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Le lendemain, Tiny n’est pas en cours de maths. Je l’imagine recroquevillé dans un coin, en train de griffonner de nouvelles chansons dans un carnet trop petit. Grand bien lui fasse. Un peu plus tard dans la matinée, entre deux cours, je l’aperçois en passant devant son casier : il a les cheveux sales et les yeux ronds comme des soucoupes.

– Alors, trop forcé sur le Red Bull ? dis-je.

En guise de réponse, il me lance une tirade frénétique.

– La première a lieu dans neuf jours et Will Grayson est trop chou et tout est comme dans un rêve. Écoute, Grayson, il faut que je file à l’auditorium. On se voit au déjeuner.

– L’autre Will Grayson, rectifié-je.

– Hein, quoi ? dit-il en refermant la porte de son casier.

– L’autre Will Grayson est trop chou.

– Oui oui, bien sûr.

Il n’est pas là au moment du déjeuner. Ni lui. Ni Gary. Ni Jane. Ni qui que ce soit d’autre. N’ayant aucune envie de manger seul à cette grande table, j’emporte mon plateau à l’auditorium en me disant que je retrouverai sûrement tout le monde là-bas. Tiny se tient au milieu de la scène, un carnet dans une main et son téléphone dans l’autre, en train de gesticuler dans tous les sens. Nick est assis au premier rang. Sur l’estrade, Tiny est en pleine conversation avec Gary et, grâce à la formidable acoustique de la salle, j’entends absolument tout ce qu’il dit de là où je me tiens, c’est-àdire tout au fond.

– Le truc qu’il ne faut pas oublier à propos de Phil Wrayson, c’est que c’est un flippé de la vie. Il fait comme s’il se foutait de tout, mais en réalité c’est le personnage le plus vulnérable de cette pièce. Je veux entendre le tremblement dans sa voix quand il chante, le sentiment de dépendance qu’il espère cacher au reste du monde. Parce que c’est justement ce qui le rend insupportable, tu vois ? Il n’est pas agaçant à cause de ce qu’il dit, mais de la MANIÈRE dont il le dit. Donc bref, quand Tiny affiche ses posters pour la Gay Pride et que Phil pleurniche à cause de ses problèmes de cœur débiles qu’il a provoqués par sa faute, il faut qu’on entende ce qui est agaçant chez lui. Mais n’en fais pas trop non plus. Tout est dans le détail, chouchou. Pense au petit caillou dans ta chaussure.

Je reste là une bonne minute sans me manifester, jusqu’à ce que Tiny finisse par me voir.

– Ce n’est qu’un PERSONNAGE, Grayson, me hurle t-il. Un PERSONNAGE FICTIF !

Mon plateau toujours entre les mains, je pivote sur mes talons et je ressors. Je vais m’asseoir dans le couloir non loin de l’auditorium, à même le carrelage, adossé à la vitrine à trophées, et je commence à manger.

J’attends qu’il sorte de là. Qu’il vienne s’excuser. Ou me hurler dessus en me traitant de fiotte. J’attends de voir s’ouvrir cette double porte en bois sombre, de voir surgir Tiny et de l’écouter parler.

Je sais que c’est immature, mais je m’en fous. Parfois, vous avez besoin de voir votre meilleur ami franchir la porte. Sauf qu’il ne le fait pas. Pour finir, me sentant à la fois misérable et imbécile, c’est moi qui retourne dans la salle. Tiny est joyeusement occupé à chanter sa chanson sur Oscar Wilde. Je reste là un moment dans l’espoir qu’il m’aperçoive et je ne me rends même pas compte que je suis en train de pleurer, jusqu’à ce que ma gorge émette un son rauque quand je respire. Je referme la porte. Si Tiny m’a vu, il a fait semblant de ne pas me remarquer.

Je repars dans le couloir, la tête basse au point que je vois mes larmes goutter du bout de mon nez. Je sors par l’entrée principale du lycée – vent glacé, soleil chaud – et descends les marches du perron. Je longe le trottoir jusqu’au portail, puis m’enfonce entre les buissons. J’ai comme un truc qui me noue le fond de la gorge. Je m’éloigne à toute vitesse comme Tiny et moi l’avions fait en troisième le jour où nous avions séché les cours pour aller au Boys Town assister à la Pride Parade et où il m’avait fait son coming out.

Je marche jusqu’au terrain de baseball situé à michemin entre le lycée et chez moi. Il se trouve juste à côté du collège. Quand j’étais plus jeune, je m’y rendais souvent seul après les cours, pour réfléchir. Parfois, j’emportais un carnet de croquis mais la plupart du temps, j’y allais juste pour le plaisir d’être là. Je contourne le grillage et vais m’asseoir sur le banc de touche, adossé contre le mur en aluminium chauffé par le soleil, et je pleure.

Voilà pourquoi j’aime ce banc : il est à proximité de la troisième base. De là où je suis, je vois d’un côté le diamant en terre battue et les quatre rangées de gradins en bois et, de l’autre, le champ extérieur et le second diamant ; puis, derrière, une immense pelouse, et enfin la rue. Je vois des passants promener leurs chiens, un couple avancer face au vent. Mais moi, protégé par l’auvent en aluminium, personne ne peut me voir si je ne le vois pas.

La rareté de cette situation est typiquement le genre de truc qui vous arrache des larmes.

Tiny et moi étions inscrits à la Little League1, quand nous étions en CE2 – pas sur ce terrain mais dans un autre club, encore plus près de chez nous. C’est comme ça qu’on est devenus amis, d’ailleurs. Tiny était déjà très costaud, bien sûr, mais pas très doué avec la batte. En revanche, il n’avait pas son pareil pour se faire toucher par la balle et tout le monde l’adorait pour ça. Avec sa corpulence, il faut dire qu’il y avait de quoi viser.

De mon côté, j’étais une première base tout à fait respectable, mais c’était là mon seul talent et personne ne m’adorait.

J’appuie mes coudes sur mes genoux, comme je le faisais du temps où j’assistais aux matchs de mon équipe. Tiny venait toujours s’asseoir à côté de moi. Et même s’il devait uniquement sa présence sur le terrain au fait que l’entraîneur était censé faire jouer tout le monde, il se montrait toujours super enthousiaste. Il chantait : « Lanceur, si t’es champion, fais une balle papillon ! » ou bien criait des trucs comme : « Hé, on veut un lanceur, pas une danseuse du ventre ! »

Et puis, un jour, en sixième : Tiny jouait troisième base, moi première. Il était encore tôt dans la partie, et l’une des deux équipes menait légèrement au score – nos adversaires ou nous, je ne sais plus trop. Honnêtement, je ne regardais même pas le tableau des points quand je jouais. Pour moi, le baseball faisait juste partie de ces choses étranges et abominables que les parents vous obligent à faire pour des raisons obscures, comme les vaccins antigrippe ou le catéchisme. Bref, le batteur a frappé la balle, qui a volé en direction de Tiny. Il l’a récupérée avec son gant pour la relancer vers la première base à l’aide de son bras bionique, et j’ai sauté en l’air pour la rattraper, en veillant à bien garder un pied sur le marbre, mais la balle a atterri pile au creux de mon gant pour rebondir aussi sec, car j’avais oublié de refermer la main. Le coureur était sauf, et ma bourde nous a juste coûté un point de pénalité ou quelque chose dans ce goût-là. À la fin de cette manche, j’ai regagné le banc. Le coach – Mr. Frye, je crois – s’est penché vers moi. J’ai pris conscience de la taille énorme de sa tête, la visière de sa casquette relevée bien haut sur sa grosse figure, et il a déclaré : « Ton boulot, c’est de te CONCENTRER sur la BALLE pour la RATTRAPER. RATTRAPER la BALLE, OK ? Nom de Dieu ! » J’ai rougi comme une tomate et, avec cette voix tremblante dont Tiny parlait à Gary, j’ai bafouillé : « Ddddésolé, coach » et il m’a répondu : « Moi aussi, Will. Moi aussi. »

Alors, Tiny a surgi pour cogner Mr. Frye en plein nez. Comme ça, sans crier gare. Et c’est ainsi qu’a pris fin notre carrière dans le baseball.

 

Ce serait moins douloureux si Tiny avait complètement tort – si je n’avais pas conscience que ma faiblesse l’horripile. Si ça se trouve, il pense peut-être comme moi, à savoir qu’on ne choisit pas ses amis et qu’il est donc coincé avec un chochotteux pénible de mon espèce, incapable de faire trois pas tout seul, de refermer son gant pour retenir la balle, de supporter les remontrances du coach ou d’assumer une lettre écrite au rédac chef pour défendre son meilleur ami. Je ne me suis pas retrouvé coincé avec Tiny. C’est lui qui est coincé avec moi.

À défaut d’autre chose, je peux au moins le soulager de ce fardeau.

C’est long, d’arrêter de pleurer. Je me sers de mon gant en guise de mouchoir tout en regardant l’ombre du toit recouvrir mes jambes à mesure que le soleil poursuit sa trajectoire dans le ciel. Je finis par avoir trop froid aux oreilles, alors je me lève pour traverser le parc et rentrer chez moi. En chemin, je parcours la liste de contacts de mon répertoire téléphonique et j’appelle Jane. J’ignore pourquoi. J’ai besoin de parler à quelqu’un. Comme si, bizarrement, j’avais encore besoin que quelqu’un ouvre les portes de l’auditorium. Je tombe sur sa boîte vocale.

« Désolée, Tarzan, Jane pas disponible. Laisser message. »

– Salut Jane, c’est Will. J’avais juste envie de te parler. Je… OK, honnête ? Je viens de passer cinq bonnes minutes à parcourir la liste des gens que je pourrais appeler et tu étais la seule personne à qui j’avais envie de parler parce que je t’aime bien. Vraiment bien. Je te trouve incroyable. Tu es plus… tout. Plus intelligente, plus drôle, plus jolie, plus… tout. Bon, ben voilà. À plus, quoi.

Arrivé chez moi, j’appelle mon père. Il décroche au bout de plusieurs secondes.

– Tu peux prévenir le lycée que je suis malade ? J’ai dû rentrer, dis-je.

– Tu te sens bien, mon grand ?

– Ouais. Ça va.

Mais j’ai toujours la voix qui tremblote et je me sens à deux doigts de me remettre à chialer jusqu’à ce que mon père déclare :

– OK, OK. Je vais les appeler.

Quinze minutes plus tard, me voilà affalé sur le canapé, pieds posés sur la table basse. Je mate fixement la télé, sauf qu’elle n’est pas allumée. Je tiens la télécommande dans ma main gauche, mais je n’ai même pas l’énergie suffisante pour appuyer sur le foutu bouton de mise en marche.

J’entends la porte du garage s’ouvrir. Mon père entre par la cuisine et vient s’asseoir à côté de moi. Tout près.

– Cinq cents chaînes et rien à voir, soupire-t-il.

– T’as pris ta journée ?

– Il y aura toujours quelqu’un pour me remplacer, dit-il. Toujours.

– Je vais bien.

– Je sais. Je voulais juste rentrer pour être avec toi, c’est tout.

Je cligne des yeux pour chasser mes larmes, mais il a l’élégance de ne pas faire la moindre remarque. Alors, seulement, j’allume la télé. On tombe sur un programme intitulé Les Plus Beaux Yachts du monde où défilent des images de yachts équipés de terrains de golf ou je ne sais quoi, et chaque fois qu’un nouveau détail luxueux est montré à l’écran, mon père s’exclame : « Haaaan, incroyable ! » d’un ton hyper sarcastique, même si tout ça est quand même incroyable d’une certaine manière. Disons que ça l’est et que ça ne l’est pas.

Au bout d’un moment, il coupe le son de la télé et me demande :

– Tu connais le Dr Porter ?

Je hoche la tête. C’est un collègue de ma mère.

– Ils n’ont pas d’enfants, donc ils sont pleins aux as. (Je ricane.) Mais ils ont un bateau amarré à Belmont Harbor, l’un de ces mastodontes avec cabines en bois de merisier importé d’Indonésie, lit kingsize rotatif rembourré de plumes d’aigle à l’espèce menacée et tout le bazar. Ta mère et moi avons dîné à bord avec eux, il y a des années. Eh bien, en l’espace de deux heures, ce yacht, qui incarnait pour nous le top du luxe, a fini par nous faire l’effet d’un simple bateau.

– J’imagine qu’il y a une morale à cette histoire ?

Il rit.

– Tu es notre yacht, mon pote. Tout cet argent qu’on aurait pu investir dans l’achat d’un yacht, tout ce temps qu’on aurait pu passer à voguer autour du monde… À la place, nous t’avons eu toi. Au final, ce yacht n’était rien de plus qu’un bateau. Mais toi – tu ne t’achètes pas à crédit, et tu n’es pas déductible des impôts. (Il se tourne à nouveau vers la télé et marque une pause avant de reprendre.) Je suis tellement fier de toi que ça me rend fier de moi. J’espère que tu le sais.

Je hoche la tête, la gorge nouée, les yeux rivés sur l’écran où passe silencieusement une publicité pour du détergent. Au bout de quelques instants, mon père marmonne entre ses dents :

– Crédit, investissement, consumérisme… Je suis sûr qu’il y aurait un jeu de mots à faire.

– Dis, que se passerait-il si je ne voulais pas m’inscrire à ce cursus à la Northwestern ? Ou si je n’étais pas accepté ?

– C’est simple, dit-il. Je ne t’aimerais plus.

Il reste impassible une seconde, puis lâche un petit rire et remet le son de la télé.

 

Un peu plus tard, nous décidons de faire une surprise à ma mère et de lui préparer un chili à la dinde pour le dîner. Je suis en train de couper les oignons quand on sonne à la porte. Aussitôt, je sais que c’est Tiny et une bouffée de soulagement m’irradie de l’intérieur. « J’y vais », disje à mon père. Je me glisse derrière lui pour sortir de la cuisine et me précipite vers la porte.

Il ne s’agit pas de Tiny, mais de Jane. Elle lève les yeux vers moi, un plissement agacé au coin des lèvres.

– Quelle est la combinaison de mon casier ?

– 25-2-11, dis-je.

Elle me donne une bourrade légère.

– J’en étais sûre ! Pourquoi tu ne m’as rien dit ?

– Parce que je n’arrivais pas à faire le tri entre plusieurs vérités, dis-je.

– Il faut qu’on ouvre la boîte.

– Hum… (Je fais un pas en avant, histoire de refermer la porte derrière moi, mais elle ne se recule pas, si bien qu’on se touche presque.) Je te rappelle que le chat a un petit ami, dis-je.

– Ce chat, ce n’est pas moi. C’est nous. Je suis la scientifique. Tu es le scientifique. Nous sommes le chat.

– D’accord… Alors la scientifique a un petit ami.

– Faux. La scientifique n’a pas de petit ami. Elle l’a largué au jardin botanique parce qu’il lui tapait sur le système à force de lui répéter qu’il participerait aux JO de 2016 et que pendant tout ce temps, la scientifique avait dans la tête une petite voix nommée Will Grayson qui chuchotait : « Et aux JO, tu comptes représenter les États-Unis ou la principauté de Grokonardo ? » Par conséquent la scientifique a plaqué son petit ami et elle insiste pour qu’on ouvre la boîte, vu qu’elle n’arrête pas de penser au chat. Pour la scientifique, peu importe si le chat est mort. Elle a juste besoin de savoir.

Là-dessus, on s’embrasse. Ses mains sont glacées sur mes joues. Sa bouche a un goût de café. Je sens encore les oignons. J’ai les lèvres gercées par ce long hiver. Et c’est fantastique.

– Alors, conclusion de la scientifique ? dis-je.

Elle me sourit.

– Je dirais que le chat est vivant. Mais qu’en pense mon très estimé confrère ?

– Vivant, dis-je.

Et c’est l’absolue vérité. Ce qui rend encore plus bizarre le fait qu’à l’instant même où je prononce ce mot, je sens comme une dernière plaie minuscule me titiller de l’intérieur. J’avais cru trouver Tiny sur le pas de la porte – un Tiny dégoulinant d’excuses que j’aurais acceptées lentement. Mais c’est la vie. Nous grandissons tous. Les planètes comme lui se trouvent de nouveaux satellites, et les satellites comme moi se trouvent de nouvelles planètes. Jane recule légèrement la tête.

– Il y a un truc qui sent bon, dit-elle. En plus de toi, je veux dire.

– On prépare un chili. Est-ce que… ça te dirait d’entrer faire la connaissance de mon père ?

– Je ne voudrais surtout pas m’impo…

– Non, non. Il est gentil. Un peu bizarre, mais sympa. Reste dîner avec nous, si tu veux.

– Euh… OK. Laisse-moi juste prévenir mes parents.

Je reste là à claquer des dents pendant qu’elle passe un coup de fil à sa mère : « Je vais rester dîner chez Will Grayson… Oui, son père est là… Ils sont médecins… Ouais… OK, bisous. »

Nous entrons tous les deux.

– P’pa, je te présente mon amie Jane.

Mon père émerge de la cuisine, affublé de son tablier CHIRURGIEN EXPERT EN DÉCOUPE DU POULET par-dessus sa chemise et sa cravate. « À leur crédit, les gens investissent dans le consumérisme ! » s’exclame-t-il, tout fier d’avoir enfin trouvé son jeu de mots.

Jane lui tend la main, l’image même de la classe absolue.

– Bonsoir, Dr Grayson. Jane Turner, enchantée.

– Tout le plaisir est pour moi, Miss Turner.

– C’est OK si Jane reste dîner avec nous ?

– Mais bien sûr. Jane, vous nous excusez une seconde ?

Il m’entraîne dans la cuisine et me dit tout bas :

– C’était donc ça, la cause de tous tes problèmes ?

– Bizarrement, non. Mais on est… Disons, ouais.

– Vous êtes disons ouais, marmonne-t-il d’un air pensif. Vous êtes disons ouais. Jane ? lance-til tout haut.

– Oui, Mr. Grayson ?

– Quelle est votre moyenne générale ?

– Euh… B+ ?

Mon père me regarde d’un air espiègle et hoche la tête.

– Acceptable, déclare-t-il en souriant.

– Je n’ai pas besoin de ton approbation, marmonné-je.

– Je sais. Mais j’ai pensé que ça te ferait plaisir quand même.

 

1. Little League : organisation américaine à but non lucratif proposant l’apprentissage du baseball aux jeunes de cinq à dix-huit ans. (N.d.T.)