CHAPITRE 6

« HAMISRAD »


Au début des années 1920, la Haganah – la milice armée des Juifs de Palestine, ancêtre de Tsahal – fonde le Shai (Sherout Yediot ou « Service d’information »), premier service de renseignement juif en Palestine. Il est chargé de surveiller les agents et les forces armées arabes, les troupes britanniques et la Special Branch, mais aussi les membres de la Haganah. Le Shai a également pour mission d’obtenir des informations sur les intentions britanniques pour la Palestine. Ses agents sont partout : dans la police, les douanes, les services postaux et les services de transport.

Lors de la création de l’État hébreu, en 1948, les missions de renseignement extérieur sont réparties entre le Département politique du ministère des Affaires étrangères*1 (HaMahlaka HaMedinit ou Mamad), dirigé par Boris Gouriel, le service de renseignement militaire (Sherout Hamodi’in) et le service de sécurité général (Shin Beth) rattaché au ministère de la Défense2.

En parallèle, en 1949, fut créé l’Aliyah B (Ha-Mossad le-Alyah Bet, littéralement « Institut pour l’immigration de type B », c’est-à-dire illégale), parfois dénommé « le premier Mossad ». Il ne s’agit pas d’un service de renseignement, mais d’une agence chargée d’organiser l’immigration clandestine juive vers Israël. L’Aliyah B était une véritable multinationale sans équivalent dans le monde. C’était une sorte d’énorme agence de voyage clandestine : elle comptait une soixantaine de bateaux, des avions*2 et un nombre incalculable de véhicules, le tout coordonné par un réseau mondial de télécommunication. Grâce à l’action de l’Aliyah B, la population du jeune État d’Israël doubla au cours des années qui suivirent sa création. Par ailleurs, l’expérience acquise par ses membres dans les opérations d’immigration clandestine permit à certains de devenir plus tard l’élite du Mossad.

Mais alors que la communauté du renseignement israélienne se met progressivement en place, début 1951, l’inimaginable se produit : la plupart des agents européens du Département politique du ministère des Affaires étrangères se met en grève. Devant une telle mutinerie, Reuven Shiloah*3, le coordinateur des services, supprime ce Département, limoge Boris Gouriel, jugé trop peu efficace, ce qui amène la démission collective de l’état-major du département. Ce que l’on appellera la « révolte des espions », laissera longtemps des séquelles. Cependant, cette réorganisation sera le véritable point de départ de l’histoire du renseignement israélien.

En effet, en mars 1951, par une directive de David Ben Gourion, le « nouveau » Mossad (Ha-Mossad le-Modiin ve le-Tafkidim Meyuhadim*4, également appelé Hamisrad : « le bureau ») est créé pour centraliser toutes les activités de renseignement extérieur. Il est rattaché directement au Premier ministre et non plus au ministère des Affaires étrangères. Le Mossad actuel se considère toutefois comme l’héritier du Shai.

L’année suivante (1952), l’Aliah B est dissout et ses missions sont réparties entre le « nouveau » Mossad et une agence créée pour l’ocasion, Nativ. Le premier prend en charge la protection des Juifs vivant dans les pays arabes – organisant pour eux des cellules d’autodéfense – mais aussi en Europe et en Amérique latine. Nativ se voit attribuer les pays communistes, dans lesquels aucune disposition d’autodéfense ne fut prise car cela aurait été trop dangereux3.

Le Mossad devient donc le seul service israélien chargé du renseignement et des opérations clandestines à l’étranger. Il est également chargé d’établir ou d’entretenir les contacts avec les pays qui n’ont pas de relations diplomatiques officielles avec Israël et de protéger les intérêts juifs à travers le monde. Il a donc la planète entière pour terrain de jeu, mais il n’intervient pas sur le sol israélien ni dans les territoires occupés (Cisjordanie). Ses priorités sont les pays arabes hostiles à Israël et les mouvements terroristes proche-orientaux, mais aussi les États-Unis, parce qu’il est indispensable pour Israël d’anticiper toutes les décisions de son allié pouvant affecter sa sécurité comme pour s’y procurer des technologies militaires de pointe.

Structure et organisation

Le Mossad compte près de 3 000 personnes4, dont plusieurs centaines en poste à l’étranger. Son quartier général se trouve à Tel-Aviv. C’est une organisation civile. Ses employés n’ont pas de grades militaires bien que la plupart d’entre eux ait servi dans les Forces de défense israéliennes (FDI), notamment dans le renseignement militaire.

Depuis la réforme mise en place par Ephraïm Halevy (1998-2003), le directeur du Mossad s’appuie sur trois grands subordonnés : un directeur-adjoint qui pilote les sept divisions opérationnelles ; un administrateur général, responsable des divisions fonctionnelles ; un inspecteur général, chargé du contrôle interne du service. Le directeur général du Mossad est simultanément coordinateur général (Memuneh) de la communauté du renseignement, c’est-à-dire primus inter pares des chefs des services israéliens.

Les sept divisions opérationnelles du Mossad sont Tsomet, Nevioth, les divisions Renseignement et Soutien technique opérationnel, Tsafririm, Tevel et Metsada.

Tsomet est la plus importante division du Mossad. Elle est responsable de la recherche clandestine du renseignement par agents, via ses postes officiels ou clandestins à l’étranger. C’est elle qui recrute et manipule des sources à travers le monde, grâce à des officiers traitants, appelés Katsa. Le Mossad n’emploierait qu’une centaine d’officiers traitants chargés de recruter des agents dans le monde. Une partie d’entre eux, très expérimentés, travailleraient sous couverture à l’étranger. Les autres sont affectés en Israël et effectuent des déplacements ponctuels dans des pays proches (Chypre, Turquie), etc. Il est intéressant de noter que le Mossad est l’un des services qui pratique le plus les recrutements sous « faux pavillon ». En effet, en raison des origines très variées de la population israélienne, il dispose de femmes et d’hommes qui passent facilement pour des Irakiens, des Syriens, des Anglais, des Français, des Américains ou des Allemands et qui maîtrisent parfaitement les langues de ces pays dont leurs familles sont généralement originaires.

Nevioth (anciennement dénommée Keshet) est la division chargée de la recherche opérationnelle. Elle ne recrute pas d’agents mais se charge des filatures, des contre-filatures, de la surveillance, des effractions et de la pose de micros et des écoutes clandestines. Lorsqu’il était au Mossad, Rafi Eitan – qui deviendra chef du Lekem (Bureau scientifique de liaison) – réussit à infiltrer une mission diplomatique chargée de s’occuper du courrier des scientifiques allemands. Les opérations de ce genre étaient ses préférées. « C’est bien mieux que de recruter des agents, dit-il. Quand on recrute un agent, il faut le former, lui fournir une couverture en béton, le mettre en place et lui donner le temps d’établir des contacts […]. Lire le courrier de votre ennemi, c’est beaucoup mieux : on obtient des résultats immédiats, et des informations de premier ordre5. »

La division du Renseignement est responsable de l’interprétation des informations collectées par les différentes branches du Mossad. C’est d’elle que dépend le LAP (Lohama Psikhologit), département chargé de la guerre psychologique, de la propagande et des opérations d’intoxication des adversaires d’Israël*5. Cette division a aussi pour tâche de recueillir des renseignements auprès des prisonniers de guerre détenus par Israël.

La division du Soutien technique opérationnel a pour mission de créer les « légendes » des officiers envoyés en opération, de leur fournir des faux papiers, de monter des sociétés pour leur servir de couverture ou faciliter leurs opérations et d’assurer leurs communications clandestines.

Tsafririm (anciennement dénommée Bitsur) a une double fonction. D’une part, recruter des Juifs ressortissants des pays dans lesquels le Mossad conduit des opérations. Ces agents de la diaspora (sayanim) sont chargés de fournir des informations d’environnement et d’assurer la logistique de certaines opérations. Ce sont donc des réseaux de soutien et non de renseignement. D’autre part, cette division a pour mission d’aider les communautés juives menacées partout dans le monde. Au cours des années 1950 et 1960, elle a notamment joué un rôle actif dans l’exfiltration des Juifs d’Afrique du Nord, du Proche-Orient (Syrie, Liban, Iran, Irak) et d’Éthiopie (opérations Moïse et Salomon), au cours des années 1980 et 1990. Tsafririm joue donc un rôle symbolique fort pour le pays : Israël a été créé pour offrir un refuge aux Juifs en danger6.

Tevel (« Le monde ») est la division du Mossad chargée de l’action politique et des liaisons internationales. Elle gère les relations et les opérations communes avec les services amis, mais aussi les échanges avec les pays qui ne disposent pas de relations officielles avec Israël et avec les mouvements non arabes ou non musulmans opprimés dans les pays arabo-musulmans (chrétiens, druzes, kurdes, etc.), à qui il fournit instruction, financement et assistance logistique7. Tevel organise des sessions d’entraînement et des séminaires pour les membres des services secrets de pays alliés, qu’il fait bénéficier de l’expertise israélienne en matière de lutte contre le terrorisme et d’opérations clandestines. L’Inde a par exemple bénéficié des formations israéliennes au contre-terrorisme, compte tenu des similitudes en matière sécuritaire entre la Cisjordanie et le Cachemire8. Cette division apporte, par ces échanges, 70 % du renseignement dont dispose le Mossad, notamment en matière de ciblage initial des terroristes ou d’objectifs ennemis, avant qu’une autre division ne se lance dans la recherche opérationnelle.

Autre exemple, depuis 2003, le Mossad est de plus en plus présent au Kurdistan irakien à travers des entreprises écrans, qui emploient ses agents avec de faux passeports, où ses officiers ont formé les membres des partis kurdes. Par ailleurs, des peshmergas (combattants kurdes) ont été envoyés en Israël afin d’y perfectionner leur formation militaire. C’est également via ces firmes que les Israéliens s’infiltrent dans les ministères irakiens et les espionnent. Ils auraient ainsi mis sur écoute les conversations téléphoniques des autorités irakiennes9.

Mais il est souvent reproché à Tevel d’être devenu une sorte de second ministère des Affaires étrangères israélien, doublant parfois le premier. C’est parce qu’elle a aussi pour mission de faciliter « l’atterrissage en douceur » des membres du Mossad qui rencontrent des problèmes pendant les opérations menées dans un pays allié. Quand cela arrive, l’objectif est de les exfiltrer de la façon la plus discrète possible. Ainsi, en 1998, les services suisses ont immédiatement libéré une équipe du Nevioth qui avait été prise en train de placer des micros dans l’appartement d’un membre du Hezbollah à Berne. Malheureusement, la presse israélienne a eu vent de l’affaire et le gouvernement suisse n’eut d’autre solution que d’engager des poursuites contre eux10.

 

Metsada (anciennement connu sous le nom de Caesarea), est la division des opérations spéciales du Mossad, qui regroupe les combattants (lochanim) du service. Elle dirige les actions paramilitaires de sabotage, d’enlèvement ou d’élimination physique des terroristes et autres personnes considérées comme dangereuses par les plus hautes autorités de l’État hébreu. Elle est aussi chargée des reconnaissances dans les pays arabes. C’est à elle que fut rattachée l’ex-unité 131 d’Aman, à la triste réputation, et dont dépend aujourd’hui le Kidon, département chargé des assassinats.

 

Le Mossad compte par ailleurs six unités fonctionnelles dont le rôle est de soutenir les divisions opérationnelles. Il s’agit des divisions Planification, Sécurité, Finance et personnel, Technologie et gadgets spéciaux, Prospective et Formation. Cette dernière dispose d’un centre de formation, appelé Midrasha (« L’académie »), à Herzliya, dans la banlieue de Tel-Aviv, au lieu-dit « Résidence d’été du Premier ministre », sur une colline surplombant le centre de loisirs Country Club, Tzomet Glilot.

L’école de la clandestinité

Le recrutement des membres du Mossad s’effectue essentiellement dans l’armée, car le service militaire est obligatoire pour tous les garçons et les filles dès 18 ans. D’après l’interview donnée par Michael Ross au site drzz.info11 en 2009, il n’y a pas de filière de recrutement officielle au sein du Mossad. C’est la Melukah, le département chargé du profilage, qui fait le premier pas vers une recrue potentielle. Le Mossad utilise parfois le téléphone pour le recrutement. En réalité, le billet d’entrée dans le service n’est qu’un simple numéro de téléphone, qui change tous les deux ans. Ainsi, jusqu’à une date récente, il était possible de faxer son curriculum vitæ au 1-800-371-333 pour présenter sa candidature au service israélien. Par ailleurs, le Mossad a ouvert un site Internet qui permet de poser sa candidature, mais il cible essentiellement les ingénieurs et scientifiques très qualifiés, pour travailler au quartier général du service. Aucun analyste ni « combattant » n’est recruté via Internet. L’une des grandes fonctions du site Internet est d’élargir le réseau de candidats potentiels. Avant sa création, il y a quinze ans, le service recherchait des candidats parmi les anciens militaires ou dans la communauté du renseignement, en se fondant sur le système des recommandations personnelles.

Depuis peu, le Mossad utilise également les médias. Comme le rapporte le journal israélien Yediot Aharonot12, le service a lancé en avril 2013 une campagne de recrutement d’envergure qu’il qualifie de « la plus vaste menée par le Mossad au cours de ces dernières années sur les sites Internet et les réseaux sociaux ». La campagne, qui s’intitule « Avec pareils ennemis, nous avons besoin d’amis », dirige vers le site Internet du service, lequel indique une longue liste de professions pour lesquelles il compte recruter. Toujours selon Yediot Aharonot, le Mossad spécifie dans son annonce que « les caractéristiques du profil recherché sont les dispositions pour l’aventure, et la prise de risques, et un mode de vie non routinier ». L’annonce indique rechercher des « hommes et femmes, créatifs, aimant le défi pour une fonction importante, extraordinaire et dynamique ». Il dit offrir « un logement pour l’agent dans le pays, des voyages courts et nombreux à l’extérieur du pays et une période de formation d’une année » et précise : « Les fonctions à pourvoir concernent des diplômés des unités de renseignement, des personnes parlant l’arabe et l’iranien, des enseignants de langues étrangères, des experts en haute technologie, des chimistes, des laborantins, des graphistes, des avocats, des psychiatres, etc. » Le journal a publié l’information sous le titre « Demande technicien à Dubaï », avec un sous-titre : « Vous rêvez d’une fonction excitante et d’une fausse moustache ? Le Mossad entame une campagne extraordinaire pour le recrutement d’agents dans plusieurs fonctions ». Les emplois proposés sont présentés avec force superlatifs : « Le poste qui changera votre vie » ou « Le travail de vos rêves ! ». Bien qu’il n’y ait aucune description précise des tâches requises, on peut imaginer ce dont il s’agira en consultant la liste des compétences nécessaires.

Selon certaines sources, un immigrant juif sur cinq serait recruté par les services de renseignement israéliens, en raison de sa connaissance du pays qu’il vient de quitter et des relations personnelles dont il dispose toujours sur place.

 

Vient alors la phase de sélection. Comme l’indique le site IsraelValley13, reprenant l’article de Yossi Melman « Selecting spies14 », il apparaît clairement que l’étape de la sélection est cruciale. Le premier examen approfondi des individus vise à établir s’ils conviendront pour les missions qui leur seront attribuées et, surtout, s’ils ne risquent pas de saboter leur travail ou de commettre des erreurs susceptibles de porter atteinte aux intérêts nationaux d’Israël. L’objectif ultime est de s’assurer qu’ils resteront loyaux envers l’organisation et ne se lanceront pas dans des actions qui pourraient conduire à la divulgation d’informations sensibles sur des opérations en cours, ce qui causerait l’arrestation et la condamnation à mort d’autres agents. Ayant accès aux dossiers militaires de tous les Israéliens et Israéliennes, la Melukah peut aisément vérifier le profil du candidat et le tester avant son éventuel recrutement. En effet, le Mossad a le pouvoir de faire subir à ses candidats des concours de présélection maquillés en exercices militaires. Quelquefois, de jeunes appelés effectuent des examens qu’ils pensent destinés à leur commandement d’unité alors que les résultats atterrissent sur le bureau d’un officier du Mossad.

Le service sélectionne ses futurs agents selon des critères très variés, en fonction des postes à pourvoir. Seules constantes : la citoyenneté israélienne – c’est évident – et la judéité. Le Mossad ne recrute aucun personnel non juif, mais les candidats peuvent être des convertis récents. Les évaluations psychologiques permettent un premier tri. Des questionnaires sont couplés avec des séances de détecteur de mensonges et une enquête de sécurité auprès des proches de la recrue. La moindre erreur ou approximation est éliminatoire. L’homosexualité reste officieusement bannie au sein du Mossad, mais pas pour une question de mœurs : le service craint que l’ennemi ne s’en serve comme outil de chantage envers un agent. Même fermeté à l’égard du statut légal : si la recrue fréquente une personne de nationalité étrangère, elle doit demander une autorisation écrite pour poursuivre cette relation, sinon c’est l’expulsion immédiate du service – une règle qui reste valable en cours de carrière. Si l’agent passe ce stade, il est envoyé à l’académie de Tsomet Glilot.

 

La formation d’un futur opérateur du Mossad est très diversifiée, car les connaissances à acquérir sont nombreuses, liées à la recherche du renseignement comme à la sécurité opérationnelle, les agents israéliens opérant toujours dans des conditions extrêmement risquées.

Les recrues s’entraînent intensivement aux armes de poing et d’épaule (fusil d’assaut, pistolet mitrailleur, etc.). Le Mossad impose le « tir pour tuer » à ses membres, un « espion » étant par définition payé pour ne pas être repéré, il ne dégaine que pour abattre son adversaire. Le plus souvent, les agents du Mossad n’utilisent virtuellement jamais leur arme. Ils compensent ce handicap par l’apprentissage du krav maga, la forme de close combat développée par les forces spéciales israéliennes. En complément, les agents en formation apprennent à concevoir et à placer des explosifs, mais surtout à neutraliser les charges placées par l’ennemi. Selon Michael Ross, ils étudient spécialement les composantes du TATP (triacetone triperoxyde), l’explosif préféré des terroristes, même si beaucoup meurent en le manipulant car il est très instable.

Puis les agents vont développer leurs compétences de terrain. L’instruction se déroule en Israël, en zone habitée. En Israël, toute personne qui se rend à une adresse sans raison ou observe trop longtemps un site attire immédiatement l’attention. Le contexte est donc parfait pour entraîner les recrues dans un environnement réaliste.

Ils commencent avec l’étude de la filature et de la contre-filature. Dès qu’il sait semer son instructeur, l’aspirant espion apprend à le filer. Pour ce faire, il bénéficie des conseils des experts du Nevioth, la branche « surveillance » du Mossad. Une filature classique demande entre trois et quatre agents pour une seule cible, de manière à changer régulièrement les suiveurs. Une filature motorisée exige au moins deux conducteurs derrière la voiture, un troisième au fil du parcours et, parfois, un véhicule de secours placé sur la route opposée, au cas où la personne effectuerait un demi-tour. Souvent, lors de l’instruction, les individus pris en filature sont des citoyens ordinaires, sans aucun lien avec le renseignement, qui ne connaîtront jamais le rôle qu’ils ont joué malgré eux dans la formation de la future élite du renseignement israélien.

Les agents en formation fréquentent ensuite les hôtels, leur premier lieu de travail. Ils apprennent à y fixer des rendez-vous et à étudier l’environnement qui les entoure. En effet, une simple rencontre avec un contact nécessite une préparation très minutieuse. L’agent doit commencer par un parcours de sécurité afin de vérifier s’il est suivi. Pour cela, il convient d’un itinéraire précis avec un autre officier qui va observer plusieurs fois sur ce parcours si des suiveurs s’intéressent à lui.

Une fois qu’ils ont appris à recueillir des informations, les recrues s’entraînent à les communiquer à leur hiérarchie. C’est une étape essentielle du renseignement, car selon un adage du Mossad « une mission accomplie qui ne figure pas dans un rapport n’a pas existé ». Les renseignements obtenus sont transmis soit physiquement par une « boîte aux lettres morte » – qui n’est autre qu’un lieu isolé où l’on cache des documents –, soit via des moyens de transmission, des plus simples (morse) aux plus complexes (électroniquement par voie cryptée).

Le véritable défi pour le futur agent reste le programme « Capture » qui clôt la formation. Moins de la moitié des candidats le réussissent. Il s’agit de la simulation d’une arrestation puis d’un interrogatoire en conditions réelles. L’agent qui y est soumis ignore qu’il s’agit d’un exercice. Étant entouré de pays arabes hostiles, pratiquant la torture, le Mossad ne cache rien à ses futurs employés de la situation qui les y attend et tient à les y préparer. Depuis 1951, près de quatre-vingts agents sont morts en mission, soit autant que pour la CIA… qui compte des effectifs vingt fois supérieurs.

Par ailleurs, le Mossad fonctionne comme une organisation-cadre qui exploite largement les possibilités que lui procure la diaspora juive à travers le monde. À titre d’exemple, à Londres, le Mossad disposerait de 7 000 coopérants potentiels (appelés sayanim, « ceux qui aident »). Cette structure de collecte unique fait la force du service. Il serait toutefois faux d’en déduire que tous les Juifs du monde coopèrent avec le Mossad.

D’autant qu’il est officiellement interdit au Mossad de recruter des Juifs pour espionner le pays dont ils sont ressortissants. En revanche, ils peuvent servir à surveiller des cibles ou assurer la logistique de certaines opérations. Cette interdiction a été réaffirmée après l’affaire Pollard, au cours de laquelle ce Juif américain avait espionné les États-Unis pour le compte du Lekem. Découvert par le FBI, il purge une très longue peine de prison*6.

Ainsi, le Mossad possèderait près de 35 000 agents dans le monde. 20 000 seraient opérationnels et 15 000 « dormants ». Les agents « noirs » sont des Arabes, les « blancs » des non-Arabes et les agents « signaux » sont ceux qui alertent le Mossad de préparatifs de guerre : il peut s’agir d’une infirmière travaillant dans un hôpital syrien qui note la constitution de stocks de médicaments ou d’un employé dans un port qui assiste à un accroissement d’activité des navires de guerre.

Les principaux succès du Mossad

Depuis sa création, en 1951, le Mossad a connu de nombreux succès contre ses adversaires, qu’il s’agisse d’opérations de renseignement ou de sabotage. Il convient d’en rappeler les principaux.

Au Maroc, en septembre 1956, le Mossad met en place une filière secrète d’évasion afin que les Juifs puissent quitter ce pays, après que l’interdiction de l’immigration en Israël a été imposée par le roi Mohamed V. Puis, à partir de 1957, Wolfgang Lotz, agent du Mossad possédant la nationalité allemande, est infiltré en Égypte et recueille des renseignements sur les bases de missiles, les installations militaires et les industries de défense. Il dresse également une liste de scientifiques allemands travaillant pour Le Caire et envoie à certains d’entre eux des lettres piégées.

En 1960, cinq opérateurs du Mossad s’infiltrent en Argentine, localisent et identifient formellement l’ancien nazi Adolf Eichmann, avant de l’enlever et de le ramener en Israël où il sera jugé, condamné à mort et exécuté. C’est également au début des années 1960 que le Mossad rencontrera un de ses plus grands succès grâce à Elie Cohen, qui réussit à infiltrer les plus hautes sphères du pouvoir syrien. Cela fera de lui un agent d’une valeur inestimable pour Israël.

Après avoir effectué son service militaire comme analyste pour le renseignement militaire, Cohen retourne à la vie civile, dans un cabinet d’assurance à Tel-Aviv. En 1960, il est recruté par Aman. Il est alors chargé d’opérer à l’étranger sous une fausse identité sous les ordres du futur Premier ministre Yitzhak Shamir, qui est à l’époque officier de renseignement. Un an plus tard, il est envoyé en Argentine sous le nom de Kamel Amin Taabat. Sa mission est de se construire une couverture au sein de l’importante communauté arabe d’Amérique du Sud. Se faisant passer pour un exilé syrien, Cohen parvient à entrer en contact avec des représentants diplomatiques des pays arabes.

Quelques mois plus tard, en 1961, sous sa fausse identité, il « revient » à Damas et gagne progressivement la confiance de plusieurs militaires et dignitaires syriens. Il est alors en position idéale pour accomplir sa mission : transmettre des informations aux services de renseignement israéliens par radio ou lettres secrètes. Tous les six mois, il se rend en Europe pour rencontrer ses supérieurs. Puis, en 1964, il passe sous le contrôle du Mossad.

Grâce à son entregent, en Syrie, « Kamel Amin Taabat » noue des relations amicales avec tous les dignitaires du régime, dont le futur président Hafez el-Assad lui-même, et devient leur confident. Lorsque ce dernier devient Premier ministre, Taabat est pressenti pour un poste d’adjoint du ministre de la Défense. Grâce à ses fonctions et à ses relations, Eli Cohen recueille des renseignements essentiels qu’il transmet par radio en Israël. Ainsi, il communique les localisations précises des fortifications syriennes sur le plateau du Golan quelque temps avant la Guerre des Six Jours, en 1967, l’ordre de bataille de l’armée de Damas et une liste complète de son arsenal.

Toutefois, les Syriens réalisent peu à peu qu’un espion transmet des informations à l’ennemi. Ils demandent alors l’aide du GRU, le renseignement militaire soviétique, lequel va démasquer Elie Cohen. Début janvier 1965, des spécialistes syriens du contre-espionnage localisent, grâce à un nouveau système de radiogoniométrie soviétique, des messages radio chiffrés en morse, émis depuis un poste émetteur miniature situé dans son appartement. Eli Cohen est arrêté le 24 janvier 1965 alors qu’il transmet des messages secrets au Mossad. Dans son dernier message, il annonce qu’il est démasqué. Il est ensuite torturé, jugé à huis clos en Syrie et condamné à mort par pendaison. La sentence sera exécutée à Damas, le 18 mai 1965.

Malgré cette issue funeste, le service ne désarme pas. En 1966, le Mossad parvient à exfiltrer d’Irak la famille de Munir Redf, un pilote irakien qui a fait défection et s’est réfugié avec son MiG-21 en Israël, permettant à l’armée de l’air de l’État hébreu de connaître les capacités de cet appareil et d’élaborer des contre-mesures qui se révèleront essentielles lors de la guerre des Six Jours. Puis, en 1968, le Mossad et le Lekem s’emparent du cargo allemand Scheersberg A, entre Anvers et Gênes. Ils subtilisent sa cargaison de 200 tonnes de « yellowcake » (concentré d’uranium) et la transfère sur un navire israélien. Cette opération (Plumbat) a pour but de permettre le développement du programme nucléaire israélien.

Les opérations se poursuivent au cours des années 1970 avec la même intensité. À partir de l’été 1972, sur ordre du gouvernement, le Mossad déclenche l’opération Colère de Dieu dont l’objectif est de traquer et d’éliminer les terroristes de Septembre noir, la branche de l’OLP responsable du massacre des athlètes israéliens aux jeux Olympiques de Munich. Dans ce cadre, outre les opérations qu’il conduit directement via son service Action, le Kidon, le Mossad recueille de nombreux renseignements qui permettent notamment le succès du raid des commandos israéliens contre le siège de l’OLP, à Beyrouth, en 1973. Puis, en 1976, à l’occasion du détournement du vol d’Air France sur l’aéroport d’Entebbe, en Ouganda, le service fournit des renseignements aux forces d’intervention et participe à la sécurité de l’opération. Enfin, en avril 1979, à La Seyne-sur-Mer, le Mossad sabote deux cuves destinées au réacteur nucléaire irakien d’Osirak. L’action, revendiquée par un « Groupe des écologistes français », totalement inconnu, ne trompe personne sur les véritables responsables de l’opération. Le Mossad joue également un rôle essentiel dans le recueil des renseignements qui permettront la destruction de la centrale nucléaire Tammuz 17 (Osirak) en Irak, le 7 juin 1981, en recrutant un ingénieur nucléaire irakien en France.

Au cours des années 1980, le service israélien monte également de remarquables opérations d’exfiltration de grande ampleur au profit des Juifs éthiopiens, les Falachas. Plusieurs dizaines d’entre eux vivaient dans les régions du Tigré, du Wollo, de Gondar et du Lasta, sur la haute montagne au bord du lac Tana. Découverts par un voyageur juif au IXe siècle, puis visités par un rabbin égyptien au XVe siècle, leur judéité a été officiellement reconnue par le rabbinat d’Israël en 1973, permettant ainsi leur immigration légale en Israël15. Toutefois, peu tentèrent le retour vers la Terre promise. Entre 1965, date d’arrivée du premier d’entre eux, et 1975, à peine deux cent cinquante Falachas émigrèrent en Israël. Pourtant, fuyant la guerre civile qui avait éclaté dans leur pays au milieu des années 1970, beaucoup d’entre eux croupissaient dans des camps de réfugiés au Soudan. En 1984, ils n’étaient encore que sept mille à avoir rejoint l’État hébreu. Fin 1984, Israël décide alors d’organiser une opération d’exfiltration de dizaines de milliers d’entre eux en Israël : ce sera l’opération Moïse, menée par les unités Tsafririm du Mossad. Dix mille Falachas entreprennent une longue marche à pied de l’Éthiopie au Soudan avant de rejoindre Israël grâce à un imposant pont aérien entre le Soudan et Israël. Puis, en mai 1991, Israël lancera l’opération Salomon, réalisée en accord avec le nouveau pouvoir éthiopien : quatorze mille Falachas massés autour de l’ambassade israélienne à Addis-Abeba rejoindront Israël.

Parallèlement, d’autres opérations sont menées. En 1986, en Italie, le Mossad enlève clandestinement Mordechaï Vanunu, ex-employé de la centrale de Dimona qui vient de révéler au monde l’existence du programme nucléaire de l’État hébreu. Il est rapatrié en Israël où il sera reconnu coupable de haute trahison et condamné à dix-huit ans de prison, dont onze en isolement total. Surtout, en raison de la présence durable de Tsahal au Liban, des tensions que cela suscite et de la montée en puissance du Hezbollah, le service israélien met en place de nombreux réseaux de renseignement dans ce pays à partir du milieu des années 1980, à l’image de celui d’Ali al-Jarrah, que certains n’ont pas hésité à présenter comme un nouvel Elie Cohen16.

Ali al-Jarrah est né au début des années 1960 dans la vallée de la Bekaa, au nord-est du Liban, près de la frontière avec la Syrie. Il grandit dans la petite ville d’Al-Marj, entre la rivière Litani et Ghazayel. La famille al-Jarrah fait partie de la bourgeoisie locale. Toutefois, celle-ci est profondément divisée : une partie est ouvertement pro-islamiste et anti-israélienne ; l’autre, pro-occidentale, en veut aux Assad et à l’OLP.

En 1982, lors de l’invasion israélienne du Liban, la famille implose. Deux des frères rejoignent les combattants de l’OLP. Ali, qui a été éduqué à l’université et a beaucoup voyagé, refuse de s’allier à Arafat, qu’il rend responsable du déclin de son pays, et s’engage dans l’armée du Liban-Sud, formée par Israël. Il est alors rapidement repéré par la Melukah, le service de recrutement du Mossad. Une nouvelle vie commence alors pour lui.

Ali al-Jarrah est un officier supérieur, très au fait des questions militaires et habitué aux règles du secret. Il a aussi des défauts qui plaisent au service israélien : il est marié à deux femmes différentes, en secret. La première vit à Al-Marj, la seconde à Beyrouth. Les différents contrôleurs d’Ali ne manqueront pas d’utiliser cette situation à des fins de manipulation. Ali commence sa carrière comme safan, c’est-à-dire informateur du Mossad spécialisé sur les Palestiniens. Le service lui fournit un véhicule militaire, un laissez-passer et une couverture suffisamment solide pour qu’il ait accès à tous les lieux sensibles sans être bloqué aux barrages de l’armée. Il est régulièrement débriefé par son contrôleur dans les bases militaires israéliennes du Sud-Liban.

À plusieurs reprises, le Mossad le fait entrer clandestinement en Israël pour poursuivre sa formation et lui faire rencontrer ses supérieurs. En sens inverse, des camions traversent la frontière de nuit et ravitaillent Ali en matériel électronique. Sa résidence secondaire, une maison située dans la ville de Masnaa, sur la route reliant la Syrie au Liban, devient un centre de haute technologie, opérationnel vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

Année après année, Ali poursuit sa carrière d’agent au profit d’Israël. Lorsqu’il quitte l’armée, le Mossad lui a bâti une nouvelle couverture, celle d’un humanitaire, ce qui lui permet de voyager à travers le Liban et de s’approcher des ports, où il dit superviser des arrivages de médicaments. Pour le service israélien, il est devenu indispensable. La qualité des informations qu’il recueille impressionne Tel-Aviv. Chaque trimestre, son contrôleur le contacte sur son téléphone portable et lui donne rendez-vous dans un pays tiers. Ali se rend ainsi successivement en Égypte, à Chypre, en Jordanie et en Italie, où un représentant du Mossad lui remet un faux passeport israélien afin qu’il puisse venir rencontrer ses traitants dans l’État hébreu. Il n’y reste chaque fois que quelques jours, le temps de se former aux nouvelles technologies et aux méthodes de contre-surveillance. À l’occasion de l’un de ces voyages, Ali reçoit un ordinateur spécial et plusieurs systèmes radio. Il s’entraîne à transmettre ses renseignements par ondes décamétriques et apprend par cœur les grilles nécessaires au déchiffrement des messages de la station émettrice du Mossad, située à Nes Ziyona.

Ali se voit également doté d’un nouveau véhicule, une Jeep Mitsubishi « aménagée » par le département technique du Mossad. Des caméras minuscules ont été installées dans les portières, les phares et le pare-choc. Avec ce véhicule, pendant des années, Ali va sillonner toute la vallée de la Bekaa, les quartiers sud de Beyrouth et la périphérie de Damas. Les vidéos de ces voyages sont transmises à Tel-Aviv et permettent aux Israéliens d’obtenir une vision parfaite de leurs théâtres d’opérations.

Ali engage bientôt son frère Yusuf pour l’épauler dans ses missions au profit d’Israël. Le Mossad, conscient de l’engagement et des qualités de son agent, lui consent une rémunération très élevée, faisant de lui l’espion le mieux payé de l’histoire du Mossad : 7 000 euros par mois, des primes régulières, trois véhicules plus des téléviseurs et des ordinateurs pour ses enfants. Vis-à-vis de son entourage Ali justifie sa vie luxueuse par son salaire dans son « organisation humanitaire internationale ».

Durant les années 1990 et 2000, Ali al-Jarrah poursuit inlassablement ses missions de renseignement. Il transmet au Mossad une grande quantité de photographies et de vidéos des installations militaires et civiles du Liban et de Syrie, mais aussi d’Iran. En 1995, il renseigne Tel-Aviv sur les déplacements de Feithi Shkaki, le chef religieux du Djihad islamique palestinien, qui effectue de fréquents voyages en Libye où Kadhafi lui promet des fonds pour commettre des attentats-suicides. Grâce aux renseignements d’Ali al-Jarrah, Shkaki sera éliminé par un commando du Mossad, à l’occasion d’un de ses déplacements à Malte.

Avec le retrait israélien du Liban (2000), le pays tombe sous la coupe du Hezbollah. En conséquence, Ali al-Jarrah et son réseau prennent une importance accrue pour le Mossad, qui ordonne à Ali de suivre les événements politiques et militaires de Beyrouth. Pour la première fois, des témoins le remarquent en train de photographier les halls d’entrée de bâtiments appartenant au Hezbollah.

En 2006, l’armée de l’air israélienne détruit tous les ponts menant à Beyrouth, sauf un. Intoxiquées par le département de guerre psychologique du Mossad, le LAP, les médias internationaux évoquent le fait que l’État hébreu a laissé subsister un « couloir humanitaire » pour permettre l’évacuation des réfugiés. En réalité, il s’agit du pont reliant la demeure d’Ali au centre de Beyrouth. Avec sa jeep et grâce à sa couverture humanitaire, ce dernier effectue de fréquents allers-retours dans la capitale libanaise, où il travaille en coordination avec deux autres réseaux pilotés par le Mossad : le « Cercle de Beyrouth », de Mahmoud Gemayel – implanté dans le district de Dahya, chef-lieu du Hezbollah dans la capitale libanaise – et le « Réseau Mukleid », opérant au Sud-Liban. Les renseignements communiqués par ces trois sources sont d’une telle qualité qu’ils permettent aux forces spéciales israéliennes de conduire une opération spectaculaire dans Beyrouth, début août 2006. Mais le conflit tourne à l’avantage du Hezbollah, qui resserre son étreinte sur le Liban. Par ailleurs, le contre-espionnage du mouvement chiite libanais se révèle particulièrement efficace : à l’automne 2006, le « Cercle de Beyrouth » et le « Réseau Mukleid » sont découverts, leurs membres arrêtés et exécutés. Ali al-Jarrah est immédiatement évacué par le Mossad, qui le cache pendant un mois à Amman, en Jordanie.

Mais il est bientôt « réactivé » pour une nouvelle mission : localiser Imad Mughniyeh, l’un des fondateurs du Hezbollah et le chef de son service de renseignement et d’action. Pour le Mossad et la CIA, Mughniyeh – surnommé « le Renard » – est le terroriste islamiste le plus dangereux de l’histoire moderne après Oussama Ben Laden. Sa tête a été mise à prix pour 25 millions de dollars et Israël est déterminé à l’éliminer. Mais il y a un problème majeur : nul ne sait à quoi il ressemble. Au cours des années 90, Mughniyeh a subi une opération de chirurgie esthétique qui l’a rendu méconnaissable. Même sa propre mère n’a pas de photo de son nouveau visage.

La localisation d’Imad Mughnieyh est un modèle d’opération de renseignement. Grâce à diverses sources, le Mossad apprend que « le Renard » se cache à Damas, où il vit sous la protection des services de sécurité syriens. Al-Jarrah est donc envoyé à plusieurs reprises dans la capitale syrienne, dans le quartier hautement sécurisé de Kfar Soussa où se trouvent non seulement les demeures des personnalités fortunées du régime, mais aussi les missions diplomatiques. C’est là que réside Mughniyeh. Grâce aux renseignements rapportés par al-Jarrah, le Kidon, la branche action du Mossad, va pouvoir monter l’opération qui aboutira à l’élimination du leader terroriste.

Puis il participe au repérage de la villa du général Suleimane, chef du programme nucléaire syrien, que les Israéliens ont décidé d’éliminer. Mais alors qu’ils communiquent leurs renseignements à leurs officiers traitant du Mossad, à Beyrouth, le 7 juillet 2008, Ali Al-Jarrah et son frère Yusuf sont repérés par les services de sécurité libanais. Après une longue enquête, des forces spéciales du Hezbollah surprennent les deux frères en flagrant délit et les kidnappent. Après vingt-six ans d’exploits, Ali al-Jarrah voit sa carrière au sein du Mossad arriver à son terme. Au début de l’automne 2008, les forces de sécurité libanaises annoncent la capture d’un agent de tout premier ordre opérant au profit d’Israël. À Beyrouth, la situation des deux frères al-Jarrah devient vite désespérée. Pendant cinq mois, ils sont torturés par le Hezbollah, qui finit par les remettre aux services de sécurité libanais en novembre 2008. Ils seront condamnés à mort en 2010.

Ainsi, après avoir réussi à implanter de nombreux réseaux de renseignement très efficaces au Liban à partir de 1982 – au sein des communautés druze, chrétienne et sunnite, comme au sein même du gouvernement libanais –, le Mossad assistera à leur démantèlement successif à partir de 2006 et surtout de 2009. Les services de sécurité libanais, soutenus par le contre-espionnage du Hezbollah, et en collaboration avec la Syrie, l’Iran et la Russie, ont conduit de nombreuses investigations qui ont abouti à l’arrestation et à la condamnation d’une centaine d’individus travaillant pour Israël.

Le Mossad, mythe et réalité

Malgré les succès indéniables du Mossad, il convient de dépasser le mythe du « meilleur service du monde » omniscient et omnipotent, entretenu par les adversaires aussi bien que par les partisans d’Israël. Le Mossad ne peut être comparé aux grandes agences occidentales ou russes de renseignement : c’est un petit service, qui ne couvre pas le monde entier, car l’État d’Israël n’a pas réellement d’intérêts planétaires. En revanche, dans les zones où Tel-Aviv se voit impliqué, le Mossad a démontré qu’il comptait parmi les meilleurs services de renseignement du monde.

Cette légende, le Mossad la cultive avec un soin méticuleux, renforçant la paranoïa des leaders arabes. C’est une leçon qu’il a apprise des Britanniques pendant la guerre d’indépendance : la force d’un service de renseignement ne tient pas à la seule qualité des secrets qu’il obtient, mais aussi à la réputation d’infaillibilité qu’il sait se bâtir et du mystère inquiétant dont il sait s’envelopper. Comme l’expliquent Roger Faligot et Rémi Kauffer : « Que ses ennemis et ses alliés le croient omniprésent, qu’ils décèlent la trace de ses activités même là où il n’est jamais intervenu, et la partie est déjà à demi gagnée. La réputation d’invulnérabilité est une arme précieuse. Les stratèges des services israéliens sauront en jouer à merveille. Des révélations astucieusement distillées dans la presse occidentale nourrissent la légende : la rumeur, particulièrement intense s’il s’agit des pays arabes où l’information est verrouillée par des régimes autoritaires ou dictatoriaux, fera le reste17. »

Depuis sa création, le Mossad a connu onze directeurs*7. Si les trois premiers (Reuven Shiloah, Isser Harel et Meïr Amit) sont devenus des figures quasi légendaires du renseignement israélien, certains de leurs successeurs furent loin de faire l’unanimité au sein du Mossad, car ils n’étaient pas des spécialistes du renseignement. Certains furent même fortement critiqués par leurs propres troupes.

Zvi Zamir, bien qu’ayant combattu dans les rangs du Palmach, le bras armé de la Haganah, n’était toutefois pas considéré comme un grand général. Son poste le plus élevé avait été celui de commandant du front Sud. Il avait ensuite servi en tant qu’attaché militaire au Royaume-Uni. En 1968, il fut désigné pour succéder à Meïr Amit à la tête du Mossad. Cette nomination suscita de nombreuses critiques : homme timide et effacé, peu charismatique, Zamir n’avait aucune expérience des services secrets. Il n’avait pas la même conception de son rôle que ses prédécesseurs Harel ou Amit et déléguait fréquemment son autorité à d’autres hauts responsables. Après sa nomination, certains vétérans des services, comme Rafi Eitan, quittèrent le Mossad en signe de désapprobation.

De même, la nomination de Danny Yatom à la tête du service en 1996 – après l’assassinat du Premier ministre Yitzhak Rabin – surprit tout le monde. Certes, il avait déjà une brillante carrière militaire derrière lui : il avait été officier dans les blindés, commandant en second de la sayeret Matkal, avant de prendre la tête du commandement Centre avec le grade de général, puis de devenir le conseiller militaire de Yitzhak Rabin. Tous ceux qui l’avaient fréquenté reconnaissaient ses qualités et sa carrière militaire, mais personne ne lui trouvait les compétences nécessaires pour diriger un service secret. Sa nomination ressemblait surtout à un hommage au Premier ministre défunt.

Beaucoup estiment également qu’Ephraïm Halevy, son successeur en 1998, ne s’est pas montré à la hauteur. Ancien ambassadeur auprès de l’Union européenne à Bruxelles, c’était un fin diplomate et un bon analyste, mais il n’était ni un meneur d’hommes, ni un combattant. Surtout, il n’était pas de la maison. Les cadres du Mossad accueillirent froidement sa nomination. Plusieurs officiers de haut rang du service démissionnèrent en signe de protestation, ce qui ne le dérangea guère. Sharon, alors Premier ministre, voulait à la tête du Mossad un responsable audacieux et créatif, capable de contrer le terrorisme islamiste et les projets nucléaires de l’Iran. Halevy se concentra donc sur les opérations de terrain, et se soucia peu des analyses du renseignement ou des échanges diplomatiques secrets.

Il en va tout autrement de Meïr Dagan, qui, à partir de 2003, a dirigé le Mossad pendant huit ans et demi – plus longtemps que n’importe quel autre directeur du Mossad – et de son successeur, l’actuel titulaire du poste : Tamir Pardo. Ces deux hommes ont redonné au Mossad le caractère offensif que beaucoup de ses membres lui reprochaient d’avoir perdu. Tamir Pardo, nommé en 2011, est un vétéran des services qui a démarré sa carrière opérationnelle en tant que proche conseiller de Yoni Netanyahu, le frère du Premier ministre, héros et victime du raid israélien sur Entebbe. Au cours de sa carrière au Mossad, il s’est distingué par son audace, sa maîtrise des nouvelles technologies et son inventivité dans le domaine des opérations non conventionnelles18.

Enfin, comme toute organisation de renseignement, malgré ses succès indéniables, le Mossad n’est nullement infaillible. Ainsi, parmi ses nombreuses opérations, un certain nombre se sont révélées être des succès douteux, comme l’affaire Ben Barka, ou même des échecs cuisants.

 

Mehdi Ben Barka, ex-président de l’Assemblée nationale consultative marocaine, devint un adversaire du souverain marocain Mohamed V à partir du milieu des années 1950, quand il fonda le parti socialiste marocain. Il s’affirma rapidement comme le principal chef de l’opposition et fut impliqué dans plusieurs tentatives pour renverser la monarchie qui lui vaudront d’être condamné à mort par contumace. Contraint à l’exil, réfugié à Paris, il continua d’y diriger des activités subversives. Hassan II, arrivé au pouvoir en 1961, décida d’en finir avec cet opposant et confie cette mission au général Muhammad Oufkir, son ministre de l’Intérieur.

Sachant que sa vie était menacée, Ben Barka déménagea pour Genève, où les hommes d’Oufkir ne pouvaient l’atteindre. Aussi, ce dernier demanda l’aide du Mossad pour attirer Ben Barka à Paris. Meïr Amit, le directeur du service israélien, soucieux de la sécurité des Juifs du Maroc, craignit que le refus d’aider le gouvernement marocain nuise à cette communauté. Amit et Oufkir parvinrent à un accord au début de l’automne 1965 : le Mossad attirerait Ben Barka à Paris mais ne prendrait pas part au meurtre.

Ainsi, en octobre 1965, un agent du Mossad persuada Ben Barka de quitter Genève pour une réunion avec un « producteur de films » à Paris. Le 29 octobre, à la porte de la brasserie Lipp, célèbre restaurant parisien, il fut arrêté par deux policiers français qui, comme on le découvrit par la suite, étaient payés par Oufkir. Ben Barka lui fut livré et disparut à jamais19. Cette affaire fut portée au discrédit du Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE), sous prétexte que certains de ses éléments, payés par les Marocains, participèrent à cette opération à l’insu de leur hiérarchie.

En découvrant cette affaire et le rôle joué par le service israélien, le général de Gaulle, furieux, exigea la fermeture immédiate du poste de liaison du Mossad à Paris et la cessation des relations entre les services des deux pays.

 

Trois des plus célèbres échecs du Mossad méritent également d’être évoqués. En 1973, à Lillehammer (Norvège), Ahmed Bouchiki, un serveur marocain identifié à tort comme le leader de l’organisation terroriste Septembre noir, Ali Hassan Salameh, est assassiné par erreur. Puis, le 25 septembre 1997, une tentative d’assassinat par empoisonnement de Khaled Mechaal, chef du bureau politique du Hamas à Amman, échoue ; deux des membres du Kidon sont arrêtés par la police jordanienne. Cette affaire a considérablement tendu les relations entre les deux pays et affaibli la position d’Israël dans le processus de paix. Enfin, l’année suivante (1998), une équipe du Nevioth est arrêtée par la police helvétique alors qu’elle pose des micros clandestins dans l’appartement d’un militant palestinien, à Berne. Cinq membres du Mossad sont interpellés, ce qui précipite la démission de son directeur, Danny Yatom, déjà critiqué pour l’échec jordanien de l’année précédente. Le Mossad ne gagne donc pas à tous les coups.


*1. En 1948 fut créé au sein du Département politique du ministère des Affaires étrangères – alors chargé du renseignement sur l’étranger –, une unité ultrasecrète connue sous le nom de Heker 2. Ses missions étaient le sabotage et la propagande dans les pays ennemis d’Israël. Lorsque ce département fut dissout en 1951, ses missions furent confiées à deux unités d’Aman créées pour l’occasion : les Unités 131 et 132. Puis, en 1963, la recherche clandestine de renseignement et le sabotage à l’étranger devinrent l’apanage exclusif du Mossad.

*2. Les premiers appareils de la compagnie El Al se trouvèrent être des avions que donna l’Aliyah B lors de sa dissolution en 1952.

*3. D’abord conseiller spécial du ministère des Affaires étrangères chargé d’assurer la liaison avec les autres agences de renseignement puis président du Comité de coordination des services de renseignement d’avril 1949 à mars 1953.

*4. Institut du renseignement et des opérations spéciales.

*5. Avant la création du LAP, ce rôle revenait à l’Unité 132 d’Aman, en charge de la guerre psychologique contre les pays arabes hostiles à Israël. Lors de la révolution égyptienne de juillet 1952, cette unité conçut et distribua de nombreux tracts et documents antimonarchistes au Caire. Elle utilisait également les programmes de La Voix d’Israël en arabe pour diffuser sa propagande.

*6. Cf. chapitre 8, p. 244-246.

*7. Cf. annexe 6, p. 393.