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j’hésite entre me suicider ou buter tout le monde.

j’ai l’impression que ce sont mes deux seuls choix. le reste n’est que torture.

là, je traverse la cuisine pour sortir par la porte de derrière.

 

ma mère : tu n’as pas pris ton petit déjeuner.

 

je ne prends pas de petit déjeuner. je ne prends jamais de petit déjeuner. je n’ai pas pris de petit déjeuner depuis que je suis assez grand pour sortir tout seul par la porte de derrière sans avoir pris mon petit déjeuner.

 

ma mère : où est-ce que tu vas ?

 

au bahut, m’man. tu devrais essayer un jour, toi aussi.

 

ma mère : ne laisse pas tes cheveux tomber devant ton visage comme ça – je ne vois pas tes yeux.

 

ben ouais, m’man, c’est fait exprès.

 

j’ai un peu mal pour elle. sérieux. c’est quand même pas de bol que je sois obligé d’avoir une mère. ça doit pas être facile pour elle de m’avoir comme fils. rien ne prépare un être humain à une déception pareille.

 

moi : ciao.

 

je dis toujours ciao. jamais « au revoir » ou « à plus ». je ne supporte pas l’idée que quand on s’en va, on doive déjà penser au retour. que quand on quitte quelqu’un, on doive déjà lui promettre qu’on va revenir. je ne me projette jamais aussi loin dans l’avenir.

 

ma mère : passe une bonne…

 

je claque la porte au milieu de sa phrase, mais je sais d’avance ce qu’elle s’apprêtait à me dire. avant, elle me disait toujours : « à ce soir ! » jusqu’au jour où j’en ai eu tellement marre que je lui ai répondu : « si je veux. »

elle se donne vraiment du mal, c’est ça le pire. des fois, j’ai envie de lui dire : « je suis désolé, tu sais » mais ça risquerait trop de déclencher une conversation, ce qui risquerait trop de déclencher une engueulade, et je me sentirais tellement coupable qu’il faudrait que je déménage à portland ou dieu sait où.

j’ai besoin d’un café, là.

 

tous les matins, je prie pour que le bus scolaire se renverse et qu’on meure tous dans un carnage épouvantable. alors ma mère pourra faire un procès à la société des bus scolaires pour n’avoir jamais fait installer de ceintures de sécurité sur les sièges, et elle se fera plus d’argent grâce à ma mort tragique que je n’aurais jamais pu en gagner de toute ma tragique existence. à moins que les avocats de la société des bus scolaires puissent prouver au jury que j’étais un sale cancre qui n’aurait jamais rien accompli dans la vie de toute manière. ils s’en sortiraient en payant une vieille ford fiesta d’occasion à ma mère pour avoir la conscience tranquille et basta.

 

maura ne m’attend pas devant l’entrée du lycée, mais je sais pertinemment où elle se trouve et elle sait pertinemment que j’irai la voir. c’est notre petit truc secret, histoire de se vanner un peu avant d’aller se traîner en cours.

moi : file-moi un peu de ton café.

maura : va t’en chercher un toi-même.

 

elle me tend son grand crottaccino de chez dunkin donuts et je l’avale d’une traite. si j’avais du fric pour me payer moi-même un café, je le ferais, je le jure. mais voilà aussi ce que je me dis : si elle boit tout, elle passera sûrement sa matinée aux toilettes, alors je suis sûr que sa vessie m’est très reconnaissante même si le reste de son corps ne me dit pas merci. elle et moi, on fonctionne comme ça depuis aussi longtemps que je me souvienne, c’est-à-dire grosso modo un an. on se connaît depuis plus longtemps que ça, je crois, mais peut-être pas, au fond. l’année dernière, nos deux déprimes se sont télescopées et maura a vu en moi le partenaire de cafard idéal. je ne sais pas trop quoi en penser, mais au moins j’ai du café gratos.

derek et simon nous rejoignent, ce qui est une bonne nouvelle vu que ça va me faire gagner du temps sur ma pause déjeuner.

 

moi : passe-moi ton devoir de maths.

simon : bien sûr. tiens.

 

ça, c’est ce que j’appelle un pote.

la première sonnerie retentit. comme toutes les sonneries de notre bel établissement scolaire fauché, c’est moins une sonnerie qu’un long bip sonore, comme s’il fallait laisser un message pour dire qu’une nouvelle journée de merde commence mais que personne ne prendra jamais la peine d’écouter.

 

sérieusement, qui peut avoir envie de devenir prof, dans la vie ? qui voudrait passer ses journées face à des adolescents qui vous détestent ou vous font juste de la lèche pour avoir de bonnes notes ? ça doit taper sur le système, à la longue, d’être entouré de gens qui ne vous apprécient jamais pour les bonnes raisons. j’en aurais presque mal pour eux si les profs n’étaient pas tous un tel ramassis de sadiques et de losers. avec les sadiques, tout n’est qu’une question de pouvoir et de contrôle : ils ont choisi d’enseigner pour avoir une raison officielle de dominer les autres. quant aux losers, ça englobe grosso modo tout le reste, entre ceux qui sont trop incompétents pour faire autre chose et ceux qui veulent devenir les meilleurs copains de leurs élèves parce qu’ils n’avaient pas d’amis quand ils étaient au lycée. et puis il y a ceux qui pensent sincèrement qu’on retiendra quelque chose de tout ce qu’ils nous ont raconté une fois les exams passés.

mais de temps en temps, il arrive qu’on tombe sur une prof comme mrs. grover, qui appartient à la catégorie des losers sadiques. bien sûr, ça ne doit pas être facile d’être prof de français, vu que plus personne n’a vraiment besoin d’apprendre à parler français de nos jours. elle chouchoute les meilleurs élèves comme pas permis, mais elle ne supporte pas les élèves normaux qui lui font perdre son temps, si bien qu’elle passe ses cours à nous filer des qcm ou des dissertes débiles genre « décris l’attraction de tes rêves à euro disney » et à jouer les étonnées quand je réponds des trucs style : « ok, l’attraction de mes rêves à euro disney, c’est mickey qui broute le croissant de minnie pendant qu’elle taille une pipe à une baguette de pain » et mrs. grover fait semblant de ne pas comprendre ce que je dis et me répond que mickey et minnie en train de manger des croissants n’a rien d’une attraction de manège. avant de me coller un zéro pour la journée, j’en suis sûr. je sais que je suis censé faire des efforts, me soucier de mes résultats, mais s’il y a bien un truc dont je me contrefous, c’est ma moyenne de français.

ma seule activité utile de toute l’heure (et de toute la matinée, à vrai dire) consiste à écrire isaac, isaac, isaac en boucle dans mon cahier puis à dessiner spider-man en train d’écrire isaac en forme de toile d’araignée. je sais, c’est débile, mais j’assume. c’est pas comme si je faisais ça pour être cool, de toute manière.

 

à midi, je retrouve simon et derek à la cafète. déjeuner avec nous, c’est un peu comme poireauter dans une salle d’attente. de temps en temps, l’un de nous dit quelque chose, mais la plupart du temps, chacun reste enfermé dans sa bulle, sur sa chaise, à son coin de table. il arrive qu’on lise des magazines, aussi. et si quelqu’un vient nous parler, on daigne lever les yeux, mais ça n’arrive pas souvent.

derek : vous croyez que le nouveau logiciel X18 sortira avant l’été ?

simon : c’est ce que j’ai lu sur le blog de trustmaster. ça serait trop bien.

moi : tiens, je te rends ton devoir de maths.

 

quand j’observe les gens assis aux autres tables, je me demande ce qu’ils peuvent bien se raconter. ils sont tous d’un ennui à mourir, mais ils compensent en parlant plus fort pour se donner l’air intéressant. moi, je préfère encore bouffer peinard dans mon coin.

 

j’ai un petit rituel bien à moi : quand il est 2 heures de l’après-midi, je m’autorise un petit moment d’autocélébration personnelle à l’idée que la journée de cours est bientôt finie. genre : si j’ai survécu jusque-là, j’ai mérité de me reposer pour le reste de la journée.

là, ça m’arrive pendant le cours de maths. maura est assise à côté de moi. elle a compris mon manège depuis le mois d’octobre et tous les jours, à la même heure, elle me glisse un petit mot du style « félicitations ! » ou « ça y est, on se casse ? » ou encore « si ce cours ne s’arrête pas tout de suite je m’explose la cervelle ! ». je sais que je devrais lui répondre, mais le plus souvent je me contente de hocher la tête. je crois qu’elle voudrait qu’on sorte ensemble – pour de vrai, genre – et je ne sais pas trop comment gérer ce problème.

 

au bahut, tout le monde a des activités extrascolaires.

la mienne, c’est de rentrer chez moi.

parfois, je vais faire un tour au skate park mais sûrement pas en février, par ce temps pourri-glacial de bled de la banlieue de chicago (naperville de son petit nom). si j’y vais maintenant, c’est clair, je vais me geler les burnes. non pas qu’elles me servent à grand-chose, mais autant les conserver en bon état, au cas où.

et puis j’ai bien mieux à faire que de supporter les commentaires d’étudiants ratés qui m’expliquent quand j’ai le droit d’utiliser la rampe (traduction : jamais) ou de me faire mater d’un œil méprisant par les faux punks à deux balles du lycée sous prétexte que je ne suis ni assez cool pour fumer et picoler avec eux, ni assez cool pour être un vrai pur qui ne prend rien. je n’appartiens à aucun clan, et c’est tant mieux. j’ai arrêté d’essayer d’appartenir à leur clique-de-salescons-lookés-qui-refusent-d’admettre-qu’ils-suivent-lamode depuis la fin de la troisième. c’est pas non plus comme si ma vie entière dépendait du skate.

j’aime bien avoir la maison pour moi tout seul quand je rentre du bahut. quand ma mère n’est pas là, je n’ai pas à culpabiliser parce que je l’évite exprès.

j’allume mon ordi pour voir si isaac est connecté. réponse : non. j’en profite pour aller me faire un sandwich au fromage (pas grillé, j’ai la flemme) et me taper une bonne petite branlette. ça me prend à peu près dix minutes, mais bon, je ne me chronomètre pas non plus.

isaac n’est toujours pas connecté quand je retourne vérifier sur l’ordi. il est le seul membre de ma « liste d’amis » – franchement l’expression la plus débile qui soit. on est encore à la maternelle ou quoi ?

 

moi : coucou, isaac, tu veux bien être mon ami ? !!!

isaac : oh oui, chic alors ! si on allait faire un piquenique ?

 

isaac sait à quel point je trouve tous ces trucs débiles, et il les trouve débiles aussi. genre mdr, par exemple. s’il y a un truc encore plus stupide que les listes d’amis, c’est bien mdr. si quelqu’un ose employer mdr devant moi, je suis capable d’arracher mon ordinateur et de le fracasser sur le premier crâne venu. ce n’est même pas comme si les gens étaient vraiment morts de rire chaque fois qu’ils disent mdr. ils devraient plutôt écrire krr, histoire d’imiter le bruit des rouages de leur cerveau qui tournent à vide. genre : je sais pas quoi dire. krr ! krr !

il y a kikoo, aussi. c’est quoi ce mot, kikoo, on vit au pays des bisounours ou quoi ? et < 3. vous trouvez que ça ressemble à un cœur, vous ? si oui, c’est parce que vous n’avez jamais vu un scrotum de près.

(et rofl ! les gens savent ce que ça veut dire en anglais, au moins ? « je me roule par terre de rire ! » eh bien, restes-y, par terre, pendant que j’en profite pour te donner un BON COUP DE PIED LÀ OÙ JE PENSE.)

j’ai été obligé de raconter à maura que ma mère m’avait supprimé MSN pour qu’elle arrête de me sauter dessus chaque fois que je faisais autre chose.

 

gothblood4567 : salut, kestufé ?

finalwill : je bosse.

gothblood4567 : sur quoi ?

finalwill : ma lettre de suicide. je sais pas quoi mettre à la fin.

gothblood4567 : mdr

 

j’ai donc supprimé mon ancien pseudo et organisé ma propre résurrection sous un autre. isaac est le seul à être au courant, et j’ai bien l’intention que ça reste comme ça.

 

je checke mes e-mails, mais il n’y a que des spams. j’aimerais bien avoir la réponse à cette question, un jour : y a-t-il vraiment quelqu’un d’assez stupide, quelque part dans le monde, pour recevoir un message de hlyywrkks@hothotmail.com, l’ouvrir, le lire et se dire mais oui, mon rêve dans la vie, c’est d’agrandir mon sexe de 33 % et pour cela je vais immédiatement envoyer 69,99 $ à cette charmante personne prénommée ilena, employée de VIRILITY MAXIMUM CORPORATION, en cliquant sur le lien ci-dessous ! si les gens gobent vraiment ces trucs, ce n’est pas de la taille de leur sexe qu’ils devraient s’inquiéter.

je reçois une demande d’ami facebook mais je l’ignore sans même vérifier qui c’est. je trouve ça trop artificiel. pour moi, l’amitié, ça se mérite et ça n’a rien à voir avec ces conneries. à croire que les gens s’imaginent qu’il suffit d’aimer les mêmes groupes pour devenir les meilleurs amis du monde. ou les mêmes bouquins, aussi. wouah, délire, t’es fan de « l’attrape-cœurs » comme moi ! on doit être des âmes sœurs ! euh non, pas vraiment. on a juste le même prof d’anglais. rien à voir.

il est bientôt 4 heures de l’après-midi et isaac devrait être connecté, maintenant. je joue à mon petit jeu d’auto-récompense débile en faisant mes devoirs – genre quand j’aurai vérifié en quelle année les mayas ont inventé le curedent, j’aurai le droit de vérifier si isaac est en ligne. puis quand j’aurai lu trois paragraphes supplémentaires sur l’importance de la poterie dans les cultures indigènes, j’aurai le droit de checker MSN. et enfin, quand j’aurai fini de répondre à trois de ces questions, si isaac n’est toujours pas connecté, j’aurai le droit de m’astiquer le manche une seconde fois.

je suis encore en train de répondre à la première question, un truc crétin genre pourquoi les pyramides mayas sont-elles mille fois plus stylées que les pyramides égyptiennes, mais je triche pour jeter un coup d’œil à ma liste d’amis et je vois que le nom d’isaac est affiché. mon premier réflexe est de me dire pourquoi il ne m’a pas encore écrit ? quand, au même moment, une fenêtre de dialogue s’ouvre à l’écran, à croire qu’il lit dans mes pensées.

 

nonpapametuepas : t’es là ?

grayscale : yes !

nonpapametuepas :

grayscale : × 100

nonpapametuepas : j’ai pensé à toi toute la journée

grayscale : ? ? ?

nonpapametuepas : pensé qu’à des trucs bien

grayscale : dommage…

nonpapametuepas : ça dépend de ta définition du bien 

 

entre nous, c’est comme ça depuis le début. on est juste hyper à l’aise ensemble. j’étais un peu flippé par son pseudo, au début, mais il m’a tout de suite expliqué que son prénom était isaac, comme le personnage de la bible, et que monpereachoisidegorgerunbelieramaplace était trop long pour un pseudo. il m’a demandé ce que signifiait mon ancien pseudo, finalwill, alors je lui ai expliqué que je m’appelais will1, et c’est comme ça qu’on a fait connaissance. on était dans un chatroom un peu neuneu où personne ne dit plus rien pendant dix secondes jusqu’à ce que quelqu’un dise : « hé ho, vous êtes tous morts ? » et que les autres répondent : « youhou ! » ou : « mais nan t’inquiète ! » sans jamais rien se dire d’autre. c’était censé être un forum pour un chanteur dont j’étais fan avant, mais personne n’avait rien à dire sur lui hormis pourquoi telle chanson était meilleure que telle autre. c’était nul, mais ça nous a permis de nous rencontrer, isaac et moi, donc j’imagine qu’il faudra qu’on invite ce chanteur pour qu’il fasse un concert à notre mariage. (ok, c’est nul.)

bientôt, on s’est mis à s’échanger des photos et des mp3, à se confier à quel point nos vies étaient merdiques, le plus ironique dans tout ça étant bien sûr que plus on se racontait à quel point nos vies étaient merdiques, moins elles le devenaient. sauf à la fin, quand il fallait qu’on se quitte pour replonger dans le monde réel.

c’est vraiment pas de bol qu’il habite dans l’ohio, parce qu’au fond ce n’est pas si loin que ça mais vu qu’aucun de nous deux ne sait conduire et n’oserait jamais pour tout l’or du monde demander à sa mère « hey, m’man, j’ai rencard avec un mec, tu veux bien m’emmener en bagnole à travers l’indiana ? », on est un peu coincés, quoi.

 

grayscale : je suis en train de lire un truc sur l’époque maya.

nonpapametuepas : maya angelou ?

grayscale : ? ? ?

nonpapametuepas : rien, laisse tomber. on a zappé les mayas, on étudie que l’histoire « américaine » maintenant.

grayscale : ben, techniquement, les mayas vivaient en amérique, non ?

nonpapametuepas : pas d’après le dirlo de mon bahut… j’te jure, nimportnawak.

grayscale : alors, qui t’as failli buter aujourd’hui ?

grayscale : et par « buter », j’entends juste « vouloir la mort de », au cas où cette conversation serait espionnée par un administrateur quelconque.

nonpapametuepas : le nombre de victimes potentielles s’élève à onze. douze en comptant le chat.

grayscale : … ou le ministère de l’intérieur.

nonpapametuepas : saleté de chat !

grayscale : saleté de chat !

 

je n’ai parlé d’isaac à personne parce que ça ne regarde que moi. j’adore le fait qu’il connaisse de nom tous les gens de mon lycée sans qu’eux soient au courant de son existence. si j’avais de vrais amis à qui parler, ça pourrait poser problème. mais pour l’instant, au point où j’en suis, les seules personnes susceptibles d’assister à mon enterrement tiendraient tous dans la même bagnole, donc tout va bien.

isaac finit par m’expliquer qu’il doit y aller, vu qu’il n’est pas censé utiliser l’ordi du magasin de musique où il travaille. heureusement pour moi, il n’y a jamais beaucoup de clients dans ce magasin et son patron est une espèce de trafiquant de drogue ou je ne sais quoi, si bien qu’il laisse souvent isaac seul pour tenir la boutique pendant qu’il va à ses « rendez-vous importants ».

je m’éloigne du clavier et me remets rapidement à mes devoirs. après quoi je vais dans le petit bureau pour mater new york, police judiciaire car s’il y a bien une chose et une seule dont je peux être sûr à 100 % dans ce monde, c’est que quand j’allume la télé, il y a toujours un épisode de new york, police judiciaire. cette fois, c’est celui avec le type qui passe son temps à étrangler des blondes et j’ai beau être quasi certain de l’avoir déjà vu une bonne dizaine de fois, je reste devant quand même, comme si je ne savais pas que la jolie journaliste à qui le mec est en train de parler aura bientôt le cordon du rideau enroulé autour du cou. je ne regarde jamais ce passage, c’est vraiment trop débile, mais quand la police finit par arrêter le type et que vient le moment du procès, c’est toujours genre :

 

le procureur : hé, mec, pendant que tu étranglais ta victime, la cordelette a arraché un minuscule fragment de la peau de ta main que nous avons analysé au microscope et nous avons donc la preuve que tu es grave dans la merde.

 

à ce stade, l’assassin doit bien regretter de ne pas avoir mis des gants, même si les gants eux-mêmes auraient forcément laissé des morceaux de fibres quelque part et qu’il aurait donc été dans la merde de toute façon. à la fin de l’épisode, il y en a un autre qui commence mais je ne crois pas l’avoir déjà vu celui-là, jusqu’au moment où on voit une célébrité renverser un bébé avec son 4 × 4. et je me dis ah oui, c’est l’épisode où une star renverse un bébé avec son 4 × 4.. je le regarde quand même, vu que j’ai pas grand-chose de plus intéressant à faire. là-dessus, ma mère rentre du boulot, me trouve devant la télé et c’est un peu comme si on passait tous les deux en mode redif, aussi :

 

ma mère : alors, bonne journée ?

moi : m’man, je mate la télé là.

ma mère : le dîner sera prêt dans dix minutes, ça te va ?

moi : m’man, je mate la télé, là.

ma mère : eh bien ! tu mettras la table pendant la publicité.

moi : OK, C’EST BON.

 

je ne comprendrai jamais – à quoi bon mettre la table lorsqu’on est seulement deux à dîner ? il n’y a rien de plus ennuyeux et pathétique : les sets de table, les couverts à salade et tutti quanti… pourquoi jouer la comédie comme ça ? je donnerais n’importe quoi pour ne pas avoir à passer les vingt prochaines minutes assis en face d’elle, car elle est tout simplement incapable de gérer le silence. il faut toujours qu’elle cause pour remplir le vide. parfois, je suis tenté de lui dire que c’est à ça que servent ces petites voix intérieures qu’on a dans la tête, à combler le silence. mais il faut croire qu’elle ne tient pas à écouter ses propres pensées sauf si elle peut les prononcer à voix haute.

 

ma mère : si j’ai de la chance ce soir, nous aurons peut-être un peu d’argent supplémentaire à ajouter à la cagnotte pour ta voiture.

moi : t’es pas obligée, tu sais.

ma mère : ne sois pas idiot. ça me donne un prétexte pour aller jouer au poker avec les copines.

 

si seulement elle voulait bien arrêter avec ça. c’est elle qui se désole parce que je n’ai pas de voiture, pas moi. je ne fais pas partie de ces imbéciles qui considèrent que dès l’âge de dix-sept ans, avoir une chevrolet flambant neuve dans son garage est un droit inaliénable garanti par la constitution américaine. je suis parfaitement conscient de notre situation financière, et je sais qu’elle n’aime pas me voir travailler les week-ends comme caissier dans un drugstore cvs2 pour qu’on ait les moyens de s’acheter les trucs qui se vendent dans un drugstore cvs. le fait qu’elle soit toujours déprimée à cause de ça ne me facilite pas les choses, au contraire. et bien sûr, elle a une autre raison de vouloir aller jouer au poker, hormis le fric. elle n’a pas assez d’amis.

elle me demande si j’ai pris mes médocs ce matin avant d’aller en cours et je lui dis que oui, évidemment, est-ce que je ne me serais pas déjà noyé dans la baignoire sinon ? elle n’aime pas quand je dis ce genre de chose, alors j’ajoute : « t’inquiète, je plaisante » tout en songeant qu’à l’avenir, mieux vaut éviter ce genre de blague, vu que les mères n’ont aucun humour dès qu’il s’agit de médicaments. je décide aussi de ne pas lui acheter le sweat-shirt « meilleure maman de cancre dépressif au monde » que j’avais prévu de lui offrir pour la fête des mères. (ok, ce modèle de sweat-shirt n’existe pas vraiment, mais si c’était le cas, il aurait sûrement un dessin de chatons en train d’enfoncer leurs pattes dans des prises électriques.)

en vérité, penser à la dépression me fait déprimer encore plus, d’où ma décision de regagner le petit bureau pour mater d’autres épisodes de new york, police judiciare. isaac n’étant jamais sur son ordi avant 8 heures du soir, je dois patienter jusque-là. maura téléphone, mais je n’ai pas l’énergie de lui dire quoi que ce soit hormis lui raconter mon épisode de new york, police judiciare, et elle a horreur de ça, donc autant la laisser basculer directement sur messagerie.

 

moi : ici will. merde, à quoi ça sert de me téléphoner ? laissez-moi un message et je rappellerai peut-être, si je suis d’humeur. [BIP]

maura : hé, sale loser, je m’ennuyais alors j’avais envie de t’appeler. je me disais juste que si t’as rien à faire, je veux bien être la mère de tes enfants. bah, laisse tomber, je crois que je vais plutôt passer un coup de fil à joseph pour qu’il me saute dans l’étable, ça fera un nouveau divin enfant.

 

le temps que je me motive, il est déjà 8 heures, et même là, je ne me sens pas encore assez motivé pour la rappeler. on a une espèce de règle tacite entre nous sur le fait de se rappeler l’un l’autre et cette règle c’est qu’en général, on ne se rappelle jamais. à la place, je retourne devant l’ordi et tout à coup, je me fais l’effet d’une gamine qui vient de voir son tout premier arc-en-ciel. je me sens nerveux et ridicule, à la fois rempli d’espoir et déprimé d’avance, et je m’interdis moi-même de regarder ma liste d’amis toutes les trois minutes mais elle pourrait tout aussi bien être imprimée à l’intérieur de mes paupières. à 8 h 05, son nom apparaît enfin et je me mets à compter les secondes. douze viennent à peine de s’écouler quand une petite fenêtre s’ouvre sur mon écran.

 

nonpapametuepas : bienvenue et bonsoir !

grayscale : sous vos applaudissements !

nonpapametuepas : trop content que tu sois là

grayscale : trop content d’être là

nonpapametuepas : aujourd’hui = pire journée de boulot de TOUS LES TEMPS ! une nana a essayé de piquer des trucs au magasin, mais tellement pas discrète que c’était à pleurer. dire que j’avais de la sympathie pour les voleurs au magasin, avant.

nonpapametuepas : maintenant, j’ai juste envie de les voir croupir en prison. je lui ai dit de tout remettre à sa place et elle m’a fait, genre : « remettre quoi ? » jusqu’au moment où j’ai carrément sorti le cd de sa poche. et là, tu sais pas ce qu’elle a sorti ? juste : « oh ! »

grayscale : même pas « je suis désolée » ?

nonpapametuepas : non, même pas.

grayscale : les meufs sont insupportables.

nonpapametuepas : et les mecs sont des anges, peut-être ? ☺

 

ça dure comme ça pendant une heure. j’aimerais qu’on puisse bavarder au téléphone, plutôt, mais ses parents lui interdisent d’avoir un portable et je sais que ma mère vérifie parfois mon journal d’appels quand je suis sous la douche. mais c’est sympa aussi, même comme ça. c’est le seul moment de la journée dont je profite vraiment.

généralement, on met dix bonnes minutes à se dire au revoir.

 

nonpapametuepas : il faut que j’y aille, là.

grayscale : moi aussi.

nonpapametuepas : mais j’ai pas envie.

grayscale : moi non plus.

nonpapametuepas : demain ?

grayscale : demain !

nonpapametuepas : j’espère.

grayscale : j’espère aussi.

 

c’est dangereux de faire ça pour quelqu’un comme moi qui, par principe, ne s’autorise jamais à espérer quoi que ce soit. trop de fois, quand j’étais gamin, j’ai serré mes deux mains très fort l’une contre l’autre ou fermé les yeux pour espérer quelque chose de toutes mes forces. je croyais même que certains coins de ma chambre étaient plus propices aux vœux que d’autres – sous le lit, c’était pas mal, mais dessus, non ; le fond du placard était un bon spot aussi, mais seulement avec mon carton à chaussures rempli de cartes de base-ball posé sur mes genoux. jamais au grand jamais assis à mon bureau, mais toujours avec le tiroir à chaussettes ouvert. personne ne m’avait imposé ces règles ; je me les étais inventées tout seul. je pouvais passer des heures à préparer un vœu particulier – et chaque fois, je me heurtais à un mur d’indifférence. systématiquement, à chaque nouvel essai – qu’il s’agisse de vouloir un hamster, ou que ma mère cesse de pleurer – mon tiroir à chaussettes était ouvert et je m’asseyais derrière mon coffre à jouets avec trois figurines dans une main et une boîte d’allumettes dans l’autre. je n’espérais jamais que tout s’arrange – juste une chose, un détail précis. et ça ne marchait jamais. si bien que j’ai fini par laisser tomber. et je laisse tomber un peu plus chaque jour.

mais pas avec isaac. ça me fait flipper, parfois. d’espérer que ça marche.

un peu plus tard, dans la soirée, je reçois un e-mail de lui.

 

je sens que ma vie part dans tous les sens en ce moment. comme si elle était faite de plein de petits bouts de papier et que quelqu’un venait de brancher un ventilateur. mais quand je te parle, c’est comme si le ventilateur s’éteignait momentanément. comme si les choses commençaient enfin à avoir du sens. tu me rassembles, tu fais de moi un tout, et c’est très important pour moi.

 

LA VACHE. JE SUIS TROP AMOUREUX.

1. Final will signifie « testament » en anglais. (N. d. T.)

2. CVS : grande chaîne de pharmacies américaines ouvertes 24h/24.