CONCLUSION

L’INCERTITUDE DU MONDE EN DEVENIR


Dès sa création, l’État d’Israël a dû faire face à des conflits avec les pays arabes qui l’entourent et les organisations armées palestiniennes qui lui livrent une lutte sans merci. Ses services de renseignement et de sécurité ont ainsi été engagés dans une guerre secrète permanente et sans pitié contre leurs ennemis. Le Shin Beth a réussi, pour l’essentiel, à assurer la protection du territoire, des lignes aériennes et des représentations diplomatiques. Il a démantelé de nombreuses cellules terroristes, éliminé leurs dirigeants sans pour autant réduire l’intensité du phénomène. Aman est parvenu – à l’exception du fiasco de Kippour (1973) – à assurer l’alerte avancée face aux armées ennemies et a permis à Tsahal de sortir victorieuse des engagements, majeurs ou limités, dans lesquels elle a été engagée. Le Mossad a réussi à recruter ou à infiltrer certains de ses agents au plus haut niveau des centres de décision adverses afin de connaître leurs intentions. Il s’est aussi livré à de nombreuses actions de rétorsion à l’endroit des dirigeants des groupes terroristes ou des États qui s’en prennent aux intérêts israéliens. En complément de l’action des trois services principaux de la communauté israélienne du renseignement, le Lekem est parvenu à obtenir des informations techniques indispensables à la survie du pays – bien que cela se soit fait, parfois, au détriment de son allié américain – et les forces spéciales de Tsahal ont fait la preuve de leur remarquable efficacité en libérant des ressortissants retenus en otage jusqu’en Afrique ou en conduisant des raids de destruction au cœur des territoires adverses.

Ainsi, les services israéliens, même s’ils ont connu quelques déboires au cours des dernières décennies, demeurent parmi les plus performants au monde. L’investissement consenti sur les hommes, l’excellence de la formation, le soutien des dirigeants politiques et surtout l’adversité permanente leur ont permis d’atteindre et de conserver un haut niveau de professionalisme.

Aujourd’hui, les responsables de l’État hébreu sont préoccupés par les bouleversements intervenus récemment dans leur environnement proche. La région se caractérise par une très forte instabilité, telle qu’elle n’en avait pas connu depuis les années 1950, faisant voler en éclat beaucoup des paradigmes sécuritaires israéliens, ainsi que l’a reconnu Ehud Barak, quelques mois avant de quitter ses fonctions : « Israël est confronté à des défis complexes, de près comme de loin. Nous suivons avec vigilance l’évolution de la situation, bien qu’il soit difficile de prévoir où cela nous mènera1. » Comme l’explique Pierre Razoux2, le pays doit toujours faire face à l’Iran qui lui conteste son monopole nucléaire au Moyen-Orient, au Hamas dans Gaza, ainsi qu’au Hezbollah au Sud-Liban. Mais il doit désormais composer en plus avec les combattants djihadistes qui se sont installés en Syrie, dans la péninsule du Sinaï, et depuis peu au Liban. Cette situation est tout à fait inédite.

En raison de cette diversification des menaces, il y a une forte probabilité que le prochain conflit ait lieu sur plusieurs fronts (groupes palestiniens, Hezbollah, Iran, etc.) et voit plusieurs types d’affrontements survenir simultanément (opérations militaires en milieu urbain, terrorisme, cyberguerre, etc.). Aussi, le haut commandement israélien considère qu’il lui faut concevoir une défense tous azimuts, car il doit être capable de faire face à chacune de ces éventualités, isolément ou ensemble. L’État hébreu doit donc adapter son outil militaire.

D’autant que ses alliances diplomatiques traditionnelles sont devenues incertaines. « Corps étranger » pour ses voisins proche-orientaux, Israël a toujours été dépendant pour sa sécurité de soutiens extérieurs. Face à la nouvelle équation stratégique qui est en train de se mettre en place au Moyen-Orient et compte tenu de son isolement croissant sur la scène internationale, dans lequel il porte évidemment une part non négligeable de responsabilité – le blocus de Gaza, l’occupation de la Cisjordanie et la poursuite de la politique d’extension des implantations sont quasi unanimement condamnés par la communauté internationale –, Israël sait qu’il lui faut préserver à tout prix ses relations spéciales avec Washington et, dans une moindre mesure, Berlin, surtout depuis que l’alliance militaire avec la Turquie a été remise en cause. Les États-Unis et l’Allemagne restent en effet ses plus fidèles soutiens et lui assurent d’une assistance militaire vitale qui lui permet d’envisager la modernisation de son arsenal et de maintenir par là même l’écart technologique avec ses adversaires potentiels. Toutefois, l’élection d’Hassan Rohani à la présidence de la République islamique iranienne, laisse entrevoir une possible normalisation des relations entre les États-Unis et l’Iran – évolution appréhendée avec beaucoup de méfiance par le pouvoir israélien3.

 

Au cours de l’été 2013, le chef d’état-major de Tsahal, le général Benny Gantz a rendu public ses préconisations afin d’adapter l’outil militaire d’Israël aux nouvelles menaces4. Son objectif est de diminuer significativement les moyens de combat classique – réduction des effectifs, retrait du service actif de centaines de chars et de dizaines d’avions de combat – car les probabilités que Tsahal ait, à l’avenir, à affronter des armées régulières, disposant de blindés, soutenues par de l’artillerie lourde et ouvrant la voie à l’infanterie dans le cadre d’un conflit conventionnel « symétrique », sont quasiment nulles : aucun de ses voisins n’est en mesure aujourd’hui de déclencher une offensive militaire contre Israël. Jusqu’en 2011, la Syrie était un État stable avec une solide armée régulière, préparée à faire face à Tsahal. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, le pays est en pleine guerre civile, l’armée, affaiblie, se concentre sur les opérations contre les forces rebelles et les mouvements djihadistes, et l’arsenal nucléaire et chimique de Damas a été quasiment annihilé par les frappes de la Heyl Haavir. De même, l’Égypte était un État-nation stable, disposant d’une armée moderne, dotée d’armements de pointe. Si l’armée est toujours là, le pays connaît une situation d’instabilité sans précédent depuis que les militaires – d’ailleurs favorables au statu quo vis-à-vis d’Israël et au respect des accords de Camp David – ont renversé l’ex-président Morsi, contre lequel la contestation populaire n’a cessé de monter. Dans cette situation chaotique, les Frères musulmans et leurs partisans ont pris les armes, n’acceptant pas d’avoir été chassés du pouvoir. La Jordanie, enfin, est un îlot de stabilité relative très fragile, qui n’est pas à l’abri de basculer dans une situation comparable à celle de ses voisins arabes.

Bien que personne ne puisse encore prédire dans quelle direction l’insécurité et les menaces vont évoluer, une chose est sûre : les menaces du XXe siècle ont disparu et la nature de la guerre va changer. Tsahal doit donc prendre ces évolutions en considération et en tirer les enseignements. Pour le général Benny Gantz, à court terme, les menaces les plus probables sont les attaques terroristes, les tirs de roquettes ou de missiles, les cyberattaques et le danger nucléaire.

En effet, des incursions de commandos suicide et des bombardements sont possibles depuis le Liban, le Sinaï, Gaza, la Cisjordanie – voire depuis l’Égypte, car Le Caire envisage d’acheter à la Russie des missiles balistiques SS-25, d’une portée de 2 000 kilomètres – et l’installation d’Al-Qaïda sur les frontières de l’État hébreu est une vraie préoccupation. Celle-ci est encouragée par l’anarchie qui règne en Syrie, au Liban – menacé d’implosion communautaire – et en Égypte.

Ces menaces nécessitent des réponses nouvelles et innovantes, car les futurs champs de bataille seront robotiques et technologiques, largement fondés sur le renseignement et les systèmes d’information et de contrôle, et les guerres de demain seront conduites par des femmes et des hommes opérant derrière des écrans d’ordinateurs. Ces évolutions et les décisions à prendre afin de s’y adapter pourraient susciter des blocages au sein même de la société israélienne. En effet, beaucoup de citoyens de l’État hébreu sont réticents à l’idée de réduire le volume des forces armées, lesquelles ont assuré, jusqu’à aujourd’hui, leur sécurité. Leurs craintes concernent notamment l’aviation israélienne (IAF), considérée comme la « police d’assurance du peuple juif », qui compte actuellement plusieurs centaines d’appareils. Or lorsque les nouveaux chasseurs furtifs américains F-35 seront livrés, un grand nombre d’appareils d’ancienne génération seront retirés du service. L’IAF, disposera donc d’un nombre sensiblement inférieur d’aéronefs. Toutefois, il n’existe pas dans la région, aujourd’hui comme à moyen terme, de forces aériennes capables de représenter une menace aérienne significative contre Israël. La réattribution des moyens envisagée par Benny Gantz et son état-major semble donc cohérente. D’autant qu’il existe des dizaines de milliers de roquettes et de missiles braqués sur l’État hébreu contre lesquels l’aviation est d’une utilité très relative. Ainsi, les économies réalisées sur les avions de combat – mais aussi les forces mécanisées terrestres – permettront de dégager des moyens financiers pour la défense antimissiles5. Les héros des guerres futures d’Israël ne seront pas des équipages de chars Merkava, des fantassins couverts de poussière ou des pilotes survolant le Proche-Orient à Mach 2. Ce seront d’abord les geeks technophiles et les pirates informatiques de l’Unité 8200, bombardant leurs patrons d’idées, lançant le développement de nouveaux logiciels et de nouveaux systèmes électroniques.

Il faut enfin prendre en compte l’évolution de la société israélienne. La population de l’État hébreu n’est plus la même que lorsque les premiers sionistes ont établi le nouvel État, en 1948. Les esprits ont changé. Dans l’Israël d’aujourd’hui, le nombre d’enfants issus des milieux ultra-orthodoxes et arabes – refusant ou exemptés du service militaire – atteint près de 50 %. Le taux de natalité de ces deux catégories est beaucoup plus élevé que celui de la population israélienne « laïque » sur laquelle repose l’effort humain de défense. Dans quelques années, le nombre des jeunes de 18 ans qui ne seront pas susceptibles d’être enrôlés dépassera celui des conscrits. Cette situation devient de plus en plus intolérable pour ceux qui assument leurs responsabilités et provoque un schisme croissant au sein de la société israélienne.

Le gouvernement a récemment adopté (juillet 2013) une nouvelle loi qui stipule qu’à partir de 2017, les Israéliens ultra-orthodoxes devront effectuer leur service militaire, à l’exception de quelques-uns qui recevront une autorisation spéciale afin de poursuivre leurs études religieuses*1. Cette loi, qui doit encore franchir quelques étapes avant d’entrer en application, est aussi une évolution historique qui pourrait créer des remous : les soldats ultra-orthodoxes obéiront-ils s’il leur est demandé de s’opposer à ceux qui, ultrareligieux comme eux, construisent des implantations de façon illégale en Cisjordanie et parfois affrontent des Palestiniens ? Accepteront-ils de forcer les habitants des implantations à quitter les zones qu’Israël pourrait être amené à rétrocéder aux Palestiniens ? Certes, depuis quelques années, un petit nombre de juifs ultra-orthodoxes ont commencé à servir sous les drapeaux, généralement sur la base du volontariat. Il n’y a pas de raison de douter a priori de la capacité de la hiérarchie militaire à se faire obéir par ses troupes, d’autant que les cas d’insubordination seraient probablement durement réprimés. Mais cette question fera certainement l’objet de vifs débats dans les années à venir.

 

Devant les incertitudes de l’avenir, au cœur de la région du monde la plus instable depuis le milieu du XXe siècle, Israël n’a d’autre choix que de poursuivre son effort en matière de défense et, surtout, de maintenir le haut niveau d’excellence de ses services de renseignement et de sécurité. En effet, leur rôle sera encore plus déterminant dans les années à venir que par le passé. Car pour faire face efficacement aux menaces, « le travail de renseignement doit continuer 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, 365 jours par an », comme l’explique le général Amir Eshel, commandant de l’armée de l’air israélienne.

Le renseignement israélien devra encore être plus attentif à la situation des pays voisins, aux humeurs de leurs dirigeants, à leurs intentions et à leurs projets, tout particulièrement en ce qui concerne l’Iran et son programme nucléaire. Il devra poursuivre ses efforts pour détecter le plus en amont possible la préparation d’attaques terroristes et les infiltrations de combattants adverses contre son territoire. Il devra également surveiller avec vigilance les tendances subversives au sein de la société israélienne, chez les Arabes israéliens et chez les juifs ultra-orthodoxes dont il convient de ne jamais oublier qu’ils sont à l’origine de l’assassinat de Yitzhak Rabin. Mais toutes ces missions devront être menées dans le respect des droits de l’homme, si Israël veut continuer à revendiquer son statut de seule « vraie » démocratie du Proche-Orient. Dans le même temps, la communauté du renseignement devra être capable de déceler et d’évaluer les opportunités de paix, et de rétablir le dialogue avec l’Autorité palestinienne. Le Shin Beth, Aman et le Mossad ont donc de belles années devant eux.


*1. La loi prévoit un service militaire ou communautaire obligatoire avec des sanctions pour ceux qui ne respectent pas la conscription égale des femmes et des hommes. Seuls seront toujours exemptés 18 000 hommes qui sont considérés comme des « érudits » de l’étude torahnique.