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je suis en train de ranger des boîtes de metamucil1 dans l’allée no 7 quand maura débarque au drugstore. comme elle sait que mon boss est un trouduc qui ne supporte pas que je reste les bras ballants à papoter, elle fait semblant de s’intéresser au rayon vitamines. elle m’explique qu’il y a quelque chose de très perturbant dans l’expression « à croquer » quand tout à coup, il est 5 h 12 et elle décrète que c’est le moment idéal pour poser des questions perso.

 

maura : est-ce que t’es gay ?

moi : hein, quoi ?

maura : ça ne me poserait aucun problème, tu sais.

moi : oh, ben ouf alors, parce que ça m’empêchait vraiment de dormir, tu vois.

maura : je dis juste ça commeça.

 

moi : ok. tu veux bien me laisser bosser, maintenant ? ou tu veux profiter de ma réduction spéciale pour t’acheter un médoc de meufs spécial règles ?

 

il devrait vraiment y avoir une loi interdisant qu’on interroge un mec sur sa sexualité pendant ses heures de travail. de toute manière, quel que soit le lieu ou le moment, je n’ai aucune envie d’en discuter avec maura. parce que le truc, c’est qu’on n’est même pas tellement proches, elle et moi. maura est le genre de copine avec laquelle j’aime bien râler et imaginer la fin du monde. en revanche, ce n’est pas quelqu’un qui me donne envie de ne pas souhaiter la fin du monde. depuis un an ou à peu près qu’on se connaît, ça a toujours été un problème. si je lui avouais que j’aime les garçons, je suis sûr qu’elle cesserait de me tourner autour, ce qui serait un gros avantage. mais je sais aussi qu’elle me verrait comme le cliché du « meilleur ami gay », et c’est bien le dernier truc dont j’ai envie. d’ailleurs, je ne suis pas si gay que ça. je déteste madonna.

 

moi : on devrait inventer des céréales spéciales pour les gens constipés appelées metamuesclix.

maura : je suis sérieuse.

moi : et je suis sérieux quand je te dis d’aller te faire cuire un œuf. tu n’as pas à me traiter d’homo sous prétexte que je refuse de coucher avec toi. beaucoup d’hétéros refusent de coucher avec toi aussi, je te signale.

maura : va te faire mettre.

moi : peut-être, mais pas par toi.

elle s’éloigne, non sans avoir mélangé exprès les flacons que je venais de bien aligner par rangées. je me retiens d’en prendre un pour le lui balancer à l’arrière du crâne, mais la vérité, c’est que si je lui fracassais la tête ici, mon boss m’obligerait à tout nettoyer et ce serait franchement ignoble. le dernier truc dont j’ai envie, c’est d’avoir des bouts de cervelle sur mes nouvelles pompes. vous avez une idée du mal de chien pour laver ça ? de toute façon, j’ai vraiment besoin de ce job, ce qui signifie que je ne peux ni hurler ni mettre mon badge débile à l’envers ni porter un jean troué ni sacrifier des petits chiots au milieu du rayon jouets. ça ne me dérange pas plus que ça, sauf quand mon boss est dans les parages ou que des gens que je connais passent me voir et se comportent tout bizarre avec moi parce que je suis obligé de travailler et pas eux.

je me dis que maura finira par refaire irruption dans l’allée no 7, mais elle ne revient pas et je sais que je vais devoir faire le dos rond avec elle (du moins ne pas trop sortir mes griffes) les trois prochains jours. il faudra que je pense à lui payer un café ou je ne sais quoi, mais je sais que c’est peine perdue. dès que je me dis qu’il faudra que je pense à un truc, je l’oublie aussi sec et la vérité, c’est que la prochaine fois qu’on se verra, maura jouera les offensées et ça ne fera que m’agacer encore plus. après tout, c’est elle qui m’a agressé en premier. c’est quand même pas ma faute si elle n’a pas supporté la réponse à sa question.

 

le drugstore ferme ses portes à 20 heures le samedi, ce qui veut dire que je termine le boulot à 21 heures. eric, mary et greta sont déjà en train de parler des soirées auxquelles ils ont l’intention d’aller et même roger, notre manager ultra coincé, nous explique que sa femme et lui ont prévu de passer la soirée « en amoureux » – hé, si tu vois ce que je veux dire, et oui roger je vois tout à fait ce que tu veux dire et maintenant si tu veux bien me laisser j’ai juste envie de vomir. je préfère encore visualiser une grosse plaie en putréfaction grouillante de vers. roger est obèse et chauve et je parie que sa femme doit l’être aussi, donc inutile de dire que je n’ai pas besoin d’avoir les détails de leur vie sexuelle de chauves obèses, surtout qu’il en fait des tonnes genre gros clin d’œil et ouh ! là, là, alors qu’en réalité, je parie qu’il va rentrer chez lui, mater un film de tom hanks avec sa femme, aller se coucher en attendant que sa femme ait fini de faire pipi, après quoi il ira pisser lui aussi et ils éteindront la lumière pour roupiller.

greta me demande si je veux l’accompagner, mais elle a vingt-trois ans et son mec, vince, semble du style à vous éviscérer sur place si vous avez le malheur de vous exprimer comme un lycéen. je me fais donc juste ramener chez moi en voiture et ma mère est là, et isaac n’est pas connecté, et je suis trop saoulé que ma mère n’ait jamais de plan pour sortir le samedi alors qu’isaac, lui, n’est jamais chez lui ce soir-là. pour autant, je ne voudrais pas qu’il reste chez lui à attendre mes messages, parce qu’un des trucs que j’aime chez lui c’est qu’il a une vraie vie. il m’a envoyé un e-mail pour me prévenir qu’il se rendait à l’anniversaire de sa copine kara, et je lui ai dit de lui souhaiter un bon anniversaire de ma part, sauf que bien sûr lorsqu’il lira mon message il sera déjà revenu de la soirée et je ne sais même pas s’il a parlé de moi à kara, de toute manière.

ma mère est affalée sur le canapé vert citron, en train de mater le coffret dvd d’orgueil et préjugés pour la dix milliardième fois et je sais que je risque de devenir totalement fleur bleue et rose bonbon si je reste assis là à mater ce truc avec elle. bizarrement, elle aime les deux kill bill, aussi, mais je n’ai jamais noté la moindre différence dans son humeur qu’elle regarde orgueil et préjugés ou kill bill. à croire qu’elle reste exactement la même personne, quelles que soient les circonstances, ce qui me paraît franchement impossible.

je me retrouve quand même à regarder orgueil et préjugés jusqu’au bout car ça dure genre quinze heures et je sais qu’à la fin, il y a de fortes chances pour qu’isaac soit rentré chez lui. mon portable n’arrête pas de sonner, mais je ne décroche pas. c’est l’avantage de savoir qu’il ne peut pas m’appeler – je ne sursaute jamais en me disant « c’est lui ».

quelqu’un sonne à la porte pile au moment où le mec s’apprête à vider son sac et à avouer ses sentiments à l’héroïne, et au début je fais comme si de rien n’était, comme avec mon téléphone. le seul problème, c’est que les gens à la porte ne basculent pas sur messagerie si bien que la sonnette retentit une deuxième fois, et ma mère s’apprête à se lever mais je lui dis que j’y vais, pensant qu’il doit s’agir de l’équivalent d’une erreur téléphonique version porte d’entrée, sauf que quand je regarde de l’autre côté de la porte je réalise que c’est maura et qu’elle a dû entendre mes bruits de pas.

 

maura : il faut que je te parle.

moi : genre, à minuit ?

maura : ouvre-moi.

moi : tu es venue bouder et pousser des soupirs, c’est ça ?

maura : allez, will. laisse-moi entrer.

 

c’est toujours un peu flippant quand elle est aussi directe avec moi. au moment de lui ouvrir, je me prépare psychologiquement à esquiver une baffe ou un coup de poing, comme un réflexe de survie instinctif.

ma mère : qui est-ce ?

moi : c’est rien, c’est maura.

 

et merde, maintenant, maura est vexée parce que je l’ai traitée de « rien ». je voudrais qu’elle sèche la larme stupide au coin de son œil et qu’elle arrête de prendre la mouche. elle a tellement d’eyeliner qu’elle ressemble à un panda, et elle est si pâle qu’on croirait un vampire ayant oublié de rentrer se coucher au lever du soleil et à qui il manquerait juste deux trous sanguinolents au creux du cou.

on reste sur le palier parce que j’avoue que je ne sais pas trop où aller. je ne crois pas que maura ait déjà mis les pieds chez moi, sauf peut-être cinq minutes par l’entrée de la cuisine. en tout cas, elle n’est jamais allée dans ma chambre vu que c’est là que se trouve mon ordinateur et que maura est typiquement le genre de nana capable de fouiner dans votre disque dur dès que vous avez le dos tourné. sans compter qu’inviter quelqu’un dans votre chambre peut l’inciter à se faire des films, et je ne voudrais surtout pas que maura s’imagine que je complote un plan à la « et tiens, si on s’asseyait sur mon lit, et tiens, puisqu’on est là, si on jouait au docteur ? ». mais la cuisine et le salon sont exclus pour le moment à cause de la présence de ma mère, et la chambre de ma mère est exclue pour toujours puisque c’est sa chambre. bref, je lui propose le garage.

 

maura : le garage ?

moi : t’inquiète, je vais pas te demander de respirer le pot d’échappement, ok ? si je voulais qu’on fasse un pacte suicidaire, j’opterais pour l’électrocution dans la baignoire avec sèche-cheveux. comme les poètes, quoi.

maura : ok.

 

le coffret dvd de ma mère étant loin d’être terminé, je sais que maura et moi aurons la possibilité de discuter sans être dérangés ou, du moins, que nous serons les deux seuls êtres dérangés dans ce garage. c’est vraiment trop tartignol de s’asseoir dans la voiture, donc je libère un petit coin près des vieilles affaires de mon père que ma mère n’a jamais pu se résoudre à jeter.

moi : alors, quoi ?

maura : t’es qu’un sale con.

moi : depuis quand est-ce un scoop ?

maura : ferme-la une minute, ok ?

moi : seulement si tu la fermes aussi.

maura : arrête.

moi : c’est toi qui as commencé.

maura : arrête, je te dis.

 

ok, ok. je me tais. et à quoi j’ai droit en échange ? à quinze secondes de silence total, suivi d’un bla-bla genre :

maura : je me dis toujours que tu ne fais pas exprès de me blesser, et du coup, ça fait moins mal, tu vois. mais aujourd’hui… j’en ai juste ras le bol de toi. et pour info, sache que je n’ai aucune envie de coucher avec toi. je ne pourrais jamais coucher avec quelqu’un qui ne serait pas mon ami.

moi : minute… on n’est plus amis, maintenant ?

maura : je ne sais pas qui tu es. tu ne m’as même pas dit que tu étais gay.

 

typique. du maura tout craché. si elle n’obtient pas la réponse qu’elle veut, elle fait tout pour vous obliger à avouer la vérité. comme la fois où elle a fouillé dans mon sac pendant que j’étais aux toilettes et où elle a trouvé mes cachetons – j’avais oublié de les prendre le matin et je les avais emmenés au bahut. elle a attendu dix bonnes minutes avant de me demander si je prenais des médocs quelconques. sa question m’a paru bizarre, et je n’avais pas vraiment envie de lui en parler, alors j’ai répondu par la négative. et là, qu’est-ce qu’elle a fait ? elle a plongé sa main dans mon sac et sorti mon flacon de cachets pour me demander ce que c’était. bref, elle a obtenu sa réponse, mais ça n’a pas vraiment amélioré ma confiance en elle. elle n’arrêtait pas de me dire que je ne devrais pas avoir honte de mon « problème psychiatrique », et je n’arrêtais pas de lui répondre que je n’avais honte de rien du tout – juste, je n’avais pas envie d’en discuter avec elle. mais pour elle, impossible de capter la nuance.

et donc bref, nous revoilà à nouveau dans la même situation, sauf que cette fois, c’est pour cette histoire d’homosexualité.

 

moi : eh là ! une petite seconde. même si j’étais gay, est-ce que ce ne serait pas à moi de décider si j’ai envie de te le dire ?

maura : qui est isaac ?

moi : et merde…

maura : tu crois que je ne te vois pas griffonner sur ton cahier pendant les cours ?

moi : tu te fous de moi ? toute cette scène à cause d’isaac ?

maura : je veux juste savoir qui c’est.

 

fondamentalement, je n’ai aucune envie de lui dire. isaac m’appartient à moi seul, pas à elle. si je lui raconte ne serait-ce qu’un fragment de notre histoire, elle voudra connaître le reste. je sais qu’elle fait ça parce qu’elle croit étrangement que j’ai envie d’être son confident – envie de tout lui dire, envie qu’elle sache tout de moi. mais elle se trompe. elle ne jouera jamais ce rôle à mes yeux.

 

moi : maura, maura… isaac n’est qu’un personnage. il n’existe pas. merde, quoi ! c’est juste un projet perso, une… idée sur laquelle je bosse. je réfléchis à des trucs que je pourrais écrire, avec isaac comme personnage principal.

 

j’ignore d’où me viennent toutes ces âneries. c’est comme si une force divine de l’affabulation venait de me les fourrer dans le crâne.

maura tire une tronche comme si elle avait envie de me croire mais qu’elle n’y arrivait pas.

 

moi : c’est un peu comme le chien sauteur. sauf que ce n’est pas un chien et qu’il ne se déplace pas sur un bâton sauteur.

maura : la vache ! j’avais complètement oublié cette histoire de chien sauteur.

moi : tu plaisantes ? il allait faire de nous des milliardaires !

 

et elle gobe. elle se presse tout contre moi et je jure que si elle était un mec, il y aurait probablement une bosse au niveau de sa braguette.

 

maura : je sais que ça craint de dire ça, mais je suis soulagée que tu ne me caches pas un secret aussi important pour toi.

 

le moment serait sans doute mal venu pour lui faire remarquer que je n’ai précisé à aucun moment si j’étais gay ou non. je l’ai juste envoyée promener.

je ne sais pas s’il existe un truc pire au monde qu’une gothique qui vire sentimentale comme de la guimauve. maura n’est pas seulement lovée contre moi, non : elle est en train d’examiner ma main comme si le sens de la vie était imprimé dessus. en braille.

 

moi : je ne devrais peut-être pas laisser ma mère toute seule.

maura : t’as qu’à lui dire qu’on papote.

moi : je lui ai promis de regarder sa série avec elle.

 

toute l’astuce, ici, consiste à la renvoyer chez elle sans lui donner l’impression que je la vire. parce que je n’ai aucune envie de lui faire de la peine alors que je viens juste de réparer les dégâts après lui avoir soi-disant fait de la peine une première fois. je sais qu’à la seconde où elle sera de retour dans sa chambre, elle se précipitera pour écrire dans son carnet de poésie romantico-gore, et je ne tiens pas à m’y faire défoncer la tronche par écrit. un jour, maura m’a fait lire un de ses poèmes :

fais-moi pendre, tête en bas

comme une rose morte

préserve-moi

et mes pétales ne tomberont pas

jusqu’à ce qu’un geste de toi

me dissolve

je lui avais écrit un poème en guise de réponse :

ce à quoi elle avait répondu :

les fleurs

n’ont pas toutes besoin de lumière

pour vivre

et donc, ce soir, il se peut que je lui inspire quelque chose comme :

je le croyais homo

mais l’espoir reste permis

de l’attirer dans mon lit

pour faire la bête à deux dos

j’espère ne jamais avoir l’occasion de lire ce poème. ni être au courant de son existence. ni même avoir à y penser.

je me relève et je vais ouvrir la porte du garage pour permettre à maura de sortir. je lui dis qu’on se reverra lundi en cours et elle me répond « hélas oui ! » et je lui fais ha, ha ! jusqu’à ce qu’elle soit suffisamment éloignée pour que je puisse refermer la porte.

le plus détestable, c’est que je sais qu’un jour, tout ça va me retomber dessus. qu’un jour, elle dira que c’est moi qui l’ai allumée, alors que je n’ai fait que la repousser. il faut absolument que je la case avec quelqu’un. et vite. ce n’est pas moi qu’elle veut – elle veut juste quelqu’un qui lui sera entièrement dévoué. et ça ne peut pas être moi.

à mon retour dans le salon, orgueil et préjugés est presque terminé, ce qui signifie que chacun des personnages sait grosso modo à quoi s’en tenir sur sa situation sentimentale. généralement, à ce stade, ma mère a déjà vidé la boîte de kleenex mais cette fois, elle ne semble pas avoir versé une larme. ce qu’elle finit par confirmer en coupant le dvd.

 

ma mère : il faut vraiment que j’arrête ça. il faut vraiment que j’aie une vie.

 

je ne crois pas qu’elle me dise ça à moi, plutôt qu’elle pense à voix haute, mais je ne peux pas m’empêcher de penser que cette expression, « avoir une vie », est un truc de crétins. comme si la vie était un objet qu’on pouvait « avoir » ou acheter dans un magasin. emballé dans une jolie boîte scintillante avec une fenêtre en plastique à travers laquelle il suffirait de regarder pour avoir un aperçu de la nouvelle vie qu’on pourrait avoir et se dire : « waouh, j’ai l’air tellement plus heureux – c’est la nouvelle vie qu’il me faut ! », l’emmener à la caisse et l’acheter avec sa carte de crédit. si « avoir une vie » était si simple, l’humanité tout entière serait béate de bonheur. mais ce n’est pas le cas. bref, chère maman, ta vie n’est pas là dehors à t’attendre. si tu veux que les choses changent, prends-toi en mains et lève tes fesses du canap.

naturellement, je ne lui dis rien de tout ça. les mères ne sont pas censées entendre ce genre de sermon de la bouche de leurs enfants, sauf si elles font vraiment un truc pas cool comme fumer au lit, prendre de l’héroïne, ou encore fumer au lit tout en prenant de l’héroïne. si ma mère faisait du foot américain dans l’équipe de mon lycée, ses coéquipiers machos lui diraient : « hé mec, t’as juste besoin de tirer un coup » mais désolé, les petits génies, le sexe n’est pas la solution à tous les problèmes. croire aux pouvoirs de guérison magique du sexe, c’est un peu la version adulte de croire au père noël.

c’est quand même glauque de penser à sa mère puis au sexe. je suis donc soulagé de l’entendre se remettre à râler.

 

ma mère : ça commence à bien faire, non ? maman sur son canapé le samedi soir, à attendre l’arrivée de son darcy ?

moi : il n’y a pas vraiment de réponse, n’est-ce pas ?

ma mère : sans doute.

moi : as-tu au moins proposé à ton darcy d’aller boire un verre ?

ma mère : à vrai dire, je ne l’ai pas encore rencontré.

 

moi donnant des conseils sentimentaux à ma mère, c’est comme si un poisson rouge expliquait à un escargot comment voler. je pourrais lui rappeler que tous les hommes ne sont pas forcément des ordures comme mon père, mais bizarrement elle ne supporte pas que je dise du mal de lui. elle doit redouter le jour où je me réveillerai en réalisant que la moitié de mes gènes sont tellement programmés pour faire de moi un sale type que je regretterai de ne pas en être un. eh bien ! ma petite maman, tu sais quoi ? ce jour est déjà arrivé il y a belle lurette. et j’aimerais pouvoir affirmer que les médocs sont intervenus juste à temps, mais ils ne gèrent hélas que les effets secondaires.

dieu bénisse les stabilisateurs chimiques d’humeur. les humeurs naissent et demeurent libres et égales en droit.

je suis la déclaration des droits de l’humeur et du citoyen à moi tout seul.

à cette heure-ci, isaac devrait enfin être rentré. je dis donc à ma mère que je vais me coucher et puis, histoire d’être gentil, j’ajoute que si jamais j’aperçois, disons, un beau mec sexy à cheval sur le chemin du centre commercial, je ne manquerai pas de lui refiler son numéro. elle me remercie et ajoute qu’aucune de ses copines de poker n’avait jamais eu une aussi bonne idée. je me demande si elle demandera un jour conseil au facteur, aussi.

une série de messages instantanés m’attendent à l’écran quand je sors mon ordinateur du mode veille.

 

nonpapametuepas : t’es là ?

nonpapametuepas : j’attends

nonpapametuepas : j’espère

nonpapametuepas : et je me languis

 

mon petit cœur fait des triples saltos. l’amour est une drogue.

 

grayscale : oh, enfin, la voix de la raison dans ce

monde de fous ! nonpapametuepas : t’es là ! grayscale : j’arrive juste.

nonpapametuepas : si tu comptes sur moi pour être la voix de la raison, la situation doit être désespérée.

grayscale : ouais, maura est passée me voir chez cvs histoire d’auditionner pour le rôle de pire garce de tous les temps et quand je lui ai dit que le casting était annulé, elle a essayé la promotion canapé. et après ça, ma mère a commencé à se plaindre qu’elle avait pas de vie. oh, et j’ai des devoirs à faire demain aussi mais ça, c’est moins sûr.

 

nonpapametuepas : c’est dur d’être toi, hein ?

grayscale : tu m’étonnes.

nonpapametuepas : tu crois que maura sait la vérité ?

grayscale : elle croit savoir, en tout cas

nonpapametuepas : quelle sale fouine !

grayscale : pas vraiment. c’est pas sa faute si j’ai pas envie de me confier à elle. je préfère me confier à toi.

nonpapametuepas : et t’as bien raison. donc, t’avais pas de grand projet pour ce soir ? juste passer la soirée avec ta mère ?

grayscale : mon grand projet du samedi soir, c’est toi.

nonpapametuepas : waouh ! je suis flatté.

grayscale : j’espère bien. et cet anniv, c’était comment ?

nonpapametuepas : intime. kara avait juste envie d’aller au ciné avec janine et moi. soirée sympa, mais film pourri. celui avec le type qui apprend que sa femme est un sucube.

nonpapametuepas : sucubbe ?

nonpapametuepas : succube ?

grayscale : succube.

nonpapametuepas : ouais, voilà. un succube. au début, c’était naze. puis super chiant. puis vulgaire et débile. puis, pendant deux minutes, c’était débile mais drôle, mais c’est redevenu juste débile et ça s’est fini hyper naze.

nonpapametuepas : une vraie bonne soirée, quoi.

grayscale : comment va kara ?

nonpapametuepas : mieux.

grayscale : c’est-à-dire ?

nonpapametuepas : elle parle beaucoup de ses problèmes au passé pour nous convaincre qu’ils sont derrière elle. et c’est peut-être vrai.

grayscale : tu lui as transmis le bonjour de ma part ?

nonpapametuepas : ouais. je crois que j’ai dit un truc style « will me charge de te dire qu’il a envie de ton corps », mais l’effet était le même. elle m’a dit de te passer le bonjour aussi.

grayscale : *gros gros soupir* j’aurais tellement aimé être là.

nonpapametuepas : et moi, j’aimerais être avec toi maintenant tout de suite.

grayscale : c’est vrai ?

nonpapametuepas : oh oui !

grayscale : et si t’étais avec moi…

nonpapametuepas : qu’est-ce que je te ferais ?

grayscale :

nonpapametuepas : laisse-moi t’expliquer ce que je te ferais…

 

c’est notre petit jeu à nous. le plus souvent, c’est juste pour délirer. il y a plusieurs options possibles. option no 1 : on se moque des gens qui font l’amour par Internet en inventant des dialogues X absurdes.

 

grayscale : lèche-moi la clavicule.

nonpapametuepas : ok, tu sens comme je te lèche la clavicule ?

grayscale : oh oui ma clavicule c’est trop bon là.

nonpapametuepas : ta clavicule est une vraie cochonne

grayscale : mmmmmm

nonpapametuepas : wwwwwwwww

grayscale : rrrrrrrrrrrrrrrr

nonpapametuepas : ttttttttttttt

 

d’autres fois, on opte pour la version roman à l’eau de rose. ou l’art du porno déguisé.

 

nonpapametuepas : dégaine ton gros sabre viril et tremblant si tu l’oses, samouraï.

grayscale : ton lance-flammes diabolique allume en moi le brasier de l’enfer.

nonpapametuepas : ma troupe d’intervention spéciale vient pénétrer ton no man’s land.

grayscale : farcis-moi comme une dinde de thanksgiving !

 

et puis, il y a les soirs comme celui-ci où la vérité s’impose d’elle-même parce que c’est ce qu’on a besoin d’entendre. ou peut-être est-ce seulement l’un de nous deux qui en a besoin et que l’autre comprend à quel point c’est important.

par exemple, en cet instant précis, ce que je voudrais le plus au monde, c’est faire l’amour avec lui. et il le sait. et il me dit :

 

nonpapametuepas : si j’étais là, je resterais debout derrière toi pour mettre mes mains sur tes épaules et les masser délicatement jusqu’à ce que tu termines ta phrase.

nonpapametuepas : puis je me pencherais en avant et je ferai glisser mes doigts le long de tes bras et je presserais mon cou contre le tien pour que tu t’appuies contre moi.

nonpapametuepas : ne bouge plus.

nonpapametuepas : ensuite, quand tu serais prêt, je t’embrasserai juste une fois, et je me reculerai pour aller m’asseoir sur ton lit et t’attendre histoire qu’on s’allonge tous les deux, juste toi contre moi et moi contre toi.

nonpapametuepas : ce serait si calme, si doux. juste un moment calme et doux. comme de s’endormir ensemble, mais d’être quand même conscients tous les deux.

grayscale : ce serait génial.

nonpapametuepas : je sais. j’adorerais, moi aussi.

 

je ne nous imagine pas du tout disant ces choses-là à voix haute. mais même si je ne peux pas entendre ces mots, je peux les ressentir. je ne visualise même pas la scène. je la vis, plutôt. j’imagine ce que j’éprouverais avec lui, dans cette situation. ce calme. cette douceur. un pur moment de bonheur. mais ça me rend triste parce que ça n’existe qu’en paroles.

au début de notre histoire, isaac m’avait expliqué que les silences le mettaient mal à l’aise – que si je tardais trop à lui répondre, par exemple, il avait l’impression que j’étais en train de parler avec quelqu’un d’autre, dans une autre fenêtre, ou que j’avais quitté mon ordi, ou encore que je tchatais avec douze autres mecs sans qu’il le sache. (genre c’est moi le dieu vivant que tout le monde s’arrache.) et je dois reconnaître que j’ai exactement les mêmes angoisses que lui. du coup, on a une petite tradition bien à nous chaque fois qu’on met un peu de temps avant de répondre. on s’écrit juste :

grayscale : toujours là

nonpapametuepas : toujours là

grayscale : toujours là

nonpapametuepas : toujours là

 

en attendant la prochaine phrase.

 

grayscale : toujours là

nonpapametuepas : toujours là

grayscale : toujours là

nonpapametuepas : à quoi on joue ?

grayscale :???

nonpapametuepas : je crois qu’il est temps nonpapametuepas : qu’on se rencontre

grayscale : !!!

grayscale : sérieusement ?

nonpapametuepas : carrément.

grayscale : tu veux dire que je pourrais te voir nonpapametuepas : te serrer contre moi pour de vrai grayscale : pour de vrai

nonpapametuepas : oui

grayscale : oui ?

nonpapametuepas : oui

grayscale : oui !

nonpapametuepas : est-ce que je suis dingue ?

grayscale : oui !

nonpapametuepas : je vais devenir cinglé si on ne le fait pas

grayscale : alors faisons-le

nonpapametuepas : oui, faisons-le

grayscale : ohlàlàlàlàlàlà

nonpapametuepas : on va le faire, sérieux, hein ?

grayscale : on ne peut plus revenir en arrière

nonpapametuepas : je tremble d’impatience…

grayscale : et de trouille…

nonpapametuepas : … mais surtout d’impatience, non ?

grayscale : surtout d’impatience, oui

 

on va le faire. je sais qu’on va le faire.

morts de trac, excités comme des puces, on se fixe une date.

vendredi. dans six jours.

plus que six petits jours.

dans six jours, ma vie commencera peut-être pour de bon, enfin.

c’est complètement dingue.

et le plus fou, dans tout ça, c’est que je ressens une telle excitation que j’ai envie d’en parler à isaac alors qu’il est le seul à être déjà au courant. ni à maura, ni à simon, ni à derek, ni à ma mère – seulement à isaac et à personne d’autre au monde. il est à la fois mon unique source de bonheur et le seul avec lequel j’ai envie de le partager.

ça doit être un signe.

 

1. Produit facilitant le transit intestinal très utilisé aux États-Unis.(N.d.T.)