Raymond Townsend (1902-1986) vint de Nouvelle-Zélande à Cambridge où il obtint, en 1931, un First dans le Moral Science Tripos1. Il assista aux premiers cours de Wittgenstein et resta en contact avec lui pendant les années 1930.
Plus tard, il confia à Lee et King ses notes en vue de la publication des Cambridge Lectures 1930-1932.
É. R.
81 East Rd, Cambridge
19.05.1939
Mon cher Townsend,
Merci pour votre lettre. Il m’est agréable d’apprendre que vous penserez à moi sur le bateau — mais j’ai une chose sérieuse à vous dire : il existe quelque chose de tel que négliger ses amis. Penser à eux est agréable, mais plutôt facile, et cela ne leur fait aucun bien. Parfois, ils ont besoin de conseils, parfois d’aide, parfois simplement de réconfort, et, si vous ne les voyez jamais, vous ne leur donnez pas l’opportunité de vous montrer ce dont ils ont besoin. (Pour ma part, je n’ai actuellement besoin d’aucun conseil ni d’aucune aide. Mais il est bon de savoir qu’il y a quelque part quelqu’un qui s’intéresse vraiment à vous.) — Il se peut que le fait qu’en ce monde nous avons un corps, des sens et ne pouvons avoir de contacts purement spirituels soit une gêne, mais il n’y a aucune possibilité d’y échapper. — Je ne sais évidemment pas si vous n’avez pas d’excellentes raisons de vous isoler. Mais je pense aussi qu’il se pourrait tout simplement que vous ne vous rendiez pas suffisamment compte que vous êtes en train de couper les ponts avec vos amis (qui, comme je viens de le dire, ont un corps).
Ce que je souhaite vous dire est à peu près ceci : contrôlez tout cela dans vos comptes. Si ces comptes sont corrects, je n’ai rien d’autre à ajouter ; mais j’ai pensé qu’il se pourrait qu’il y ait quelque chose qui ne soit pas en eux correct. À supposer un instant que ce soit le cas, je ne pourrais évidemment pas vous le reprocher, car il n’y a rien dans ma vie qui soit correct. Mais je serais désolé que vous occultiez une chose dont j’ai vraiment l’impression qu’elle est plutôt importante.
Je vous souhaite beaucoup de chance.
Ludwig Wittgenstein
81 East Rd, Cambridge
13.09.1939
Mon cher Townsend,
Merci pour votre lettre du 11 août. J’ai été très heureux d’avoir de vos nouvelles. Je suis à Cambridge pour 5 ou 6 jours. Pourriez-vous y venir ? Il se peut aussi que je sois ici au tout début du trimestre, les premiers jours d’octobre. Je me sens terriblement incertain quant à mon avenir, et j’ai comme qui dirait envie de sortir de ma propre peau.
Je suis désolé d’apprendre que vous avez eu une affaire douloureuse avant de quitter l’Angleterre.
Quant au fait de négliger ses amis, il se pourrait, je crois, que vous m’ayez légèrement mal compris. Je ne doute pas que vous prendriez le temps de voir un ami qui ferait appel à vous en vous disant qu’il a désespérément besoin de vous voir — mais si vous ne voyez vos amis que lorsqu’ils ont désespérément besoin de vous, ils ne feront même pas appel à vous quand ils en auront besoin. C’est là ce que je voulais dire. On ne demande pas d’aide à quelqu’un qu’on ne voit jamais et dont on sait de façon purement théorique qu’il viendra en cas d’extrême urgence. En partie, parce que l’urgence n’est rien de clairement défini. —
Mais je ne vais pas philosopher sur cette question.
J’espère vous voir bientôt.
Ludwig Wittgenstein
Trinity College, Cambridge
15.10.1939
Mon cher Townsend,
Merci pour votre lettre du 3 octobre. Je suis désolé que vous ne puissiez pas vous arranger pour me voir. Je me sens presque en état de décomposition, mais un peu moins maintenant que je suis revenu m’installer au Collège. J’ai une chambre très calme à ma disposition, ainsi qu’un aide très agréable, ce qui n’est pas si mal. Je n’ai pas été capable de faire un travail décent sur mon sujet depuis un an ; plus exactement, depuis la crise de l’an passé. Cela est dû, je crois, du moins en partie, à l’écœurement qu’ont produit sur moi les événements politiques d’ici et d’ailleurs. Mais ce peut être aussi dû à l’âge, ou à autre chose encore. Il semble qu’en tant que chercheur je sois tari pour de bon ; et c’est un véritable problème pour moi, car j’ai l’impression de ne plus avoir les qualifications requises pour conserver mon poste actuel, mais je vieillis, et je ne sais pas quoi faire d’autre. Il se peut que la guerre (à supposer qu’elle devienne un jour une guerre véritable) résolve mon problème à ma place. J’aimerais VRAIMENT beaucoup vous voir, vous le savez. Si vous pouvez vous arranger pour venir, n’hésitez pas.
À bientôt !
Ludwig Wittgenstein
— Lorsqu’il écrivit cette lettre, Wittgenstein était à nouveau logé dans ses anciens appartements, en haut d’une tour, au fond de la Whewell’s Court, et il avait à sa disposition quelqu’un pour le ménage.
Trinity College, Cambridge
31.05.1940
Cher Townsend,
Il y a un ou deux ans, l’une de mes sœurs m’a rendu visite à Cambridge. Elle y a apporté quelques manuscrits de musique qui ont de la valeur et quelques bijoux qu’elle m’a confiés pour que je les conserve à l’intention des membres de ma famille qui pourraient en avoir besoin un jour. Je les ai déposés (deux paquets) à ma banque, la Barklays Bank de Benet Street à Cambridge, et j’ai pris mes dispositions pour que deux autres personnes que moi puissent les retirer. Ces deux personnes sont J. M. Keynes, l’économiste, et Piero Sraffa, un Fellow de mon Collège dont vous avez peut-être entendu parler. J’ai pris la décision de vous autoriser, vous aussi, à retirer ces paquets de la banque si quelqu’un de ma famille les réclamait. En voici les raisons : je ne suis plus jeune, je suis étranger, et j’encours peut-être un danger (qui n’est certes pas grand) ; Keynes est vieux et malade, et Sraffa — l’homme idéal pour mon affaire — est italien et il peut, si l’Italie entre en guerre, se retrouver en prison. Comparé à nous, vous êtes encore jeune et plus sûr. J’ai donné votre nom à ma banque qui a maintenant besoin d’un spécimen de votre signature pour pouvoir vous identifier. Je vous demande donc de bien vouloir m’envoyer une feuille sur laquelle vous aurez porté votre signature usuelle. — Je suis en bonne forme physique, mais, comme bien des gens, je trouve la période éprouvante. Notamment l’attitude idiote (à ce qu’il me semble) des gens que je vois. — J’espère que vous ne perdrez pas le contact avec vos amis. Il se peut qu’ils ne vous soient pas très utiles en ce moment et que vous ne soyez pas en mesure de les aider matériellement, mais qu’il soit pourtant très important de rester en contact avec eux. Si vous pensez que je suis un imbécile, il se pourrait bien que vous vous trompiez. Je vous souhaite beaucoup de vie.
À bientôt !
Ludwig Wittgenstein
— Les manuscrits musicaux de valeur évoqués par cette lettre étaient des possessions de la famille sorties d’Autriche en fraude. Pour qu’ils ne puissent pas être identifiés comme appartenant à des étrangers ennemis, ils furent supposés appartenir à Felix Salzer, le neveu de Wittgenstein, qui résidait alors à New York. — Sur leur nature cf. Empty Sleeve : Der Musiker und Mäzen Paul Wittgenstein, I. Suchy, A. Janik et G. Predota éd., Innsbruck, Studienverlag, 2006 (où l’on peut lire aussi un ensemble d’essais sur Paul, le frère de Wittgenstein) ; E. F. Flindell, « Ursprung und Geschichte der Sammlung Wittgenstein im 19. Jahrhundert », Musikforschung, 22 (1969), p. 298-313 ; le catalogue établi par Sotheby : The Salzer Collection : Fine Music and Continental Manuscripts, Londres, 17 mai 1990.
Trinity College, Cambridge
19.07.1940
Cher Townsend,
Je me demande comment vous allez ; je n’ose pas quitter Cambridge en ce moment, car si le coup d’envoi est donné pendant mon absence, il se pourrait que je ne puisse pas y revenir, et je ne veux pas laisser Skinner confronté à de sérieuses difficultés — encore que Dieu seul sache si je peux l’aider tant soit peu. Serez-vous bientôt quelque part à proximité d’ici ? J’aimerais avoir vite de vos nouvelles.
J’ai récemment lu pas mal de choses dans un livre intitulé Prayers and Meditations du Dr Johnson que j’ai beaucoup aimées.
Je vous souhaite bonne chance, extérieurement et intérieurement !
Ludwig Wittgenstein
— À ce moment-là, l’invasion était redoutée, et la santé de Skinner n’était pas bonne.
Trinity College, Cambridge
13.11.1940
Mon cher Townsend,
J’ai été ravi de recevoir votre lettre. Depuis 2 mois environ, je suis en bonne forme ; mais mon esprit ne fonctionne plus bien du tout. Les causes en sont en partie externes, et en partie internes. Je ne suis pas débordant d’activité, mais paresseux et stupide, et mes pensées tournent principalement autour de sujets sur lesquels elles ne devraient pas porter. Mes premiers cours du trimestre se sont très mal passés ; les suivants ont été quelque peu meilleurs. Je n’ai aucun élève vraiment intelligent et vraiment sérieux. La classe est plutôt détestable, certains semblent blasés et d’autres endormis. — En ce moment, je suis inscrit à des cours de secourisme, et j’ai l’intention de passer l’examen début décembre. Il est assez probable que je ne l’obtiendrai pas, et que, même si je l’obtiens, il ne me serve à rien ; mais il se pourrait qu’il me serve. Par les temps qui courent, je ne vois que très peu de personnes, en fait trop peu, et plus je vieillis, plus il m’est difficile d’entrer en contact avec des gens.
Redonnez-moi vite de vos nouvelles.
Ludwig Wittgenstein
— Il y a, dans les papiers de Wittgenstein, un certificat, daté de décembre 1940, attestant qu’il a suivi, à la section de Cambridge de la St. John Ambulance Association, une formation l’habilitant à apporter les « premiers secours aux blessés ».
1. Un « first » est une première place aux examens passés au terme d’un cursus en sciences morales. (É. R.)