CHAPITRE 3

LES ÉCLAIREURS DE TSAHAL


La majorité des troupes de Tsahal sont des unités de réserve qui ne peuvent pas être mobilisées pendant de longues périodes sans nuire à l’économie du pays. Par conséquent, les dirigeants de l’État hébreu ont à l’égard de leurs services des exigences inconnues des autres agences du renseignement dans le monde : fournir un avertissement précoce du danger des armées arabes massées le long des frontières israéliennes. Celle-ci doit être livrée au moins quarante-huit à soixante-douze heures avant une attaque militaire contre Israël, afin de permettre à l’état-major de mobiliser ses réserves.

Par ailleurs, comme l’explique Pierre Razoux, chercheur spécialiste de la Défense israélienne, ignorant quelle forme revêtira la prochaine guerre, les forces de défense israéliennes doivent se préparer à toutes les éventualités et tous les types d’engagement possibles : raid en profondeur, lutte anti-insurrectionnelle, guerre urbaine, guerre mécanisée de haute intensité, interception de missiles, opérations littorales, etc. « Concilier ces défis multiples requérant des armements et des savoir-faire parfois radicalement différents, constitue une gageure que les stratèges de Tsahal espèrent atteindre en revenant aux principes fondamentaux qui ont assuré le succès initial des armes israéliennes : en vrac, frapper fort, loin, le premier et par surprise, mobiliser rapidement les troupes, porter les combats en territoire adverse, diviser ses ennemis, conduire une guerre rapide, sanctuariser le territoire israélien et punir l’adversaire pour qu’il ne recommence pas1. » Pour les forces combattantes, tout cela implique de maintenir un haut niveau de préparation et d’excellence opérationnelle. Mais cela sous-entend d’abord et surtout de disposer de renseignements d’alerte et de ciblage garantissant d’être prévenu à temps des intentions adverses et de disposer de toutes les informations utiles pour les localiser, les vaincre et les détruire. C’est là le rôle primordial du renseignement militaire, organisé autour d’Aman.

Aman : le plus important service israélien

Aman (Agaf Hamodiin) est la direction des renseignements militaires, créée par Isser Bééri en juin 1948. Ce service, rattaché au chef d’état-major des armées (Ramatkal), a une position particulière comparée à beaucoup d’autres agences de renseignement militaires dans le monde : au sein des forces de défense israéliennes, il bénéficie d’un statut « d’armée » à part entière de l’état-major au même titre que l’armée de terre, la marine et l’armée de l’air. C’est dire toute la considération dont il jouit.

Ses effectifs (9 000 hommes) sont supérieurs à ceux du Shin Beth et du Mossad réunis, mais aussi à ceux des plus grands services européens (BND*1, plus de 7 000 employés, DGSE*2 et GCHQ*3, près de 6 000). Il a pour mission la collecte et l’exploitation du renseignement militaire. Il transmet à l’état-major et au Premier ministre des synthèses quotidiennes concernant les risques de guerre, les cibles ennemies potentielles, ainsi qu’une synthèse des interceptions des communications adverses. Car Aman gère le système d’écoutes électroniques et est aussi responsable du programme national de renseignement spatial. Le service dirige également les opérations des forces spéciales en territoire ennemi, coordonne le renseignement des autres armées et contrôle l’activité des attachés militaires israéliens. Enfin, Aman a la charge de la censure de la presse et de la sécurité de l’information, action ayant pour but de prévenir les divulgations d’informations relatives aux armées.

Pour assurer l’ensemble de ces missions capitales pour la sécurité de l’État hébreu, Aman est organisé en six divisions.

La division « Renseignement » (Cha’man) réunit tous les moyens de collecte du renseignement dans les zones d’engagement de Tsahal et assure la coordination des moyens de renseignement de l’armée de terre, de l’armée de l’air et de la marine. Comme tous les grands services de renseignement du monde, Aman recourt à toutes les formes de collecte et l’on trouve dans la division Renseignement un vaste ensemble d’unités et de services spécialisés permettant d’assurer toutes les missions de recherche :

 Le renseignement humain (HUMINT) comprend l’Unité 504, petite unité qui gère de nombreux agents et informateurs – dénommés katamim, « agents pour des tâches spéciales » – opérant clandestinement au-delà des frontières d’Israël*4. Pendant les dix-huit années de présence des Forces de défense israéliennes au Liban (1982-2000), les membres de l’Unité 504 ont joué un rôle essentiel. Toutefois, cette unité est peu considérée au sein de la communauté israélienne du renseignement. D’une part, parce que ses succès restent méconnus ; d’autre part, parce que plusieurs de ses cadres ont été impliqués dans des affaires controversées, notamment la gestion du Camp 1391 au sud du Liban dans lequel des Libanais soupçonnés par Israël d’appartenir au Hezbollah étaient transférés pour être interrogés et parfois torturés. En conséquence, l’Unité 504 a suscité beaucoup de critiques.

 La recherche opérationnelle relève principalement du Corps du renseignement de combat (Hel-Modi’in Ha-Sadeh ou Modash), unité de l’armée de terre placée pour emploi sous la direction d’Aman. À cela, il convient d’ajouter les informations transmises par les attachés militaires présents dans toutes les ambassades israéliennes.

– Le département Mem-Mem (Mivtza’im Meyuchadim, « opérations spéciales »), pilote les unités de forces spéciales de Tsahal (sayerot) qui conduisent régulièrement des missions de reconnaissance et de renseignement derrière les lignes ennemies et laissent sur place des balises électroniques.

– Les interceptions (SIGINT). Le renseignement électromagnétique est la mission de l’Unité 8200. Basée à Herzliya au nord de Tel-Aviv, elle exploite des stations d’écoute électronique installées dans tout le pays*5.

– L’imagerie (IMINT). Trois méthodes de recueil permettent au renseignement israélien de « voir de l’autre côté de la colline ». D’une part, la reconnaissance aérienne ; d’autre part, la surveillance terrestre par satellites ; enfin, les drones dont l’utilisation s’est considérablement développée ces dernières années, faisant d’Israël l’un des pionniers en la matière.

– L’exploitation des sources ouvertes (OSINT). Aman dispose enfin d’une unité chargée de collecter et d’analyser la presse écrite et électronique, les sites Internet et les réseaux sociaux touchant aux questions militaires. Elle est connue en hébreu sous le nom d’Hatsav (Homer Tsevai Bariah).

La division « Production » (Machleket Ha’afaka) compte à elle seule près de cinq mille personnes, soit près de 60 % des effectifs d’Aman2. Elle est chargée de l’exploitation du renseignement. À cette fin, elle reçoit et analyse les informations recueillies par Aman, mais aussi par l’ensemble de la communauté israélienne du renseignement (Mossad, Shin Beth, Malmab, forces de sécurité, etc.). Elle publie également un bulletin quotidien d’information pour les hautes autorités et diverses évaluations périodiques, dont la plus connu est l’Evaluation annuelle du renseignement national. Elle se compose de trois départements :

 Le département de la recherche (Machleket Mechkar), qui compte plus de six cents personnes, est chargé de l’analyse des renseignements et de l’évaluation des risques. Il établit les rapports de niveau tactique, opérationnel et stratégique et travaille en liaison avec les autres services de renseignement nationaux. Son action ne se limite pas au renseignement militaire et il peut intervenir dans les secteurs économiques, de la recherche industrielle ou de la politique. Depuis 1973, le Département de la recherche est organisé en « théâtres » : le Théâtre nord s’occupe du Liban et de la Syrie, le Théâtre central de l’Iran, de l’Irak, de la partie nord de la Jordanie et de l’Arabie Saoudite, le Théâtre sud de l’Égypte et de la partie sud de la Jordanie. Le Théâtre Terreur, le Théâtre Monde et le Théâtre Technologique viennent compléter le dispositif3.

– Le département « Connaissance de l’ennemi », qui diffuse aux trois armées des renseignements sur les tactiques et les armes en usage dans les pays arabes.

– La section « Revue », chargée d’examiner les rapports, quelle qu’en soit leur origine et d’en faire une appréciation critique. Elle a été mise en place afin d’éviter que le rapport d’un subalterne soit évincé par l’avis négatif d’un supérieur.

La division Technique s’occupe de développer et de produire tous les dipositifs techniques, les gadgets technologiques, les moyens de transmission et les armes spéciales que demande Aman. Elle est surnomée « l’usine à jouets ». Au cours de la guerre des Six Jours, Aman sut pleinement exploiter l’esprit inventif et novateur du colonel Yuval Neeman qui, depuis de nombreuses années, officiait en qualité de « Mr Q » au sein du service. Sa plus grande réussite consista à implanter une barrière d’écoute électronique à l’intérieur du Sinaï, capable de détecter les mouvements de l’armée égyptienne. De petits émetteurs contenant un microphone extrêmement sensible avaient été implantés par des équipes des services spéciaux sur les arrières égyptiens, à proximité des principaux carrefours et points de passage obligés. Parallèlement, de nombreux systèmes d’écoute miniaturisés furent placés sur les lignes téléphoniques traversant le Sinaï, si bien que les Israéliens étaient en mesure d’intercepter un nombre important de conversations entre les unités de première ligne et les états-majors demeurés en arrière. Ils réussirent même à capter une conversation téléphonique entre le président égyptien Nasser et le roi Hussein de Jordanie.

La division « Sécurité » assure la protection des informations classifiées dont elle contrôle la diffusion. Elle dispose à cet effet d’un service de sécurité militaire (Bitachon Sadeh), qui est chargé du contre-espionnage sur le terrain et de la censure militaire et qui assure le filtrage des informations publiées en Israël (TV, radio, journaux, Internet…) susceptible de renseigner l’adversaire. La censure militaire (Ha’tzenzura Ha’tzva) dispose d’une autorité considérable et s’impose aux juridictions civiles. Aucun texte, aucun livre, ni aucune photo relatifs à Tsahal ne peut être publié sans son accord.

La division « Relations extérieures » est chargée des liaisons avec les services de renseignement étrangers et les attachés militaires présents en Israël. Elle gère aussi les attachés militaires israéliens dans le monde.

La division « Administration », enfin, est responsable des questions juridiques et financières, ainsi que de la gestion des ressources humaines du service.

Aman comprend également une école du renseignement (Beit Ha’sefer Le’modi’in), dans laquelle sont formés les officiers de renseignement de l’armée et d’Aman. Le service a par ailleurs mis en place plusieurs programmes prémilitaires pour recruter et former des spécialistes du renseignement au sein de la société civile.

Succès et échecs d’Aman

En 1951, le colonel Mordechaï Ben-Tsur, commandant de l’Unité 131 – chargée des opérations clandestines de renseignement et de sabotage à l’étranger – mit en place un réseau d’espionnage en Égypte. Ses successeurs poursuivirent dans cette voie et développèrent les activités de l’unité dans tous les pays arabes hostiles voisins d’Israël. Mais rapidement, l’Unité 131 connut un échec majeur, dans l’« affaire Lavon », du nom du ministre de la Défense. Envoyé en Égypte pour constituer un réseau dormant, un officier de l’Unité 131 recruta plusieurs Juifs égyptiens dont certains reçurent une formation militaire en Israël. Malgré leur inexpérience et leur méconnaissance du métier d’espions, ces agents furent chargés de saboter des cibles occidentales en Égypte, dans l’espoir que cela conduirait le gouvernement britannique à reconsidérer sa décision d’évacuer le canal de Suez, ce qu’Israël percevait comme une menace. Non seulement il n’en fut rien mais encore l’ensemble du réseau fut démantelé et ses membres condamnés à de longues peines et même à la mort pour deux d’entre eux. Pire : plusieurs ministres, dont Moshé Dayan et Shimon Peres, se rejettèrent la responsabilité de cet échec, allant même jusqu’à forger de fausses preuves pour incriminer Lavon. In fine, le scandale toucha Ben Gourion qui fut contraint de se retirer définitivement de la vie politique après une première retraite. Les membres du réseau durent attendre la fin de la guerre de 1967 pour être libérés en échange de prisonniers de guerre égyptiens et… 2004 pour être réhabilités ! Outre le démantèlement de l’Unité 131, cet échec eut pour conséquence la décision de ne plus recruter de Juifs pour opérer dans leur pays d’origine. Règle qui s’applique encore aujourd’hui à tous les services israéliens. Cette mission déclencha un énorme scandale en Israël. Surtout, Moshé Dayan, alors chef d’état-major, considérait que c’était une perte d’argent et de main-d’œuvre pour les Forces de défense israéliennes que d’être engagées dans des activités clandestines. Le directeur du Mossad Isser Harel (1951), lui fit écho en demandant que toutes les opérations clandestines à l’étranger, y compris celles de l’Unité 131, soient regroupées sous l’égide du Mossad. En conséquence, elle fut dissoute en 1963.

 

L’un des plus grands succès d’Aman fut la guerre des Six-Jours4. Le 5 juin 1967, Israël déclenchait la troisième guerre de son histoire. Estimant, grâce à ses renseignements, que ses voisins arabes s’apprêtaient à l’attaquer, l’État hébreu lança une guerre préventive. En moins d’une semaine, les aviations d’Égypte, de Syrie et de Jordanie furent écrasées tandis que Tsahal s’emparait du Sinaï, du Golan, de Jérusalem-Est et de la Cisjordanie. Quelques jours après la victoire, Moshé Dayan, ministre de la Défense, déclarait que, dans ce conflit, le rôle du renseignement avait été au moins aussi important que celui de l’aviation et des blindés5. Même si le célèbre Eli Cohen et le Mossad ont joué un rôle clé dans cette crise, Aman a été l’un des grands artisans de cette victoire-éclair.

À partir d’août 1966, grâce à l’action du Mossad, les pilotes israéliens avaient pu tester en vol le redoutable MiG-21, fer de lance des aviations arabes, après qu’un transfuge irakien, le capitaine Mounir Roufa, leur eut livré clé en main un exemplaire de l’intercepteur soviétique. Soigneusement testé, cet appareil n’avait plus de secret pour les pilotes israéliens qui connaissaient parfaitement ses performances, ses points forts et ses défauts.

Avant l’ouverture du conflit, les décrypteurs de l’Unité 8200 avaient « cassé » une grande partie des codes secrets de l’armée égyptienne. Ainsi Aman avait identifié avec précision l’identité et les fréquences radio des pilotes égyptiens, si bien que, le jour du déclenchement de l’opération, les Israéliens étaient en mesure d’émettre sur leurs fréquences des messages personnels destinés à leur donner de fausses informations et à les convaincre que toute résistance était vaine. Par exemple, un pilote égyptien reçut l’ordre de cesser sa mission et de larguer ses bombes au-dessus de la Méditerranée.

Les services israéliens avaient également mobilisé leurs agents pour maximiser les chances de réussite de l’attaque aérienne. Ainsi, Anouar Ephraïm, l’un des agents israéliens les mieux introduits dans la jet set cairote, fut chargé d’organiser une soirée particulièrement festive pour les pilotes de la base stratégique d’Inchas qui abritait plusieurs escadrons d’intercepteurs MiG-21. Après s’être assuré que la soirée dure jusqu’à l’aube, Anouar Ephraïm s’éclipsa discrètement pour embarquer à bord d’un vol commercial international qui décolla quelques dizaines de minutes seulement avant le déclenchement de l’attaque aérienne israélienne.

Surtout, l’un des agents les plus précieux des Israéliens, connu sous le seul nom de code de Suleiman, joua en l’occasion un rôle crucial. Il s’agissait d’un officier égyptien, spécialiste des transmissions, qui avait été recruté quelques années plus tôt par Aman et ne devait se manifester qu’au moment où l’armée égyptienne serait amenée à prendre position dans le Sinaï. Les services israéliens demeuraient en effet traumatisés par l’échec de l’affaire Rotem, sept ans plus tôt, lorsque les Égyptiens étaient parvenus à masser l’équivalent de deux divisions dans le Sinaï, au nez et à la barbe des Israéliens. Cette fois-ci, l’alerte fut bien donnée. La première émission radio de Suleiman fut captée le 17 mai 1967, lorsque les premières unités lourdes égyptiennes franchirent le canal de Suez en direction de la frontière israélienne. Pendant les trois semaines qui suivirent, Suleiman devint les yeux et les oreilles des Israéliens sur les arrières égyptiens, d’autant plus facilement que son unité avait reçu l’ordre de prendre position dans le Sinaï. Par un malencontreux concours de circonstances, il fut tué le troisième jour de la guerre après que son véhicule a été mitraillé par des Magister israéliens aux abords du col de Mitla ; Aman perdit ainsi l’une de ses meilleures sources de renseignements en Égypte.

De même, Baruch Na’ul, un autre agent qui opérait depuis plusieurs mois à Alexandrie, reçut l’ordre de noter l’emplacement et les mouvements des navires militaires présents dans la base navale voisine, afin d’accumuler le maximum d’informations en vue de la préparation d’un raid de nageurs de combat qui devait survenir lors de la première nuit suivant le déclenchement des opérations*6. Dans un registre similaire, on peut citer le cas d’Ali al-Afti, le masseur de Nasser, qui recueillait nombre d’informations concernant la classe politique égyptienne. Celui-ci ne fut suspecté que bien des années plus tard et s’éteignit à la prison centrale du Caire en 1990.

Les missions de reconnaissance aérienne jouèrent également un rôle crucial dans la préparation de cette victoire. Pourtant, à la veille des hostilités, l’aviation israélienne ne comptait que cinq aéronefs spécialement équipés pour la reconnaissance photographique : deux Mirage III et trois Vautour II. C’est pourquoi, durant les semaines précédant le déclenchement de l’attaque, les responsables de la Heyl Haavir (l’armée de l’air), multiplièrent les missions de reconnaissance à très basse altitude, aussi bien à travers la péninsule du Sinaï qu’au-dessus du delta du Nil, pour tester les réactions des défenses antiaériennes égyptiennes. Ces missions de reconnaissance permirent de définir les axes d’approche les plus sûrs, garantissant ainsi aux chasseurs bombardiers israéliens le risque minimum de détection par des radars adverses. Nombre d’entre elles eurent également pour but de convaincre les Égyptiens qu’en cas d’offensive, les Israéliens attaqueraient par la mer Rouge, alors qu’en réalité, ils avaient prévu de contourner leur adversaire par la Méditerranée. Surtout, ces missions permirent aux Israéliens de définir avec la plus extrême précision le déploiement des unités égyptiennes et l’emplacement exact des cibles à frapper sur chacun des aérodromes visés. De ce fait, les Israéliens étaient en mesure de frapper à coup sûr, évitant ainsi les missions inutiles.

Tous les problèmes n’étaient néanmoins pas résolus. En effet, les pilotes ne possédaient aucune carte récente de leurs objectifs en Haute-Égypte. En raison de leur petit nombre, les avions de reconnaissance ne pouvaient être engagés qu’une ou deux fois par jour, généralement à l’aube et à la tombée de la nuit. Le commandement israélien n’était de ce fait pas en mesure d’assurer le suivi permanent des opérations au-dessus du champ de bataille, ni même d’évaluer en temps réel les dommages causés à l’adversaire. Toutefois, il semble qu’il ait finalement disposé de tous les renseignements voulus. Certains y ont vu la présence clandestine de moyens aériens supplémentaires. En effet, les États-Unis semblent avoir apporté aux pilotes israéliens les moyens qui leur manquaient. Plusieurs auteurs6, dont l’un réputé pour son excellente connaissance des questions de renseignement au Proche-Orient7, rapportent en effet l’existence d’un accord secret entre Tel-Aviv et Washington concernant l’envoi de chasseurs de reconnaissance RF-4C Phantom en Israël en juin 1967. Une telle présence américaine en Israël, bien qu’elle n’ait jamais été reconnue officiellement, n’est pas improbable si l’on rappelle le précédent français ; onze ans plus tôt, lors de l’expédition de Suez de novembre 1956, la France, à la demande expresse du gouvernement israélien – et dans le plus grand secret –, avait déployé en Israël 36 avions de chasse et une cinquantaine de pilotes pendant deux semaines, afin d’assurer la défense aérienne de l’État hébreu8.

À l’occasion de ce conflit, les Israéliens utilisèrent également leurs moyens ELINT et SIGINT*7 pour leurrer les Égyptiens en leur faisant croire, par une surabondance d’activité radio, que leur effort principal porterait beaucoup plus au sud de l’endroit où il s’exerça effectivement. De ce fait, l’état-major égyptien déporta dans cette zone, face à un adversaire inexistant, une partie conséquente de ses moyens blindés qui lui manquèrent cruellement lors des premières heures de l’offensive israélienne9.

Les très bons résultats obtenus par Aman, avant et pendant la guerre des Six Jours, alliés au charisme et aux compétences reconnues de son directeur, le général Aharon Yariv, confortèrent son crédit auprès du gouvernement. Rapidement, les rapports de ce service bénéficièrent de préjugés favorables et le renseignement militaire prit peu à peu la prééminence sur le Mossad. Il bénéficiait d’une telle aura que ses avis furent rarement contestés. De son côté, le directeur du Mossad devait adopter un profil bas, car son service venait d’accumuler un certain nombre de bavures et se trouvait de ce fait sur la sellette. Bien que théoriquement responsable de la coordination de l’ensemble des services de renseignement israéliens, il n’assistait plus qu’épisodiquement aux conseils de Défense du gouvernement, sachant qu’il devait désormais apporter des preuves irréfutables à l’occasion de chacune de ses interventions.

Mais cette assurance de détenir la vérité et le complexe de supériorité développé par les Israéliens à l’égard des adversaires arabes depuis l’éclatante victoire de la guerre des Six Jours allaient se révéler funestes. Malgré les importants moyens dont il disposait, la qualité de son personnel et ses nombreux succès passés, le service n’était pas à l’abri de l’erreur. D’autant que, comme l’a reconnu le général Yoel Ben-Porat, ancien commandant de l’Unité 8200, avant 1973, la plus grande part des cadres du renseignement militaire ne connaissait pas la culture musulmane, ne parlait pas l’arabe et ne voyait pas l’intérêt d’apprendre cette langue10.

 

Aman allait donc connaître un échec majeur à l’occasion de la guerre du Kippour qui aurait pu être catastrophique pour la survie même de l’État hébreu : le service n’a pas vu venir l’attaque surprise menée par l’Égypte et la Syrie le 6 octobre 1973, le jour de la fête religieuse juive de Yom Kippour. Pourtant, les indices disponibles ne manquaient pas, mais le service a failli – en particulier les échelons supérieurs du commandement – au niveau de l’analyse des renseignements. Le fait même que le nouveau chef d’Aman, le général Eli Zeira, fût persuadé que les Arabes ne lanceraient pas d’attaque contre Israël a conditionné tout le travail d’exploitation aux niveaux subalternes et les analyses contraditoires ont été étouffées*8. Ainsi les lignes de défense israéliennes ont-elles été enfoncées sans difficulté tant l’armée fut surprise par l’attaque arabe. Heureusement pour Israël, Tsahal réussira à rétablir la situation et parviendra à défaire les forces adverses. Mais, psychologiquement et diplomatiquement, le coup sera rude.

Dès la fin de la guerre, la Commission Agranat est mise en place pour déterminer les responsabilités. Son rapport, remis le 2 avril 1974, est sévère puisqu’il recommande le limogeage du directeur d’Aman, le général Eli Zeira, de son adjoint, le général Arieh Shalev, du chef d’état-major de l’armée, le général David Elazar, du commandant du Commandement Sud, le général Shmuel Gonen, et de son chef du renseignement, le lieutenant-colonel David Gedaliah. Mais la Commission préconise surtout la réorganisation complète de l’exploitation du renseignement et une meilleure sélection du personnel d’analyse.

C’est ainsi que les « avocats du diable » sont créés au sein d’Aman. Cette unité de contrôle est chargée d’évaluer de manière critique les rapports de renseignement internes, de produire des analyses contradictoires et de proposer des scénarios alternatifs. Elle se compose de quelques officiers expérimentés, rattachés directement à la direction d’Aman et non à la Division de la production, afin que ces analystes ne soient pas influencés par celle-ci. Désormais, n’importe quel officier du service peut s’adresser directement au chef d’Aman s’il estime important de lui faire part d’un point de vue différent de celui de ses supérieurs.

À l’occasion de l’opération Paix en Galilée (invasion du Liban, 1982), Aman analyse correctement l’état des forces en présence – notamment la faiblesse des milices chrétiennes que soutient Israël – alors même que le Mossad et le Centre de recherches politiques du ministère des Affaires étrangères surestiment la capacité des maronites à instaurer un nouvel ordre dans le pays. Le service recommande même au gouvernement de s’abstenir d’enliser militairement Tsahal au Liban, mais ne sera pas écouté. À l’issue de l’opération, son directeur, le général Yeoshua Saguy, est contraint de démissionner suite aux massacres des camps de Sabra et Chatila11. La Commission Kahan, chargée d’enquêter sur ces actes odieux, conclut qu’Aman a commis une faute en ne prévenant pas les autorités que les phalangistes allaient se venger sur les réfugiés palestiniens après l’assassinat du président chrétien, Béchir Gemayel.

L’une des grandes forces d’Aman est sa capacité de remise en question. Ainsi, en 2006, au cours de la seconde guerre du Liban, si le renseignement militaire israélien n’est pas parvenu à identifier la totalité du nouveau dispositif de combat du Hezbollah avant le début de l’offensive*9, il semble que cette lacune passagère ait été comblée depuis.

En effet, l’opération Plomb durci, déclenchée par Tsahal le 27 décembre 2008, a bénéficié de tous les renseignements nécessaires pour frapper le Hamas d’une manière particulièrement efficace sans causer trop de victimes collatérales et en ne provoquant pas de représailles d’envergure de la part du groupe palestinien. Pourtant, le Hamas avait bien pris soin de camoufler ses installations opérationnelles au milieu de la population palestinienne, bénéficiant en cela de la densité démographique dans la bande de Gaza, l’une des plus importantes au monde. Ainsi, environ 120 des 200 tunnels clandestins reliant l’Égypte à la bande de Gaza auraient été détruits. Plusieurs centaines de membres du mouvement palestinien, dont certains de ses hauts responsables, auraient été tués. Toutefois, Tsahal n’est pas parvenu à détruire la totalité de son infrastructure militaire. En effet, suivant l’exemple du Hezbollah libanais, de nombreuses installations enterrées – remplies d’armes fournies par les services iraniens – courent sous des édifices publics. Leur bombardement aurait provoqué des pertes civiles importantes qui, bien exploitées par la propagande pilotée par Téhéran, auraient eu des conséquences politiques incalculables12.

Le développement des programmes de renseignement par l’image

Le renseignement par l’image, dénommé l’IMINT (Imagery Intelligence) dans le jargon des professionnels, recouvre les photographies ou les films réalisés par différents vecteurs : aéronefs, satellites, ballons-sondes, radars, drones ou caméras de vidéo surveillance. Les appareils de prise de vue (dénommés capteurs techniques) peuvent être de différents types : optique, infrarouge, thermique, acoustique, radar, etc. Les images diffusées par les agences de presse ou la télévision, qui peuvent être enregistrées et stockées, font aussi partie des ressources de l’IMINT. Son rôle ne cesse de croître, en raison de l’amélioration considérable de ses performances et parce que l’homme demeure plus sensible à un argument visuel qu’à une transcription d’écoute ou un rapport d’agent. Pour des raisons subjectives, l’image « parle » mieux aux décideurs.

En fonction du type de mission qui leur est confiée, les appareils spécialisés dans la reconnaissance aérienne disposent de différents équipements, embarqués à bord d’une nacelle. Ressemblant à une « grosse bombe » fixée sous le fuselage, celle-ci peut emporter des caméras thermiques ou infrarouges et des optiques permettant des prises de vue verticales, panoramiques ou obliques, à des distances pouvant aller jusqu’à 30 km et à des altitudes pouvant atteindre 30 000 pieds. Certaines nacelles sont également dédiées au renseignement de type SIGINT. Les aéronefs de reconnaissance disposent par ailleurs d’un système de navigation très perfectionné et de moyens d’autoprotection significatifs (leurres, contre-mesures électroniques) pour échapper aux missiles adverses. Aujourd’hui, la reconnaissance aérienne est progressivement remplacée par l’emploi des satellites et des drones. Seuls quelques pays – dont la France – ont décidé de conserver des appareils spécifiquement dédiés à cette mission.

Les missiles Scud lancés contre Israël durant la première guerre du Golfe (1991) ont mis en lumière la nécessité pour le pays de disposer de capacités d’alerte précoce indépendantes. L’industrie de haute technologie israélienne a permis le développement autonome des satellites de renseignement, grâce à des recherches lancées dans les années 1980, mais qui se sont accélérées après Tempête du désert. La finalité de ces satellites est de permettre un suivi plus précis des moyens adverses, en particulier dans le troisième cercle des menaces contre Israël : l’Iran et d’autres pays lointains, notamment la Libye de Khadafi, et celle de ses successeurs. Israël cherche à améliorer ses capacités à détecter et à suivre le déploiement d’armes de ces pays afin de réduire le risque d’une attaque surprise. Grâce aux compétences de l’industrie israélienne, l’État hébreu est le seul pays au Moyen-Orient disposant de capacités indépendantes de renseignement spatial, ce qui lui confère un avantage considérable.

C’est en 1988 qu’Israël a lancé son premier satellite, Ofeq 1, suivi en 1990 d’Ofeq 2. Ces deux premières plate-formes étaient expérimentales et avaient pour but d’étudier les différentes possibilités de renseignement depuis l’espace. Le premier satellite opérationnel, Ofeq 3, est lancé en avril 1995 par le lanceur de fabrication israélienne Shavit 1. Ofek 4 suit en janvier 1998, mais son lancement est un échec. Ofek 5, conçu pour remplacer Ofek 3, est lancé avec succès en mai 2002. Ofek 6, équipé de caméras à longue portée dotées de dispositifs de vision nocturne devait rejoindre Ofek 5 en septembre 2004, mais son lancement a échoué. Ofek 7 a été lancé en juin 2007 pour remplacer Ofek 5 dont l’utilisation avait été prolongée suite à l’échec du lancement d’Ofek 6, censé le remplacer. Lancés respectivement en janvier et en juin 2010, Ofek 8 et Ofek 9 ont enfin permis à Israël de disposer d’un outil efficace de surveillance du programme militaire iranien. Le coût de la série Ofek est estimé à 100 millions de dollars par satellite. Les caractéristiques techniques des satellites israéliens ne sont pas connues. Cependant, sur la base de sources étrangères, Ofek 3 serait capable de réaliser des prises de vue d’une résolution de 1 mètre. Les satellites de la série Ofek sont par ailleurs considérés comme étant exceptionnels parmi les satellites de reconnaissance photographique car ils ne pèsent que 189 kilos, soit beaucoup moins que les autres plate-formes étrangères, tout en disposant de capacités similaires.

Israel Aircraft Industries (IAI) a également lancé le projet Eros (Earth Resources Observation Systems), une série de satellites de reconnaissance photographique civils, utilisant la technologie de la série Ofeq. L’Eros A1, premier de cette série, a été lancé en décembre 2000 à partir d’un lanceur russe. Il est capable de fournir des images de moins de 2 mètres de résolution. Ses photographies sont commercialisées par une entreprise privée, mais le ministère de la Défense israélien a acquis les droits exclusifs des photographies pour les pays du Moyen-Orient. Eros B a été lancé en 2006. Particulièrement léger (350 kg) et très manœuvrable, il lui faut seulement 95 minutes pour effectuer une révolution terrestre, soit quinze révolutions par vingt-quatre heures, ce qui lui permet d’envoyer à intervalles rapprochés des images actualisées du point à observer. Eros B fournit des photos avec une résolution inférieure à 1 mètre. La construction d’un satellite Eros C est actuellement à l’étude.

Le développement d’un satellite d’imagerie radar a également été rapporté. Dénommé Techstar et développé en collaboration avec l’Inde, il doit bénéficier d’une technologie radar à ouverture synthétique, pouvant effectuer des prises de vue avec une bonne résolution, de nuit et par temps nuageux.

Depuis la guerre du Golfe (1991), les drones aériens s’affirment comme une composante majeure du renseignement par l’image. Ils ont fait la preuve de leur efficacité sur tous les théâtres où ils ont été déployés. Un drone est un petit avion sans pilote. Préprogrammé pour un vol particulier ou dirigé par un opérateur depuis une station terrestre, il est capable d’effectuer des missions de renseignement de longue durée au cours desquelles il transmet ses prises de vue en temps réel. Le drone représente une vraie révolution pour la reconnaissance aérienne, car il est plus flexible et moins coûteux qu’un satellite ou qu’un aéronef. De plus, les progrès techniques ont permis de mettre au point des drones de grande taille, aux capacités de vol et d’autonomie étendues, désignés sous le vocable HALE (High Altitude, Long Endurance). Le Global Hawk américain en est l’exemple le plus abouti. Son envergure de 35 mètres est supérieure à celle d’un Boeing 737. Il peut, à partir du territoire américain, rejoindre l’espace aérien bosniaque, le survoler durant vingt-quatre heures en effectuant des prises de vue, puis revenir à son point de départ sans aucun ravitaillement en vol. Ses capacités sont telles que l’expression « satellite de théâtre » est de plus en plus fréquemment utilisée à son sujet. Il dispose d’une autonomie de 40 heures de vol et peut couvrir plus de 25 000 kilomètres. La superficie de la zone qu’un seul drone de ce type est capable de surveiller est d’environ 140 000 km2, soit le quart de la surface du territoire français.

Parallèlement à ces drones géants, on assiste au développement de drones miniatures. Aisément transportables, silencieux et faciles à mettre en œuvre, ils ont très vite attiré l’intérêt des unités spéciales chargées du renseignement ou de l’intervention en milieu hostile. La propulsion électrique des drones miniatures et l’existence de caméras thermiques de vision nocturne ultra légères (de 100 à 200 grammes), permet par exemple aux forces spéciales de surveiller discrètement un objectif. L’engin prend tout d’abord de l’altitude à quelque distance de sa cible. Le moteur est ensuite coupé et le drone survole l’objectif en planant ; de faible dimension, peint en noir pour être utilisé de nuit, l’engin est indécelable.

L’armée israélienne, qui fait une utilisation intensive des drones, accorde de plus en plus la priorité à l’encryptage de leurs communications et de leurs données, de crainte que des organisations ou des pays hostiles ne parviennent à intercepter les images et les photos recueillies par ces appareils. La nécessité de renforcer l’encryptage s’est faite jour à la suite d’informations selon lesquelles le Hezbollah libanais pourrait disposer de systèmes lui permettant d’avoir accès aux données transmises par des drones israéliens. En août 2010, Hassan Nasrallah, le chef du mouvement chiite libanais, avait révélé que son organisation disposait d’images qui, selon lui, provenaient d’un drone israélien en mission de surveillance au-dessus d’une zone où un commando israélien s’apprêtait à lancer une opération. Ces déclarations avaient été prises très au sérieux. Après un examen minutieux, ces professionnels ont conclu que le Hezbollah avait effectivement réussi à intercepter des données transmises par des drones. Afin de remédier à cette situation, le commandement des forces terrestres a acquis un nouveau modèle de drone, Skylark 1, produit par Elbit Systems et équipé d’un nouveau système d’encryptage13.

Les autres moyens du renseignement militaire

Si Aman est le plus important service de renseignement israélien et concentre l’essentiel des moyens de recherche et d’analyse, les trois armées disposent toutefois de leurs propres unités spécialisées, qui agissent aussi bien au profit de leur état-major que d’Aman.

Début 2000, une réflexion de l’état-major des forces terrestres insista sur la nécessité d’améliorer le renseignement parvenant aux unités combattantes, qui déboucha sur la décision de séparer les moyens de collecte de renseignements tactiques des renseignements stratégiques. Ainsi est créé, en avril 2000, le Corps du renseignement de combat (Hel-Modi’in Ha-Sadeh ou Modash14). C’est la plus récente structure de renseignement des forces terrestres israéliennes qui dispose d’un statut « d’arme » à part entière, au même titre que l’infanterie, l’artillerie, les blindés et le génie. Le Corps est chargé de la collecte d’informations tactiques sur le champ de bataille, nécessaire à la conduite des opérations, et de leur transmission rapide aux forces combattantes (du bataillon à la division).

Avec la création de ce corps, toutes les unités terrestres s’occupant de la collecte de renseignements ont été regroupées sous une seule et même direction. Le corps est composé d’un quartier général, de trois bataillons opérationnels, d’une unité d’instruction et de bataillons de réserve :

– Le bataillon Shahaf (« Mouette ») opère dans la région Nord, près de la frontière avec la Syrie et le Liban.

– Le bataillon Nitzan (« Bourgeon ») opère dans la région Centre, c’est-à-dire en Cisjordanie et près de la frontière avec la Jordanie. Créé en 1993, cette unité d’élite a été engagée au Sud-Liban. Elle est aussi dénommée, Commando Nit’Zan, Unité 636 ou Unité Yakhmam. Spécialisée dans l’identification et la désignation d’objectifs pour l’artillerie, elle est destinée à opérer en territoire ennemi, son existence a donc longtemps été tenue secrete et n’a été révélée qu’en 1999.

– Le bataillon Nesher (« Aigle ») opère dans la région Sud, dans la bande de Gaza et près de la frontière avec l’Égypte.

Le Modash disposerait également d’une formation de reconnaissance lointaine, l’Unité T’zasam (ou Unité 869), composée de trois compagnies, une par secteur critique (Liban, Syrie et Cisjordanie).

La formation des membres masculins du renseignement opérationnel (vingt semaines) est assez proche de l’instruction initiale dispensée aux forces spéciales ; elle est seulement plus courte de deux mois. Ils apprennent à maîtriser l’ensemble des techniques de collecte de renseignements nécessaires à leurs missions (courses d’orientation de jour et de nuit, utilisation de moyens de communication spécialisés, apprentissage de techniques de combat spécifiques à l’unité, cours de topographie, etc.). Les femmes, quant à elles, après une période d’instruction de base, se voient offrir deux filières : soit elles suivent une formation de huit semaines consacrée à l’observation et à l’analyse, pendant laquelle elles sont entraînées au recueil de renseignements par moyens optiques, à la détection d’attaques terroristes et à la production de rapports de renseignements sur une zone cible ; soit elles optent pour les missions de collecte de terrain et suivent alors un entraînement avancé de seize semaines, pendant lesquelles elles apprennent, comme les hommes, les méthodes d’orientation, le camouflage, l’observation et sont initiées aux techniques de combat d’infanterie.

Aman fait également appel à d’autres unités afin de conduire des missions de reconnaissance : au bataillon de reconnaissance Herev (« Sabre »), composé uniquement de soldats druzes15 ; et au bataillon HaGadsar HaBedoui16 (ou Unité 585), formation composée de Bédouins israéliens chargés des reconnaissances en milieu désertique. Ce bataillon a participé activement à tous les conflits majeurs dans la bande de Gaza. Par ailleurs, toutes les brigades d’infanterie de Tshal disposent d’un bataillon de reconnaissance dédié, organisé selon la même structure :

– une compagnie de reconnaissance (Palsar), chargée de conduire la brigade au combat, via des reconnaissances, des patrouilles de sûreté et la collecte de renseignements. Elle est parfois chargée de mener des raids ;

– une compagnie du génie (Palhan), ayant pour mission principale de dégager le terrain afin de le rendre praticable pour le reste des troupes. Elle est aussi chargée d’effectuer des sabotages en territoire ennemi, de neutraliser des charges explosives, de poser de mines, etc. ;

– une compagnie antichar (Palnat), montée sur véhicules dotés de lance-missiles antichar ;

– une compagnie de transmission (Palhik), chargée d’assurer les liaisons entre les différentes unités de la brigade, pendant les activités de routine comme durant les actions de combat.

Par ailleurs, depuis 2010, dans le cadre du programme surnommé Sky Rider, chaque commandant de bataillon a été doté d’un drone Skylark 1, afin de disposer de ses propres capacités de surveillance aérienne et de ne pas être dépendant de l’armée de l’air. L’appareil, d’un poids de 6 kg, conçu pour des missions de reconnaissance, est lancé à la main à l’aide d’une catapulte et dispose d’une autonomie de vol de trois heures. Son plafond est de 3 000 pieds.

 

Au sein de l’armée de l’air (Heyl Haavir) – laquelle, depuis la création de l’État hébreu, a toujours été engagée en premier et a joué un rôle déterminant dans tous les conflits –, la Division des renseignements aériens (Lahak Modi’in ou Lamdan) est chargée de réunir l’ensemble des informations nécessaires pour l’exécution des missions aériennes*10. Elle recourt principalement à la reconnaissance aérienne et aux interceptions des communications radio pour recueillir des informations sur les forces aériennes arabes (suivi des capacités et des activités aériennes adverses, identification des cibles à frapper, etc.). Son action ne fut cependant pas toujours couronnée de succès.

À la veille de la guerre du Kippour, alors qu’ils étaient à la tête de l’Anaf Avir 4 (ancien nom du Lamdan), le colonel Rafi Harlev et son adjoint chargé de la recherche, le lieutenant-colonel Yehuda Porat, ont joué un rôle clé dans l’élaboration d’évaluations fondées sur l’idée que l’Égypte ne serait pas prête à faire la guerre aussi longtemps que l’Union soviétique ne lui aurait pas livré des matériels considérés comme essentiels par l’état-major égyptien pour attaquer les aérodromes et les objectifs stratégiques israéliens. Cette hypothèse devint un véritable « concept » pour le renseignement militiaire et provoqua une erreur d’analyse majeure, ne permettant pas de déceler l’attaque surprise lancée par l’Égypte*11.

 

Dans la marine (Heyl Hayam), c’est le Département du renseignement naval (Mahleket Modi’in ou Mahman) qui est chargé de recueillir des renseignements sur les forces maritimes des pays hostiles à Israël, ainsi que sur tous les mouvements de bâtiments en Méditerranée et en mer Rouge, en particulier ceux de la flotte russe, principal allié de la Syrie. Il a également pour mission de prévenir les attaques terroristes par mer et d’intercepter les trafics maritimes clandestins d’armes à destination de Gaza notamment, soumis à un strict blocus israélien depuis la prise de pouvoir du Hamas en juin 2007. Le renseignement naval est notamment célèbre pour avoir détecté et intercepté deux navires qui transportaient des armes à destination des Palestiniens, le Santorini (mai 2001) et le Karine-A (janvier 2002), au plus fort de la seconde Intifada.

Censure et sécurité militaires

Le rôle de la censure et de la sécurité militaire est une question récurrente dans la société israélienne. En effet, même si elles s’expliquent par l’histoire et la situation de quasi-guerre perpétuelle dans laquelle Israël est né et a grandi, elle choque dans un pays libéral doté d’institutions démocratiques.

Comme l’explique Jérôme Bourdon17, la censure militaire est en Israël une institution fondée sur une législation d’urgence des autorités britanniques transférée dans le droit israélien. Elle est le fruit d’un accord entre le comité des éditeurs des journaux hébraïques et l’armée, qui a été étendu au reste des médias. Toutefois, un système d’appel devant un « comité des trois » – représentant les éditeurs, la justice et l’armée – et, en dernier recours, devant la Cour suprême n’a cessé de réduire le périmètre de la censure. En 1953, la Cour a rappelé que la censure s’exerçait dans le cadre d’un régime démocratique. En 1989, elle a défini un critère, interprété de façon de plus en plus restrictive, pour justifier la censure : seule peut être censurée une information pouvant causer avec une « quasi-certitude » de « graves dommages » à la sécurité nationale. Le caractère secret de l’information n’est plus un critère suffisant.

Ainsi, le système judiciaire israélien fonctionne main dans la main avec l’armée, au moins pour certains de ses membres. L’outil employé est l’interdiction judiciaire de publier, plus efficace que la censure militaire, car il est appliqué ad hoc, avec une portée beaucoup plus large. Selon un juriste israélien, « quand la justice doit traiter d’affaires de sécurité sensibles, les forces de sécurité [c’est-à-dire l’armée, les services secrets, le contre-espionnage, la police] demandent et obtiennent facilement un ordre de garder le secret, et ce dès la première demande d’arrestation contre un suspect, souvent même avant que l’arrestation ne soit effectuée, et il est même déjà arrivé qu’un tel ordre reste en vigueur des dizaines d’années après la fin du processus judiciaire18 ».

Si, théoriquement, cette censure militaire peut tout contrôler – la presse, Internet, les livres, etc. –, concrètement sont surtout surveillés les journalistes qui suivent l’armée en opérations, les questions d’armement et le nucléaire. La majorité d’entre eux devancent la censure en lui soumettant régulièrement leurs articles.

C’est au sujet des opérations militaires que le changement des mentalités est le plus clair. En partie sous la pression de la presse étrangère, mais aussi en raison des maladresses récurrentes de l’armée, la pertinence des stratégies employées a été mise en cause à l’occasion des guerres successives. En particulier, l’armée hésite sur l’emploi de la tactique dite des « zones militaires fermées », inaugurée à l’occasion de la première Intifada (1987-88). Cette tactique se révèlera souvent inopérante – notamment lors de l’opération Rempart au printemps 2002. Elle contribua au succès des rumeurs de massacres dans le camp de réfugiés de Jénine (la « bataille de Jénine » fera au total 79 morts : 56 Palestiniens et 23 Israéliens).

Mais la transparence se retourne aussi contre Israël. Lors de la seconde guerre du Liban (2006), par exemple, des soldats interviewés sur le champ de bataille ont évoqué librement devant les médias ce qu’ils éprouvaient, déclarations parfois en contradiction avec le discours officiel tenu par leurs supérieurs. La commission Winograd, chargée de faire le bilan officiel de la conduite de la guerre, a été très critique quant au rôle des médias nationaux, qui acceptent cette critique : certains journalistes israéliens reconnaissent qu’ils sont allés trop loin et qu’ils ont pu contribuer à affecter le moral de l’arrière. Lors de la guerre de Gaza, l’armée est parvenue à rétablir de façon beaucoup plus efficace le secret, grâce à la collaboration quasi totale des médias israéliens et sans avoir besoin d’invoquer systématiquement la censure.

Au cours des dernières années, la façon dont les médias couvrent les opérations de Tsahal a changé, comme leurs relations avec les militaires qui ont eux-mêmes évolué. Cela s’observe à travers le travail des journalistes spécialistes de l’armée les plus connus (Aluf Benn, Yossi Melman, Reuven Pedatzur et Ronen Bergman). En dehors des temps de guerre active, un plus fort désir de transparence est manifeste, et le droit de critique s’exerce.


*1. Bundesnachrichtendienst, service allemand de renseignement extérieur.

*2. Direction générale de la sécurité extérieure, service français de renseignement et d’action.

*3. Government Communications Headquarter, service britannique chargé des interceptions.

*4. De 1951 à 1963, Aman disposa également de l’Unité 131, chargée des opérations clandestines de renseignement et de sabotage à l’étranger, avant que ces missions ne soient transférées au Mossad.

*5. Cf. chapitre 4.

*6. Ce raid eut bien lieu, mais il se solda par un échec, puisque les six nageurs de combat engagés dans l’opération furent capturés par les Égyptiens sans avoir pu saboter le moindre navire important.

*7. Electronic and Signal Intelligence : renseignement d’origine électromagnétique.

*8. Cf. chapitre 8, p. 216-219.

*9. Cf. chapitre 8, p. 230-231.

*10. Lamdan comporte plusieurs unités de recherche :

– l’Unité 9200, qui regroupe les drones de reconnaissance, largement utilisés pour observer les installations ennemies. Trois escadrons, les 166e et 200e – basés à Palmachim – et le 210e – installé à Tel Nof – exploitent différents types de drones : MALE Heron, HALE Hermes 900, Eitan/Heron TP, etc.

– l’Unité technique d’assistance, qui analyse les photos aériennes ;

– l’Unité Zoom, qui surveille les acquisitions de nouveaux appareils (avions, hélicoptères) par les pays de la région.

*11. Cf. chapitre 8, p. 217-218.