher Wittgenstein,

[…] Je ne puis te dire combien je suis heureux d’apprendre que tu espères publier quelque chose d’ici un an et que tu peux te consacrer à ton travail sans avoir à subir la tension des cours. Si tu envisages une publication en allemand, essaie, s’il te plaît, de te faire traduire en anglais par quelqu’un de compétent. J’ai suivi ton conseil et ai plongé dans les Grundgesetze de Frege qui, par une chance inexplicable, se trouvent à la bibliothèque de McGill University. J’ai mis un temps fou à saisir la distinction entre Wahrsein et Fürwahrhalten1, mais c’est maintenant chose faite. Même moi, malheureux physicien ne connaissant rien aux subtilités de l’allemand, j’ai été surpris par la clarté et la vigueur avec lesquelles sont exprimés les arguments de Frege sur la psychologie et la logique, et sur la différence entre les caractères d’un concept et les propriétés d’une chose. Mais la difficulté de la langue, dont les finesses m’échappent, me rend la lecture très laborieuse, et c’est la conviction de creuser dans une véritable mine qui me donne assez de patience et de détermination pour persévérer. Je plaide donc pour une traduction !

[…] Tu me demandes des articles dépourvus de sens ; je joins à cet envoi une perle tirée du Montreal Star. J’ai la certitude que tu apprécieras la note supplémentaire qu’apporte le journalisme américain. Vois aussi, dans le numéro du 24 octobre de Nature, le compte rendu d’une discussion de la British Association sur la nature de l’univers. À ce propos, as-tu lu l’allocution de Smuts à la B[ritish] A[ssociation]. C’est la collection la plus merveilleuse qui soit de pots pourris — sententieux, de surcroît ! En fait, je te recommanderai vivement de jeter régulièrement un coup d’œil sur Nature à l’Union Library, car tu as des chances d’y trouver une perle par mois (c’est-à-dire une tous les quatre numéros du magazine !).

[…] Avec mes meilleurs souhaits pour ta santé et un grand succès pour l’achèvement de ton manuscrit.

Toujours tien,

Wm H. Watson

— Coupure du Montreal Star : Il en a survécu une du 22 octobre 1931. Elle présente l’éminent sir Oliver Lodge (1851-1940) — qui avait travaillé avec Hertz mais s’était ensuite intéressé au spiritisme — convaincu qu’Edison2 dirige l’industrie par son esprit depuis sa tombe. (Dans la collection wittgensteinienne de non-sens, la recherche et les phénomènes parapsychiques sont très largement représentés.)

307. WITTGENSTEIN À WATSON

[Cachet de la poste 04.03.1932]

Mon cher Watson,

Il y a des lustres que je n’ai aucune nouvelle de toi (peau de vache !). Mais je t’excuse, car ici non plus, il n’y a pas grand-chose à raconter. Ces deux derniers mois, mon travail n’a pas avancé de façon très satisfaisante. Je n’ai presque jamais eu la tête aussi claire que je l’aurais souhaité. Mes cours de discussion se passent bien. J’aimerais t’avoir ici. L’autre jour, j’ai rencontré Kapitza (je ne sais pas comment tu orthographies son nom), et nous avons parlé de toi. Il est vraiment comme un enfant, et très sympathique, mais il n’y a rien dont nous pourrions discuter ensemble.

Drury s’en va à la fin du trimestre (c’est-à-dire dans une semaine). Je suis désolé de le perdre. Inman est à Manchester, dans un hameau où il fait une sorte de recherche économique. Lee travaille au bureau d’une mine de charbon (en Angleterre). Je n’ai guère de leurs nouvelles (ils sont aussi paresseux que toi). Comme je te l’ai dit, te voir et parler travail avec toi me ferait plaisir, mais il n’y a évidemment aucune chance que cela ait lieu.

Donne-moi vite de tes nouvelles,

Toujours tien,

Ludwig Wittgenstein

308. WATSON À WITTGENSTEIN

McGill University, Montréal

The MacDonald Physics Laboratory

06.03.1932

Mon cher Wittgenstein,

Comment vas-tu, en ce moment ? Il y a si longtemps que je n’ai pas eu de signe de toi : j’espère que tu tiens les choses bien en main, et que tu ne t’es pas surmené au point de compromettre ta santé. Comment le livre avance-t-il ? Préviens-moi quand il paraîtra, et n’oublie pas que tu m’en as promis un exemplaire, avec ton autographe !

J’ai réussi à trouver quelques coupures de journaux à ton intention — certaines proviennent de la merveilleuse série dont je t’avais parlé à Cambridge et que je viens de retrouver dans mes papiers. Lis-les lentement, pour te divertir !

J’ai trouvé l’hiver moins éprouvant que je ne l’aurais cru, mais je n’ai pas grand-chose à dire sur mon activité pendant cette période. Du point de vue intellectuel, il n’est pas gratifiant de faire cours, lorsqu’on n’a pas le temps de s’arrêter sur tel ou tel point et qu’on doit suivre un parcours imposé. J’ai gardé un excellent souvenir de tes cours et tes discussions, parce qu’ils semblaient être libres des impératifs d’un programme, et parce que je ne suis que fort peu capable d’introduire un tel esprit dans mes propres cours.

Quand viendras-tu me rendre visite ici et voir les États-Unis ? J’espère que tu n’as pas abandonné cette idée et que tu projettes de faire un jour le voyage : je te promets de t’emmener au cinéma quand tu viendras à Montréal. Nous aurons le choix entre le français (que je préfère) et l’anglais.

La prochaine fois que tu m’écris, raconte-moi, si tu en as le loisir et l’envie, quelque chose de ta propre histoire pour que je puisse relier entre eux les faits isolés et non datés que j’ai vaguement en mémoire. Et lorsque tu le feras, pourrais-tu aussi me fournir des informations sur Frege ? Fais-le donc, s’il te plaît.

Avec mon amical souvenir et tous meilleurs vœux.

W. H. Watson

309. WITTGENSTEIN À WATSON

08.04.1932

Mon cher Watson,

Mille mercis pour ta lettre du 6 mars. Je suppose que tu as reçu la lettre que je t’avais écrite de Cambridge. Je suis maintenant à Vienne pour les vacances, mais je travaille plutôt dur. J’ai confié quelques matériaux à un homme qui écrit un livre de philosophie (au sens où j’entends le mot). Je l’ai fait, en partie parce que je considère de plus en plus improbable la publication de mon propre livre (je veux dire : de ce que j’écris depuis 3 ou 4 ans). D’une certaine manière, je suis incapable de condenser les choses et de les mettre sous une forme imprimable. Que quelqu’un d’autre publie le livre ne me dérange donc pas. Mais nous verrons bien ce qui arrivera.

J’ignore s’il y a une chance que je vienne en Amérique. Je n’ai pas les moyens de voyager pour mon plaisir, mais je pourrai venir si j’ai un travail là-bas. Ce qui, en pratique, veut dire que je ne pourrais venir que si l’on me demande de donner des cours dans une université. Mais je ne sais pas pourquoi on me le demanderait. (D’autant que, là-bas, dans la plupart des lieux — si je ne me trompe —, la philosophie prend un tour différent de celui qu’il m’importe de lui donner.)

Un énorme merci pour les coupures. Je veux absolument que tu te procures un livre qui a pour titre Points of View [Points de vue]. Il est tiré d’un ensemble d’émissions de la BBC qui présentent la philosophie de Lowes Dickinson, J. B. S. Haldane, Dean Inge, Oliver Lodge et un ou deux autres… Si tu le trouves à Montréal, achète-le, s’il te plaît. Il est sans égal ! Tu ne trouveras rien d’une bêtise, d’une confusion et d’une charlatanerie plus concentrées. J’en reste là et repars au lit avec la grippe. Je me sens mieux, mais toujours aussi stupide et engourdi. Je pense donc qu’il vaut mieux que je laisse cette lettre en l’état et que je t’en dise plus une autre fois. Quel type d’information souhaites-tu sur Frege ? Ses positions ? Ce serait un immense défi. Et s’agissant de sa vie, je ne sais que très peu de chose. Lorsque je l’ai rencontré, en 1911, il avait autour de 60 ans, il était professeur à Iéna, et il est décédé aux environs de 1922. — Mes meilleurs vœux.

Ludwig Wittgenstein

Un énorme merci pour les coupures !

— Un homme qui écrit un livre de philosophie : Friedrich Waismann. Son livre a été publié à titre posthume, d’abord en anglais, sous le titre The Principles of Linguistic Philosophy, R. Harré éd. (1965). Sur ce point, voir la lettre 288.

— Points de vue : Points Of View : A Series of Broadcast Addresses, signé par G. Lowes Dickinson, Dean Inge, H. G. Wells, J. B. S. Haldane, sir Oliver Lodge et sir Walford Davies, introduit par G. Lowes Dickinson et accompagné d’une lettre complémentaire de sir Oliver Lodge (Londres, Allen & Unwin, 1930).

— En fait, G. Frege est décédé en 1925, à l’âge de soixante-dix-sept ans.

310. WATSON À WITTGENSTEIN

3514 Hutchison St., Montréal

25.05.1932

Mon cher Wittgenstein,

Je n’ai qu’une seule perle en provenance des journaux à t’envoyer, mais tu admettras qu’elle n’a pas de prix ! Si on la couple avec l’annonce récente qu’Einstein s’attaque au problème du désarmement, elle semble justifier que l’on supprime son nom de la liste des penseurs scientifiques en activité. Ce qui est bien trop dur à son égard, parce que indépendamment de la relativité il a fait pas mal de travail de qualité.

J’ai réservé la soirée pour t’écrire, car cet après-midi j’ai écouté Whitehead parler, dans notre salle de conférence de physique, de l’impact de la philosophie sur la science. Il a été effroyable. Sa place est, sans aucun doute, en haut d’une chaire ! Il caresse vraiment l’idée que la philosophie est LA source des pensées neuves, et il nous a resservi tous les vieux trucs sur la psychologie et la physiologie, ainsi qu’un bourbier d’enfer sur ses propres contacts avec la logique. Il ne semble pas se rendre compte qu’il n’est pas possible d’appliquer les mots « vrai » et « faux » aux hypothèses, et il se sert de l’argument selon lequel la vérité d’une théorie scientifique n’a rien de définitif comme d’une excuse générale à l’imprécision et à la paresse. Heureusement que tu n’as pas été là !

J’ai été chagriné d’apprendre par ta dernière lettre que tu t’es laissé abattre par l’idée d’élaborer toi-même ton travail pour l’impression, et je souhaite que ce ne soit qu’un découragement dû à la grippe dont tu es, j’espère, complètement remis. En ce moment, Cambridge doit briller de tous ses feux, mais je suppose que tu fais tes bagages pour rater le bal de Trinity ! Ce qui me rappelle nos adieux l’été dernier. Au fait, qu’est donc devenue la photo que tu avais promis de m’envoyer et qui te montre tel que tu t’approuves ? Mais souviens-toi que je ne veux pas d’une de ces photos qui donnent la chair de poule si chères au cœur de « All Over » Lodge !

Je vais acheter Points de vue dès que le temps se refroidira un peu ! J’aurais aimé pouvoir te montrer l’article écrit par notre directeur du département de physique en vue de la publication d’un volume fourre-tout sur la physique et les intérêts humains en général. Il m’a été demandé de le lire et de le critiquer, mais j’ai dû faire savoir à mon boss que si j’étais en position de dire si cela était publiable, j’aurais répondu négativement. C’est un homme maintenant âgé, dans le meilleur des cas faible en logique, mais complètement détraqué par Eddington et Jeans. Il est, selon moi, vraiment regrettable que cet homme, réellement capable de sympathie et de gentillesse, soit tombé dans le plus grand bourbier qu’on puisse imaginer, surtout à cause des écrits « religieux » d’Eddington.

Je dois te quitter pour aller me coucher.

J’espère que tu passes d’agréables vacances en Autriche et que tu me donneras prochainement de bonnes nouvelles de la publication de ton livre.

Avec mes meilleurs vœux

Wm H. Watson

— Perle en provenance des journaux : Elle n’a pas été identifiée. Mais on trouve, dans la collection de non-sens de Wittgenstein, de nombreux éléments qui concernent Einstein et qui illustrent son amour pour la publicité et la pitrerie, ses positions politiques, sa conception de l’homme de l’avenir, de la religion et autres sujets d’ordre général. Certaines ont été réunies par Watson, d’autres par Paul (le frère de Ludwig) et d’autres encore par Wittgenstein lui-même. Une ou deux prennent la défense d’Einstein — le « non-sens » étant alors la tentative faite par un curé ou par un maître d’école pour désapprouver les théories d’Einstein par des méthodes élémentaires.

— « All Over » Lodge : Variation humoristique sur le prénom (Oliver) du physicien et spiritiste mentionné dans la note de la lettre 306.

— Directeur du département de physique : Arthur S. Eve (1883-1948), physicien éminent ayant travaillé avec Rutherford et fréquemment décrit comme affable, qui a également donné quelques cours populaires (ou généraux) sur des sujets du genre : « L’Univers en tant que tout ».

— Eddington et Jeans : Sir Arthur Eddington (1882-1944) et sir James Jeans (1877-1946) étaient deux astronomes rivaux de Trinity — le premier proposant une approche physicienne, le second mathématicienne. L’un et l’autre vulgarisèrent leurs sujets avec succès, en vue de mettre en rapport la science avec la philosophie et la religion.

311. WITTGENSTEIN À WATSON

13.06.1932

Mon cher Watson,

Grand merci pour ta lettre et la coupure. Oui, je crois qu’Einstein n’est qu’un foutu journaliste. — J’ai appris avec plaisir que tu as eu un petit animal et j’espère qu’il se comporte bien ! J’ai eu un trimestre très chargé, j’ai beaucoup travaillé et ai eu beaucoup d’élèves. Mais mon travail progresse très lentement, car il est colossal, et moi, je ne le suis aucunement. — Ce que tu m’écris de ton boss m’intéresse beaucoup. C’est tellement typique de ce qui arrive aujourd’hui à des gens par ailleurs bons et aimables.

J’espère que je pourrai venir là-bas à un moment ou à un autre, et avoir des discussions et conversations avec toi.

Toujours tien,

Ludwig Wittgenstein

— Un petit animal : Cf. « Tierchen », le mot tendre que Wittgenstein employait aussi pour parler de Marguerite Respinger. Il s’agit du premier fils de Watson né cette année-là, Peter (qui est aujourd’hui professeur émérite de Queen’s University, en Ontario, où ces lettres sont conservées).

312. WATSON À WITTGENSTEIN

3514 Hutchison St., Montréal

02.09.1932

Mon cher Wittgenstein,

Ces jours-ci, on ne manie guère la plume avec plaisir, du fait de la chaleur et de l’humidité, mais je ne puis repousser encore les lettres que j’ai depuis si longtemps l’intention d’écrire. J’ai l’impression que les coupures que je joins à ma lettre sont tellement inestimables que tu pardonneras mon silence. N’est-il pas plaisant de penser que le chancelier de Cambridge University est capable du non-sens dont le journal le crédite ! (Il est IMPOSSIBLE qu’il y ait des erreurs dans ce compte rendu — particulièrement dans le paragraphe que j’ai souligné.) Les Bombardiers de l’atome caractérise bien un journal américain quand il se laisse aller. Un de ces jours, je proposerai une théorie freudienne de toute cette histoire de « Mystère des Mystères » !!

Ton signe propositionnel m’a bien atteint. Me souvenant des illustrations que tu faisais pendant tes cours, je me suis demandé si l’empreinte du doigt imprimée sur ton visage à partir du négatif de la photo l’avait été délibérement, et si elle était donc de toi, ou si elle était simplement le signe d’une négligence technique ! Merci beaucoup pour la photo.

[…] J’aimerais que tu jettes un coup d’œil sur les « espaces abstraits », aux pages 204 et 205 de The Theory of Functionnals de Volterra et, entre autres choses, sur ceci : « … c’est ce que les mathématiques ont toujours fait, en passant continuellement du concret à l’abstrait ». Qu’en penses-tu ? et venant d’un homme qui a fait de nombreuses inventions en mathématiques modernes ?

Comment avance ton manuscrit ? J’espère que tu ne renonces pas au profit de l’homme de Vienne qui écrit un livre de philosophie « en ton sens ». Dis-moi donc quel est son nom et quand la parution du livre est prévue : en fait, si tu veux bien m’en procurer un exemplaire et que tu me dises combien il coûte, je t’enverrai la somme requise. Je ne suis pas germanisant, mais je me débrouille bien avec un dictionnaire.

[…] Lorsque tu en auras l’occasion, transmets mon bon souvenir à Drury et autres.

Wm H. Watson

313. WITTGENSTEIN À WATSON

[Cachet de la poste 04.11.1932]

Mon cher Watson,

Je te remercie vivement pour ta lettre du 2 septembre et te demande de bien vouloir me pardonner de ne pas t’avoir répondu plus tôt. C’est la quantité de travail, de troubles personnels et autres qui m’en ont empêché. Les coupures étaient excellentes ! — Dans une ou deux semaines, Jeans donne une conférence sur les « profondeurs ultimes de l’univers ». J’ai reçu une invitation, mais je pense que je ferais mieux de ne pas y aller. — En ce moment, je donne plus de cours (ou plutôt de discussions) que d’ordinaire : quatre heures hebdomadaires, dont l’une est un cours spécifiquement destiné aux mathématiciens. Mon audience est plutôt pauvre — non en quantité mais en qualité. Je suis certain qu’elle ne tire rien du cours, et cela m’inquiète plutôt. Moore y vient toujours, ce qui est un réconfort. Mon propre travail progresse lentement. J’ai eu des nouvelles de Drury et de Townsend dernièrement. Drury est dans le sud du pays de Galles, et son travail consiste à aider les sans-emploi. Il est toujours aussi excellent. Townsend travaille dans une école. Je terminerai par là cette lettre qui n’en est pas vraiment une, mais je suis dans la pire des conditions pour écrire. Entre la grippe, les mauvais élèves et le temps pourri, j’ai tendance à me sentir un peu déprimé par moments. Mais cela finira par passer. Écris-moi vite, s’il te plaît. Je suis toujours extrêmement heureux d’avoir de tes nouvelles. Mais je suis moi-même un foutu correspondant.

Ludwig Wittgenstein

314. WATSON À WITTGENSTEIN

316. WATSON À WITTGENSTEIN

317. WITTGENSTEIN À WATSON

— Cette lettre, qui n’est pas signée, est écrite sur une carte de félicitations. Elle se termine par les mots imprimés : « Avec les compliments de l’auteur », réutilisés avec humour par Wittgenstein.

— Occupé à dicter : Plus probablement le TS 213, The Big Typescript (décrit dans les notes de la lettre 81, à Russell), que le TS 211 (tiré de manuscrits antérieurs). Le TS 211 fut dicté sur la base de manuscrits antérieurs en vue de sélections à venir. Le TS 213 est, pour l’essentiel, une réorganisation de matériaux antérieurement dictés (dont font partie le TS 211 et la dactylographie montrée à Moore et Russell en 1930, cf. les lettres 81, 94, et l’item 554) ; il résulte d’une compilation (faite par découpes et recollages dans des dactylographies, cf. le TS 212), mais il est probable que sa forme finale ait été dictée.

— J’ai maintenant commencé à réécrire le tout : Référence probable aux nombreuses révisions et adjonctions manuscrites faites par Wittgenstein dans le TS 213 qui ont probablement été entamées aussitôt après qu’il en eut rapporté une copie à Cambridge.

318. WITTGENSTEIN À WATSON

[Cachet de la poste 11.12.1933]

Mon cher Watson,

Je te remercie vraiment pour ta lettre du 22 octobre et te prie de m’excuser de répondre si tard. Pendant la première quinzaine du trimestre, je ne me suis pas senti très bien, et j’ai été, par la suite, très occupé. J’ai abattu une belle quantité de travail pendant les grandes vacances, et je me suis en quelque sorte moi-même abattu3. Quand je suis revenu ici, je me suis trouvé dans l’incapacité de faire quoi que ce soit. Aussi ai-je décidé, non sans hésitation, de prendre une semaine de vacances. Je suis parti me promener à pied, ce qui m’a totalement empêché de penser pendant toute la semaine. À mon retour, je me suis remis au travail, mais pas vraiment bien, puis, une quinzaine de jours plus tard, j’ai pu recommencer à travailler correctement. Dieu merci ! Je n’ai pas lu et ne lirai pas la revue de physique, parce que je dois réserver le peu de forces que j’ai pour mon véritable travail et ne pas me laisser distraire par des choses qui ne sont ni reposantes ni très importantes.

Je te prie de ne pas m’envoyer ton manuscrit. Je ne serai pas capable de le lire. J’aimerais beaucoup te voir et discuter de certaines choses avec toi, mais la lecture n’est pas mon fort ! Elle me met énormément sous pression et ne me mène nulle part. Comme je te l’ai dit, j’espère qu’à un moment ou à un autre je pourrai venir là-bas, et discuter de certaines choses.

Je donne pas mal de cours et ai adopté une méthode qui est, je crois, celle qui me convient : j’explique les choses à mes élèves, après quoi je leur dicte de brèves formulations de ce dont nous avons débattu et des résultats obtenus. Ce qui est dicté est ensuite dactylographié et dupliqué, en sorte que chaque élève a, à sa disposition, une copie au propre. Au cas où tu en souhaiterais une pour voir ce que nous faisons, dis-le-moi.

Quelqu’un que j’ai rencontré à Cambridge et vraiment trouvé très sympathique est, je crois, devenu professeur de philosophie à McGill University. Il s’appelle McLenan (je ne sais pas si l’orthographe est correcte). Le connais-tu ?

Donne-moi vite de tes nouvelles. Je vous souhaite, à toi et à ta famille, un joyeux Nöel et un heureux Nouvel An.

Ludwig Wittgenstein

319. WATSON À WITTGENSTEIN

3575 Durocher St., Montréal

14.01.1934

Mon cher Wittgenstein,

Je te remercie beaucoup pour ta lettre et te présente tous mes vœux. Au moment où je l’ai reçue j’envisageais sérieusement de me renseigner pour savoir si tu étais encore en vie et donc à Cambridge ! Mais ta lettre m’assure que tu es bien vivant, et cette nouvelle méthode que tu as adoptée dans tes classes m’intéresse beaucoup. Je serai très heureux de recevoir une copie des notes que tu as fait ronéotyper à l’intention de tes élèves. Peut-être aurons-nous un jour la chance qu’un de tes élèves ait une connaissance suffisante de la sténo pour disposer de notes complètes de ce que tu dis !

Depuis que j’ai reçu ta lettre, je n’ai pas vu McLennan et je n’ai donc pas encore pu lui transmettre la bonne opinion que tu as de lui (!) : il a été malade mais est maintenant rétabli. Je l’ai trouvé très sympathique — à ceci près qu’il a suggéré que j’avais été « endoctriné » par toi. Auprès du personnel, McLennan a la réputation d’être très sérieux et, bien sûr, il s’est considérablement plaint de l’hiver qui a été particulièrement froid cette année.

Ta réponse à ma demande de jeter un coup d’œil sur mon manuscrit n’était pas inattendue. Je respecterai tes souhaits, et je suis désolé de te dire que ta solution de remplacement — venir à Cambridge pour en discuter avec toi — n’est pas envisageable pour moi cette année, pour des motifs financiers. Nous sommes encore en train de nous remonter du voyage de l’été dernier, et le taux de change est actuellement beaucoup moins favorable. Mais j’aimerais beaucoup retourner à Cambridge pour te poser une multitude de questions, car il semble improbable que tu discuteras jamais de philosophie dans une lettre.

[…] Nous avons peu de nouvelles de l’Autriche, mais ce que nous en savons est plutôt déprimant. Il me semble que les choses sont en train de tourner vraiment mal, et que la vie y est loin d’être agréable pour tout le monde. L’Angleterre semble être, aujourd’hui, le seul point lumineux de la carte.

Je serai heureux d’avoir bientôt de tes nouvelles. J’espère que tu vas toujours bien et que tu es de bonne humeur.

Wm H. Watson

320. WITTGENSTEIN À WATSON

Cambridge, dimanche 25.11.[1934]

Mon cher Watson,

Ma dernière lettre remonte à 9 mois environ. J’en avais, je crois, commencé deux que j’ai jetées au panier. Puis, tous les deux ou trois jours, j’ai pensé à t’écrire. Mais plus on repousse, plus il est difficile de le faire. En ce moment, je suis très occupé. Je vois deux élèves cinq fois par semaine, pendant 4 heures (de 9 h 30 à 13 h 30), avec une pause-café. Pour l’essentiel, je leur dicte des choses dont il se peut qu’elles soient publiées un jour, ou qu’elles ne le soient pas. Outre cette classe restreinte, j’ai aussi ma classe officielle de trois heures hebdomadaires. Actuellement, quelqu’un de très sympathique et d’excellent y assiste. Il enseigne lui-même la philosophie et vient écouter mes cours. Il se nomme Wisdom. Il travaille très dur dans mes classes, il est doué et agréable dans les discussions, et nous aide donc beaucoup, moi et les autres élèves. Je remercie Dieu d’avoir à nouveau la capacité de travailler dur, car de la mi-août à début octobre, je me suis senti totalement vide et incapable de la moindre pensée décente. Ce fut une période pourrie pendant laquelle il n’y a eu qu’une seule bonne chose : les deux semaines que j’ai passées en Irlande avec Skinner (dont tu te souviens peut-être) et Drury. J’espère que j’aurai bientôt de tes nouvelles, même si je ne le mérite pas.

Sais-tu que Priestley a quitté Cambridge ? Il est maintenant vice-chancelier permanent de l’université de Melbourne. C’est une perte terrible pour Cambridge et pour moi aussi. Je l’aime vraiment beaucoup !

Avec mes souhaits les meilleurs

Ludwig Wittgenstein

321. WITTGENSTEIN À WATSON

J’espère que ta famille va bien !

— Notes : Cette lettre accompagne l’envoi d’une copie du Cahier bleu (voir les lettres 564-565) corrigée par Wittgenstein. (Elle est conservée à Queen’s University à Kingston, Ontario.)

322. WITTGENSTEIN À WATSON

327. WATSON À WITTGENSTEIN

3560 University St., Montréal

08.09.1940

Mon cher Wittgenstein,

J’ai quitté la ville pendant presque tout l’été et j’y suis revenu, il y a une semaine, avec ma famille. Mme Wisdom est venue nous voir jeudi soir — il y a un mois, je lui avais parlé pendant environ une heure. Elle m’a d’abord semblé bouleversée, mais elle s’est ensuite calmée. […] elle avait insisté pour que nous arrêtions sur-le-champ un arrangement pour garder Tom chez nous en échange d’une contribution de 5 $ par mois. Mais […] on lui a aussi proposé quatre autres familles financièrement plus aisées que la nôtre et disposant d’une aide adéquate. (Ma femme n’a aucune aide et nous avons deux enfants.) J’ai tardé à lui donner ma réponse, ce qui l’a évidemment contrainte à accepter un autre arrangement. Je t’écris cette lettre pour clarifier la situation avec toi. Je suis certain que tu comprendras que, si Tom était venu seul, la situation aurait été différente et qu’en tout cas je me serais assuré qu’on s’occupe bien de lui.

Tu ne dois pas conclure de la franchise de cette lettre que les échanges avec Mme Wisdom ont été inamicaux. Ce n’est pas le cas. Elle emmènera Tom nous rendre visite prochainement […]

J’ai remarqué que vous aviez besoin d’un nouveau maître à Trinity. Apprécieriez-vous d’avoir sir Arthur Eddington ?

J’espère que tu vas bien et que tu tiens le coup, en dépit de ce qui se passe aujourd’hui.

Dis à M. Wisdom de ne pas se faire du souci pour sa famille.

Ton lieutenant

W. H. Watson

1. En allemand dans l’original. C’est-à-dire : être vrai et tenir pour vrai. (N.d.T.)

2. Edison (1847-1931), inventeur et industriel américain, qui venait alors de disparaître, avait fondé la General Electric, l’un des premiers empires industriels mondiaux. (É. R.)

3. Jeu de mots sur « work » et « overworked » (littéralement : surmené). (N.d.T.)