Introduction


LE RENSEIGNEMENT,
ASSURANCE-VIE DE L’ÉTAT HÉBREU

Au milieu des années 1970, à l’occasion d’une émission de radio, un journaliste israélien recevant le général Mordechaï, chef d’état-major de l’armée israélienne, lui posa la question suivante : « Si vous deviez partir sur une île déserte, quelle serait l’unique chose que vous emmèneriez ? » L’officier lui répondit alors spontanément : « un officier de renseignement ! », expliquant qu’en tant que commandant en chef, il était incapable de conduire ses forces à la bataille s’il ne disposait pas de renseignements adéquats. C’est par cette citation qu’Ephraïm Kahana, professeur au Western Galilee College, de l’université d’Haïfa, et auteur du Dictionary of Israeli Intelligence ouvre son livre1. Nous avons choisi de la reprendre tant elle incarne l’image que les Israéliens se font du renseignement.

En effet, la situation d’Israël est pour le moins particulière. Petit État – sa superficie équivaut à deux départements français – adossé à la mer Méditerranée, il ne dispose d’aucune profondeur stratégique en cas d’invasion. Or il est isolé au milieu de voisins majoritairement hostiles, qui se sont opposés à sa création et qui, pour certains, continuent de refuser son existence. Surtout, sa démographie est infiniment plus faible que celle des pays qui l’entourent. L’État hébreu, fort de près de 8 millions d’habitants, ne compte que trois voisins moins peuplés que lui : le Liban, avec un peu plus de 4 millions, la Palestine avec 4,2 (1,7 à Gaza, et 2,5 en Cisjordanie) et la Jordanie, avec un peu plus de 7. Pour le reste, le déséquilibre est flagrant. La Syrie compte près de 23 millions d’habitants, l’Irak 32, l’Égypte plus de 80, comme l’Iran. Ce simple aperçu du rapport démographique entre Israël et ses voisins et adversaires est édifiant.

Ses dirigeants savent pertinemment qu’il pourrait être rayé de la carte à l’occasion d’une invasion militaire. Ainsi, perdre la guerre n’est pas une option, parce que de l’issue de la bataille ne dépend pas seulement l’intégrité territoriale mais la survie même d’Israël. La seule façon pour l’État hébreu d’éviter un sort que lui ont longtemps promis ses ennemis arabes, c’est de savoir le plus tôt possible ce qu’ils préparent, pour anticiper toute offensive adverse, voire de réduire à néant le développement de leurs forces armées afin que la menace ne prenne jamais forme. Ainsi, depuis sa création, Israël a-t-il mis l’accent, davantage que n’importe quel autre pays au monde, sur le renseignement – sans lequel sa sécurité est impossible à assurer – et sur les guerres préventives.

Par ailleurs, depuis l’assassinat de onze athlètes israéliens lors des jeux Olympiques de Munich en 1972, et en raison de la lutte sans merci que lui livrent plusieurs organisations armées, Israël sait qu’il doit se protéger des tentatives d’attaques terroristes sur son territoire, mais aussi contre ses lignes aériennes, ses ambassades et ses ressortissants voyageant à l’étranger.

Pour faire face aux défis auxquels il est confronté, l’État hébreu a été contraint d’affecter une part significative de ses ressources à la défense, au renseignement et à la sécurité intérieure. Il a ainsi bâti le plus puissant appareil militaire du Proche-Orient. Celui-ci est précédé et appuyé, dans l’ombre, par l’action extrêmement efficace des services spéciaux, sans lesquels les forces armées ne pourraient agir avec succès.

Depuis sa création, le pays a donc toujours accordé une grande importance à ses services de renseignement et de sécurité, civils et militaires, qui sont parmi les meilleurs au monde. Israël ne peut en la matière se permettre la médiocrité ou l’erreur. D’où un haut niveau d’exigence et de professionnalisme, mais aussi parfois une tendance à considérer que la fin justifie tous les moyens, tendance évidemment contestable mais dont Israël n’a pas le monopole ! Les services secrets sont donc au cœur de la stratégie de sécurité de l’État hébreu depuis ses origines et aucun des gouvernements qui se sont succédé n’a remis cette place centrale en cause.

 

Si dans ce domaine, nécessité fait loi, certains peuples, certaines nations semblent plus que d’autres avoir un « don » pour le renseignement : Israël est de ceux-là. Il a réussi à mettre sur pied des services très performants en un temps record et à intégrer naturellement le renseignement dans le processus de décision gouvernemental. Si le contexte géopolitique et les menaces sont des éléments essentiels, ils n’expliquent en effet pas tout : tous les pays qui évoluent dans une configuration similaire (faible superficie, environnement hostile, diaspora, etc.) n’ont pas développé cette « culture du renseignement ». D’où vient la prédisposition des Israéliens pour le renseignement ? Où plonge-t-elle ses racines ? Il est possible d’en retrouver la trace dans l’Ancien Testament, et la tradition commerçante et diasporique du peuple juif, mais aussi les nombreuses persécutions dont il a été victime à travers son histoire, l’ont prédisposé – davantage que des nations paysannes et sédentaires comme la France – à l’ouverture sur le monde et à la constitution de « réseaux ». Mais c’est surtout à partir du début du XXe siècle que le phénomène prend son essor : comme les Hébreux l’avaient fait avant de s’installer en Terre Promise, les premiers immigrants sionistes ont mis en place diverses structures de renseignement et d’action, chargées d’assurer la sécurité du yichouv, la communauté juive de Palestine, et d’organiser l’immigration des Juifs du monde entier.

De plus, il en va des services de renseignement et des unités spéciales comme des équipes de football : celles qui sont engagées dans une compétition de haut niveau, confrontées à des adversaires qui ne cessent de s’améliorer eux-mêmes, sont, par voie de nécessité, les meilleures, sinon elles disparaissent. Ainsi, l’une des principales causes de l’efficacité des services israéliens est la situation de conflit permanent dans lequel leur pays est impliqué depuis sa création en 1948. En conséquence, les Israéliens n’ont jamais connu de pause ni de répit, et ne peuvent se permettre de baisser la garde face à leurs adversaires, qui restent extrêmement déterminés et créatifs. Ainsi l’excellence est-elle une obligation. Nous, Français, avons connu une telle situation, de la Seconde Guerre mondiale à la fin de la guerre d’Algérie, en raison de conflits successifs dans lesquels la France s’est trouvée engagée ; nos services spéciaux et nos commandos furent, au cours de cette période, parmi les meilleurs – si ce n’est les meilleurs – du monde occidental. L’intensité des conflits ayant diminué à partir de 1962, malgré la Guerre froide, et d’autres nations étant, elles, confrontées à des situations nécessitant une forte mobilisation de leurs services, nous avons perdu ce rang.

Certes, depuis le 11 septembre 2001, la majorité des pays occidentaux ont vu leurs performances s’améliorer, en raison de la menace terroriste incarnée par Ben Laden et son organisation. Il est dès lors difficile d’établir un classement permettant de définir qui sont les meilleurs services spéciaux au monde, d’autant que nous ne disposons pas d’informations suffisantes sur le niveau et les opérations des services chinois, indiens, iraniens, turcs… qui n’ont pas à rougir de la comparaison avec leurs homologues occidentaux. Mais deux choses sont sûres : d’une part, les services israéliens demeurent, sans conteste, parmi les tout meilleurs services du monde ; d’autre part, ils savent astucieusement communiquer afin de convaincre la planète entière qu’ils sont les meilleurs et qu’ils n’échouent jamais, ce qui est objectivement exagéré mais relève d’une démarche d’influence destinée à faire douter leurs adversaires.

 

Si le Mossad est de loin le plus connu des services israéliens, c’est parce qu’opérant à l’étranger, il a été à l’origine des opérations les plus spectaculaires et les plus médiatisées. Mais il n’est pas le seul, ni le principal service de renseignement d’Israël. Deux autres agences contribuent tout autant que lui, si ce n’est plus, à la sécurité de l’État hébreu. La communauté israélienne du renseignement s’organise en effet autour de trois services principaux, aux missions précises et distinctes :

– Aman, la direction du renseignement militaire, également responsable de la censure. Elle dépend directement du chef de l’état-major général et du ministre de la Défense. Aman est le service qui compte les effectifs les plus importants.

– Le Shin Beth, qui dépend du ministère de la Sécurité publique, se voit confier les tâches de sécurité intérieure et de contre-espionnage.

– Le Mossad, qui dépend directement du Premier ministre, constitue le service de renseignement et d’action à l’étranger.

En France, des livres relatifs au renseignement israéliens sont régulièrement publiés, mais il s’agit pour l’essentiel de traductions d’ouvrages étrangers. Ils sont quasiment tous consacrés au seul Mossad, dont ils dressent généralement un tableau historique et décrivent les grandes opérations, ou bien racontent les mémoires d’anciens agents. C’est pourquoi nous avons décidé de combler une lacune dans la présentation des services israéliens et d’adopter une démarche différente, dans le but d’apporter au public des éléments nouveaux et inédits sur le sujet.

Nous avons tenu à dresser un inventaire exhaustif de l’ensemble des services et unités dédiés au renseignement et aux opérations clandestines, qu’ils soient civils, policiers ou militaires, afin de bien montrer l’importance de ces organismes pour la sécurité de l’État hébreu. Beaucoup sont évoqués pour la première fois et demeuraient jusque-là peu connus. En effet, il n’existe pas d’ouvrage français dressant un tableau complet de l’appareil de renseignement et d’action clandestine israélien, décrivant ses capacités d’action et ses moyens humains et technologiques. Les pages qui suivent présentent ainsi de nombreux aspects totalement inédits des services israéliens : leurs moyens d’écoute, leurs capacités offensives et défensives de cyberguerre, les assassinats ciblés du Mossad, les unités d’action clandestine et d’opérations spéciales, etc.

Nous avons également souhaité aborder le renseignement israélien sous un angle technique, en décrivant comment fonctionnent les services, leur organisation, les raisons de leurs succès et la nature de leurs relations avec les politiques ; et en évoquant ses succès récents, mais aussi ses échecs, comme ses abus et ses dérives. Car si le renseignement israélien est performant, il n’en est pas moins l’objet de dysfonctionnements.

Notre description de la communauté israélienne du renseignement est délibérément contemporaine. Nous avons choisi de ne pas développer les aspects historiques, déjà largement abordés dans les ouvrages publiés ces trois dernières décennies. Nous avons préféré traiter les enjeux actuels et futurs de la sécurité d’Israël, c’est-à-dire les défis auxquels ses services sont confrontés : la lutte contre le terrorisme, la chasse aux armes chimiques syriennes et la guerre secrète contre l’Iran, pour saboter le développement du nucléaire iranien et préparer d’éventuelles frappes aériennes.

Enfin, ce livre ne porte aucun jugement sur le conflit israélo-palestinien parce que tel n’est pas son objet. Il n’est pas un travail de critique – positive ou négative – de l’État hébreu ou de sa politique. Le panorama que nous dressons privilégie une approche technique du renseignement. Nous ne nous intéressons qu’à l’organisation et à l’action de ses services, à la façon dont les politiques ou les états-majors les emploient, à leurs résultats et aux défis futurs.

Certes, dans les pages qui suivent, les auteurs ont recours au terme de « terrorisme » concernant certaines organisations palestiniennes et le Hezbollah. Cela n’est pas un jugement de valeur, mais la stricte observation des méthodes utilisées par ceux-ci contre l’État hébreu : des attaques perpétrées par des groupes infraétatiques contre des cibles civiles, et destinées prioritairement à agir sur le moral de l’ennemi parce que non susceptibles de décider de l’issue du conflit. En aucun cas cela ne correspond à un jugement sur la légitimité de leur cause. Mutatis mutandis, nous n’oublions pas que les résistants français étaient qualifiés de terroristes par les Allemands, ni que les organisations clandestines juives ayant lutté contre les Arabes et les Britanniques pour la création de l’État d’Israël se sont elles-mêmes adonnées au terrorisme, selon les mêmes critères, avant et après 1948.

Par ailleurs, les deux auteurs se gardent de toute fascination excessive pour les services israéliens. S’ils reconnaissent leur excellence, ils ne jugent pas non plus de la justesse de leurs opérations. Certes, le présent ouvrage contribuera à mettre en lumière l’efficacité du renseignement israélien, mais l’apologie n’est pas son objectif. Il nous semblait important de le préciser.

Notre but est de permettre au public de comprendre comment ce petit pays peut, avec seulement huit millions d’âmes et quelques alliés solides mais peu nombreux, tenir tête à des adversaires comptant près de quarante fois plus d’habitants que lui, ce qui ne lasse pas de surprendre. Or les services spéciaux jouent un rôle essentiel dans cette équation. C’est donc à un voyage, à une visite guidée unique au sein de l’univers ultra secret du renseignement israélien que nous invitons le lecteur.


*1. Le mot « conseil » est traduit de l’hébreu takhbulot, qui peut être également traduit par déception, stratagème, tricherie, ou « sage direction », mais il exprime toujours la volonté de confondre les adversaires.