[Cachet de la poste 19.08.1931]
Mon cher Watson,
Je ne serais pas surpris que tu penses que je suis une peau de vache, parce que je n’ai pas encore répondu à ta lettre. La vérité, c’est que j’ai été tout le temps, et pas seulement une bonne partie du temps, excessivement occupé. J’ai passé environ trois semaines (voyage inclus) en Norvège à chercher un job pour mon amie. Je suis maintenant revenu en Autriche, à la campagne, où je travaille en souhaitant que le temps s’améliore, car la pluie quotidienne me déprime. Mon travail progresse de façon modérément bonne. Un très grand merci pour le John O’London’s Weekly. Il est splendide — pas seulement l’article sur la philosophie, mais aussi tout le reste. J’espérais, au début des vacances, être en mesure de dicter une partie de ce que j’ai écrit pendant les trois dernières années, pour le mettre sous une forme plus élaborée. Mais je n’y suis pas encore parvenu, car j’ai dû écrire quantité de nouvelles choses. Je ne donnerai très probablement pas de cours pendant le trimestre d’automne prochain et consacrerai tout mon temps à mener mon travail le plus près possible de son terme. Mais je souhaite avoir des conversations privées avec les étudiants, s’il y en a qui le désirent. J’envoie cette lettre à McGill, car je ne sais pas si ton ancienne adresse à Cambridge est toujours valable. Donne-moi, s’il te plaît, de tes nouvelles. Quoi que tu m’écrives, cela m’intéressera toujours, et j’apprécierai toujours toutes les coupures de journaux dépourvues de sens que tu pourras m’envoyer.
Ludwig Wittgenstein
— Mon amie : Marguerite Respinger, dont Wittgenstein avait fait la connaissance pendant qu’il construisait la maison de sa sœur, et qui fut jusqu’en 1931 sa « fiancée ».
— Coupures dépourvues de sens : Wittgenstein en conservait une collection (qui existe toujours) dans une boîte à fiches. Bon nombre de ces coupures lui ont été envoyées par Watson. Celle dont il parle ici provient du supplément du John O’London’s Weekly du 18 juillet 1931. L’auteur, J. W. N. Sullivan, y soutient que toute nouvelle lumière sur les grands problèmes historiques de la philosophie provient principalement de la science moderne. Watson l’a accompagnée de la mention « Que faire de cela ? ». Le dos de cette coupure fait écho aux compétitions littéraires pour lesquelles le Weekly était bien connu — y apparaissent une recension humoristique du journal de Casanova et d’autres matériaux du même acabit.
Trinity College
[Cachet de la poste 30.10.1931]
Mon cher Watson,
L’autre jour, j’ai retrouvé sur un bout de papier ton adresse sur laquelle je n’étais pas parvenu à mettre la main, lorsque j’avais répondu à ta lettre pendant les vacances. J’avais simplement écrit à McGill University, et tu n’as donc probablement pas reçu ma lettre. J’ai beaucoup apprécié la coupure du John O’London’s Weekly. — Je ne donne pas de cours cette année, j’assure seulement une classe de discussion informelle une fois par semaine, dans mon nouvel appartement. La raison en est que je suis très occupé par mon travail personnel. Presque tous nos amis sont partis, et je vois très peu de monde — ce que je ne regrette pas vraiment. Drury est toujours là, et j’en suis heureux. — J’espère publier quelque chose dans moins d’un an. —
Le professeur Hardy (le mathématicien) qui donnait des cours ici à l’époque où je n’étais pas encore diplômé et qui est ensuite parti à Oxford est maintenant revenu comme professeur titulaire. C’est une des rares personnes que je vois. Je l’aime beaucoup. L’autre jour, j’ai rencontré Priestley (autre homme excellent) et nous avons parlé de toi. — J’espère que tu vas bien et que tu me donneras de tes nouvelles et de celles de ta vie ; j’espère aussi que si tu tombes sur des articles dépourvus de sens, tu me les enverras.
Ludwig Wittgenstein
— Mon nouvel appartement : En octobre, Wittgenstein quitta l’hôtel Bishop pour s’installer à Trinity College, dans un appartement (H 4) de la Great Court. (Ce n’est qu’en 1933 qu’il retrouva l’appartement qu’il occupait lorsqu’il n’était pas diplômé, en haut de la tour de la Whewell’s Court.)
— Drury : Voir la lettre 532.
— Hardy… Priestley : Voir respectivement les lettres 23 et 260.
McGill University, Montréal
The MacDonald Physics Laboratory
12.11.1931
Mon cher Wittgenstein,
[…] Je ne puis te dire combien je suis heureux d’apprendre que tu espères publier quelque chose d’ici un an et que tu peux te consacrer à ton travail sans avoir à subir la tension des cours. Si tu envisages une publication en allemand, essaie, s’il te plaît, de te faire traduire en anglais par quelqu’un de compétent. J’ai suivi ton conseil et ai plongé dans les Grundgesetze de Frege qui, par une chance inexplicable, se trouvent à la bibliothèque de McGill University. J’ai mis un temps fou à saisir la distinction entre Wahrsein et Fürwahrhalten1, mais c’est maintenant chose faite. Même moi, malheureux physicien ne connaissant rien aux subtilités de l’allemand, j’ai été surpris par la clarté et la vigueur avec lesquelles sont exprimés les arguments de Frege sur la psychologie et la logique, et sur la différence entre les caractères d’un concept et les propriétés d’une chose. Mais la difficulté de la langue, dont les finesses m’échappent, me rend la lecture très laborieuse, et c’est la conviction de creuser dans une véritable mine qui me donne assez de patience et de détermination pour persévérer. Je plaide donc pour une traduction !
[…] Tu me demandes des articles dépourvus de sens ; je joins à cet envoi une perle tirée du Montreal Star. J’ai la certitude que tu apprécieras la note supplémentaire qu’apporte le journalisme américain. Vois aussi, dans le numéro du 24 octobre de Nature, le compte rendu d’une discussion de la British Association sur la nature de l’univers. À ce propos, as-tu lu l’allocution de Smuts à la B[ritish] A[ssociation]. C’est la collection la plus merveilleuse qui soit de pots pourris — sententieux, de surcroît ! En fait, je te recommanderai vivement de jeter régulièrement un coup d’œil sur Nature à l’Union Library, car tu as des chances d’y trouver une perle par mois (c’est-à-dire une tous les quatre numéros du magazine !).
[…] Avec mes meilleurs souhaits pour ta santé et un grand succès pour l’achèvement de ton manuscrit.
Wm H. Watson
— Coupure du Montreal Star : Il en a survécu une du 22 octobre 1931. Elle présente l’éminent sir Oliver Lodge (1851-1940) — qui avait travaillé avec Hertz mais s’était ensuite intéressé au spiritisme — convaincu qu’Edison2 dirige l’industrie par son esprit depuis sa tombe. (Dans la collection wittgensteinienne de non-sens, la recherche et les phénomènes parapsychiques sont très largement représentés.)
[Cachet de la poste 04.03.1932]
Mon cher Watson,
Il y a des lustres que je n’ai aucune nouvelle de toi (peau de vache !). Mais je t’excuse, car ici non plus, il n’y a pas grand-chose à raconter. Ces deux derniers mois, mon travail n’a pas avancé de façon très satisfaisante. Je n’ai presque jamais eu la tête aussi claire que je l’aurais souhaité. Mes cours de discussion se passent bien. J’aimerais t’avoir ici. L’autre jour, j’ai rencontré Kapitza (je ne sais pas comment tu orthographies son nom), et nous avons parlé de toi. Il est vraiment comme un enfant, et très sympathique, mais il n’y a rien dont nous pourrions discuter ensemble.
Drury s’en va à la fin du trimestre (c’est-à-dire dans une semaine). Je suis désolé de le perdre. Inman est à Manchester, dans un hameau où il fait une sorte de recherche économique. Lee travaille au bureau d’une mine de charbon (en Angleterre). Je n’ai guère de leurs nouvelles (ils sont aussi paresseux que toi). Comme je te l’ai dit, te voir et parler travail avec toi me ferait plaisir, mais il n’y a évidemment aucune chance que cela ait lieu.
Donne-moi vite de tes nouvelles,
Ludwig Wittgenstein
— Kapitza : P. L. Kapitsa (1894-1984) est un physicien russe qui obtint le prix Nobel et qui travailla à Cambridge de 1921 à 1934.
— Inman : John Inman, étudiant brillant en économie, contribua à la rédaction d’un livre d’Ernest Simon (maire de Manchester) sur le problème du logement.
— Lee : Voir la note de la lettre 97.
McGill University, Montréal
The MacDonald Physics Laboratory
06.03.1932
Mon cher Wittgenstein,
Comment vas-tu, en ce moment ? Il y a si longtemps que je n’ai pas eu de signe de toi : j’espère que tu tiens les choses bien en main, et que tu ne t’es pas surmené au point de compromettre ta santé. Comment le livre avance-t-il ? Préviens-moi quand il paraîtra, et n’oublie pas que tu m’en as promis un exemplaire, avec ton autographe !
J’ai réussi à trouver quelques coupures de journaux à ton intention — certaines proviennent de la merveilleuse série dont je t’avais parlé à Cambridge et que je viens de retrouver dans mes papiers. Lis-les lentement, pour te divertir !
J’ai trouvé l’hiver moins éprouvant que je ne l’aurais cru, mais je n’ai pas grand-chose à dire sur mon activité pendant cette période. Du point de vue intellectuel, il n’est pas gratifiant de faire cours, lorsqu’on n’a pas le temps de s’arrêter sur tel ou tel point et qu’on doit suivre un parcours imposé. J’ai gardé un excellent souvenir de tes cours et tes discussions, parce qu’ils semblaient être libres des impératifs d’un programme, et parce que je ne suis que fort peu capable d’introduire un tel esprit dans mes propres cours.
Quand viendras-tu me rendre visite ici et voir les États-Unis ? J’espère que tu n’as pas abandonné cette idée et que tu projettes de faire un jour le voyage : je te promets de t’emmener au cinéma quand tu viendras à Montréal. Nous aurons le choix entre le français (que je préfère) et l’anglais.
La prochaine fois que tu m’écris, raconte-moi, si tu en as le loisir et l’envie, quelque chose de ta propre histoire pour que je puisse relier entre eux les faits isolés et non datés que j’ai vaguement en mémoire. Et lorsque tu le feras, pourrais-tu aussi me fournir des informations sur Frege ? Fais-le donc, s’il te plaît.
Avec mon amical souvenir et tous meilleurs vœux.
W. H. Watson
— Merveilleuse série : Vingt fascicules relatifs au « grand débat national » sur « Où se trouvent les morts ? » publiés en 1928 dans le Daily News and Westminster Gazette, auxquels contribuèrent de nombreux penseurs populaires : Bernard Shaw, Hilaire Belloc, C. K. Chesterton, Lloyd George, Arthur Conan Doyle et d’autres. Ces fascicules s’ouvrent par un article sceptique qui souligne la difficulté qu’il y a à trouver une place pour autant de morts (tout comme si la survie créait des difficultés de logistique !).
08.04.1932
Mon cher Watson,
Mille mercis pour ta lettre du 6 mars. Je suppose que tu as reçu la lettre que je t’avais écrite de Cambridge. Je suis maintenant à Vienne pour les vacances, mais je travaille plutôt dur. J’ai confié quelques matériaux à un homme qui écrit un livre de philosophie (au sens où j’entends le mot). Je l’ai fait, en partie parce que je considère de plus en plus improbable la publication de mon propre livre (je veux dire : de ce que j’écris depuis 3 ou 4 ans). D’une certaine manière, je suis incapable de condenser les choses et de les mettre sous une forme imprimable. Que quelqu’un d’autre publie le livre ne me dérange donc pas. Mais nous verrons bien ce qui arrivera.
J’ignore s’il y a une chance que je vienne en Amérique. Je n’ai pas les moyens de voyager pour mon plaisir, mais je pourrai venir si j’ai un travail là-bas. Ce qui, en pratique, veut dire que je ne pourrais venir que si l’on me demande de donner des cours dans une université. Mais je ne sais pas pourquoi on me le demanderait. (D’autant que, là-bas, dans la plupart des lieux — si je ne me trompe —, la philosophie prend un tour différent de celui qu’il m’importe de lui donner.)
Un énorme merci pour les coupures. Je veux absolument que tu te procures un livre qui a pour titre Points of View [Points de vue]. Il est tiré d’un ensemble d’émissions de la BBC qui présentent la philosophie de Lowes Dickinson, J. B. S. Haldane, Dean Inge, Oliver Lodge et un ou deux autres… Si tu le trouves à Montréal, achète-le, s’il te plaît. Il est sans égal ! Tu ne trouveras rien d’une bêtise, d’une confusion et d’une charlatanerie plus concentrées. J’en reste là et repars au lit avec la grippe. Je me sens mieux, mais toujours aussi stupide et engourdi. Je pense donc qu’il vaut mieux que je laisse cette lettre en l’état et que je t’en dise plus une autre fois. Quel type d’information souhaites-tu sur Frege ? Ses positions ? Ce serait un immense défi. Et s’agissant de sa vie, je ne sais que très peu de chose. Lorsque je l’ai rencontré, en 1911, il avait autour de 60 ans, il était professeur à Iéna, et il est décédé aux environs de 1922. — Mes meilleurs vœux.
Ludwig Wittgenstein
Un énorme merci pour les coupures !
— Un homme qui écrit un livre de philosophie : Friedrich Waismann. Son livre a été publié à titre posthume, d’abord en anglais, sous le titre The Principles of Linguistic Philosophy, R. Harré éd. (1965). Sur ce point, voir la lettre 288.
— Points de vue : Points Of View : A Series of Broadcast Addresses, signé par G. Lowes Dickinson, Dean Inge, H. G. Wells, J. B. S. Haldane, sir Oliver Lodge et sir Walford Davies, introduit par G. Lowes Dickinson et accompagné d’une lettre complémentaire de sir Oliver Lodge (Londres, Allen & Unwin, 1930).
— En fait, G. Frege est décédé en 1925, à l’âge de soixante-dix-sept ans.
3514 Hutchison St., Montréal
25.05.1932
Mon cher Wittgenstein,
Je n’ai qu’une seule perle en provenance des journaux à t’envoyer, mais tu admettras qu’elle n’a pas de prix ! Si on la couple avec l’annonce récente qu’Einstein s’attaque au problème du désarmement, elle semble justifier que l’on supprime son nom de la liste des penseurs scientifiques en activité. Ce qui est bien trop dur à son égard, parce que indépendamment de la relativité il a fait pas mal de travail de qualité.
J’ai réservé la soirée pour t’écrire, car cet après-midi j’ai écouté Whitehead parler, dans notre salle de conférence de physique, de l’impact de la philosophie sur la science. Il a été effroyable. Sa place est, sans aucun doute, en haut d’une chaire ! Il caresse vraiment l’idée que la philosophie est LA source des pensées neuves, et il nous a resservi tous les vieux trucs sur la psychologie et la physiologie, ainsi qu’un bourbier d’enfer sur ses propres contacts avec la logique. Il ne semble pas se rendre compte qu’il n’est pas possible d’appliquer les mots « vrai » et « faux » aux hypothèses, et il se sert de l’argument selon lequel la vérité d’une théorie scientifique n’a rien de définitif comme d’une excuse générale à l’imprécision et à la paresse. Heureusement que tu n’as pas été là !
J’ai été chagriné d’apprendre par ta dernière lettre que tu t’es laissé abattre par l’idée d’élaborer toi-même ton travail pour l’impression, et je souhaite que ce ne soit qu’un découragement dû à la grippe dont tu es, j’espère, complètement remis. En ce moment, Cambridge doit briller de tous ses feux, mais je suppose que tu fais tes bagages pour rater le bal de Trinity ! Ce qui me rappelle nos adieux l’été dernier. Au fait, qu’est donc devenue la photo que tu avais promis de m’envoyer et qui te montre tel que tu t’approuves ? Mais souviens-toi que je ne veux pas d’une de ces photos qui donnent la chair de poule si chères au cœur de « All Over » Lodge !
Je vais acheter Points de vue dès que le temps se refroidira un peu ! J’aurais aimé pouvoir te montrer l’article écrit par notre directeur du département de physique en vue de la publication d’un volume fourre-tout sur la physique et les intérêts humains en général. Il m’a été demandé de le lire et de le critiquer, mais j’ai dû faire savoir à mon boss que si j’étais en position de dire si cela était publiable, j’aurais répondu négativement. C’est un homme maintenant âgé, dans le meilleur des cas faible en logique, mais complètement détraqué par Eddington et Jeans. Il est, selon moi, vraiment regrettable que cet homme, réellement capable de sympathie et de gentillesse, soit tombé dans le plus grand bourbier qu’on puisse imaginer, surtout à cause des écrits « religieux » d’Eddington.
Je dois te quitter pour aller me coucher.
J’espère que tu passes d’agréables vacances en Autriche et que tu me donneras prochainement de bonnes nouvelles de la publication de ton livre.
Avec mes meilleurs vœux
Wm H. Watson
— Perle en provenance des journaux : Elle n’a pas été identifiée. Mais on trouve, dans la collection de non-sens de Wittgenstein, de nombreux éléments qui concernent Einstein et qui illustrent son amour pour la publicité et la pitrerie, ses positions politiques, sa conception de l’homme de l’avenir, de la religion et autres sujets d’ordre général. Certaines ont été réunies par Watson, d’autres par Paul (le frère de Ludwig) et d’autres encore par Wittgenstein lui-même. Une ou deux prennent la défense d’Einstein — le « non-sens » étant alors la tentative faite par un curé ou par un maître d’école pour désapprouver les théories d’Einstein par des méthodes élémentaires.
— « All Over » Lodge : Variation humoristique sur le prénom (Oliver) du physicien et spiritiste mentionné dans la note de la lettre 306.
— Directeur du département de physique : Arthur S. Eve (1883-1948), physicien éminent ayant travaillé avec Rutherford et fréquemment décrit comme affable, qui a également donné quelques cours populaires (ou généraux) sur des sujets du genre : « L’Univers en tant que tout ».
— Eddington et Jeans : Sir Arthur Eddington (1882-1944) et sir James Jeans (1877-1946) étaient deux astronomes rivaux de Trinity — le premier proposant une approche physicienne, le second mathématicienne. L’un et l’autre vulgarisèrent leurs sujets avec succès, en vue de mettre en rapport la science avec la philosophie et la religion.
13.06.1932
Mon cher Watson,
Grand merci pour ta lettre et la coupure. Oui, je crois qu’Einstein n’est qu’un foutu journaliste. — J’ai appris avec plaisir que tu as eu un petit animal et j’espère qu’il se comporte bien ! J’ai eu un trimestre très chargé, j’ai beaucoup travaillé et ai eu beaucoup d’élèves. Mais mon travail progresse très lentement, car il est colossal, et moi, je ne le suis aucunement. — Ce que tu m’écris de ton boss m’intéresse beaucoup. C’est tellement typique de ce qui arrive aujourd’hui à des gens par ailleurs bons et aimables.
J’espère que je pourrai venir là-bas à un moment ou à un autre, et avoir des discussions et conversations avec toi.
Ludwig Wittgenstein
— Un petit animal : Cf. « Tierchen », le mot tendre que Wittgenstein employait aussi pour parler de Marguerite Respinger. Il s’agit du premier fils de Watson né cette année-là, Peter (qui est aujourd’hui professeur émérite de Queen’s University, en Ontario, où ces lettres sont conservées).
3514 Hutchison St., Montréal
02.09.1932
Mon cher Wittgenstein,
Ces jours-ci, on ne manie guère la plume avec plaisir, du fait de la chaleur et de l’humidité, mais je ne puis repousser encore les lettres que j’ai depuis si longtemps l’intention d’écrire. J’ai l’impression que les coupures que je joins à ma lettre sont tellement inestimables que tu pardonneras mon silence. N’est-il pas plaisant de penser que le chancelier de Cambridge University est capable du non-sens dont le journal le crédite ! (Il est IMPOSSIBLE qu’il y ait des erreurs dans ce compte rendu — particulièrement dans le paragraphe que j’ai souligné.) Les Bombardiers de l’atome caractérise bien un journal américain quand il se laisse aller. Un de ces jours, je proposerai une théorie freudienne de toute cette histoire de « Mystère des Mystères » !!
Ton signe propositionnel m’a bien atteint. Me souvenant des illustrations que tu faisais pendant tes cours, je me suis demandé si l’empreinte du doigt imprimée sur ton visage à partir du négatif de la photo l’avait été délibérement, et si elle était donc de toi, ou si elle était simplement le signe d’une négligence technique ! Merci beaucoup pour la photo.
[…] J’aimerais que tu jettes un coup d’œil sur les « espaces abstraits », aux pages 204 et 205 de The Theory of Functionnals de Volterra et, entre autres choses, sur ceci : « … c’est ce que les mathématiques ont toujours fait, en passant continuellement du concret à l’abstrait ». Qu’en penses-tu ? et venant d’un homme qui a fait de nombreuses inventions en mathématiques modernes ?
Comment avance ton manuscrit ? J’espère que tu ne renonces pas au profit de l’homme de Vienne qui écrit un livre de philosophie « en ton sens ». Dis-moi donc quel est son nom et quand la parution du livre est prévue : en fait, si tu veux bien m’en procurer un exemplaire et que tu me dises combien il coûte, je t’enverrai la somme requise. Je ne suis pas germanisant, mais je me débrouille bien avec un dictionnaire.
[…] Lorsque tu en auras l’occasion, transmets mon bon souvenir à Drury et autres.
Wm H. Watson
— Chancelier de Cambridge University : Stanley Baldwin. Dans un discours à l’Imperial Conference d’Ottawa, il déclara révérer les scientifiques en raison du fait que leur « travail se situe dans la région des profonds mystères de l’univers ». (Cette coupure existe toujours.)
— Les Bombardiers de l’atome : Une coupure (également conservée) de la Gazette de Montréal du 1er août 1932. Le passage se termine ainsi : « C’est avec humilité et respect que les bombardiers de l’atome poursuivent leur immersion toujours plus profonde dans le Mystère des Mystères qui se trouve au cœur de l’atome. »
— Volterra : Vito Volterra (1860-1940), mathématicien italien.
[Cachet de la poste 04.11.1932]
Mon cher Watson,
Je te remercie vivement pour ta lettre du 2 septembre et te demande de bien vouloir me pardonner de ne pas t’avoir répondu plus tôt. C’est la quantité de travail, de troubles personnels et autres qui m’en ont empêché. Les coupures étaient excellentes ! — Dans une ou deux semaines, Jeans donne une conférence sur les « profondeurs ultimes de l’univers ». J’ai reçu une invitation, mais je pense que je ferais mieux de ne pas y aller. — En ce moment, je donne plus de cours (ou plutôt de discussions) que d’ordinaire : quatre heures hebdomadaires, dont l’une est un cours spécifiquement destiné aux mathématiciens. Mon audience est plutôt pauvre — non en quantité mais en qualité. Je suis certain qu’elle ne tire rien du cours, et cela m’inquiète plutôt. Moore y vient toujours, ce qui est un réconfort. Mon propre travail progresse lentement. J’ai eu des nouvelles de Drury et de Townsend dernièrement. Drury est dans le sud du pays de Galles, et son travail consiste à aider les sans-emploi. Il est toujours aussi excellent. Townsend travaille dans une école. Je terminerai par là cette lettre qui n’en est pas vraiment une, mais je suis dans la pire des conditions pour écrire. Entre la grippe, les mauvais élèves et le temps pourri, j’ai tendance à me sentir un peu déprimé par moments. Mais cela finira par passer. Écris-moi vite, s’il te plaît. Je suis toujours extrêmement heureux d’avoir de tes nouvelles. Mais je suis moi-même un foutu correspondant.
Ludwig Wittgenstein
— Jeans donne une conférence : La Sidgwick Memorial Conference qui fut prononcée le 26 novembre. Elle traitait de la forme et du poids de la galaxie et de l’explication proposée par Einstein de la courbure de l’espace.
— Un cours spécifique pour mathématiciens : Voir la lettre 561 et ses notes.
3514 Hutchison St., Montréal
13.11.1932
Mon cher Wittgenstein,
Je n’ai pas eu de signe de toi depuis si longtemps que je me demande ce qui t’est arrivé. J’espère que tout est allé au mieux pour toi.
Je ne puis te dire combien j’attends la sortie de ton livre, car à part le Tractatus je n’ai ici rien à lire qui puisse me stimuler sans pour autant me faire souffrir. J’ai travaillé dur en physique, et je suis en ce moment en train de mettre en pièces la théorie de l’électricité de Maxwell ! Il est surprenant de voir combien cette théorie paraît différente, lorsqu’on la considère comme une invention avec un œil critique. Elle contient au moins une hypothèse du type de celle du lapin blanc. Je ne sais pas encore ce qui se passe lorsqu’on écarte cette hypothèse.
Comment est Cambridge par les temps qui courent ? Vas-tu toujours au cinéma sur Mill Road, ou bien les « Profs » de Trinity l’ont-ils découvert ? J’espère que tu vas vite me raconter quelques détails intimes de ce genre pour rafraîchir mes souvenirs de ce lieu.
Tu auras remarqué qu’une petite photo accompagne mon envoi. J’espère que tu y reconnaîtras le visage intelligent de mon fils. Depuis le moment où la photo a été prise, il a fait de grands progrès et mon épouse et moi-même en sommes très heureux. Tu admettras, je pense, que dans l’énoncé qui précède j’ai manifesté une grande retenue.
Donne-moi donc de tes nouvelles.
Wm H. Watson
— Théorie de l’électricité de Maxwell : La position de Watson, qui fut considérablement influencé par Hertz (« La théorie de Maxwell est le système d’équations de Maxwell »), est indiquée en différentes occurrences dans son ouvrage On Understanding Physics.
— Cinéma sur Mill Road : Cette salle qui n’existe plus aujourd’hui se nommait le Kinema (voir la lettre 315). Peut-être était-elle considérée comme moins respectable que le Arts Cinema (près de Market Place).
[Cachet de la poste 24.11.1932]
Mon cher Watson,
Un très grand merci pour ta lettre et la photo. Je dois dire, et certainement pas pour te flatter, que le garçon paraît très doux. Je me suis senti plutôt pourri les deux ou trois dernières semaines, et je redoute toujours une sorte d’effondrement mental. J’ai été dans l’incapacité de toucher à mon travail pendant 10 jours, mais aujourd’hui je m’y remets un peu, et je semble commencer à aller mieux. Malgré cela, j’ai continué à donner mes cours. Mes classes sont moyennes. Moore y vient toujours, et il y a aussi deux mathématiciens qui sont plutôt bons (tu ne les connais pas). Ce trimestre, je n’ai été que 3 ou 4 fois au cinéma, et une fois au Kinema (Mill Rd.) où j’ai vu un film de guerre complètement pourri. Lee, dont tu te souviens, je crois, m’a envoyé la coupure ci-jointe que je souhaiterais que tu me retournes pour ma collection, mais je veux que tu la voies pour t’en faire une idée…
Donne-moi donc de tes nouvelles.
Ludwig Wittgenstein
3514 Hutchison St., Montréal
29.12.1932
Mon cher Wittgenstein,
Merci pour tes deux lettres. Je suis désolé que tu aies traversé une mauvaise période et j’espère que les vacances t’ont permis d’en sortir. Puis-je suggérer que tu avais peut-être besoin de repos !!
Ta coupure sur les gens de Mind est merveilleuse. Je te la retourne accompagnée d’une autre dont j’ai la certitude que tu seras heureux de l’inclure dans ta collection. Note, s’il te plaît, la remarquable pertinence du sujet choisi par le Dr Crocker ! Si j’en avais une copie, j’aurais aimé t’envoyer la conférence de Maxwell sur « Le concept de causalité » — elle est incluse dans les Proceedings de la Société de physique de Londres de septembre 1932 : un merveilleux sac de nœuds ! Je suis tenté d’en écrire une critique, mais il semble que je sois toujours trop fatigué pour le faire. — « C’est un foutoir, par où commencer ? »
J’espère que tu me parleras un peu de la conférence de Jeans à laquelle tu étais invité mais n’as pas voulu assister. (Je suppose que cela veut dire que les presses de Cambridge vont publier une ineptie de plus.)
Transmets mon souvenir amical à Lee et Drury si tu leur écris.
Wm H. Watson
— Les gens de Mind : Cette coupure est le compte rendu, paru dans un journal, de The Mecanism of Creative Evolution [Le mécanisme de l’évolution créatrice] (Cambridge, Cambridge University Press, 1932) du Dr C. C. Hurst. Celui-ci prédit une évolution telle que l’influence de la matière sur les successeurs de l’homme sera sinon totalement, du moins presque, annihilée. (Cette coupure a été conservée).
— Le sujet choisi par le Dr Crocker : Cette coupure prédit que les découvertes d’Einstein pourraient nous fournir une nouvelle conception de Dieu. Le Dr Crocker (lors de la rencontre en question) avait aussi parlé d’une « anesthésie parfaite », dont Watson suggère avec humour qu’elle pourrait être pertinente !
[Cachet de la poste 26.04.1933]
Mon cher Watson,
Merci pour ta lettre. Je l’ai reçue à Vienne où je suis très occupé à dicter 800 pages de ma foutue philosophie. Elles contiennent tout ce que je souhaite dire, mais c’est très mal dit, et j’ai maintenant commencé à réécrire le tout. Quand ce sera fini, je la ferai imprimer (à supposer que je sois toujours en vie). Mes cours se passent comme d’habitude, mal structurés et inintelligibles pour la plupart de mes élèves — très peu nombreux ce trimestre. Il n’y a parmi eux personne que tu connaisses, si ce n’est Moore. J’ai vu Drury juste avant les vacances de Pâques. Il travaille dur, et son travail est ingrat. Townsend travaille dans une école, et va apparemment bien. Je n’ai aucune nouvelle de Lee depuis 4 mois environ.
— Cette lettre, qui n’est pas signée, est écrite sur une carte de félicitations. Elle se termine par les mots imprimés : « Avec les compliments de l’auteur », réutilisés avec humour par Wittgenstein.
— Occupé à dicter : Plus probablement le TS 213, The Big Typescript (décrit dans les notes de la lettre 81, à Russell), que le TS 211 (tiré de manuscrits antérieurs). Le TS 211 fut dicté sur la base de manuscrits antérieurs en vue de sélections à venir. Le TS 213 est, pour l’essentiel, une réorganisation de matériaux antérieurement dictés (dont font partie le TS 211 et la dactylographie montrée à Moore et Russell en 1930, cf. les lettres 81, 94, et l’item 554) ; il résulte d’une compilation (faite par découpes et recollages dans des dactylographies, cf. le TS 212), mais il est probable que sa forme finale ait été dictée.
— J’ai maintenant commencé à réécrire le tout : Référence probable aux nombreuses révisions et adjonctions manuscrites faites par Wittgenstein dans le TS 213 qui ont probablement été entamées aussitôt après qu’il en eut rapporté une copie à Cambridge.
[Cachet de la poste 11.12.1933]
Mon cher Watson,
Je te remercie vraiment pour ta lettre du 22 octobre et te prie de m’excuser de répondre si tard. Pendant la première quinzaine du trimestre, je ne me suis pas senti très bien, et j’ai été, par la suite, très occupé. J’ai abattu une belle quantité de travail pendant les grandes vacances, et je me suis en quelque sorte moi-même abattu3. Quand je suis revenu ici, je me suis trouvé dans l’incapacité de faire quoi que ce soit. Aussi ai-je décidé, non sans hésitation, de prendre une semaine de vacances. Je suis parti me promener à pied, ce qui m’a totalement empêché de penser pendant toute la semaine. À mon retour, je me suis remis au travail, mais pas vraiment bien, puis, une quinzaine de jours plus tard, j’ai pu recommencer à travailler correctement. Dieu merci ! Je n’ai pas lu et ne lirai pas la revue de physique, parce que je dois réserver le peu de forces que j’ai pour mon véritable travail et ne pas me laisser distraire par des choses qui ne sont ni reposantes ni très importantes.
Je te prie de ne pas m’envoyer ton manuscrit. Je ne serai pas capable de le lire. J’aimerais beaucoup te voir et discuter de certaines choses avec toi, mais la lecture n’est pas mon fort ! Elle me met énormément sous pression et ne me mène nulle part. Comme je te l’ai dit, j’espère qu’à un moment ou à un autre je pourrai venir là-bas, et discuter de certaines choses.
Je donne pas mal de cours et ai adopté une méthode qui est, je crois, celle qui me convient : j’explique les choses à mes élèves, après quoi je leur dicte de brèves formulations de ce dont nous avons débattu et des résultats obtenus. Ce qui est dicté est ensuite dactylographié et dupliqué, en sorte que chaque élève a, à sa disposition, une copie au propre. Au cas où tu en souhaiterais une pour voir ce que nous faisons, dis-le-moi.
Quelqu’un que j’ai rencontré à Cambridge et vraiment trouvé très sympathique est, je crois, devenu professeur de philosophie à McGill University. Il s’appelle McLenan (je ne sais pas si l’orthographe est correcte). Le connais-tu ?
Donne-moi vite de tes nouvelles. Je vous souhaite, à toi et à ta famille, un joyeux Nöel et un heureux Nouvel An.
Ludwig Wittgenstein
— Ta lettre du 22 octobre : Manque.
— Ton manuscrit : On Understanding Physics.
— Ce qui est dicté est ensuite dactylographié et dupliqué : Vraisemblablement une première étape dans la préparation de The Blue Book (voir les lettres 564-565).
— McLenan : Probablement R. D. Maclennan qui fut pendant des années un pilier du département de McGill University (voir la lettre 319).
3575 Durocher St., Montréal
14.01.1934
Mon cher Wittgenstein,
Je te remercie beaucoup pour ta lettre et te présente tous mes vœux. Au moment où je l’ai reçue j’envisageais sérieusement de me renseigner pour savoir si tu étais encore en vie et donc à Cambridge ! Mais ta lettre m’assure que tu es bien vivant, et cette nouvelle méthode que tu as adoptée dans tes classes m’intéresse beaucoup. Je serai très heureux de recevoir une copie des notes que tu as fait ronéotyper à l’intention de tes élèves. Peut-être aurons-nous un jour la chance qu’un de tes élèves ait une connaissance suffisante de la sténo pour disposer de notes complètes de ce que tu dis !
Depuis que j’ai reçu ta lettre, je n’ai pas vu McLennan et je n’ai donc pas encore pu lui transmettre la bonne opinion que tu as de lui (!) : il a été malade mais est maintenant rétabli. Je l’ai trouvé très sympathique — à ceci près qu’il a suggéré que j’avais été « endoctriné » par toi. Auprès du personnel, McLennan a la réputation d’être très sérieux et, bien sûr, il s’est considérablement plaint de l’hiver qui a été particulièrement froid cette année.
Ta réponse à ma demande de jeter un coup d’œil sur mon manuscrit n’était pas inattendue. Je respecterai tes souhaits, et je suis désolé de te dire que ta solution de remplacement — venir à Cambridge pour en discuter avec toi — n’est pas envisageable pour moi cette année, pour des motifs financiers. Nous sommes encore en train de nous remonter du voyage de l’été dernier, et le taux de change est actuellement beaucoup moins favorable. Mais j’aimerais beaucoup retourner à Cambridge pour te poser une multitude de questions, car il semble improbable que tu discuteras jamais de philosophie dans une lettre.
[…] Nous avons peu de nouvelles de l’Autriche, mais ce que nous en savons est plutôt déprimant. Il me semble que les choses sont en train de tourner vraiment mal, et que la vie y est loin d’être agréable pour tout le monde. L’Angleterre semble être, aujourd’hui, le seul point lumineux de la carte.
Je serai heureux d’avoir bientôt de tes nouvelles. J’espère que tu vas toujours bien et que tu es de bonne humeur.
Wm H. Watson
Cambridge, dimanche 25.11.[1934]
Mon cher Watson,
Ma dernière lettre remonte à 9 mois environ. J’en avais, je crois, commencé deux que j’ai jetées au panier. Puis, tous les deux ou trois jours, j’ai pensé à t’écrire. Mais plus on repousse, plus il est difficile de le faire. En ce moment, je suis très occupé. Je vois deux élèves cinq fois par semaine, pendant 4 heures (de 9 h 30 à 13 h 30), avec une pause-café. Pour l’essentiel, je leur dicte des choses dont il se peut qu’elles soient publiées un jour, ou qu’elles ne le soient pas. Outre cette classe restreinte, j’ai aussi ma classe officielle de trois heures hebdomadaires. Actuellement, quelqu’un de très sympathique et d’excellent y assiste. Il enseigne lui-même la philosophie et vient écouter mes cours. Il se nomme Wisdom. Il travaille très dur dans mes classes, il est doué et agréable dans les discussions, et nous aide donc beaucoup, moi et les autres élèves. Je remercie Dieu d’avoir à nouveau la capacité de travailler dur, car de la mi-août à début octobre, je me suis senti totalement vide et incapable de la moindre pensée décente. Ce fut une période pourrie pendant laquelle il n’y a eu qu’une seule bonne chose : les deux semaines que j’ai passées en Irlande avec Skinner (dont tu te souviens peut-être) et Drury. J’espère que j’aurai bientôt de tes nouvelles, même si je ne le mérite pas.
Sais-tu que Priestley a quitté Cambridge ? Il est maintenant vice-chancelier permanent de l’université de Melbourne. C’est une perte terrible pour Cambridge et pour moi aussi. Je l’aime vraiment beaucoup !
Avec mes souhaits les meilleurs
Ludwig Wittgenstein
— Deux élèves : Francis Skinner et Alice Ambrose. Voir les lettres 375 et 529.
19.10.1935
Mon cher Watson,
Il y a des lustres que tu n’as pas eu de mes nouvelles. Je t’envoie les notes qui ont été établies à partir des cours que j’ai donnés, il y a deux ans (pendant l’année académique 1933-1934). Je te prie de ne pas les lire, sauf si tu n’as rien de mieux à faire ! Mais si tu les lis et en retires quelque plaisir, j’en serai ravi. Je n’ai toujours rien publié et je ne sais pas si je le ferai jamais, mais j’ai l’intention de mettre au clair d’ici à la fin de cette année académique quelque chose de publiable. Après quoi je souhaite quitter Cambridge et la Philosophie. J’ai quelques projets fous. L’un est d’apprendre la médecine, si toutefois mon cerveau est capable d’assimiler quelque chose. J’ai envie de faire un travail qui me mette en contact plus étroit avec les êtres humains.
Drury, que tu connais, je crois, est à Dublin où il apprend la médecine. Et il va très bien. Je crains simplement qu’il ne travaille trop et ne se nourrisse pas assez.
Je suis en assez bonne santé, bien que je devienne de plus en plus fréquemment stupide. Il n’existe aucun remède pour arrêter cela. Le Prof. Moore va bien, lui aussi, et il n’a pas changé (du moins, à ce que j’ai remarqué).
J’espère que tu me donneras bientôt de tes nouvelles.
Ludwig Wittgenstein
J’espère que ta famille va bien !
— Notes : Cette lettre accompagne l’envoi d’une copie du Cahier bleu (voir les lettres 564-565) corrigée par Wittgenstein. (Elle est conservée à Queen’s University à Kingston, Ontario.)
Skjølden i Sogn, Norvège
22.11.1937
Mon cher Watson,
Tu es vraiment un correspondant pitoyable — mais moi aussi ! J’ai passé les seize derniers mois en Norvège avec quelques interruptions. J’y habite une petite maison que je me suis construite avant la guerre. Je m’y suis installé pour penser et écrire sans être dérangé. Je ne sais cependant pas si mon livre paraîtra de mon vivant. J’ai l’idée que ce ne sera pas le cas.
J’ai été heureux d’apprendre que tu as publié un livre. Mais je n’ai pas besoin de te dire que je ne le lirai pas, car (a) je ne le comprendrai pas ; (b) c’est à peine si je lis quoi ce soit (presque rien). C’est très gentil à toi de m’avoir cité dans la préface, et étant donné que j’ai la certitude que tu l’as fait favorablement, je n’ai pas non plus besoin d’aller y regarder. Je n’ai pas lu le livre de Waismann, et je ne le lirai pas. Je suis heureux que tu l’aies trouvé clair et intéressant. — J’ai entendu dire que Braithwaite aussi avait écrit un livre. Bien que je ne l’aie pas lu, je suis sûr qu’il est fichtrement mauvais. Je projette de rester ici trois semaines de plus, puis d’aller à Vienne pour Noël et ensuite en Angleterre. Je n’ai pas revu le Prof. Moore depuis août dernier, mais je sais qu’il va bien.
Ludwig Wittgenstein
— Lettre accompagnée d’une photo portant la notation : « Ma maison, ou hutte, est située sur cette pente, mais à l’arrière, si bien que tu ne peux pas la voir. »
— Tu as publié un livre : On Understanding Physics fut publié en 1938, mais Wittgenstein disposait manifestement auparavant d’une copie du manuscrit.
— Le livre de Waismann : Probablement Einführung in das mathematische Denken (1936).
— J’ai entendu dire que Braithwaite aussi avait écrit un livre : Le seul livre publié par Braithwaite avant 1953 est The State of Religious Belief (Londres, Hogarth Press, 1927). Mais il se peut que Wittgenstein fasse référence à un projet d’ouvrage qui n’est jamais paru ou a été incorporé à une publication plus tardive de Braithwaite.
81 East Road, Cambridge
28.07.1938
Mon cher Watson,
Il y a des lustres que tu n’as pas entendu parler de moi, et cette lettre aussi sera extrêmement brève. Il se peut qu’un de mes amis, M. J. C. Taylor de Toronto, passe par Montréal, et je souhaite te le recommander très chaleureusement. Il a étudié la philosophie ici, et c’est quelqu’un d’excellent sous tous rapports. S’il vient te voir, aide-le, s’il te plaît. — Je vais très bien, physiquement et du point de vue du travail, mais les événements d’Autriche m’inquiètent considérablement. Je t’écrirai bientôt plus longuement.
Tous mes vœux !
Ludwig Wittgenstein
— Taylor : Voir infra.
Carte de Pâques [Cachet de la poste 01.04.1939]
Mon cher Watson,
Merci pour ta lettre datée du 19 mars. J’ai été très heureux d’avoir de tes nouvelles. Je n’ai rien publié, et Dieu seul sait si je le ferai jamais. Dans les circonstances actuelles, il est très difficile, pour moi, de travailler. Mes sœurs sont toujours à Vienne. En ce moment, je ne peux pas y aller, et je ne peux rien faire pour elles. S’il y a d’assez bonnes chances qu’on ne me jette pas dans un camp de concentr[ation], j’essaierai d’y aller dans un ou deux mois. Je ne pense pas avoir l’opportunité de venir en Amérique. Mais j’espère que tu pourras venir ici ! J’aimerais tant discuter avec toi !
Ludwig Wittgenstein
— Ta lettre datée du 19 mars : Non retrouvée.
Trinity College, Cambridge
17.06.1940
Mon cher Watson,
Un de mes amis, John Wisdom, qui enseigne la philosophie à Cambridge a l’intention d’envoyer au Canada son vieux garçon de 6 ans et peut-être aussi son épouse, pour des raisons que tu peux imaginer. S’ils viennent à Montréal, je te serais très reconnaissant de faire tout ce que tu peux pour les aider.
Je trouve que notre aujourd’hui est très éprouvant et qu’il est extrêmement difficile de travailler dans les circonstances actuelles ; j’ai néanmoins l’intention de travailler sur mon sujet aussi longtemps que j’aurai la possibilité physique de le faire. Ma santé va modérément bien.
Je suis heureux que les soucis de Wisdom m’aient contraint à t’écrire. C’est avec plaisir que je repense à toi, et j’espère que tu continues à aller modérément bien.
Bonne chance !
Ludwig Wittgenstein
19.07.1940
Mon cher Watson,
Merci pour ta gentille lettre du 3 courant. Wisdom m’a écrit que Mme Wisdom et son fils vont partir pour le Canada, mais sans m’indiquer la date de leur départ. Mme Wisdom essaiera de te voir à son arrivée à Montréal. J’espère que cela ne te posera pas trop de problèmes ou, du moins, pas de problèmes déplaisants.
J’ai pas mal de manuscrits ici (en fait, toutes mes recherches des dix dernières années) dont aucun n’est publié. — Il y a environ 2 ans et demi, je les ai tous donnés à Trinity College, et ils sont maintenant, pour la plupart, à la bibliothèque de Trinity. Dieu seul sait s’ils y sont vraiment en sécurité. Mais le mieux à faire aujourd’hui est d’être fataliste sur tout ce genre de choses. Ton idée d’expédier les manuscrits au Canada est bonne. Je n’envisage cependant pas de te les envoyer. En raison du coût.
Cette époque a un effet très bizarre sur les nerfs et sur la pensée. J’espère que, quoi qu’il arrive, j’agirai de manière modérément décente.
Tous mes vœux de bonne chance !!
Ludwig Wittgenstein
— Tous mes manuscrits à Trinity College : Voir la lettre 113.
— Quoi qu’il arrive : À ce moment-là, l’Angleterre était menacée d’invasion.
3560 University St., Montréal
08.09.1940
Mon cher Wittgenstein,
J’ai quitté la ville pendant presque tout l’été et j’y suis revenu, il y a une semaine, avec ma famille. Mme Wisdom est venue nous voir jeudi soir — il y a un mois, je lui avais parlé pendant environ une heure. Elle m’a d’abord semblé bouleversée, mais elle s’est ensuite calmée. […] elle avait insisté pour que nous arrêtions sur-le-champ un arrangement pour garder Tom chez nous en échange d’une contribution de 5 $ par mois. Mais […] on lui a aussi proposé quatre autres familles financièrement plus aisées que la nôtre et disposant d’une aide adéquate. (Ma femme n’a aucune aide et nous avons deux enfants.) J’ai tardé à lui donner ma réponse, ce qui l’a évidemment contrainte à accepter un autre arrangement. Je t’écris cette lettre pour clarifier la situation avec toi. Je suis certain que tu comprendras que, si Tom était venu seul, la situation aurait été différente et qu’en tout cas je me serais assuré qu’on s’occupe bien de lui.
Tu ne dois pas conclure de la franchise de cette lettre que les échanges avec Mme Wisdom ont été inamicaux. Ce n’est pas le cas. Elle emmènera Tom nous rendre visite prochainement […]
J’ai remarqué que vous aviez besoin d’un nouveau maître à Trinity. Apprécieriez-vous d’avoir sir Arthur Eddington ?
J’espère que tu vas bien et que tu tiens le coup, en dépit de ce qui se passe aujourd’hui.
Dis à M. Wisdom de ne pas se faire du souci pour sa famille.
Ton lieutenant
W. H. Watson
— Un nouveau maître à Trinity : L’historien G. M. Trevelyan obtint le poste. La collection de non-sens de Wittgenstein contient une lettre qu’il adressa à chacun de ses collègues (« Cher Wittgenstein… ») pour leur faire part de son intention de se tenir « normalement (mais non régulièrement) à un certain endroit, à un certain créneau horaire, afin d’être en situation de prendre aisément contact avec les individus qui sont membres de la Société ». Ami et collaborateur de Russell, Trevelyan avait contribué, en 1918-1919, aux tentatives de faire sortir Wittgenstein (ou du moins son manuscrit) du camp de prisonniers.
Trinity College, Cambridge
01.10.1940
Mon cher Watson,
Merci pour ta lettre du 8 septembre. Je te suis très reconnaissant de m’avoir écrit aussi franchement. Il me sera ainsi plus facile de te redemander une faveur s’il m’arrive d’en avoir besoin. (Cela peut paraître paradoxal mais c’est vrai.) Je pense très bien comprendre la situation, et les choses auraient été différentes si Tom était venu seul. Depuis 6 mois environ, mon travail avance très mal. Je me sens déprimé et j’ai l’impression d’être oppressé par bien des choses. — J’espère que j’aurai l’occasion de te voir et de bavarder avec toi. L’une des pires choses que je ressens est l’absence totale d’espoir qu’il y a à faire un travail comme le mien par les temps qui courent — l’impossibilité totale, pour des tas de raisons, d’enseigner la philosophie à quiconque.
Je te souhaite bonne chance ! Espérons que nous puissions nous revoir un jour !
Ludwig Wittgenstein
1. En allemand dans l’original. C’est-à-dire : être vrai et tenir pour vrai. (N.d.T.)
2. Edison (1847-1931), inventeur et industriel américain, qui venait alors de disparaître, avait fondé la General Electric, l’un des premiers empires industriels mondiaux. (É. R.)
3. Jeu de mots sur « work » et « overworked » (littéralement : surmené). (N.d.T.)