quatre jours avant la première de son spectacle, tiny m’appelle et m’explique qu’il a besoin de faire un break d’une journée pour préserver sa santé mentale. et pas seulement parce que les répètes sont catastrophiques. l’autre will grayson ne lui adresse plus la parole. enfin, pour être précis, il lui parle mais ne lui dit plus rien. et quelque part, tiny est à la fois furieux que l’autre w.g. lui « fasse un coup pareil juste avant le lever de rideau », et très inquiet à l’idée qu’il se passe un truc grave.
moi : que veux-tu que je fasse ? je ne suis pas le bon will grayson.
tiny : j’ai juste besoin d’une bonne dose de will grayson. je serai devant ton lycée d’ici une heure. je suis déjà en route.
moi : tu es déjà en quoi ?
tiny : il faut juste que tu me donnes l’adresse exacte. j’ai cherché le plan sur google map, mais leurs indications sont merdiques. et le dernier truc dont j’ai besoin pour mon break santé mentale, c’est que google map m’envoie dans l’iowa à 10 heures du mat.
d’après moi, l’idée d’une « journée de break pour préserver sa santé mentale » est un concept inventé par les gens qui n’ont pas la moindre idée de ce qu’est un problème de santé mentale. l’idée qu’on puisse guérir son esprit en l’aérant pendant vingt-quatre heures est aussi stupide que d’affirmer qu’on peut soigner ses problèmes cardiaques en mangeant telle marque de céréales au petit déj. le concept de break santé mentale n’existe que pour ceux qui peuvent se payer le luxe de déclarer : « j’ai envie de ne penser à rien aujourd’hui » et de s’offrir une petite journée peinarde pendant que nous autres restons coincés avec tous nos problèmes sans que personne ne s’intéresse à nous, sauf si on décide de se pointer en cours armé d’un fusil ou de gâcher le bulletin d’info matinal du lycée avec l’annonce de son suicide.
je ne dis rien de tout ça à tiny. je fais semblant d’avoir envie qu’il vienne. je me garde bien de lui montrer que je suis totalement flippé de lui ouvrir un pan supplémentaire de mon existence. à mon avis, il s’emmêle un peu entre ses deux will grayson. je ne pense pas être celui capable de l’aider.
entre nous, ça devient super intense – bien plus qu’avec isaac. et pas seulement parce que tiny existe pour de vrai. j’ignore ce qui me stresse le plus : le fait que je compte pour lui, ou qu’il compte pour moi.
je vais tout raconter à gideon, vu qu’il est grosso modo la seule personne dans ce bahut à être vraiment au courant pour tiny.
gideon : waouh ! c’est trop mignon qu’il ait envie de te voir.
moi : j’avais pas vu ça comme ça.
gideon : la plupart des mecs feraient une heure de bagnole pour tirer un coup. mais peu de gens font une heure de bagnole juste pour voir quelqu’un.
moi : comment tu sais ça ?
c’est un peu bizarre que gideon soit devenu mon « mentor » gay, vu que de son propre aveu, sa seule expérience des garçons remonte à un séjour en camp de boyscouts l’été avant la troisième. mais j’imagine qu’il a dû pas mal traîner sur des blogs, des tchats ou des forums. oh ! et il regarde les séries de la chaîne hbo1 en boucle, aussi. j’ai beau lui dire qu’à mon humble avis, les principes de sex and the city ne s’appliquent pas vraiment s’il n’y a ni sexe ni « city », il me regarde chaque fois comme si je venais d’envoyer des flèches empoisonnées pour crever les petits ballons roses en forme de cœur qui lui flottent dans le cerveau, donc je laisse tomber.
le plus drôle, c’est que la plupart des gens au bahut – ceux qui s’intéressent à la question, en tout cas, ce qui ne fait pas des masses de gens au final – pensent qu’on sort ensemble, gideon et moi. juste parce que je suis gay, comme lui, et qu’on marche côte à côte dans les couloirs, ils se font des films.
pour être tout à fait honnête… j’avoue que ça ne me dérange pas. gideon est mignon, sympa, et ceux qui ne l’agressent pas semblent beaucoup l’apprécier. question petit ami hypothétique, on a vu pire.
n’empêche, c’est bizarre de penser que gideon et tiny vont se rencontrer pour de vrai. que tiny va marcher dans les couloirs avec moi. c’est un peu comme inviter godzilla au bal de la promo.
je n’arrive pas à me faire à l’idée. mais au même moment, je reçois un SMS annonçant qu’il arrive dans deux minutes, alors je dois bien affronter la réalité.
je sors du cours de chimie, littéralement en plein milieu d’une expérience. mr. jones, le prof, ne me voit jamais de toute manière, donc tant que ma voisine de paillasse – lizzie – camoufle mon absence, je ne crains rien. je lui dis même la vérité, à savoir que mon petit ami débarque incognito pour me voir, et elle accepte aussitôt de devenir ma complice car même si elle ne le fait pas pour moi, elle le fait assurément au nom de l’AMOUR (enfin, de l’AMOUR et des droits des homosexuels – dieu bénisse les filles hétéro qui défendent la cause gay).
la seule à réagir méchamment, c’est maura, qui crache de petits jets de fumée noire par les narines en m’entendant raconter toute l’histoire à lizzie. elle essaie de bousiller mon vœu de silence en épiant mes conversations dès qu’elle le peut. J’ignore si elle ricane derrière moi parce qu’elle croit que j’ai tout inventé ou parce qu’elle désapprouve le fait que je sèche le cours de chimie. à moins qu’elle soit juste jalouse de lizzie, ce qui est amusant vu que lizzie a de gros boutons d’acné sur la tronche au point qu’on croirait des piqûres d’abeilles. mais je m’en fous. maura peut soupirer et cracher de la fumée tant qu’elle veut jusqu’à ce que tout son mucus cérébral lui soit sorti par les trous de nez pour former une petite flaque à ses pieds. je ne lui répondrai pas.
je n’ai aucun mal à retrouver tiny devant l’entrée, en train de se dandiner d’un pied sur l’autre. comme il est hors de question que je lui roule une pelle dans l’enceinte du lycée, je lui donne une accolade virile (deux points de contact ! pas plus !) et lui explique que si on lui pose la question, il vient d’emménager en ville cet automne et vient voir à quoi ressemble le lycée.
il est un peu différent depuis la dernière fois qu’on s’est vus – fatigué, j’imagine. à part ça, sa santé mentale semble intacte.
tiny : alors, c’est donc ici, ce lieu magique ?
moi : si tu trouves que la soumission forcée aux tests standardisés et aux formulaires d’inscription universitaire a quelque chose de magique, oui.
tiny : ça reste encore à prouver.
moi : comment va le spectacle ?
tiny : le chœur manque de voix, mais il compense grâce à son énergie.
moi : j’ai hâte de voir ça.
tiny : j’ai hâte que tu voies ça.
l’heure du déjeuner sonne alors que nous sommes en route vers la cafète. tout à coup, il y a un tas de gens autour de nous, et tous fixent tiny du regard comme on dévisagerait quelqu’un se déplaçant à cheval dans les couloirs. l’autre jour encore, on plaisantait avec gideon en disant que la raison pour laquelle les casiers étaient gris, c’était pour permettre aux gens comme moi de se fondre dans le décor et de se déplacer incognito dans les couloirs. mais avec tiny, c’est mission impossible. toutes les têtes se retournent sur son passage.
moi : tu attires toujours autant l’attention, où que tu ailles ?
tiny : pas autant. j’imagine qu’ici, mon surdimensionnement naturel saute un peu plus aux yeux qu’ailleurs. ça t’embête si je te tiens par la main ?
à vrai dire, oui. ça m’embête. mais puisqu’on sort ensemble, je sais que la réponse devrait être : non, pas du tout. lui n’hésiterait sans doute pas à me porter en cours si je lui demandais gentiment.
je lui prends la main, sa grosse main moite. mais je dois mal dissimuler l’appréhension sur mon visage, parce qu’il me jette un coup d’œil et me lâche aussi sec.
tiny : oublie.
moi : ce n’est pas à cause de toi. je ne suis pas le genre de mec qui tient la main dans les couloirs, voilà tout. même si t’étais une fille. même si t’étais une pom-pom girl à gros seins.
tiny : mais j’ai été une pom-pom girl à gros seins.
je m’arrête net.
moi : tu plaisantes.
tiny : c’était juste pour quelques jours. mais j’ai totalement fait foirer la pyramide.
on se remet en marche.
tiny : j’imagine que glisser ma main dans ta poche arrière de jean est exclu ?
moi : *grosse quinte de toux*
tiny : je disais ça pour rire.
moi : je peux t’inviter à déjeuner, au moins ? il y aura peut-être même du ragoût !
je dois faire un effort pour me rappeler que c’est ce dont j’ai toujours rêvé – ce dont tout le monde a toujours rêvé. voilà un garçon qui veut me montrer de l’affection. un garçon prêt à prendre sa voiture pour venir me voir. un garçon qui n’a pas peur de ce que penseront les autres en nous voyant ensemble. un garçon persuadé que ma présence est bénéfique à sa santé mentale.
l’une des employées de la cantine éclate de rire quand tiny s’extasie devant les empanadas au menu à cause de la semaine de célébration de la culture latino (la semaine ou le mois, je ne sais plus). elle l’appelle mon chou en lui tendant son assiette, ce qui est quand même amusant quand on sait que ça fait trois ans que j’essaie en vain de l’amadouer pour ne pas qu’elle me serve systématiquement la plus petite part de pizza.
quand on arrive à la table, derek et simon sont déjà là. il ne manque plus que gideon. je ne les avais pas prévenus qu’on aurait un invité surprise au déjeuner, et ils ouvrent des yeux exorbités en nous voyant arriver.
moi : derek, simon, voici tiny. tiny, je te présente derek et simon.
tiny : enchanté !
simon : euh…
derek : enchanté, également. qui es-tu ?
tiny : le petit ami de will. j’arrive d’evantson.
ok. maintenant, ils le dévisagent tous comme une créature magique de world of warcraft. derek semble amusé, mais accueillant. le regard de simon se braque sur tiny, puis à nouveau sur moi, puis à nouveau sur tiny, comme s’il était en train de se demander comment un mec aussi gros et un mec aussi maigre pouvaient avoir des rapports sexuels ensemble.
je sens une main sur mon épaule.
gideon : vous voilà !
gideon semble être le seul dans tout ce lycée à ne pas être surpris par le physique de tiny. sans sourciller, il lui tend son autre main.
gideon : tu dois être tiny.
tiny regarde la main de gideon posée sur mon épaule avant de serrer l’autre. il n’a pas l’air très jouasse lorsqu’il lui rétorque :
tiny : … et tu dois être gideon.
sa poignée de main doit être un peu plus ferme que d’habitude, car gideon tressaille légèrement. puis il part chercher une autre chaise, laissant la sienne à tiny.
tiny : si ce n’est pas cosy comme tout !
pas vraiment, en fait. les émanations de son empanada au bœuf me donnent l’impression d’être enfermé dans un cagibi surchauffé rempli de nourriture pour chiens. simon, je le crains, s’apprête à sortir une bourde énorme, et derek semble décidé à faire comme si de rien n’était. gideon commence à lui poser des questions, histoire de faire la conversation, mais tiny lui répond exclusivement par monosyllabes.
gideon : t’as pas eu trop de bouchons pour venir jusqu’ici ?
tiny : nan.
gideon : tu trouves que notre lycée ressemble au tien ?
tiny : hmm.
tiny : il paraît que tu montes une comédie musicale ?
tiny : yep.
au bout d’un moment, gideon se lève pour aller s’acheter un cookie et j’en profite pour glisser à l’oreille de tiny :
moi : pourquoi tu le traites comme un ex qui t’aurait plaqué ?
tiny : qui, moi !?
moi : tu ne le connais même pas.
tiny : je connais bien les mecs dans son genre.
tiny : le genre trop-mignon-trop-sympa. ce sont des poisons.
il doit sentir qu’il est allé trop loin, parce qu’il ajoute aussitôt :
tiny : mais il a l’air très gentil, cela dit.
il balaie la cafétéria du regard.
tiny : où est maura ?
moi : deuxième table à gauche en partant de la porte. assise toute seule, pauvre petit agneau. en train de gribouiller dans son carnet.
comme si elle sentait le poids de nos regards braqués sur elle, maura lève les yeux vers nous avant de se remettre à écrire encore plus frénétiquement.
derek : c’est comment, l’empanada au bœuf ? depuis que je suis dans ce lycée, tu es la première personne que je vois finir son assiette.
tiny : pas mal, si on aime bien le salé. disons que c’est comme une friandise au bon goût de bœuf industriel.
simon : et ça fait combien de temps que vous êtes, genre, ensemble ?
tiny : bonne question… quatre semaines, deux jours et dix-huit heures, je dirais.
simon : alors, c’est toi.
simon : le mec qui a failli nous faire perdre le concours des mathlétiques.
tiny : si c’est le cas, j’en suis désolé.
simon : bah, tu sais ce qu’on dit…
derek : heu, simon ?
simon : … les pédés placent toujours la bite avant les maths.
moi : de toute l’histoire du monde entier, je crois que jamais personne n’a dit une chose pareille.
derek : ouais, t’es juste dég à cause de la meuf de naperville…
simon : la ferme !
derek : … qui a refusé de s’asseoir sur tes genoux.
simon : je lui ai juste proposé parce que le bus était blindé de monde !
gideon revient, avec des cookies pour tout le monde.
gideon : c’est jour de fête, aujourd’hui. j’ai raté quelque chose ?
moi : la bite avant les maths.
gideon : ça ne veut rien dire.
moi : exactement.
tiny commence à s’agiter et ne fait même pas mine de s’intéresser à son cookie. c’est pourtant un cookie moelleux. avec pépites choco. il aurait déjà dû atterrir dans son système digestif.
si tiny a perdu l’appétit, nous ne survivrons jamais jusqu’à la fin de cette journée de cours. en plus, ce n’est pas comme si je mourais d’envie de retourner en classe – pourquoi tiny voudrait-il y retourner, lui ? s’il veut rester avec moi, je devrai rester avec lui. mais ici, c’est impossible.
moi : barrons-nous d’ici.
tiny : mais je viens juste d’arriver !
moi : tu as rencontré les seules personnes dignes d’intérêt. tu as goûté notre délicieuse cuisine. si tu veux, je peux te montrer notre vitrine à trophées sur le chemin de la sortie, histoire que tu puisses admirer les exploits de nos anciens élèves qui, à l’heure actuelle, sont sans doute assez vieux pour souffrir de troubles érectiles, de perte de la mémoire, ou de mort. il est hors de question que je m’adonne à la moindre manifestation d’affection à ton égard tant que nous resterons ici. ailleurs, dans l’intimité, ce sera une autre histoire.
tiny : la bite avant les maths.
moi : oui. la bite avant les maths. j’ai déjà eu maths ce matin, mais je veux bien sécher rétrospectivement pour être avec toi.
derek : allez-y ! foncez !
tiny semble très satisfait par la tournure que prennent les événements.
tiny : je t’aurai pour moi tout seul ?
c’est limite mortifiant de l’avouer en public. je me contente de faire oui de la tête.
on ramasse nos plateaux, et on dit au revoir aux autres. gideon a l’air un peu vexé, mais il semble sincère en disant à tiny qu’il espère avoir l’occasion de passer plus de temps avec lui une prochaine fois. tiny répond qu’il l’espère, lui aussi, mais sur un ton nettement moins sincère.
on s’apprête à sortir de la cafétéria quand tiny m’explique qu’il a un petit arrêt à faire en route.
tiny : j’ai comme une envie irrésistible.
moi : les toilettes sont dans ce couloir, à gauche.
mais ce n’est là qu’il veut aller.
il met le cap sur la table de maura.
moi : qu’est-ce que tu fais ? on ne lui adresse pas la parole !
tiny : toi, peut-être. moi, j’ai deux mots à lui dire.
elle regarde dans notre direction, à présent.
moi : arrête !
tiny : laisse-moi passer, grayson. je sais ce que je fais.
d’un geste théâtral, elle pose son stylo et referme son cahier.
moi : non, tiny !
mais il avance jusqu’à sa table et se plante devant elle. la montagne a télescopé maura, et elle a un message à lui adresser.
juste avant qu’il prenne la parole, un tic nerveux lui parcourt le visage et il inspire un grand coup. elle le dévisage avec un détachement feint.
tiny : je tenais juste à te remercier. mon nom est tiny cooper et je sors avec will grayson depuis exactement quatre semaines, deux jours et dix-huit heures. si tu n’avais pas été une telle garce égoïste, manipulatrice, hargneuse et passive-agressive, on ne se serait jamais rencontrés, lui et moi. tu vois, lorsqu’on s’acharne à gâcher la vie de quelqu’un, on lui porte chance. sauf qu’on n’est plus son ami pour en profiter.
moi : tiny, ça suffit.
tiny : je crois qu’elle a besoin de savoir ce qu’elle a raté, will. je crois qu’elle a besoin d’être informée du bonheur…
moi : ASSEZ !
beaucoup de gens m’entendent crier. tiny m’entend, c’est certain, parce qu’il se tait aussi sec. et maura m’entend aussi, parce que son regard absent se pose à présent sur moi. en cet instant précis, je suis fou de rage contre eux deux. je prends tiny par la main, mais cette fois pour l’éloigner. à la vue de mon geste, maura esquisse un petit sourire et ouvre son cahier pour se remettre à écrire. je me dirige vers la porte, lâche la main de tiny, reviens sur mes pas et prends le cahier de maura pour arracher la page sur laquelle elle était en train d’écrire. je ne la lis même pas. je l’arrache, la roule en boule et jette le cahier sur la table, renversant son coca light au passage. puis, toujours sans un mot, je m’en vais.
tiny : quoi ? qu’est-ce que j’ai fait ?
j’attends qu’on soit dehors. j’attends qu’on soit sur le parking. j’attends qu’il m’emmène jusqu’à sa voiture. j’attends qu’on soit à l’intérieur. j’attends de pouvoir ouvrir la bouche sans hurler. et je lui dis :
moi : tu n’aurais jamais dû faire ça.
tiny : pourquoi ?
moi : POURQUOI ? parce que je ne lui adresse plus la parole. parce que j’ai réussi à l’éviter depuis un mois, et que tu viens de m’obliger à venir jusqu’à elle et de lui donner le sentiment qu’elle comptait dans ma vie.
tiny : elle méritait qu’on lui donne une bonne leçon.
moi : quelle leçon ? que si elle s’acharne contre quelqu’un, elle contribue à son bonheur ? bien joué, tiny. maintenant, elle peut continuer à gâcher la vie des autres avec la satisfaction de se dire qu’elle leur rend service. elle devrait peut-être lancer un club de rencontres. clairement, ça a bien marché pour nous.
tiny : arrête ça.
moi : arrêter quoi ?
tiny : arrête de me parler comme si j’étais stupide. je ne suis pas stupide.
moi : je sais. mais ce que tu viens de faire, là, ça l’était.
il n’a même pas mis le contact. nous sommes encore sur le parking.
tiny : ce n’est pas comme ça que j’avais imaginé cette journée.
moi : non ? eh bien, tu sais quoi ? la plupart du temps, rien ne se passe comme on l’avait prévu.
tiny : arrête ça. s’il te plaît. je veux qu’on passe un bon moment ensemble.
il démarre. à mon tour d’inspirer un grand coup. personne n’a envie d’être celui qui explique à un môme que le père noël n’existe pas. pourtant, quand on le fait, on passe pour un monstre.
tiny : emmène-moi dans un endroit que tu aimes. s’il te plaît. un lieu secret qui compte pour toi.
moi : genre quoi ?
tiny : genre… j’en sais rien. moi, par exemple, quand j’ai le moral dans les chaussettes, je vais faire un tour au magasin super target. je ne sais pas pourquoi, mais la vision de ces rayonnages me rend heureux. c’est peut-être l’aménagement intérieur. le fait de voir tous ces gens ensemble, toutes ces choses que je pourrais acheter – toutes ces couleurs, allée après allée… parfois, j’ai besoin de ça. pour jane, c’est le disquaire indépendant où on va ensemble et où elle regarde les vieux vinyles pendant que je mate les CD de boysbands pour élire le plus mignon. quant à l’autre will grayson… il y a un parc, là où on habite, avec un terrain de base-ball. et il adore s’installer sur le banc de touche parce que c’est hyper tranquille quand il n’y a personne. les jours où il n’y a pas match, on peut s’asseoir là et la seule chose qui existe, c’est le passé. je crois que tout le monde a un endroit perso comme ça. tu dois forcément en avoir un.
je me creuse la tête un long moment. mais je réalise que si j’avais un endroit comme ça, je le saurais tout de suite. je n’ai aucun endroit secret, magique ou réconfortant. je ne savais même pas que j’étais censé en avoir un.
je fais non la tête.
moi : aucun.
tiny : allez. il y a forcément un endroit qui te tient à cœur.
moi : eh bien non, ok ? juste ma maison. ma chambre. point barre.
tiny : très bien. où est la balançoire la plus proche ?
moi : tu veux rire ?
tiny : pas du tout. il doit bien y avoir une balançoire quelque part.
moi : à l’école primaire, j’imagine. mais les mômes y sont encore à cette heure-ci. si on se fait choper là-bas, on nous prendra pour des kidnappeurs. à la limite, je m’en sortirai, mais toi, tu risques de passer devant un tribunal pour adultes.
tiny : ok. alors ailleurs.
moi : je crois que mes voisins ont un portique dans leur jardin.
tiny : les parents bossent pendant la journée ?
moi : je crois, oui.
tiny : et les gamins sont encore à l’école… parfait ! montre-moi le chemin.
c’est comme ça qu’on se retrouve garés devant chez moi et qu’on s’incruste sur la pelouse de mon voisin d’à côté. la balançoire est plutôt minable, dans son genre, mais au moins c’est un modèle pour grands enfants, pas pour bébés.
moi : ne me dis pas que tu vas t’asseoir là-dessus ?
mais si. il le fait. et je jure que la structure en métal vacille légèrement sous son poids. d’un geste, il m’invite à prendre place sur la deuxième balançoire.
tiny : viens.
ça doit bien faire dix ans que je ne me suis pas assis sur une balançoire. j’accepte uniquement pour le faire taire, rien qu’une seconde. aucun de nous ne se balance – je ne suis pas sûr que le portique y survivrait. on reste immobiles, en suspension au-dessus du sol. tiny pivote dans l’autre sens pour être face à moi. je me retourne, moi aussi, les deux pieds posés par terre pour empêcher la chaîne de se désentortiller.
tiny : alors, on n’est pas mieux, comme ça ?
et là, c’est plus fort que moi. je lui réponds :
moi : mieux que quoi ?
tiny lâche un petit rire en secouant la tête.
moi : quoi ? pourquoi tu ricanes comme ça ?
tiny : pour rien.
moi : dis-moi.
tiny : rien. c’est juste rigolo.
moi : QUOI, qu’y a-t-il de si rigolo ?
tiny : toi. et moi.
moi : content que ça t’amuse.
tiny : j’aimerais que ça t’amuse un peu, toi aussi.
je ne sais même plus de quoi on parle, là.
tiny : tu sais quelle est l’une des meilleures métaphores de l’amour ?
moi : non, mais je suis sûr que tu vas me le dire.
il se retourne et prend de l’élan pour se balancer, mais le portique émet un grognement si sonore qu’il s’arrête aussi sec et se replace face à moi.
tiny : la belle au bois dormant.
moi : la… belle au bois dormant ?
tiny : oui. parce qu’il faut franchir une forêt de ronces impitoyables pour atteindre la beauté qui sommeille. et même là, encore faut-il parvenir à la réveiller.
moi : donc, je suis une forêt de ronces ?
tiny : et la beauté qui sommeille n’est pas encore réveillée.
je m’abstiens de lui rétorquer que tiny cooper n’est pas tout à fait l’image qu’ont les petites filles en tête lorsqu’elles rêvent du prince charmant.
moi : ça ne m’étonne pas que tu voies les choses comme ça.
tiny : pourquoi ?
moi : eh bien ! ta vie est une comédie musicale. littéralement.
tiny : tu m’entends chanter, en ce moment ?
à vrai dire, presque. j’adorerais vivre dans son monde musical imaginaire, là où il suffit d’une seule parole héroïque pour abattre les sorcières comme maura, où toutes les créatures de la forêt se réjouissent quand deux homos traversent le marécage main dans la main, et où gideon serait le chevalier servant trop mignon que la princesse ne pourra bien sûr jamais épouser car son cœur appartient à la bête. je suis sûr que c’est un univers merveilleux où toutes ces choses arrivent pour de vrai. un monde plein aux as, gâté pourri et plein de jolies couleurs. peut-être même que je le visiterai, un jour, mais j’en doute. ces mondes-là ne délivrent pas de visas pour les cas sociaux de mon espèce.
moi : ça me scie que quelqu’un comme toi puisse faire tout ce trajet pour venir voir quelqu’un comme moi.
tiny : ah non, ne recommence pas !
moi : pardon ?
tiny : nous avons sans arrêt la même conversation. si tu te concentres en permanence sur ce qui va mal, tu ne verras jamais ce qui peut t’arriver de bien.
moi : facile à dire, pour toi !
tiny : qu’est-ce que tu veux dire par là ?
moi : exactement ce que je viens de dire. laisse-moi t’expliquer. facile – qui ne présente aucune difficulté. à dire : exprimer à voix haute, parfois jusqu’à la nausée. pour toi – le contraire de « pour moi ». tout se passe tellement bien pour toi que quand ça se passe mal, tu oublies que ce n’est pas parce que tu l’as choisi.
tiny : je sais. je ne voulais pas dire que…
moi : que quoi ?
tiny : je te comprends, tu sais.
moi : non, tu ne me comprends pas. parce que la vie n’est qu’une partie de plaisir pour toi.
cette fois, je l’ai vraiment énervé. il se lève et se tient devant moi. je vois même une veine palpiter dans son cou. il est incapable d’avoir l’air en colère sans aussi avoir l’air triste en même temps.
tiny : ARRÊTE DE ME DIRE QUE J’AI UNE VIE FACILE ! tu ne sais pas de quoi tu parles. je suis une personne, moi aussi. j’ai des problèmes, moi aussi. ce ne sont peut-être pas les tiens, mais ce sont des problèmes quand même.
moi : genre ?
tiny : tu ne l’as peut-être pas remarqué, mais je n’ai pas ce qu’on appelle un physique de rêve. on pourrait même dire que c’est tout le contraire. dire, tu sais – exprimer à voix haute, parfois jusqu’à la nausée ? sais-tu que chaque minute de chaque jour qui passe, j’ai conscience de mon poids ? que chaque minute de chaque jour qui passe, j’ai conscience du regard des autres sur moi ? et que je n’ai aucun moyen de le contrôler ? soyons clairs : j’aime mon corps. mais je ne suis pas idiot au point de m’imaginer que tout le monde l’aime aussi. ce qui me chagrine le plus – ce qui me dérange le plus – c’est l’idée que les gens ne voient que ça. depuis que je suis gamin ou presque, j’ai droit aux mêmes refrains. hey, tiny, pourquoi tu ferais pas du rugby ? hey, tiny, combien de hamburgers t’as mangés aujourd’hui ? hey, tiny, tu ne perds jamais ta bite, làdessous ? hey, tiny, tu vas jouer au basket, que ça te plaise ou non. évite juste de nous mater dans les vestiaires ! tu trouves ça facile à vivre, toi ?
je m’apprête à répondre, mais il m’interrompt d’un geste.
tiny : tu sais quoi ? je suis totalement en paix avec mon physique. et j’étais gay bien avant de savoir ce qu’était le sexe. c’est ce que je suis, et c’est génial. je n’ai envie d’être ni mince, ni beau au sens classique du terme, ni hétéro ou brillant en classe. non, ce que je voudrais vraiment – et qui ne m’arrive jamais – c’est qu’on m’apprécie. tu sais ce que c’est, de faire des efforts en permanence pour s’assurer que tout le monde est heureux et de voir que personne n’en est conscient ? je me démène comme un dingue pour brancher l’autre will grayson avec jane – pas un remerciement, que des reproches. j’écris une comédie musicale qui parle d’amour et dont le personnage principal – excepté moi, bien sûr – est un certain phil wrayson qui cherche à comprendre certains trucs à propos de sa vie, mais qui dans l’ensemble est quand même un type super. tu crois que will y serait sensible ? non. il me tape un scandale. je fais tout ce que je peux pour être un petit ami idéal avec toi – zéro remerciement, que des reproches. j’essaie de monter cette comédie musicale pour créer quelque chose, pour montrer qu’on a tous quelque chose à chanter – zéro remerciement, que des reproches. ce spectacle est un cadeau, will. mon cadeau au reste du monde. il ne s’agit pas de moi, mais de ce que j’ai à partager. il y a une différence – je le vois bien. mais j’ai peur d’être le seul à le voir. tu crois que je mène une vie facile, will ? ça te dirait d’essayer mes fringues taille XXXXL ? parce que tous les matins, quand je me lève, je dois me convaincre que oui, d’ici la fin de la journée, j’aurai accompli quelque chose de bien. c’est tout ce que je demande. pas pour moi, espèce de sale petit geignard – même si je t’aime beaucoup – mais pour mes amis. pour les autres.
moi : mais… pourquoi moi ?
tiny : tu as un cœur, will. tu le laisses même entrevoir de temps en temps. je le vois bien. et je sais aussi que tu as besoin de moi.
je secoue la tête.
moi : tu ne comprends pas ? je n’ai besoin de personne.
tiny : ça veut juste dire que tu as encore plus besoin de moi.
pour moi, tout est clair.
moi : tu n’es pas amoureux de moi. tu es amoureux de ma dépendance.
tiny : qui parle d’être amoureux de quoi que ce soit ? j’ai juste dit que je t’aimais « beaucoup ».
il marque une pause.
tiny : c’est toujours pareil. il faut toujours qu’il y ait une merde, à un moment ou à un autre.
moi : désolé.
tiny : ils disent toujours « désolé », aussi.
moi : je ne suis pas la bonne personne, tiny.
tiny : tu pourrais l’être. c’est juste que tu refuses de faire cet effort.
au fond, je n’ai même pas besoin de rompre avec lui, vu qu’il a déjà préparé toute la scène dans sa tête. je devrais me sentir soulagé de n’avoir rien à dire. mais au contraire, c’est pire.
moi : ce n’est pas ta faute. c’est juste que je ne ressens rien.
tiny : vraiment ? et là, tout de suite, tu n’éprouves rien ? rien du tout ?
je voudrais lui dire : personne ne m’a jamais appris à gérer les choses de cette façon. est-ce que le lâcher-prise ne devrait pas être un truc sans douleur quand on n’a jamais appris à s’accrocher ?
et moi, je vais rester. rester là, sur cette balançoire, pendant qu’il s’éloigne. rester là sans rien dire pendant qu’il remonte en voiture. rester là sans bouger pendant que le moteur démarre et qu’il repart. je vais rester dans mon tort, parce que j’ignore comment franchir la forêt de ronces tout seul pour atteindre ce que je suis censé atteindre. je vais rester égal à moi-même et ne plus bouger jusqu’à ma mort.
plusieurs minutes s’écoulent avant que j’admette que oui, même si je ne ressens rien, c’est un mensonge. je voudrais pouvoir dire que j’éprouve du remords, des regrets, de la culpabilité. mais aucun de ces mots ne semble à la hauteur. ce que je ressens, c’est de la honte. une honte à vif, méprisable. je ne veux pas être la personne que je suis. je ne veux pas être la personne qui vient de faire ce que j’ai fait.
il ne s’agit même pas de tiny, à vrai dire.
je suis un être horrible.
sans cœur.
j’ai peur que tout ça soit vrai.
je rentre chez moi en courant. les larmes commencent à couler – je n’y pense même pas, mais mon corps est en train de craquer. ma main tremble tellement que je lâche ma clé avant de pouvoir l’introduire dans la serrure. la maison est vide. je me sens vide. j’essaie de manger. je me réfugie dans mon lit. rien ne marche. j’éprouve des sentiments. je ressens absolument tout et j’ai besoin de savoir que je ne suis pas seul. alors je sors mon téléphone. je ne réfléchis même pas. j’appuie sur des touches et j’entends sonner et dès que ça décroche, je hurle :
moi : JE T’AIME TRÈS FORT, TU M’ENTENDS ? JE T’AIME !
je crie ces mots dans le combiné d’un ton rageur et effrayant et pathétique et désespéré. à l’autre bout du fil, ma mère me demande ce qui ne va pas, où je suis, qu’est-ce qui se passe, et je lui explique que je suis à la maison et que c’est la cata et elle me répond qu’elle sera là dans dix minutes, est-ce que je tiendrai le coup encore dix minutes ? et j’ai envie de lui répondre que ça va, parce que c’est ce qu’elle a envie d’entendre, mais je réalise qu’elle a peut-être surtout envie d’entendre la vérité, alors je lui dis que j’éprouve des sentiments, pour de vrai, et elle me rétorque mais oui, bien sûr que tu éprouves des sentiments, tu en as toujours eu, et c’est même ce qui me rend la vie si difficile.
rien que d’entendre le son de sa voix, je me sens un peu mieux et je réalise que j’apprécie ce qu’elle me dit, j’apprécie ce qu’elle fait pour moi et qu’il faut absolument que je lui dise. sauf que je ne le dis pas tout de suite, vu que ça ne ferait que l’inquiéter davantage, mais seulement lorsqu’elle rentre à la maison, et elle me répond qu’elle sait tout ça.
je lui parle un peu de tiny. elle me dit qu’à son avis, on s’est mis trop de pression et que personne n’est obligé de tomber amoureux tout de suite, ni même de tomber amoureux tout court. j’ai envie de lui demander comment c’était pour elle, avec mon père, et à quel moment leur histoire a basculé dans la haine et la rancœur. mais peut-être n’ai-je pas vraiment envie de savoir, au fond. pas maintenant.
ma mère : la dépendance n’est jamais une bonne base pour construire une relation. pour que ça marche, il faut autre chose.
ça me fait du bien de lui parler. mais ça me fait tout drôle, aussi. parce que c’est ma mère et que je n’ai pas envie de devenir comme tous ces gens qui voient leur mère comme leur meilleure copine. le temps que je retrouve mon calme, les cours sont terminés depuis bien longtemps et je me dis que je devrais peut-être aller sur le net voir si gideon est rentré du bahut. puis je réalise que je peux tout aussi bien lui envoyer un SMS. puis je réalise que je peux tout aussi bien l’appeler et lui proposer qu’on se voie. parce que c’est mon ami, et que c’est normal de se comporter comme ça avec ses amis.
je l’appelle, et il est là. j’ai besoin de lui, et il est là. je me rends chez lui, je lui raconte tout, et il est là. rien à voir avec maura, qui voyait toujours les choses sous l’angle le plus glauque et le plus négatif possible. rien à voir non plus avec tiny, parce qu’avec lui, je ressentais cette pression incroyable pour être le petit ami idéal, même si j’ignore ce que ça signifie. non, gideon est prêt à m’accepter avec mes bons et mes mauvais côtés. en d’autres termes : avec ma vérité.
à la fin de notre conversation, il me demande si j’ai l’intention d’appeler tiny. je lui réponds que j’en sais rien.
je finis par me décider, mais beaucoup plus tard. je suis sur msn et je vérifie s’il est là.
je ne crois pas pouvoir sauver notre relation, mais je tiens au moins à lui dire qu’il se trompait juste sur moi-même, et non sur lui. il a raison : quelqu’un devrait essayer d’accomplir de bonnes choses, dans ce monde.
alors j’essaie.
20 h 15
willupleasebequiet : bluejeanbaby ?
willupleasebequiet : tiny ?
20 h 18
willupleasebequiet : t’es là ?
21 h 33
willupleasebequiet : t’es là ?
22 h 10
willupleasebequiet : s’il te plaît ?
23 h 45
willupleasebequiet : t’es là ?
1 h 03
willupleasebequiet : t’es là ?
willupleasebequiet : t’es là ?
willupleasebequiet : t’es là ?
willupleasebequiet : t’es là ?
willupleasebequiet : t’es là ?
1. Home Box Office : chaîne américaine dédiée aux séries cultes.