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Jane et moi passons les dernières heures avant l’ouverture du spectacle à concocter une playlist parfaite comportant – comme l’exigeaient les instructions – des chansons punk en nombres impairs et des extraits de comédies musicales en nombres pairs. Annus miribalis figure sur notre liste ; nous incrustons même le morceau le plus punk du groupe le moins punk qui soit, à savoir Neutral Milk Hotel. Quant aux extraits de comédies musicales, nous optons pour neuf versions différentes d’Over the Rainbow dont une reprise reggae.

Une fois que nous avons fini de débattre et de télécharger, Jane rentre chez elle pour se changer. Il me tarde d’arriver à l’auditorium, mais je trouve injuste envers Tiny de me pointer en jean et tee-shirt Willy le Cougarou à l’événement le plus important de sa vie. J’enfile donc une des vestes sportswear de mon père par-dessus mon tee-shirt et je me coiffe vaguement. Voilà : prêt.

J’attends que ma mère rentre du travail, je lui arrache ses clés de voiture avant même qu’elle ait fini d’ouvrir la porte et je mets le cap sur le lycée.

 

Quand je pénètre dans l’auditorium, l’endroit est quasi désert – le lever de rideau est prévu pour dans plus d’une heure – et je suis accueilli par Gary, qui arbore une chevelure légèrement plus claire, coupée court et en pagaille, comme la mienne. Il porte aussi les fringues que je lui ai apportées hier : un pantalon Dockers, une chemise à manches courtes que j’adore, et mes Chucks noires. Cette vision me semblerait parfaitement surréaliste si les vêtements n’étaient pas froissés.

– Tiny n’a pas été fichu de trouver un fer à repasser ? dis-je.

– Grayson. Regarde ton futal, mec.

Je baisse les yeux. Hmm. J’ignorais que même un jean pouvait être froissé à ce point. Gary me prend par les épaules et déclare :

– J’ai toujours pensé que ça faisait partie intégrante de ton look.

– Ça en fait partie, à compter d’aujourd’hui. Alors, comment va ? Le trac ?

– Un peu, mais pas autant que Tiny. D’ailleurs, tu ne voudrais pas venir en coulisses et, hum… nous filer un coup de main ? Ça, explique-t-il en désignant sa tenue, c’était pour la répète en costumes. Il faut que j’aille enfiler ma panoplie des White Sox.

– Pas de problème, dis-je. Où est-il ?

– Aux toilettes, me répond Gary.

Je lui passe le CD avec la play-list, descends l’allée centrale au petit trot et me glisse derrière l’épais rideau rouge. Là, je tombe sur un troupeau de gens, techniciens, assistants ou comédiens à divers stades d’habillage. Pour une fois, le silence règne et tous sont occupés à se maquiller. Les acteurs masculins sont habillés aux couleurs des White Sox, avec crampons et pantalons serrés enfoncés dans des chaussettes hautes. Je salue Ethan, le seul que je connaisse vraiment, et je commence à me diriger vers les toilettes quand j’aperçois le plateau. À ma vive surprise, le décor, ultra réaliste, représente le banc de touche d’un terrain de baseball.

– C’est ça, le décor pour toute la pièce ? dis-je à Ethan.

– Seigneur, non ! Il y en a un différent pour chaque acte.

Au loin résonne un grondement retentissant, suivi d’un effroyable SPLASH, et ma première pensée est mon Dieu, Tiny a rajouté un éléphant dans son spectacle et cet éléphant vient de vomir avant de réaliser que l’éléphant n’est autre que Tiny lui-même.

À mon corps défendant, je me guide au bruit jusqu’aux toilettes et vois ses pieds dépasser sous l’une des portes.

– Tiny !

– BLLLLAAAARRRGGGGHH, me répond-il, reprenant désespérément son souffle avant l’éruption suivante.

L’odeur me prend à la gorge, mais je vais quand même ouvrir la porte. Tiny, vêtu du plus gros uniforme des White Sox que j’aie jamais vu, se tient agrippé à la cuvette des toilettes.

– C’est le trac, ou tu es vraiment malade ?

– BLLLLAAAAAOOOOO.

On ne peut qu’être stupéfié par le volume de ce qui jaillit hors de sa bouche béante. J’aperçois au passage quelques morceaux de salade verte et je le regrette aussitôt, car je ne peux m’empêcher de me demander – tacos ? sandwich à la dinde ? – et je me sens à deux doigts de suivre son exemple.

– OK, vieux, laisse tout sortir et ça ira mieux.

Au même moment, Nick fait irruption dans les toilettes.

– Ça schlingue, ça schlingue ! gémit-il. Cooper, je t’interdis de bousiller ta coiffure ! Tu m’entends ? Garde la tête hors de la cuvette ! On a passé des heures à te coiffer !

Tiny tousse et crachote avant de marmonner d’une voix rocailleuse :

– J’ai la gorge sèche. Ça me flingue. Et la même pensée nous frappe en même temps : le premier rôle du spectacle n’a plus de voix.

Je le prends par un bras, Nick par l’autre, et nous le soulevons pour le sortir de là. Je tire la chasse d’eau en m’efforçant de ne pas regarder la vision d’horreur au fond de la cuvette.

– Mais enfin, t’as mangé quoi ?

– Un burrito de poulet et un steak burrito du Burrito Palace, dit-il.

Sa voix est bizarre, et il en est conscient. Il se met à chanter :

– Savoir manier la batte, c’est… Et merde et merde et merde ma voix est foutue ! Et merde !

Nick le soutenant toujours d’un côté et moi de l’autre, nous partons tous les trois rejoindre le reste de l’équipe.

– Un thé bien chaud avec des tonnes de miel et un flacon de PeptoBismol1, dis-je, vite !

Jane accourt, vêtue d’un tee-shirt blanc portant l’inscription VOTEZ PHIL WRAYSON.

– Je m’en charge, dit-elle. Tiny, est-ce qu’il te faut autre chose ?

Il lève la main pour nous intimer le silence, et grogne soudain :

– Qu’est-ce que c’est que ça ?

– Quoi donc ?

– Ce bruit. Au loin. On dirait… on dirait… nom de Dieu, Grayson, tu as mis Over the Rainbow sur la playlist ?

– Oh oui, dis-je. En boucle.

– TINY COOPER DÉTESTE OVER THE RAINBOW ! (Sa voix déraille.) Merde, ma voix est vraiment bousillée. C’est la cata !

– À partir de maintenant, dis-je, tais-toi. On va te remettre sur pied. Juste, arrête de vomir.

– Je n’ai plus aucun burrito à vomir, dit-il.

– TAIS-TOI !

Il hoche la tête. L’espace de quelques instants, pendant que tous s’agitent en s’éventant pour protéger leur maquillage et en se chuchotant entre eux à quel point ils vont être fabuleux, je reste seul au chevet d’un Tiny Cooper silencieux.

– J’ignorais que tu pouvais avoir le trac. Ça t’arrive aussi, avant les matchs de foot ? (Il me fait non la tête.) OK, contente-toi d’acquiescer si j’ai raison. Tu as peur que le spectacle ne soit pas si bon que ça. (Oui.) Tu as peur pour ta voix. (Oui.) Quoi d’autre ? C’est tout ? (Non.) Hmm, voyons. Tu as peur que ça ne change pas les esprits homophobes. (Non.) Tu as peur de gerber sur scène. (Non.) Écoute, j’en sais rien, Tiny, mais quelle que soit la raison de ton angoisse, dis-toi que tu vaux plus que ta peur. Tu vas déchirer, là-bas. L’ovation du public va durer des heures. Encore plus longtemps que la pièce elle-même.

– Will, murmure-t-il.

– Économise ta voix, vieux.

– Will, répète-t-il.

– Oui ?

– Non. Will.

– L’autre Will ? dis-je.

Il me regarde avec un petit sourire en coin.

– Je vais voir, dis-je.

Plus que vingt minutes avant le lever de rideau. L’auditorium est presque plein. Debout sur le côté de la scène, je scrute le public en me se sentant presque célèbre. Puis je descends les marches et commence à remonter l’allée latérale de droite. Je voudrais qu’il soit là, moi aussi. Je voudrais qu’il soit possible pour deux êtres comme Tiny et Will d’être amis, et pas seulement une série de « game over ».

J’ai beau avoir le sentiment de le connaître, j’ai du mal à me souvenir de la tête qu’il a. J’essaie de procéder par élimination en étudiant chaque visage de chaque rangée. Un bon millier de spectateurs occupés à lire le programme dans lequel, comme je le découvrirai par la suite, Jane et moi sommes remerciés spécialement en tant qu’amis « trop géniaux ». Un millier de spectateurs attendant de voir Gary jouer mon rôle pendant deux heures, et n’ayant pas la moindre idée de ce qui les attend. Ni moi non plus, du reste – je sais que la pièce a subi pas mal de modifications depuis que je l’ai lue, mais c’est tout.

Tous ces gens, que je m’efforce de regarder l’un après l’autre. J’aperçois Mr. Fortson, le superviseur de l’AGH, accompagné de son ami. Je vois également deux des principaux adjoints du lycée. Puis, vers le milieu de la salle, alors que je continue à scanner la foule à la recherche de potentiels sosies de Will Grayson, je reconnais deux personnes assises à l’extrémité de la rangée et tournées dans ma direction : mes parents.

– Qu’est-ce que vous faites là ?

Mon père a un haussement d’épaules.

– Tu seras surpris d’apprendre que ce n’était pas mon idée.

Ma mère lui donne un coup de coude.

– Tiny m’a écrit un très gentil message sur Facebook pour nous inviter personnellement à son spectacle, et j’ai trouvé ça adorable de sa part.

– Tu es amie avec Tiny sur Facebook ?

– Oui. Il m’a envoyé une proposition d’amitié, me rétorque ma mère, totalement nulle en jargon Facebook.

– Merci d’être venus, en tout cas. Je vais être occupé en coulisses, mais, hum… on se verra après.

– Salue Jane pour nous, me lance ma mère en souriant d’un air de conspiratrice.

– D’ac.

Je termine ma tournée d’inspection de l’allée de droite et redescends par celle de gauche. Pas de Will Grayson en vue. De retour dans les coulisses, je retrouve Jane, munie d’une bouteille géante de PeptoBismol.

Elle la renverse tête en bas et m’annonce :

– Il a tout bu.

Surgissant de derrière le décor, Tiny se met à chanter : « Et maintenant, je me sens en suuuuper forme ! » Sa voix semble tenir le coup, pour l’instant.

– Rock’n roll, dis-je. Il s’avance vers moi d’un air interrogateur.

– Il y a douze mille personnes dans la salle, Tiny, dis-je.

– Tu ne l’as pas vu, répond-il en hochant lentement la tête. OK. Ouais. OK. Pas de problème. Merci de m’avoir obligé à me taire.

– Et d’avoir tiré la chasse sur tes dix mille litres de vomi.

– Oui, ça aussi. (Il inspire à fond et gonfle ses joues, donnant à son visage l’aspect d’une grosse boule presque parfaite.) Bien, je crois que le grand moment est arrivé.

Il réunit toute son équipe, comédiens et assistants compris, autour de lui, et s’agenouille au centre de ce magma humain, tous collés serrés les uns autour des autres car l’une des lois immuables de la nature stipule que les gens de théâtre adorent se tripoter. Les comédiens occupent le premier cercle autour de Tiny, tous habillés – les garçons comme les filles – en joueurs des White Sox. Viennent ensuite les choristes, pour l’instant vêtus de noir. Jane et moi nous penchons dans le cercle, nous aussi. Tiny commence :

– Je voulais juste remercier chacun d’entre vous car vous êtes tous formidables et l’important, c’est de tomber. Et désolé d’avoir gerbé tout à l’heure. Si j’ai gerbé, c’est parce que j’ai été intoxiqué par tant de génie à force de vous fréquenter. (Quelques rires nerveux se font entendre.) Je sais que vous êtes morts de trouille, mais croyez-moi : vous êtes fabuleux. Et de toute manière, l’enjeu, ce n’est pas vous. Allons, partons exaucer ensemble quelques rêves !

Tout le monde se met à pousser des cris, à se taper dans les mains et grosso modo à en faire des tonnes. Sous le rideau, la lumière est éteinte. Trois costauds de l’équipe de foot américain font pivoter le décor en place. Je m’écarte sur le côté, dans la pénombre des coulisses aux côtés de Jane, et nos doigts s’entrelacent. Je sens mon cœur cogner et j’imagine ce que ça doit être pour Tiny, priant pour que le quart de flacon de sirop suffise à apaiser ses cordesvocales, pourqu’il ne rate pas une phrase, qu’il ne tombe pas dans les pommes ou ne vomisse pas tripes et boyaux en direct. C’est déjà assez éprouvant rien qu’en coulisses, et je prends conscience du courage qu’il faut pour monter sur scène et clamer sa vérité. Pire, la clamer en chantant.

Une voix anonyme déclare : « Pour éviter toute interruption de fabulosité, merci d’éteindre vos téléphones portables. » Je fouille dans ma poche et règle le mien sur vibreur. Je chuchote à Jane : « Je crois que c’est moi qui vais gerber », elle me fait : « Chut ! », je lui murmure : « Au fait, c’est vrai que mes fringues sont toujours froissées ? » et elle me redit : « Chut ! » en serrant ma main très fort dans la sienne. Le rideau s’ouvre. Applaudissements polis dans la salle.

Tous les comédiens sont assis sur le banc à l’exception de Tiny, qui fait les cent pas devant eux en disant : « Allons, Billy. Un peu de patience. Attends ton tour. » Je comprends alors que Tiny ne joue pas son propre rôle, mais celui du coach.

C’est un petit grassouillet de troisième qui l’incarne. Il ne cesse de remuer les jambes, et j’ai du mal à déterminer si c’est un tic nerveux ou si cela fait partie du personnage. D’un ton ultra efféminé, il chantonne : « Batteur, si t’es champion, etc., etc. ! » comme pour draguer et encourager le batteur sur le terrain.

– Imbécile, lance l’un des joueurs. C’est au batteur

adverse de jouer, là.

Gary intervient :

– Tiny est en caoutchouc. Toi, tu es comme la colle. Tout ce que tu dis rebondit contre lui pour te coller à la peau.

À en juger par ses épaules voûtées et son regard pleutre, il n’y a aucun doute : Gary joue bien mon rôle.

– Tiny est gay, lance un autre joueur. Le coach se retourne d’un air mécontent.

– Hé ! HÉ, LÀ ! Pas d’insultes entre coéquipiers, c’est compris ?

– Ce n’est pas une insulte, rétorque Gary. (Sauf que ce n’est plus lui qui parle. Gary n’est plus Gary. Il est moi.) C’est un simple détail. Certaines personnes sont gays. D’autres ont les yeux bleus.

– Silence, Wrayson, lui ordonne le coach.

Le petit gros qui interprète Tiny jette un regard reconnaissant au faux moi, et l’une des brutes de l’équipe lâche tout bas mais suffisamment fort pour qu’on l’entende :

– Elles sont trop mignonnes, toutes les deux !

– Pas juste mignonnes, rétorque Gary. Carrément bonasses, oui.

(Ceci est une réplique véridique. J’avais complètement oublié cette scène mais en la voyant rejouée devant moi, tout me revient en mémoire.)

L’autre contre-attaque :

– Vous vous ASTIQUEZ bien la batte dans les vestiaires, j’espère ?

Le faux moi roule des yeux exaspérés. Le faux Tiny se lève et fait un pas vers le coach en chantant : « Oui, les gays manient la batte. » Alors le coach – Tiny – fait un pas vers lui, lui aussi, en fredonnant la mélodie, et ils se lancent tous deux dans la meilleure chanson de comédie musicale que j’aie jamais entendue. Le refrain donne :

Oui, les gays manient la batte,

Sur le terrain comme dans la vie.

J’vois pas pourquoi ça vous épate.

C’est vous qui n’avez rien compris.

Entre les deux Tiny chantant bras dessus, bras dessous, les choristes – dont Ethan – se lancent dans une sorte de french cancan décalé et hilarant, usant de leurs battes de baseball en guise de cannes et soulevant leurs casquettes comme des chapeaux hauts de forme. À un moment donné, ils font mine de se donner des coups de batte sur la tête et j’ai beau voir que c’est du chiqué, je ne peux m’empêcher de retenir mon souffle avec le public quand la moitié d’entre eux s’écroulent et que la musique s’arrête. Quelques instants plus tard, ils se relèvent comme un seul homme et la chanson reprend. À la fin, les deux Tiny sortent de scène en dansant sous l’ovation de la foule. La lumière s’éteint et Tiny m’atterrit quasiment entre les bras, trempé de sueur.

– Pas mal, commente-t-il.

Je secoue la tête, émerveillé. Jane l’aide à enlever ses chaussures en disant : « Tu sais que t’es un genre de génie ? » et Tiny arrache sa tenue de baseball, révélant une chemisette violette et un bermuda kaki résolument tinyesques.

– N’est-ce pas, hein ? OK, c’est parti pour le coming out devant les parents ! s’exclame-t-il avant de repartir sur scène.

Jane me prend la main et m’embrasse dans le cou.

C’est une scène très calme. Tiny explique à ses parents qu’il est « probablement, genre, gay » et son père reste assis sans dire un mot pendant que sa mère chante son amour inconditionnel pour son fils. La chanson est drôle, mais uniquement parce qu’à chaque fois que sa mère proclame : « Nous aimerons toujours notre Tiny », il lui fait une nouvelle révélation fracassante du style : « J’ai triché en maths, aussi », « Devinez qui planque de la vodka sous son lit » ou « Je déteste ton poulet aux salsifis ».

À la fin de la séquence, la scène est de nouveau plongée dans le noir mais Tiny ne bouge pas. Quand la lumière se rallume, le décor a disparu mais à en juger par les costumes excentriques des comédiens, j’en déduis que nous sommes à un cortège de la Gay Pride. Tiny et Phil Wrayson se tiennent au centre tandis que la foule passe devant eux en chantant et en agitant les bras. Gary me ressemble tellement que c’en est flippant. Il est plus convaincant en moi version troisième que ne l’est le petit gros de troisième qui joue Tiny.

Ils papotent une minute ou deux jusqu’à ce que Tiny déclare :

– Phil, je suis gay.

– Non, dis-je (stupéfait).

– Si.

Je secoue la tête, incrédule.

– T’es gay, genre… heureux, c’est ça ?

– Non. Plutôt, genre, tu vois ce mec là-bas ? dit-il en désignant Ethan et son marcel blanc ultra moulant. Eh bien, je le trouve sexy et si on discutait ensemble et que je lui trouvais de la personnalité et qu’il me respectait en tant qu’individu, je le laisserais m’embrasser sur la bouche.

– Tu es gay ? dis-je, toujours aussi ahuri.

– Ouais. Je sais, c’est un choc. Mais je voulais que tu sois le premier à l’apprendre. En dehors de mes parents, bien sûr.

Là-dessus, Phil Wrayson se met à chanter, reprenant plus ou moins ce que j’ai vraiment dit à Tiny ce jour-là :

– Sans blague ! Ne me dis pas que le ciel est bleu, que tu aimes te maquiller les yeux, que cinq moins trois font deux ? Sans blague ! Ne me dis pas que mon look fait cheap, que le Coyote poursuit BipBip, qu’Elton John aime faire des OUPS !

Après ça, la chanson prend la forme d’un dialogue : Tiny vexé de voir que je savais déjà, et moi lui répondant que ça sautait aux yeux.

– Mais je suis défenseur de l’équipe de foot !

– Ça ne faisait pourtant aucun doute.

– Moi qui croyais faire super hétéro…

– Tiny, tu as plus de Barbie que de GI Joe !

Et ainsi de suite. Je suis plié de rire, mais surtout stupéfait de constater la précision avec laquelle il se souvient de notre conversation et aussi de la complicité – malgré tout ce qui nous oppose – qui nous lie l’un à l’autre. Je chante : « Tu serais pas entrain de me draguer, dis ? » et il me rétorque : « Plutôt baiser un canari ! » tandis que derrière, les choristes continuent à faire le french cancan.

Jane pose sa main sur mon épaule.

– Tu vois ? me glisse-t-elle à l’oreille. Il t’aime d’amour, lui aussi !

Je me tourne vers elle pour l’embrasser pendant le court intervalle entre la fin de la chanson et le début de l’ovation.

Le rideau se referme pour permettre un changement de décor. Je ne vois pas les gens debout en train d’applaudir, mais je les entends.

Tiny déboule de scène en hurlant : « WOUUHOOUUU ! »

– Tu sais que ton spectacle est bon pour Broadway ? lui dis-je.

– Il s’est carrément bonifié depuis que j’ai réintroduit l’amour comme thème principal, m’explique-t-il.

Il me regarde avec un petit sourire, et je sais que c’est tout ce que j’obtiendrai jamais de lui. De nous deux, c’est lui l’homo, mais c’est moi le gros sentimental. Je hoche la tête et lui chuchote merci.

– Au fait, me lance-t-il, désolé si tu passes pour un gros relou dans la prochaine scène.

Il lève les mains pour arranger sa coiffure quand, surgissant de nulle part, Nick bondit par-dessus un ampli pour interrompre son geste en s’écriant : « JE T’INTERDIS DE TOUCHER À TES CHEVEUX. » Le rideau se lève. Cette fois, le décor représente un couloir de lycée. Tiny est en train de scotcher des affiches sur le mur. Le faux moi chouine et l’agace avec sa voix tremblotante, mais ça ne me dérange pas – disons, pas trop : l’amour va de pair avec la vérité, après tout. Lors de la scène suivante, Tiny revient complètement bourré d’une soirée et le personnage de Janey fait sa seule apparition de tout le spectacle pour entonner un duo avec Phil Wrayson, debout de part et d’autre d’un Tiny ivre mort. La chanson atteint son point culminant lorsque la voix de Gary s’affermit peu à peu, enhardie par l’assurance, après quoi Janey et moi nous penchons l’un vers l’autre pour nous embrasser par-dessus la masse marmonnante et semi-inconsciente de Tiny. Je ne vois que la moitié de la scène, trop occupé à regarder Jane qui sourit tout du long.

À partir de là, les chansons sont toutes plus géniales les unes que les autres, jusqu’à ce que le public tout entier reprenne en chœur le refrain d’Oscar Wilde pendant la séquence de rêve de Tiny :

À la fin du morceau, le rideau se referme et les lumières se rallument pour l’entracte. Tiny accourt vers nous, nous prend par les épaules et laisse échapper un hululement de joie.

– C’est trop drôle, lui dis-je. Je te jure. C’est juste… génial !

– Wouhouhou ! Le deuxième acte est beaucoup plus sombre, cela dit. C’est la partie romantique. OK OK OK, à tout à l’heure ! s’exclame-t-il avant d’aller féliciter – et aussi pourrir, probablement – ses comédiens. Jane m’entraîne à l’écart, dans un coin planqué derrière la scène.

– Tu as vraiment fait ça ? me demande-t-elle. Protéger Tiny quand vous faisiez du baseball, et tout ?

– Il me protégeait aussi, tu sais.

– Hmmm… la compassion, je trouve ça sexy, me dit-elle entre deux baisers.

Au bout d’un moment, je vois les lumières diminuer puis se rallumer complètement. Jane et moi allons retrouver notre place privilégiée sur le côté de la scène. Les lumières diminuent à nouveau, signe que l’entracte touche à sa fin. Alors, une voix surgie des hauteurs de la salle déclare : « L’amour est le plus banal des miracles. »

Je me dis d’abord que c’est Dieu qui nous parle, avant de comprendre que c’est Tiny qui s’exprime dans le micro. La seconde partie du spectacle vient de commencer.

Assis sur le rebord de la scène, dans la pénombre, Tiny poursuit :

– L’amour est chaque fois un petit miracle, partout, à tout moment. Mais pour nous, c’est un peu différent. Je ne dis pas que c’est plus miraculeux, précise-t-il. (Quelques rires fusent dans la salle.) Mais quelque part, ça l’est.

Les lumières se rallument peu à peu, et c’est seulement là que j’aperçois derrière lui une véritable balançoire, si réaliste qu’elle semble avoir été arrachée à un terrain de jeux et transportée sur scène.

– Notre miracle à nous est différent parce que les gens le disent impossible. Comme il est écrit dans le Lévitique : « Si tu es keum, tu ne coucheras point avec un autre keum. »

Il baisse le nez puis observe le public, et je sais qu’il cherche l’autre Will du regard. Il se lève.

– Mais il n’est écrit nulle part que « tu ne tomberas point amoureux d’un autre keum ». Parce que c’est impossible, pas vrai ? Les homosexuels ne sont que des animaux assouvissant leurs pulsions animales, pas vrai ? Or les animaux ne tombent pas amoureux. Et pourtant…

Soudain, ses jambes se dérobent et il s’effondre sur scène. Je sursaute et m’apprête à courir à son chevet, mais Jane me retient par mon tee-shirt à l’instant où Tiny relève la tête en direction du public.

– Pourtant, moi, je tombe… encore et encore et encore et encore et encore…

Au même moment, mon portable se met à vibrer. Je le sors de ma poche pour voir qui m’appelle. Et là, je lis : Will Grayson.

 

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