Lettres à Raymond Townsend

(1939-1940)

Raymond Townsend (1902-1986) vint de Nouvelle-Zélande à Cambridge où il obtint, en 1931, un First dans le Moral Science Tripos1. Il assista aux premiers cours de Wittgenstein et resta en contact avec lui pendant les années 1930.

Plus tard, il confia à Lee et King ses notes en vue de la publication des Cambridge Lectures 1930-1932.

É. R.

537. WITTGENSTEIN À TOWNSEND

81 East Rd, Cambridge

19.05.1939

Mon cher Townsend,

Merci pour votre lettre. Il m’est agréable d’apprendre que vous penserez à moi sur le bateau — mais j’ai une chose sérieuse à vous dire : il existe quelque chose de tel que négliger ses amis. Penser à eux est agréable, mais plutôt facile, et cela ne leur fait aucun bien. Parfois, ils ont besoin de conseils, parfois d’aide, parfois simplement de réconfort, et, si vous ne les voyez jamais, vous ne leur donnez pas l’opportunité de vous montrer ce dont ils ont besoin. (Pour ma part, je n’ai actuellement besoin d’aucun conseil ni d’aucune aide. Mais il est bon de savoir qu’il y a quelque part quelqu’un qui s’intéresse vraiment à vous.) — Il se peut que le fait qu’en ce monde nous avons un corps, des sens et ne pouvons avoir de contacts purement spirituels soit une gêne, mais il n’y a aucune possibilité d’y échapper. — Je ne sais évidemment pas si vous n’avez pas d’excellentes raisons de vous isoler. Mais je pense aussi qu’il se pourrait tout simplement que vous ne vous rendiez pas suffisamment compte que vous êtes en train de couper les ponts avec vos amis (qui, comme je viens de le dire, ont un corps).

Ce que je souhaite vous dire est à peu près ceci : contrôlez tout cela dans vos comptes. Si ces comptes sont corrects, je n’ai rien d’autre à ajouter ; mais j’ai pensé qu’il se pourrait qu’il y ait quelque chose qui ne soit pas en eux correct. À supposer un instant que ce soit le cas, je ne pourrais évidemment pas vous le reprocher, car il n’y a rien dans ma vie qui soit correct. Mais je serais désolé que vous occultiez une chose dont j’ai vraiment l’impression qu’elle est plutôt importante.

Je vous souhaite beaucoup de chance.

Ludwig Wittgenstein

539. WITTGENSTEIN À TOWNSEND

540. WITTGENSTEIN À TOWNSEND

Trinity College, Cambridge

31.05.1940

Cher Townsend,

Il y a un ou deux ans, l’une de mes sœurs m’a rendu visite à Cambridge. Elle y a apporté quelques manuscrits de musique qui ont de la valeur et quelques bijoux qu’elle m’a confiés pour que je les conserve à l’intention des membres de ma famille qui pourraient en avoir besoin un jour. Je les ai déposés (deux paquets) à ma banque, la Barklays Bank de Benet Street à Cambridge, et j’ai pris mes dispositions pour que deux autres personnes que moi puissent les retirer. Ces deux personnes sont J. M. Keynes, l’économiste, et Piero Sraffa, un Fellow de mon Collège dont vous avez peut-être entendu parler. J’ai pris la décision de vous autoriser, vous aussi, à retirer ces paquets de la banque si quelqu’un de ma famille les réclamait. En voici les raisons : je ne suis plus jeune, je suis étranger, et j’encours peut-être un danger (qui n’est certes pas grand) ; Keynes est vieux et malade, et Sraffa — l’homme idéal pour mon affaire — est italien et il peut, si l’Italie entre en guerre, se retrouver en prison. Comparé à nous, vous êtes encore jeune et plus sûr. J’ai donné votre nom à ma banque qui a maintenant besoin d’un spécimen de votre signature pour pouvoir vous identifier. Je vous demande donc de bien vouloir m’envoyer une feuille sur laquelle vous aurez porté votre signature usuelle. — Je suis en bonne forme physique, mais, comme bien des gens, je trouve la période éprouvante. Notamment l’attitude idiote (à ce qu’il me semble) des gens que je vois. — J’espère que vous ne perdrez pas le contact avec vos amis. Il se peut qu’ils ne vous soient pas très utiles en ce moment et que vous ne soyez pas en mesure de les aider matériellement, mais qu’il soit pourtant très important de rester en contact avec eux. Si vous pensez que je suis un imbécile, il se pourrait bien que vous vous trompiez. Je vous souhaite beaucoup de vie.

À bientôt !

Ludwig Wittgenstein

1. Un « first » est une première place aux examens passés au terme d’un cursus en sciences morales. (É. R.)