CHAPITRE II
La connaissance de l’arabe dans l’Europe du Haut Moyen Âge
Pour comprendre le Coran, il aurait fallu parler sa langue, or la maîtrise de l’arabe en Europe jusqu’au
XIII
e
siècle est exceptionnelle, sauf dans les régions de contact interculturel comme l’Espagne, la Sicile et, bien sûr, l’Empire byzantin. Pourtant, les échanges maritimes et intellectuels en Méditerranée, bien que ralentis depuis le
VI
e
siècle, se maintiennent, et il faut pouvoir s’entendre pour commercer. Mais avec quel idiome ?
Les Sarrasins d’Europe avant l’an Mil
La langue arabe, vecteur primordial d’accès au Coran, était portée par les conquérants issus des tribus d’Arabie et de Syrie. Or, depuis la bataille de Poitiers (732), ces groupes avaient achevé leurs invasions en s’arrêtant aux Pyrénées, débordant toutefois sur la Septimanie, l’ancienne province de Narbonne. D’après la chronique du monastère de Moissac, en 720, « Ambisa, roi des Sarrasins », prit Narbonne, puis
Carcassonne en 725
1
. Ce chef est l’émir d’Espagne al-Samḥ
, œuvrant pour le calife umayyade
. On lance des raids vers la vallée du Rhône, mais sans lendemain. Ici, on ne note aucune résistance, probablement en raison d’accords opportunistes avec l’aristocratie locale. Jusqu’à la mort de Charlemagne
(814), la présence musulmane en Europe se concentre donc principalement en Espagne et en Septimanie, laquelle est reprise en 759 sous le règne de Pépin
le Bref. La chute de la province s’accompagne d’un recul de la frontière au sud des Pyrénées. La menace s’éloigne, même si des raids destructeurs sont toujours menés sur les côtes du golfe du Lion.
Durant la trentaine d’années d’occupation, la Septimanie fit l’objet d’une organisation administrative spécifique. Ainsi, Narbonne (
Arbūna
) dépendait de la province d’Espagne (
al-Andalus
2
), mais avait son propre
wāli
, son gouverneur. La population demeura totalement chrétienne et non arabophone, et le court passage des conquérants ne laissa guère d’empreinte
3
. L’archéologie sarrasine en Languedoc n’est toutefois pas insignifiante, puisque des tombes de soldats musulmans – des Berbères enrôlés en Afrique du Nord par les conquérants arabes – ont été découvertes à Nîmes
4
. Ceci prouverait une présence pérenne, non d’une population entière, mais au moins de garnisons bien établies, voire de quelques colons
5
. Le moine et chroniqueur lombard Paul Diacre
(m. 799) assure qu’en 721 « venant avec femmes et enfants, ils entrèrent en Aquitaine, une province de la Gaule, comme pour s’y installer
6
». Mais quelle langue utilisaient ces hommes avec les locaux ? Le tamazight, l’arabe ou un sabir fait de latin ? La compréhension quotidienne devait être difficile et les traducteurs rares, facilitant ainsi les malentendus. Dans les sources musulmanes d’Espagne, les Berbères sont appelés
al-jurs
, « les muets », « les silencieux », parce qu’ils ne parlent pas l’arabe
7
. Le tamazight n’a donc aucune existence pour les Arabes.
Conquête et peuplement de l’Espagne (
VIII
e
siècle)
Une petite circulation de monnaies arabes (dinars d’or, dirhams d’argent,
fulūs
de bronze) est attestée entre le
VIII
e
et le
IX
e
siècle depuis l’Espagne jusqu’au sud-ouest de la Gaule. Il s’agit d’une quarantaine de pièces réparties sur seize sites archéologiques. Certaines monnaies continuèrent d’être utilisées après la reconquête, et les autres furent refondues. Comprenait-on leurs inscriptions arabes ? Entre le
X
e
et le
XII
e
siècle, des monnaies frappées dans la Sicile et l’Ifrīqiya musulmanes circulent en Italie du Sud, sans embargo particulier, utilisées dans des négociations commerciales courantes. Si les sources narratives se concentrent surtout sur les razzias venues de la Sicile musulmane, l’archéologie montre que l’île était en contact permanent avec Amalfi, Salerne, Naples et la Calabre
8
.
Les relations particulières de Charlemagne
avec les États musulmans d’Espagne et d’Orient l’ont amené à avoir recours à des vecteurs linguistiques pour nouer ses échanges diplomatiques
9
. En 802, le juif Isaac
, ambassadeur exceptionnel de Charlemagne auprès du roi de Perse, revient de son extraordinaire voyage, accompagné de deux émissaires du « roi des Sarrasins » et d’un éléphant nommé Aboulabas, chargé de présents. L’empereur correspond aussi avec le calife de Bagdad, Hārūn al-Rašīd
(m. 809), dont il obtient l’autorisation de distribuer des aumônes aux chrétiens de Terre sainte. Des rapports d’estime étaient donc non seulement possibles, mais fréquents. Les acteurs des échanges avec le monde arabophone étaient pour la plupart des juifs ou des individus que les sources appellent les
Siri
, peut-être des marchands syriens pratiquant plusieurs langues. De fait, déjà sous les Mérovingiens
, certaines villes du monde franc – Marseille et Narbonne notamment – accueillaient de petits groupes de
Siri
. Bien que limités en nombre, ces individus auraient pu servir de truchement encore au
VIII
e
siècle, d’autant que sous
Charlemagne la sécurité maritime était fréquemment assurée. Le commerce de produits d’Orient (tissus, pierreries) s’était maintenu à Narbonne et Arles. En Italie, à Salerne et Amalfi, des prisonniers musulmans ont parfois joué le rôle de traducteurs
10
. Les échanges économiques avec l’Orient n’ont donc pas attendu les croisades…
Les expéditions carolingiennes dans le nord de l’Espagne n’ont pu se faire sans le concours de personnalités arabophones, sans doute des chrétiens sous domination umayyade
, ainsi en 778, lorsque Charlemagne s’allie au gouverneur de Saragosse, Ibn al-
ʿ
Arabī
. Entre 795 et 812, il lance de nouvelles opérations. Barcelone se rend en 801 après un siège de deux ans. Charlemagne peut alors constituer entre l’Èbre et les Pyrénées une Marche d’Espagne (
Limes Hispanicus
), où les polyglottes ne devaient pas manquer. Les échanges diplomatiques entre les souverains carolingiens et ceux de Cordoue se maintiennent d’ailleurs tout au long du
IX
e
siècle
11
.
À la même époque, la papauté elle-même avait besoin de communiquer avec l’Afrique du Nord où s’étaient péniblement maintenues des communautés chrétiennes après la conquête. Mais les contacts épistolaires devaient se faire en latin. Au
VIII
e
siècle, on voit des chrétiens fuir le Maghreb et arriver en Italie, où ils sont mal reçus. En 723, le pape Grégoire II
demande aux évêques de ne pas admettre à l’ordination ces Africains, dont on se méfiait à cause de l’influence supposée des Sarrasins sur eux. Vers 893, le pape Formose
reçoit une délégation d’évêques africains, mais les contacts sont désormais épisodiques.
On s’étonne que, dans la plupart des chroniques concernant l’Italie, la Gaule et l’Espagne, la question de la langue fasse cruellement défaut : Francs, Romains, Sarrasins se parlent et se battent comme s’ils utilisaient un langage universel, sans barrière. Les chroniqueurs évacuent les difficultés de compréhension.
L’Islam contre le monde franc (716-814)
L’Italie sous la menace islamique (800-950)
À partir du milieu du
IX
e
siècle, l’affaiblissement de l’Empire carolingien ouvre une nouvelle phase d’incursions sarrasines sur les côtes de l’Europe du Sud, et ce jusqu’à la fin du
X
e
siècle. Depuis la Corse, les pirates musulmans s’élancent sur les littoraux de Provence et d’Italie. Marseille est menacée en 838 et en 869. Après 880, un groupe venu d’al-Andalus débarque près de Saint-Tropez et se fortifie au Freinet (
Fraxinetum
), d’où il lance des razzias loin à l’intérieur des terres, dans tout le royaume d’Arles. L’initiative privée de ces raids est reprise en main par les émirs de Cordoue, qui considèrent ce site littoral comme une étape stratégique pour contrôler l’espace maritime entre les Baléares et l’Italie. L’évêque Liutprand
de Crémone (m. 972), qui vécut à la cour du roi Hugues
d’Arles, ne voit, lui, qu’un épiphénomène, concernant « vingt Sarrasins, sortis d’Espagne dans une petite barque, poussés là par les vents
12
». En 906, ils détruisent pourtant le monastère de la Novalaise mettant « à feu et à sang toute la Gaule cisalpine ».
Les Sarrasins se maintiennent au Freinet durant près d’un siècle, présence qui a forcément généré des contacts avec la population, et donc des échanges linguistiques. En 940, le comte d’Arles, Hugues, envoie une ambassade à Cordoue et obtient du calife un traité de sécurité pour les marchands qui se rendent en al-Andalus, traité que l’émir du Freinet est contraint de respecter. Pourtant, en 942, une expédition du roi Conrad
d’Arles échoue à abattre cet établissement. Les sources arabes mentionnent l’endroit, qu’elles appellent
al-Jabal al-Qilāl
(« la montagne des cimes »). Au milieu du
X
e
siècle, le géographe persan al-Istaḫrī
souligne la pérennité de l’occupation et l’avantage du site :
[C’était] une région de montagnes où se trouvaient des eaux courantes. Un groupe de musulmans s’y tenait et il y créa des habitations. Les Francs ne purent les en déloger. La longueur de cette région était de deux journées [60 km approximativement]
13
.
La piraterie sarrasine en Provence (883-972)
En juillet 972, à Orsières, dans le Valais, ces musulmans capturent Maïeul
, l’abbé de la puissante abbaye de Cluny, pour en tirer une rançon
14
. Bien que vite libéré, le scandale de cette capture provoque un choc dans toute l’Europe, qui pousse le roi de Bourgogne à envoyer des troupes contre le site du Freinet. Les Sarrasins en sont délogés par le comte d’Arles Roubaud
et son frère Guilhem
. Cet événement, qui est devenu l’acte de naissance de la Provence, représente une étape importante dans l’histoire des relations avec l’islam : le sentiment de danger se renforce, car le Sarrasin porte ses ravages au cœur de l’Europe
15
.
Puis, les musulmans disparaissent des sources. Le souvenir de leurs déprédations a été aggravé dans la documentation postérieure, alors que les incursions n’auraient été que fugitives dans la vallée de la Durance. Une multitude de toponymes auraient gardé trace de la présence arabe en Provence (Colline des Maures, Pont-Sarrazin, Mont-Morin, etc.), mais le peuplement fut toujours négligeable, tout comme les contacts linguistiques
16
.
Si les incursions cessent au
X
e
siècle en Provence et même sur les côtes d’Italie, la Sicile byzantine, dont la lente conquête a commencé en 827, reste toutefois dans le giron musulman jusqu’à sa reprise complète par les Normands à la fin du
XI
e
siècle. L’île (
al-Ṣiqilliyya
), dont le
wāli
relève de l’émirat aġlabide de Kairouan, est touchée par la double influence de ses conquérants, Arabes et Berbères ; elle est en partie islamisée et arabisée sur les côtes, mais l’intérieur et l’est restent chrétiens et hellénophones. Malgré la pression fiscale accrue, les populations chrétiennes se maintiennent et leurs révoltes sont courantes
17
. Des documents notariés et des titres de propriété dévoilent des signataires juifs et chrétiens, mais dont les noms sont arabes
18
. Au
X
e
siècle, l’islam sunnite de Sicile accepte difficilement l’influence chiite des califes fāṭimides
qui ont pris
le pouvoir en Ifrīqiya, signe d’une implantation musulmane qui sait défendre son identité confessionnelle. Mais l’atmosphère d’insécurité due à la conquête puis aux querelles internes paralyse l’épanouissement culturel arabe en Sicile. Toutefois, ici, des survivances de langue arabe et de communauté musulmane vont perdurer après le
XI
e
siècle et contribueront aux échanges intellectuels et scientifiques dans la seconde partie du Moyen Âge.
La plus grande terre arabophone d’Europe est, jusqu’en 1492, l’Andalus, dont la conquête fut d’une étonnante facilité. Tandis qu’au nord se maintiennent de petits royaumes issus de l’implosion de l’ancien système wisigothique (Asturies, Castille, Navarre, comtés catalans), l’essentiel de la péninsule est entré dans le giron du califat. Depuis l’achèvement de la conquête en 716, la province est dirigée par un émir désigné par le calife de Damas. Mais, à partir de 756,
ʿ
Abd al-Raḥmān
I
er
, un prince umayyade
rescapé du massacre de sa famille par la nouvelle dynastie des
ʿ
Abbāsides
, trouve refuge en Espagne et fonde un émirat autonome, qui devient en 929 un califat totalement indépendant. Cordoue en est la capitale, aux dépens de Tolède, ancien siège de la monarchie chrétienne des Wisigoths. L’Andalus est prospère et riche en cités. Le peuplement y est dense, particulièrement en Bétique, où les arabophones sont très vite majoritaires. Les juifs s’assimilent au nouveau pouvoir, d’autant que les rois wisigoths menaient depuis le
VI
e
siècle une politique autoritaire envers eux
19
. Les communautés juives sont dynamiques dans les villes comme Cordoue et participent aux échanges linguistiques, intellectuels et économiques
20
.
Concernant le degré d’arabisation de la péninsule, des débats historiographiques opposent les défenseurs de l’identité espagnole chrétienne, qui aurait résisté tant bien que mal à l’acculturation, aux partisans d’une al-Andalus heureuse, multiculturelle et tolérante. Quoi qu’il en soit, le
IX
e
siècle représente
un tournant : l’influence culturelle arabe et musulmane devient dominante, si bien que le christianisme autochtone est minoritaire et atone au
XI
e
siècle
21
. L’archéologie du monnayage en est un bon exemple, puisque les premières monnaies datées des années 720-740 sont des dinars dont la légende est la
šahāda
en latin (« Il n’y a de dieu que Dieu, et Muḥammad
est son Prophète ») ; puis viennent des dinars bilingues (latin-arabe) et enfin des inscriptions uniquement en arabe. Malgré la découverte très au nord de l’Espagne de lieux de culte et de rites funéraires musulmans, ces éléments archéologiques ne sont pas forcément la preuve d’une conversion massive. Ils participent toutefois à la visibilité du nouveau dominateur et de sa religion, laquelle finit par l’emporter dans la population.
L’islam s’est d’abord imposé dans le système politique, la monnaie, les impôts et l’installation des troupes tribales (les
jund
), qui ici étaient mixtes : Arabes et Berbères, ces derniers, venus des régions du Rif marocain, étant les plus nombreux
22
. Cette distinction ethnique au sein des conquérants se maintient dans le peuplement, puisque les territoires côtiers et la Bétique, plus riches, sont dominés par les Arabes, tandis que les Berbères sont relégués dans les hautes terres intérieures où ils cohabitent avec une clientèle de convertis autochtones, souvent opportunistes (les
muwalladūna
, ou muwallads). Au
X
e
siècle, on importe des esclaves africains et slaves. Enfin, les Syriens, marchands ou lettrés, affluent d’Orient pour profiter des richesses de l’Andalus umayyade. Cependant, les apports extérieurs – évalués à 40 000 personnes – restèrent toujours minoritaires face au peuplement originel, ce qui suppose une islamisation et une arabisation très progressives
23
.
L’implantation des évêchés révèle l’effondrement précoce des structures ecclésiastiques dans le centre du pays (province de Tolède), mais leur maintien dans la vallée de l’Èbre et en Bétique, c’est-à-dire à la frontière des royaumes chrétiens du
nord et dans le voisinage direct du pouvoir califal, protecteur des
ḏimmī
. Cordoue est alors une grande cité chrétienne où les évêques jouent le rôle de notables proches des Umayyades. Sur les côtes orientales, l’islamisation a été lente mais irrémédiable, jusqu’à faire disparaître le christianisme au
X
e
siècle, ainsi à Tudmīr, en Murcie. L’islamisation est rapide là où les institutions ecclésiastiques se disloquent. Autour de l’an Mil, après trois siècles de pression étatique et sociale, l’ensemble d’al-Andalus a adopté les critères de l’islam, malgré la sous-représentation numérique des envahisseurs
24
.
Quant aux chrétiens non convertis, s’ils résistent sur le plan religieux, ils s’arabisent eux aussi progressivement, prenant le nom de
musta
ʿ
ribūna
(« ceux qui s’arabisent ») ou « mozarabes ». Le chroniqueur Rodrigo Jiménez
de Rada (m. 1247) pense que le mot dérive de
mixti Arabibus
: « mélangés aux Arabes ». On les voit très nombreux dans des villes comme Tolède, Cordoue, Séville, gérés par leurs évêques et par des comtes, une administration civile qui leur est propre. Leur culte est conservé à travers le rite mozarabe, tiré de l’ancienne coutume wisigothique
25
. Les lettrés maîtrisent le latin, mais au quotidien tous parlent l’arabe et des dialectes ibéro-romans, si bien que chrétiens et musulmans peuvent se comprendre et collaborer. À l’écrit, toutefois, leur arabe est assez éloigné de la pure langue classique, celle du Coran ; il est tissé de formes locales, si bien que, « à la fin du
X
e
siècle, l’arabe parlé par les Hispano-Musulmans était difficilement compréhensible en Orient
26
». À la même époque, imitant leurs dominateurs, les mozarabes cessent de manger du porc et renoncent aux représentations figurées dans leurs églises. Minoritaires dès le
XI
e
siècle, ils sont en cours de disparition au siècle suivant. Ceux que l’on retrouve à Valence ou Tortosa sont généralement des chrétiens venus d’ailleurs, et rarement des locaux
27
.
Ainsi, en Europe, entre les
VIII
e
et
X
e
siècles, plusieurs régions ont été touchées par des phénomènes ponctuels d’arabisation, mais seules l’Espagne et la Sicile ont vu leurs sociétés profondément transformées par l’islam et la langue arabe. À la fin de cette période, le danger représenté par le monde musulman est perçu en Europe de façon exacerbée, méfiance qui débouchera sur les croisades à la fin du
XI
e
siècle.
Des Vikings musulmans ?
Entre le
IX
e
et le
X
e
siècle, les Vikings ont ravagé les côtes de l’Angleterre, de l’Irlande et de l’Europe occidentale, mais ils n’ont pas épargné non plus les terres d’Islam. Dès 844, l’Andalus est touchée par leurs raids littoraux, et ce jusqu’à la fin du
X
e
siècle
28
. Les sources arabes les appellent
al-maj
̲
ūs
(« les zoroastriens » ou « les mages »), sans doute par confusion entre leurs cultes et celui des anciens Perses, réputés mages et adorateurs du feu
29
.
Aux opérations guerrières les « Hommes du Nord » associent leurs réseaux commerçants qui pénètrent en Méditerranée par l’Atlantique, en mer Noire par le Dniepr, le chemin des Varègues. Ils sont en contact avec l’Asie centrale musulmane par la Volga et la mer Caspienne, comme l’atteste le lettré Aḥmad bin Faḍlān (m. 960), membre de l’ambassade califale envoyée chez les Bulgares de la Volga : « Ils sont les plus sales de toutes les créatures de Dieu, ils ne se purifient pas après avoir déféqué ou uriné ». Pourtant, précise-t-il, « je n’ai jamais vu un physique plus parfait que le leur. Ils sont comme des palmiers, un peu rougeâtres
30
».
Par ces échanges marchands, les Scandinaves vendaient des fourrures, de l’ambre, de l’ivoire de morse, ainsi que
des esclaves capturés sur les côtes d’Europe, et achetaient en contrepartie des armes, de l’orfèvrerie et des soieries, dont une partie a été retrouvée dans les sépultures de leurs chefs. En l’absence de monnayage propre, ils utilisaient pour leurs échanges avec les pays musulmans des dirhams d’argent, exhumés par milliers en Scandinavie.
Parmi les objets découverts à Oseberg, Mälardalen et Gamla, figurent des tissus dont les franges brodées et les rubans de soie et d’argent dévoilent des motifs géométriques longtemps considérés comme caractéristiques des modes vikings
31
. Mais il pourrait s’agir de formules coraniques en caractères koufiques :
À gauche, un motif brodé sur une soierie scandinave du IX
e
siècle (Birka) a été identifié comme le mot arabe « Dieu », tissé en miroir (à droite).
On lit sur certains tissus le terme
Allāh
(ou « pour
Allāh
») et même
ʿ
Alī
, ce qui peut indiquer une influence chiite. De fait, les régions du sud de la mer Caspienne adhéraient généralement au chiisme, notamment la province de Jīlān, la plus exposée aux raids des Vikings dits Rûs
32
. La calligraphie koufique utilisée est caractéristique de l’ornementation en stuc, en bois ou en mosaïque des mosquées et tombes d’Asie centrale et de Perse. Sans imaginer des conversions de Vikings, des esclaves musulmans emportés en Scandinavie ont pu broder ces tissus. La présence du mot
Allāh
est confirmée dans des
bijou
x
apportés sur place par des voyageurs musulmans, nombreux dans le Haut Moyen Âge. À la fin du
IX
e
siècle, le commerçant d’al-Andalus, Ibrāhīm
bin Ya
ʿ
qūb de Tortosa, visite la Germanie du Nord et même le comptoir danois de Hedeby
33
. Ces objets s’intégraient dans une économie de troc international, mais il paraît excessif d’en déduire des conversions de Vikings à l’islam, d’autant que les termes repérés sont brodés inversés dans les tissus scandinaves, et donc illisibles. Ces échanges religieux étaient trop ténus pour transformer les croyances d’une population entière, et c’est le christianisme qui convertira la Scandinavie, à force de missions et de contacts prolongés.
Les Vikings et l’Islam vers 900
Le choc culturel, de l’Espagne à al-Andalus
Dans l’Andalus, la langue arabe acquiert à partir du
IX
e
siècle le statut de langue de culture, qu’elle n’avait pas auparavant. Qu’elle fût la langue sacrée de l’islam, nul n’en disconvenait, mais elle n’avait pas encore conquis ses lettres de noblesse qui lui permettraient de concurrencer l’énorme production littéraire en latin ou en grec. On pouvait se convertir à l’islam sans faire de l’arabe l’idiome intellectuel de référence
34
. Pourtant, s’impose après 850 chez les mozarabes un complexe d’infériorité de civilisation, alors que l’Espagne wisigothique n’avait à rougir ni de ses théologiens ni de ses lettrés. Depuis la conversion du roi Reccarède en 587, le catholicisme était devenu officiel dans le royaume et avait suscité une production intellectuelle, encouragée par les conciles de Tolède
35
. La Bétique était alors la province la plus romanisée et la plus brillante culturellement. Même si un clerc comme Isidore
de Séville était d’abord un compilateur de génie, il fit la promotion des études et d’une renaissance des savoirs antiques, dans tous les
domaines possibles. La bibliothèque de Séville était l’une des plus riches d’Europe, notamment en ouvrages grecs.
Le califat umayyade
s’est appuyé sur ce dynamisme intellectuel précédent et sur sa propre prospérité pour promouvoir une nouvelle culture à partir du
IX
e
siècle. Dans les milieux de la chancellerie, des muwallads et autour du palais de Cordoue (« ornement du monde », selon la poétesse saxonne Hroswitha
), les califes facilitèrent l’épanouissement artistique et architectural, l’éclosion des sciences religieuses de l’islam, en lien avec le rite mālikite*, et une culture profane de haute volée, l’
adāb
*, qui mêle « art du bien vivre et du bien écrire
36
». Cet élitisme culturel impose de connaître le Coran et les hadith, mais aussi la rhétorique, la poésie, la géographie, l’art épistolaire et l’histoire. Les souverains umayyades de Cordoue se piquent de poésie arabe. L’arabité est exaltée, même par les muwallads, qui se sont entièrement acculturés, devenant les plus fidèles soutiens du califat d’al-Andalus. On voyage à Bagdad pour acquérir cette science, tandis que des Orientaux s’installent à Cordoue afin d’initier les élites à l’
adāb
ʿ
abbāside
. Les Umayyades favorisèrent une littérature panégyrique en leur faveur, représentée notamment par Ibn
ʿ
Abd Rabbih
(m. 940)
37
.
La culture du dominateur séduit les muwallads et les Berbères qui s’arabisent rapidement, parallèlement à leur adhésion à l’islam. Dans le nord de l’Espagne et en Aquitaine, les sources littéraires font état d’une certaine connaissance de la phonétique arabe. Une chronique franque rédigée en latin fut offerte par l’évêque de Gérone au futur calife de Cordoue al-Ḥakām
II vers 939, signe d’échanges de manuscrits. Les chroniques castillanes des
VIII
e
-
X
e
siècle utilisent pour les noms arabes des transcriptions en latin pertinentes, malgré la différence de langue. Les
Premières Annales castillanes
, rédigées vers 940 par un anonyme du León, écrivent
Abterahaman
pour
ʿ
Abd al-Raḥmān
, ou
Aboyahia
pour Abū Yaḥia
38
.
Domination et islamisation en Espagne (850-1050)
Certains mozarabes sont parfaitement instruits dans les deux langues, ainsi selon le
Mémorial des saints
, source mozarabe rédigée au milieu du
IX
e
siècle, le prêtre cordouan Perfectus
était « marqué par un vive éducation littéraire latine et reconnu dans le domaine de la langue arabe
39
».
Dans sa
Notice lumineuse
de 854, le clerc mozarabe Paul Alvare
se désole de la tiédeur religieuse chez les élites chrétiennes, même issues des meilleurs lignées wisigothiques, et de leur incapacité à polémiquer contre l’islam et ses maîtres :
Ils sont assoiffés, mais incapables d’une quelconque ferveur, froids de tout amour de la foi, épouvantés par la menace du sabre [de l’émir] et par une crainte terrestre. Ils ont abaissé et avili de nos jours le geste du martyre par une victoire inconvenante, car leur langue est liée, leurs lèvres closes, non parce que leur voix est étouffée mais parce que leur gorge est enrouée […]
40
.
La peur n’est pas la seule explication à ce mutisme. En effet, bien que restés obstinément chrétiens, les mozarabes sont eux aussi tentés par l’acculturation, processus qui dépasse donc la question religieuse :
Adoptant la marque [des Sarrasins], nous suivons les sectes pestiférées mais très appréciées des anciens païens et leurs coutumes abandonnées [par les chrétiens] ; avec de mauvais arguments, nous mettons leur nom sur nos fronts, jusqu’à effacer le bois de la croix […]. Nous nous délectons de leurs vers et de leurs milliers d’historiettes, et nous nous efforçons de leur obéir et d’être à tout prix agréables à leurs vilenies. Ainsi, nous questionnons leurs rituels (
sacramenta
) et leurs philosophes, ou plutôt leurs amateurs de jactance ; nous nous assemblons pour connaître leurs sectes, non pour en dévoiler les erreurs, mais pour obtenir une élégance d’esprit et une élocution [en arabe] parfaitement fluide, tout en négligeant nos saintes lectures […]. Peut-on trouver aujourd’hui, je le demande, parmi nos laïcs, quelqu’un qui soit instruit et qui s’intéresse à la Sainte Écriture et aux volumes des savants écrits en
latin ? Tous nos jeunes chrétiens cherchent absolument l’élégance, une langue fluide, des manières admirables, les savoirs brillants de la Gentilité, et veulent se hausser grâce à l’éloquence arabe […]. Hélas ! Misère ! Chrétiens, il ignorent leur langue ; Latins, ils n’ont aucun égard pour leur propre langue
41
.
Ce texte offre une vision complète et cohérente de la culture arabe, telle que la perçoivent les clercs mozarabes : cette culture représente un retour en arrière, d’avant la conversion de l’Espagne wisigothique au christianisme romain, au temps des « sectes » antiques, terme qui, chez les Pères de l’Église, signifie la division qui provient des arguties déraisonnables de philosophes ou d’hérétiques, contestant l’opinion générale
42
. Comme certains philosophes anciens, ils sont répartis en cotteries dont la rhétorique est inepte. Pourtant, leur modèle suscite l’admiration des mozarabes, menacés d’acculturation et – à terme, forcément – de conversion. L’islam n’est toutefois pas directement mentionné, puisque c’est bien un déclin de la latinité hispanique que déplore Alvare, au profit de nouveaux modes de pensée et d’expression
43
. Au
XI
e
siècle, les mozarabes auront acquis un très haut niveau d’arabité, comme le montrent leurs manuscrits de droit canon
44
.
L’archevêque de Tolède, Euloge
, exprime dans son
Mémorial des saints
dédié à Paul Alvare, la même plainte de civilisation. Il en attribue l’échec à une punition divine en raison des péchés des Wisigoths. Mais, dans la ruine de l’Espagne, il distingue le sort de la monarchie et celui du christianisme, lequel a malgré tout survécu :
Ce n’est pas parce que ce peuple impie a profité d’une faveur [divine] que le sceptre de l’Espagne est passé sous sa domination après l’effondrement et la ruine du royaume des Goths, mais c’est par notre propre faute. En revanche, c’est par une grâce de son Rédempteur et de ses amis assidus que l’Église a mérité d’être préservée […]
45
.
L’Espagne a peut-être été vaincue, mais pas l’Église, qui devient ainsi un conservatoire identitaire ; selon cette vue, le monde wisigothique et latin reste vivant à travers l’Église. Contrairement à Alvare, l’esprit d’Euloge, qui mêle ascèse monastique, nostalgie de l’Espagne wisigothique et sentiment d’Apocalypse, débouche sur l’appel à la résistance spirituelle et même au martyre. Dans une lettre à l’évêque de Pampelune, Euloge demande à tous les chrétiens de descendre dans les rues et « de rejeter l’ennemi de la foi », en « maudissant le devin Mahomat
», ce qui n’est pas sans rappeler l’attitude des martyrs chrétiens des
II
e
-
III
e
siècles contre l’Empire romain, auxquels Euloge semble s’identifier
46
. La seconde partie de son ouvrage est entièrement consacrée aux exemples de saints d’Espagne qui ont donné leur vie pour le Christ. Face à un pouvoir musulman brillant, puissant et prospère, il ne reste que la mort.
Cohérent avec lui-même, Euloge est incarcéré en 850, tandis que plusieurs dizaines de chrétiens sont exécutés, dont certains sont des musulmans convertis, ce qui exaspère les autorités
47
. En 859, devant le qāḍī – le juge islamique – de Cordoue, il proclame publiquement sa foi, mettant en porte-à-faux les autorités civiles et même Reccafrède
, l’archevêque de Séville, qui le désavoue. Le drame illustre aussi l’incompréhension entre le haut clergé séculier et les monastères, garants de la piété et de la latinité. Les évêques mozarabes, bien accueillis à la cour de Cordoue, protégés par le califat, évitent de polémiquer inutilement contre l’islam, sous peine d’être bannis. Les pasteurs tentent de convaincre les fidèles d’accepter la domination de fait des musulmans en promouvant l’obéissance tant que la foi n’est pas menacée
48
. Euloge, lui, est décapité pour avoir insulté le Prophète
49
. La communauté chrétienne se scinde en deux camps. Vers 900, une révolte de l’aristocratie chrétienne contre l’influence arabe ébranle la ville de Malaga,
témoin d’une réaction à ce qu’il faut bien appeler une colonisation culturelle et religieuse
50
. Enfin, en 931, un prêtre et une vierge sont encore exécutés, mais le temps du martyre est terminé. L’Église mozarabe comprend qu’elle ne peut débattre sur le Coran ni sur Muḥammad, à moins de le faire en latin et pour un public de chrétiens.
Le statut de la langue arabe
Seule l’Andalus en Europe a connu ce phénomène d’attraction pour l’arabe et ce sentiment d’infériorité, indissociables du contrôle politique et social des califes. Partout ailleurs, la langue sarrasine est considérée avec mépris jusqu’au
XI
e
siècle, n’est pas étudiée ni ne fait l’objet de la moindre curiosité. Comme le rappelle Isidore
de Séville dans ses
Étymologies
, avant le désordre des langues au moment de la Tour de Babel, les hommes n’étaient qu’une seule nation et parlaient une seule langue, l’hébreu. Puis, la dispersion des idiomes généra celui des peuples. Trois langages émergèrent du brouhaha :
Il y a trois langues sacrées : l’hébreu, le grec, le latin, qui surpassent toutes les autres sur la terre. En effet, c’est dans ces trois langues que fut rédigé par Pilate l’écriteau au-dessus de la croix du Seigneur (Jn 19, 20). De là, en raison de la difficulté des Saintes Écritures, la connaissance de ces trois langues est nécessaire, afin de recourir à l’une ou une autre, pour ne pas rencontrer de doute sur un nom ou une interprétation si l’on se contentait d’une seule langue. Cependant, la langue grecque est entre celles de tous les peuples la plus claire, et la latine la plus mélodieuse
51
.
Si le grec avait été la première véritable langue de la liturgie chrétienne dès le
I
er
siècle, la messe dans l’Occident romain avait été progressivement transférée en latin entre le
III
e
et le
VI
e
siècle, et avait ainsi acquis une noblesse et une autorité religieuse équivalente au grec, du moins en théorie
52
. Les
adaptations locales de la messe se fondaient sur un texte latin, ainsi en Gaule, à Milan ou même chez les mozarabes, mais les grandes définitions conciliaires sur la nature du Christ avaient toutes été formulées en grec, puis traduites en latin.
Seul le grec – le latin et l’hébreu à un moindre titre – était considéré comme le véhicule d’un authentique savoir. Il était le langage de la raison depuis les philosophes grecs. La plupart des traducteurs latins de textes grecs exprimaient leurs difficultés à rendre le sens originel, ainsi Cicéron
, et surtout au
V
e
siècle Jérôme
, traducteur des Écritures depuis l’hébreu et le grec
53
: « Combien chez les Grecs peut-on bien dire de choses, qui, une fois rendues au mot près en latin, ne sonnent pas du tout ! » Pourtant, les inlassables efforts de traduction dans l’Occident romain et la rupture progressive avec la culture grecque entre les
IV
e
et
VI
e
siècles avaient fait du latin un nouveau réceptacle culturel. Il demeura le seul en Europe de l’Ouest en raison des invasions germaniques et du déclin des centres de savoir à la fin de l’Antiquité. Désormais, la culture était liée à la langue latine. « La qualité du latin est, au Moyen Âge, la meilleure mesure du niveau intellectuel
54
. » En Espagne, Isidore de Séville avait été un artisan du renouveau des études latines, tout comme Charlemagne
le fut pour la Gaule franque. C’est par le sursaut de la latinité que s’opérait la renaissance liturgique, religieuse, et donc aussi la puissance politique. Un « transfert de connaissance » (
translatio studii
) avait eu lieu depuis Athènes jusqu’à Rome, comme déjà l’annonçaient les anciens latins : Virgile
dans l’
Énéide
, Cicéron dans les
Tusculanes
et Boèce
dans ses traductions
55
.
Sur le plan intellectuel, les discussions autour de la sémantique constituaient au Haut Moyen Âge le seul type de discours philosophique connu. Les théologiens reprenaient la théorie de saint Augustin
(m. 430) suggérant que le langage répondait à un double besoin social et rationnel :
La raison comprit qu’il fallait donner des noms aux choses, c’est-à-dire des sons pourvus de significations, afin que, faute de pouvoir percevoir sensiblement l’esprit, les hommes se servissent, pour unir leurs âmes, des sens comme d’autant d’interprètres
56
.
À chaque chose (
res
) sont liés un mot prononçable et audible (
verbum
), et un sens compréhensible par les locuteurs (
dicibile
). Ces trois éléments forment ensemble un « signe » (
signum
) et sont garants de l’unité entre les personnes, c’est-à-dire de la communication sociale. Plus encore, le
verbum
n’est pas seulement une parole prononcée, mais doit faire écho à un autre
verbum
, intérieur, une vérité intime, elle-même liée au
Verbum
par excellence qu’est Dieu
57
.
Isidore de Séville reprit ces définitions et les poursuivit en développant la valeur de l’
étymôn
, l’origine étymologique des mots
58
. Sa méthode consiste, pour chaque élément qu’il étudie (une chose, un pays, une fonction, une notion), à reprendre systématiquement son étymologie première, en latin, en grec ou en hébreu, et, à partir de ce sens originel, à comprendre et à actualiser la réalité désignée. Par exemple, « on nomme la secte (
secta
; SEC-TA) à cause de ce que l’on poursuit (SEC –
sequendo
) et ce à quoi l’on tient (TA –
tenendo
)
59
». Ainsi, l’
étymôn
permet de comprendre le réel, quand bien même les mots ont changé de sens avec le temps. Bien sûr, certains sens dégagés par Isidore sont fantaisistes, et le savant réduit les sources antiques au strict minimum, sans jamais les confronter à une expérience
60
. Dans un tel contexte, l’étude de la langue latine n’est pas qu’une obligation d’éducation, mais un impératif de civilisation et de maîtrise du monde. Jusqu’au
XII
e
siècle, l’Europe conçoit un fil directeur entre la langue, la culture, le christianisme et le cosmos. Toute vérité ne peut naître que d’un retour à la pureté des origines de la parole.
Aussi, comment aurait-on pu intégrer la langue arabe, et encore plus le Coran ? Avant d’être méprisés ou dénoncés,
les Sarrasins n’avaient tout simplement pas leur place dans les esprits. Les médiévaux jugeaient d’après les critères hérités de l’Antiquité chrétienne, adaptés à leur temps, mais ils étaient incapables de cerner le présent tel qu’il était. Il leur fallait une grille de lecture, mais celle-ci mettait un voile sur tout ce qui semblait trop étranger. L’arabe n’était pas une langue sacrée, sa structure ne se prêtait pas aux jeux de l’
étymôn
, et ses textes – quels qu’ils fussent – ne pouvaient prétendre à une quelconque autorité. Plus encore, le
verbum
arabe était diviseur et ne renvoyait à aucune vérité intérieure…
Malgré son jugement négatif sur l’arabe, Isidore s’interroge pourtant sincèrement sur son éventuelle légitimité :
Tous les peuples d’Orient ont des langues de gorge et leurs mots s’entrechoquent, comme l’hébreu et le syrien […]. Le syrien et le chaldéen sont proches de l’hébreu dans les mots, portent le même son sur les lettres. Certains jugent que la langue hébraïque est identique au chaldéen, parce que Abraham
venait de Chaldée. Mais si on accepte cela, comment dans le livre de Daniel (Dn 1, 4) pouvait-on ordonner aux jeunes Hébreux d’apprendre une langue qu’ils connaissaient déjà
61
?
L’arabe ne peut donc être comparé à l’hébreu comme langue de civilisation. On comprend dès lors les bouleversements mentaux vécus au moment de la conquête islamique par les moines et les clercs d’Espagne, pays qui avait vu naître Isidore de Séville et rayonner son approche de l’
étymôn
. La soudaine supériorité de la culture arabe avait quelque chose d’apocalyptique.
Enfin, sous les Carolingiens
, la perception de la culture latine était indissociable d’une dimension politique. À un transfert intellectuel (
translatio studii
) depuis la Grèce jusqu’à Rome puis Aix-la-Chapelle, correspondait un transfert du système impérial (
translatio imperii
) depuis Alexandre le Grand
vers les Byzantins et jusqu’aux Francs
62
. Par les commentaires de
saint Jérôme
sur le chapitre 7 du livre de Daniel, on concevait l’Histoire comme une succession de quatre dominations (
regnum
ou
imperium
) : les Babyloniens, les Perses, les Grecs et enfin les Romains (l’
imperium Romanorum
), dont les Francs se prétendaient les continuateurs
63
.
Dès le
VIII
e
siècle, la dynastie carolingienne fit du renouveau des études le fer de lance de sa politique impériale
64
. En favorisant les abbayes royales et la diffusion du monachisme, Pépin
le Bref avait assuré un certain dynamisme culturel, car toute science, tout savoir écrit, se transmettaient d’abord dans les monastères. En effet, au moment des pires troubles en Europe occidentale – entre les
V
e
et
VII
e
siècles – la culture classique et la langue latine avaient pu se maintenir dans les monastères, notamment irlandais, où elles se christianisèrent rapidement en rencontrant la liturgie et l’Écriture sainte. Si bien qu’au sortir du chaos, la culture antique n’était plus tout à fait la même qu’avant. Ses détenteurs n’étaient plus des aristocrates romains ou des lettrés profanes, mais uniquement des hommes d’Église, et surtout des moines
65
.
Charlemagne
dut sentir très tôt pour son pouvoir l’importance de la culture, puisqu’il se fit le promoteur des études littéraires, qu’on appelle les Arts libéraux, divisées en deux branches. La première, le
Trivium
, est fondée sur la grammaire, la dialectique et la rhétorique. On apprend à parler, écrire et raisonner en latin. Alors seulement le jeune scolaire pourra passer au
Quadrivium
(arithmétique, géométrie, astronomie, musique) qui lui ouvrira un jour les portes de la théologie.
Le diacre anglo-saxon Alcuin
(m. 804), « l’homme le plus savant qui fût alors », organisa la réforme scolaire de Charlemagne et fit feu de tout bois en rédigeant des manuels de grammaire, de rhétorique, des commentaires de l’Écriture et des poèmes
66
. Le moine Notker
le Bègue (m. 912) put lui appliquer l’expression de
translatio studii
: « L’enseignement
d’Alcuin fut si fructueux que les modernes Gaulois, ou Francs, devinrent les égaux des Anciens de Rome et d’Athènes. » Les Francs dominaient politiquement parce qu’ils étaient les bénéficiaires de ce transfert. Ils détenaient l’
imperium Romanorum
de Daniel.
Or personne n’avait songé un instant que les Arabes entreraient un jour dans la liste close des successions impériales, ou qu’ils prétendraient véhiculer une culture de civilisation. Leur victoire en Espagne représentait l’effondrement des certitudes politiques et culturelles. Le règne de la Vérité et des Romains s’achevait sur celui de l’erreur et des Arabes, malgré les promesses des auteurs anciens et de la Bible. La vision positiviste ou téléologique de l’Histoire butait sur un imprévu.
Le premier âge d’or européen de la culture arabe (980-1098)
Les Européens vont pourtant s’adapter et s’ouvrir à la culture arabo-musulmane, si étrangère. En réalité, ce n’est pas tant vers les musulmans que se tournent les Latins entre l’an Mil et la première croisade, mais plutôt vers la science grecque, la seule qui les obsède vraiment. Les lettrés européens passent par les Sarrasins pour obtenir le savoir des Anciens. Toutefois, le vecteur islamique n’est pas forcément unique, puisque des ambassades occidentales s’en vont chercher dans l’Empire byzantin les manuscrits qui leur manquent. Déjà en 869-870, Anastase
le Bibliothécaire était parti à Constantinople pour une mission diplomatique au profit de l’empereur carolingien Louis II
, et en était revenu avec des textes grecs qu’il avait aussitôt traduits en latin, notamment des chroniques et des actes conciliaires. Au milieu du
X
e
siècle, la capitale byzantine accueillait une communauté d’Amalfitains et de Pisans, chargés de copier et traduire des manuscrits hagiographiques grecs
67
.
Lors du mariage en 972 du futur empereur Otton II
avec la princesse byzantine Theophano
, de nombreux manuscrits médicaux grecs sont recopiés et envoyés pour l’occasion à la cour germanique, qui resta en lien étroit avec Constantinople aux
XI
e
et
XII
e
siècles
68
. Les sujets d’intérêt des Européens concernaient les sciences religieuses et l’Histoire, mais guère la philosophie ou l’astronomie.
À compter du
VIII
e
siècle, le monde musulman peut rivaliser dans le domaine intellectuel avec l’Occident, et même avec Byzance. Le déclin des études en Europe qui a accompagné le délitement de l’Empire romain a été compensé par la Renaissance carolingienne, mais sans jamais égaler les Anciens. Constantinople est un lieu de copie et de conservation de manuscrits, mais les lettrés – des moines pour l’essentiel – se passionnent surtout pour les questions de théologie et de spiritualité. Dans les métropoles cosmopolites de l’Islam, en revanche, le bouillonnement intellectuel aborde tous les sujets. Le corps doctrinal et juridique sunnite se constitue en profitant de l’influence de la littérature chrétienne, des héritages de la Perse sassanide et de la pensée hellénistique. Pour justifier la révélation coranique, les savants de l’islam ont recours à la raison
69
. Les califes
ʿ
abbāsides
soutiennent les traductions de la logique d’Aristote
, de textes de Platon
et de Ptolémée
, depuis le grec et le syriaque vers l’arabe
70
. Les traducteurs sont majoritairement des chrétiens
ḏimmī
et des juifs travaillant dans l’entourage du pouvoir, mais leurs mécènes sont de toutes origines : califes, ministres, élites cultivées de Bagdad, Arabes, Persans, etc
71
.
Dans le domaine profane, l’
adāb
s’enrichit de nouveaux textes en langue arabe ou persane, parfois même en sanskrit, souvent influencés par l’hellénisme
72
. Le travail sur l’arabe suscite d’innombrables traités de grammaire, des lexiques et des dictionnaires. Dans les capitales politiques comme Bagdad
et Le Caire se constituent des bibliothèques prestigieuses, financées par les souverains
73
. On pratique la spéculation philosophique à travers les sciences du
kalām
*, l’arithmétique, la géométrie et surtout l’algèbre, discipline privilégiée et autonome en Islam
.
En Irak, au
IX
e
siècle, s’épanouissent l’astronomie et l’astrologie, tandis que le calife fonde un observatoire à Bagdad. En Iran et en Égypte, on étudie les sciences naturelles, l’alchimie, la médecine et la pharmacologie, sciences qui devaient rayonner grâce au Persan Avicenne
(m. 1037)
74
. Dans l’Andalus, ce mouvement encyclopédique est plus tardif, puisqu’il ne commence qu’au milieu du
IX
e
siècle, mais dépasse rapidement en qualité et en quantité ce qui restait de la culture latine wisigothique. Il n’atteint toutefois pas le niveau d’excellence de l’Irak et de la Perse, et se retrouve dès le milieu du
XI
e
siècle interrompu par l’arrivée des Almoravides
75
. L’astrologie y est très en vogue car elle est alors la « mère des sciences », celle qui permet de comprendre la destinée. Pour imiter les rois sassanides dont ils ont hérité les territoires – plus que par passion désintéressée –, les califes subventionnent des astrologues de cour et des traductions
76
.
L’islam médiéval, inspiré par les Grecs et les Persans, a nourri une passion pour la géographie, laquelle permettait une cartographie détaillée de la
Umma
. Connaître les grands traités de géographie universelle était une obligation morale pour le fonctionnaire et l’homme de culture. Mais cette géographie ignore les terres non musulmanes, ou les caricature à loisir. On relève l’existence de quelques rares voyageurs musulmans, mi-aventuriers mi-géographes, qui tentent de parcourir l’Europe. C’est le cas au milieu du
X
e
siècle d’un certain Ibrāhīm
de Tortosa (al-Andalus) qui, en pleine reconquête du Freinet et malgré les énormes risques, visite Bordeaux, Noirmoutier, Saint-Malo, Rouen, et s’aventure même en mer Baltique… Dans sa relation de voyage, il note l’état des villes,
des rivières, et commente ses rencontres : « À Rouen, j’ai vu un jeune homme dont la barbe atteignait les genoux
77
! » Mais comment s’exprimait-il avec les habitants ? Était-il déguisé en « Européen » ? Le fait même qu’un tel voyage ait été possible témoigne que l’époque était certainement moins intolérante qu’on ne l’a cru.
Des disputes intellectuelles agitaient ainsi le
dār al-islām
* (la « Demeure de l’Islam »). La plus importante, dite du mu
ʿ
tazilisme*, déboucha sur une crise dont les conséquences furent durables sur l’islam sunnite
78
. Adhérant personnellement à la théorie du Coran créé, le calife al-Ma
ʾ
mūn
(813-833) entendit imposer cette doctrine comme interprétation officielle de l’État
ʿ
abbāside
, et ce aux dépens des tenants de l’opinion du Coran incréé, majoritaire parmi les écoles juridiques. La question soulevée était initialement posée par les hommes du
kalām
, c’est-à-dire par des théologiens spéculatifs, et non par des juristes ou des oulémas (
ʿ
ulamā
*). Les mu
ʿ
tazilites puisaient dans un registre argumentatif qui n’était pas juridique pour défendre la totale puissance divine, sans attributs. Le Coran ne pouvant être coéternel à Dieu, il était une création. Les oulémas hostiles furent emprisonnés, notamment le célèbre Aḥmad bin Ḥanbal
(m. 855), fondateur de l’école rigoriste ḥanbalite. Le calife instaura une procédure judiciaire spéciale, la
miḥna
, sorte d’inquisition, consistant en une épreuve de foi imposée aux suspects dans les tribunaux. Sous le successeur d’al-Ma
ʾ
mūn, al-Mu
ʿ
taṣim
(833-842), la
miḥna
fut employée de façon moins rigoureuse. Elle était discréditée par sa prétention à sonder arbitrairement l’intériorité des suspects pour y déceler l’hérésie ou une culpabilité doctrinale, car – dans la tradition coranique – l’intimité n’appartient qu’à Dieu et lui seul est juge des pensées cachées.
Le calife al-Mutawakkil
(847-861) renonça après 849 à soutenir la doctrine mu
ʿ
tazilite, libéra les prisonniers et lança
une réaction orthodoxe. Mais l’échec du mu
ʿ
tazilisme signa aussi celui de l’inquisition intellectuelle et doctrinale califale, dont les bases étaient trop fragiles et trop récentes pour substister. La crise eut pour conséquence de disqualifier le rôle doctrinal du calife, d’accroître l’autonomie des hommes de loi et de science, et de limiter le pouvoir théologique du calife à la simple application des règles de la charia (
šarī
ʿ
a
) et des interprétations des juristes. Cet échec califal confirma la prédominance du droit pratique (le
fiqh*
) sur la spéculation théologique (le
kalām
), le premier étant un producteur de normes et de règlements ; la seconde, d’hypothèses et d’opinions. Ce furent les oulémas ḥanbalites persécutés et les tenants d’un droit normatif rigoureux qui emportèrent la victoire morale et paralysèrent toute tentative d’institution « ecclésiastique » officielle ayant un droit de regard sur l’intériorité des fidèles
79
. La communauté n’est juge que du comportement. L’islam officiel s’éloigna de la spéculation métaphysique vers la fin du
IX
e
siècle, alors que l’Europe devait la redécouvrir dans le courant du
XII
e
siècle et en faire le moteur de son développement intellectuel jusqu’au
XX
e
siècle…
Le dynamisme culturel de la civilisation islamique était d’autant plus remarquable que son fractionnement politique était devenu extrême : le calife
ʿ
abbāside était contesté par deux autres califats, l’un à Cordoue, umayyade
et sunnite, l’autre au Caire, fāṭimide
et chiite. Dans les provinces, une multitude de dynastes locaux avaient accaparé les pouvoirs souverains, tout en continuant à prêter allégeance au calife, si bien que ce dernier ne contrôlait
de facto
que l’Irak. Et encore, devait-il se soumettre à de puissants vizirs, iraniens au
X
e
siècle, puis turcs seljūqīdes
à partir du milieu du
XI
e
siècle
80
.
On ne peut négliger l’hypothèse que l’essor inédit des sciences profanes en terre d’Islam ait été surévalué par les traditions historiographiques. De fait, les transferts culturels
vers l’Europe sont si rares avant le
XI
e
siècle, pourtant dans une Méditerranée demeurée à peu près ouverte, qu’on en vient à douter du degré d’excellence atteint dans le
dār al-islām
81
. L’étude du grec ne fit jamais partie de la tradition pédagogique arabe, aussi les grands lettrés musulmans travaillaient-ils sur des traductions, généralement réalisées par des chrétiens
82
. Le calife
ʿ
abbāside al-Ma
ʾ
mūn
(813-833) aurait fondé en 832 à Bagdad une « Maison de la Sagesse » (
Bayt al-ḥikma
) afin de favoriser les traductions du persan, du grec et du sanskrit. Loin d’être un projet désintéressé, par pur amour de la science, il s’agissait d’accompagner l’expansion territoriale de l’Islam par une domination intellectuelle
83
. En outre, les sources les plus anciennes en font parfois une bibliothèque de poésie, un dépôt de livres, voire un cercle de lettrés – chrétiens et musulmans –, alors que les chroniqueurs postérieurs y virent un établissement officiel et multiculturel de traduction, sorte d’université avant l’heure
84
. Ce lieu fut ensuite imité par les dynastes locaux, et le Fāṭimide al-Ḥākim
institua en 1003 une « Maison de la Science » (
Bayt al-
ʿ
ilm
). Mais toutes ces fondations n’ont laissé aucune trace archéologique et relèvent d’une gloire entretenue par les défenseurs des califes, alors que le soutien aux traductions dut être un mouvement diffus dans les élites, du moins jusqu’au début du
X
e
siècle
85
.
Des signes de transferts culturels depuis le
dār al-islām
vers l’Europe se lisent vers 960-980
86
. Le nord de l’Espagne fut l’un des premiers foyers touchés, mais la Lotharingie et l’Italie du Sud auraient aussi été concernés très tôt. Alors que la féodalité terminait de se fixer, apportant à l’Europe une certaine stabilité politique, Cordoue entrait en pleine déliquescence avec la révolution anti-califale de 1009. Ces facteurs politiques ne doivent pas être négligés, car ils expliquent pourquoi l’Europe latine a pu être un espace attractif pour les manuscrits. Après le temps de la splendeur, du développement de la
médecine,
de l’architecture et de la littérature religieuse et profane, le califat se décompose en raison de la minorité de Hišām II
(976-1009). L’aristocratie arabe relève la tête et les chefs militaires berbères se taillent de petits émirats urbains. Le califat s’effondre en 1031 et l’Andalus se fractionne en « royaumes de clans », les
reyes de taifas
*. Fragilisés, ils versent tribut aux rois chrétiens pour éviter leurs incursions ou font alliance avec eux contre leurs ennemis musulmans. Dans un tel contexte sécuritaire, nombreux sont les lettrés, mozarabes, juifs ou même musulmans, à se déplacer vers le nord, dans les royaumes chrétiens, ou à y envoyer des manuscrits. La décadence umayyade
va servir l’Europe
87
.
Cultures et échanges autour de l’an Mil
Le duché national de Lotharingie, issu de l’ancien royaume de Lothaire I
er
, découpé au partage de Verdun (843), profitait de pôles de culture comme Liège, Cologne et le monastère de Saint-Gall, où l’astronomie était étudiée au
X
e
siècle. L’évêque de Liège Euraclus
(m. 971) aurait été capable de se prononcer sur l’éclipse solaire de 968. Son successeur, Notger
, soutint les études sur les astres et les mathématiques
88
. Mais on ne peut prouver de lien direct avec le monde arabe.
Un personnage émerge de l’incertitude des sources : Gerbert
d’Aurillac (m. 1003). Entré tout jeune au monastère de Saint-Géraud d’Aurillac, il est envoyé par son abbé entre 967 et 969 en Catalogne, auprès du comte Borrell
de Barcelone, pour y apprendre les sciences. Il étudie l’arithmétique au monastère de Vic puis s’intègre à celui de Ripoll, dont le
scriptorium
était un atelier réputé comme conservatoire de manuscrits arabes et pour certaines traductions
89
. En dehors du cadran solaire et de la sphère armillaire grecque, les Latins ne disposaient pas d’instruments d’observation astrale. Or, outre les mathématiques, Gerbert aurait découvert en Catalogne les techniques de l’abaque* et de l’astrolabe*. Revenu en France, il devient écolâtre – chef de l’école cathédrale – de Reims et rayonne par son enseignement du
Quadrivium
, lequel bénéficie des apports
reçus en Espagne, en Italie et à Rome. On a même supposé qu’il avait voyagé à Cordoue et à Bougie, où il aurait appris des éléments de mathématique arabe et de physique, mais il peut s’agir d’une légende. Farouche partisan de l’empereur Otton II
, avec lequel il finit par se brouiller, il joue un rôle diplomatique croissant dans les affaires européennes, jusqu’à son élection comme archevêque de Reims en 991, puis comme pape sous le nom de Sylvestre II en 999
90
.
Gerbert est l’auteur d’un
Libelle sur la division des nombres
où il annonce vouloir « expliquer les calculs de nombres dans l’abaque ». Ce court ouvrage s’occupe essentiellement de multiplications et de divisions
91
. Dans son autre texte,
De la géométrie
, il s’inscrit dans l’héritage de Boèce
(m. 524), dont les textes latins sur l’arithmétique ne doivent rien au truchement arabe, puisque Boèce travaillait directement sur des sources grecques. L’abondante correspondance de Gerbert évoque parfois ses travaux mathématiques, et comporte une lettre envoyée en 984 à l’archidiacre Lupitius
de Barcelone
92
. « Envoie-moi le livre sur l’astrologie que tu as traduit
93
», écrit-il. Il s’agit d’une allusion aux
Sentences de l’astrolabe
, un traité d’astronomie arabe adapté des travaux du mathématicien et astronome persan al-Ḫuwārizmī (ou al-Khuwarizmi
, m. 847). Le lien avec la culture d’al-Andalus est évident, d’autant que la cité de Barcelone avait été occupée par les Umayyades en 856, puis à nouveau entre 985 et 987, date de sa libération par le comte Borrell
94
. Durant la courte occupation musulmane, des réseaux savants ont pu se constituer et des manuscrits cordouans parvenir dans la cité. Gerbert fit de nombreux disciples et ses travaux furent souvent recopiés au Moyen Âge, en raison de son originalité et de ses liens avec la science arabe, jusqu’à faire naître au
XIII
e
siècle une réputation de magicien. Il est vrai que l’astronomie, indissociable de l’astrologie jusqu’au
XIV
e
siècle, entraînait fréquemment les praticiens à user de magie pour mieux lire les astres et leurs mystères
95
.
Figure A : Abaque romain. Des galets marquent les nombres dans des fentes aménagées pour les unités, les centaines, etc. On les déplace vers le haut ou le bas au cours du calcul.
Figure B : Abaque du XI
e
siècle. Des jetons indiquant les chiffres sont placés dans chaque colonne. Le procédé permet des opérations directement sur l’abaque.
À compter du début du
XI
e
siècle, la Catalogne, affranchie de la pression musulmane, émerge des sources comme un espace de transferts intellectuels entre al-Andalus et l’Europe latine. Parmi les preuves de ce renouveau figure un manuscrit de l’abbaye Sainte-Marie de Ripoll expliquant comment
élaborer un astrolabe
96
. Ce témoin matériel n’est pas unique à la même époque. Le monastère de Saint-Benoît-sur-Loire, lié aux réseaux de Gerbert
, obtient à la fin du
X
e
siècle une compilation de courts traités astrologiques, peut-être issue de Ripoll, et ensuite envoyée à l’abbaye de Reichenau, dans le sud de la Germanie
97
. L’un d’eux, intitulé
Livre du philosophe Alchander
(déformation d’Alexandre le Grand
), décrit les qualités des astres et signes du zodiaque – identifiés en hébreu – en les associant à des jeux numérologiques. Il transcrit approximativement de l’arabe au latin les termes désignant les mansions lunaires* (entre crochets le vrai mot arabe et sa traduction) :
Voici les noms des mansions en fonction des douze signes (du zodiaque), écrits d’après l’ivresse syriaque (
siriace temulenta
) et traduits selon le génie latin (
latina sollertia
) : Alnait, la corne [
al-naṭḥ
: le coup de corne] ; Albotaim, le ventre [
al-buṭayn
: le petit ventre] ; Aldoraia, le cou [
al-ṯurayyā
: les Pléiades] ; […]. Ce sont les 28 principales parties et astres
98
.
Un autre de ces textes anonymes, le
Benedictum
, s’emploie à décrire les théories sur les signes et les planètes pour en déduire des pronostics astrologiques. Il offre ainsi des transcriptions du nom des planètes : Saturne est Almocatir (
al-muqātil
), Mars est Alamer (
al-aḥmar
) et Mercure Alchetiu (
al-kātib
)
99
. Les équivalences sont douteuses. Le
Benedictum
présente aussi pour chaque lettre arabe des valeurs chiffrées afin de composer des pronostics mêlant astrologie et numérologie. La transcription est, là encore, inégale, sans doute en raison de certaines prononciations hispaniques de l’arabe, et parce que les copistes latins avaient peu de compétences dans cette langue : « Alif [
alif
] vaut 1 ; b [
bā
] vaut 2 ; te [
tā
] 8 ; dhe [
ṯā
] 34 ; g [
jīm
] 3 […] ».
Ces traités issus d’al-Andalus, peut-être traduits par des mozarabes, transitèrent par l’Espagne du Nord avant de
gagner l’Europe. Ils y rencontrèrent un énorme succès avec plus d’une cinquantaine de manuscrits pour le
Livre du philosophe Alchander
. Au cours de ces transferts, les textes arabes furent altérés et adaptés, sans gêner outre mesure ceux qui les copièrent ou les commandèrent. Ils gardèrent les formulations arabes au lieu de les effacer, car au contraire elles participaient de la nature ésotérique et initiatique de cette science astrologique. Ces livres devaient être à peu près inutilisables car incompréhensibles. En outre, les traductions réalisées à Bagdad en arabe au
IX
e
siècle à partir du grec, du persan et du sanskrit étaient très souvent fautives, obligeant les lettrés à en réaliser de nouvelles par la suite
100
. Les sources disponibles dans l’Andalus à cette époque devaient elles aussi être de qualité médiocre. Enfin, l’astronomie en tant que telle n’intéressait pas leurs auteurs ni leurs traducteurs, qui n’avaient pas les compétences nécessaires en mathématique
101
. L’arabe passait pour une culture du secret, propice à dévoiler l’avenir et les arcanes des astres.
Gerbert d’Aurillac et les chiffres arabes
Depuis l’Antiquité, le monde latin utilisait les chiffres romains, malgré leur lourdeur pour les nombres élevés et les calculs complexes. Au Moyen-Orient on pratiquait le calcul digital, en faisant des combinaisons de figures avec les doigts et les mains, mais ce système devenait vite pesant après le nombre 10 000. Dès le
VII
e
siècle apparut en Inde un procédé numérique très avancé et pratique, fondé sur une gamme de neuf caractères simples (sans le zéro), permettant d’écrire tous les nombres possibles en peu de signes et de procéder à toutes les opérations arithmétiques. Au début du
IX
e
siècle, le Persan al-Khuwārizmī
(m. 847)
fut le premier mathématicien écrivant en arabe à mentionner le système indien et à le faire sien, ajoutant le zéro
102
. Cette découverte fut vite diffusée grâce au dynamisme culturel et intellectuel de Bagdad, capitale califale située entre l’Orient arabe et le monde persan. Le système numérique indo-arabe parcourut le
dār al-islām
en quelques décennies et fut rapidement connu en Ifrīqiya. Les savants de Kairouan auraient modifié les graphies orientales par leur propre transcription des chiffres, dite
ġubār
(« occidental »), laquelle parvint en al-Andalus.
La frontière politique et religieuse n’arrêta pas la diffusion du système
ġubār
, puisqu’il est connu dès la seconde moitié du
X
e
siècle dans les Asturies, mais sans le zéro. En effet, le moine Vigilán
, copiste de l’abbaye San-Martin de Albelda (La Rioja), mentionne explicitement les neuf chiffres indo-arabes dans la chronique du monastère, conservée dans un manuscrit appelé
Codex Vigilanus
et daté de 976
103
. Or l’un des assistants de Vigilán était un certain
Sarracenus
, c’est-à-dire probablement un mozarabe ou un musulman converti, donc quelqu’un qui avait pu avoir accès à des textes arabes d’al-Andalus
104
:
Nous devons savoir qu’il y a une invention très subtile chez les Indiens devant lesquels les autres peuples doivent s’incliner pour ce qui est de l’arithmétique, de la géométrie et des autres disciplines libérales. On le découvre dans neuf figures qui désignent chacune un chiffre, et ces chiffres ont les formes suivantes :
La maladresse apparente des traits renvoie en fait à des graphies qui n’étaient pas les mêmes qu’aujourd’hui. Avant la fin du siècle, ce système « très subtil » apparaît dans un autre manuscrit du nord de l’Espagne
105
. C’est là probablement que Gerbert
d’Aurillac, qui suivait sa formation scientifique en Catalogne, aurait découvert les chiffres indo-arabes en même temps que les abaques et les textes des mathématiciens musulmans, surtout ceux d’al-Khuwārizmī
106
. La manière dont il introduisit le système
ġubār
en Europe ne laisse pas d’étonner. Vers 972-980, il rédigea pour l’empereur Otton II
et son épouse Theophano
un poème de 32 vers sous forme de roue, texte situé en frontispice d’un manuscrit liturgique
107
. Or, une fois rétabli sous forme de strophes, le poème dévoile un second texte, dont les mots dessinent exactement les chiffres arabo-indiens du
Codex Vigilanus
. À un détail près : cet épigramme secret comporte le zéro, lequel n’apparaît dans les manuscrits français qu’au début du
XII
e
siècle et ne se généralise qu’au siècle suivant
108
. Mais on ignore par quel vecteur Gerbert a pu le connaître. Le passage du système numérique arabe en Europe fut donc extrêmement rapide, le zéro y compris. Mais cette découverte fut trop bien dissimulée par Gerbert dans son poème, probablement pour renforcer son côté mystérieux et initiatique, tout comme le maintien des transcriptions arabes dans les ouvrages astrologiques, qui participaient à la nature non-conformiste et ésotérique de ces traités
109
.
À compter du
XI
e
siècle, les références aux chiffres arabes se multiplient en Europe, sans détrôner les chiffres romains, ainsi en Lotharingie et en France, sans doute sous l’influence de Gerbert et de ses réseaux. Pour leurs calculs arithmétiques, les savants européens utilisent de
plus en plus des jetons – dits
apices
– sur lesquels sont inscrits les neuf chiffres arabes. Mais, parce que ces jetons ne comportent pas d’indication pour orienter la figure, certains chiffres arabes se retrouvent retournés chez les Latins : le 2, le 3, le 4 et le 5
110
.
Poème de Gerbert à l’empereur Otton II (BnF, Latin 776, f. 1v).
Gerbert inscrit les chiffres arabes dans son poème mis en strophes. Chaque verset commence et se termine par un O ou un T, dessinant huit fois le nom d’Otton (Otto
) de part et d’autre. La marque du bas, un alpha grec, désigne le zéro. Les versets cryptés sont une demande de pardon de Gerbert, en indélicatesse avec l’empereur : « Épargne à l’accusé le moment de sa correction. Cet inférieur, hélas, une fois son livre fini, et ayant surtout cru dans la protection des autels, est-il enfin pardonné ? Voici, au courroux du 9 soustrais une unité [= 8, soit 8 fois le nom d’Otton]. Don de Gerbert à Otton. »
La Germanie s’ouvre rapidement à la littérature pré-scientifique issue du
dār al-islām
111
. La Lotharingie continue son mouvement de découverte, puisque l’astrolabe est mentionné à Liège vers 1025. Le phénomène prend de l’ampleur tout au long du
XI
e
siècle. Le moine de Reichenau, Hermann
(m. 1054), écrit vers 1048 trois traités sur cet instrument, décrivant comment le construire et l’utiliser, employant pour cela plusieurs termes transcrits de l’arabe (ex. :
Almagrip
pour
al-Maġrib
, « le Couchant » ;
Alhabor
pour
al-ḥabur
, « l’encre »). Mais il est douteux qu’il en soit lui-même le traducteur. La curiosité se serait alors déplacée vers l’Angleterre à la fin du siècle, sous l’action de Guillaume le Conquérant
et grâce à des lettrés comme Robert de Lorraine
, mathématicien devenu évêque de Hereford en 1079
112
.
L’Italie du Sud, qui, depuis 1042, commence à être conquise par les Normands, est un espace important de transferts culturels depuis le monde musulman. La cité de Salerne, située non loin de la grande abbaye du Mont-Cassin et devenue normande en 1077, fait figure de principal centre carolingien en Italie méridionale, mais aussi de pôle de traduction sur les questions de médecine, avec, à un moindre titre, Naples et Amalfi
113
. D’après le
Livre des hommes illustres du Mont-Cassin
, écrit par le moine Pierre Diacre
(m. vers 1159), un personnage célèbre émerge à Salerne :
Constantin
l’Africain, moine de ce monastère, était un savant exceptionnel dans les études philosophiques, un maître en Orient comme en Occident, un nouvel Hippocrate
brillant. Il quitta Carthage, d’où il était originaire, et alla à Babylone [Le Caire], où il apprit entièrement la grammaire, la dialectique, la
physica
[la médecine], la géométrie, l’arithmétique, la mathématique, l’astronomie, la nécromancie, la musique et la
physica
des Chaldéens [Syriaques], des Arabes, des Perses et des Sarrasins […]. Stabilisé dans ce monastère [du Mont-Cassin], il traduisit depuis diverses langues païennes énormément de livres […], dont le
Livre des fièvres
, qu’il traduisit de la langue arabe […]
114
.
Derrière l’emphase du propos se dégage le portrait d’un savant issu d’une communauté chrétienne d’Ifrīqiya, peut-être de Kairouan, où se situait une tradition d’études médicales. Ayant acquis une formation universaliste et polyglotte, il passe à Salerne, en terre chrétienne, où il transfère le meilleur de la culture « païenne ». Selon ce propos monastique, Constantin (m. vers 1085) fait figure de « passeur ». Mais les traductions latines des textes médicaux arabes et persans ne se limitent pas à un individu, dont la réputation cache sans doute un cercle plus large de clercs arabisants, dont on ne sait pratiquement rien. L’abbé Alfan
du Mont-Cassin, archevêque de Salerne, qui hébergea Constantin, aurait lui-même été instruit en arabe et en médecine. Toutefois, il faut souligner que les textes salernitains ne sont pas des traductions au sens propre, mais plutôt des morceaux choisis et des résumés qui avaient pour but de retrouver la médecine grecque et non d’étudier ses interprètes arabes
115
.
L’accélération des échanges intellectuels profite d’abord à l’Europe, car l’Andalus ne semble pas avoir nourri le même intérêt pour la culture chrétienne du nord des Pyrénées. On relève quelques traductions du latin vers l’arabe de passages de saint Jérôme
et d’Orose
au
X
e
siècle, sans doute par l’intermédiaire de mozarabes, mais rien de comparable avec le mouvement inverse
116
. Plus encore, à la fin du
XI
e
siècle, une certaine inquiétude se lit chez les lettrés musulmans de la péninsule, qui redoutent cette « fuite des cerveaux ». Le savant et juriste sévillan Ibn
ʿ
Abdūn
demande dans son traité de
ḥisba
* – sur l’ordre public – d’interdire « la vente de livres de science aux juifs et aux chrétiens […], car ils traduisent ces ouvrages et les attribuent à leur propre peuple et à leurs évêques alors qu’ils ont été rédigés par des musulmans
117
». Grand est le risque que l’Europe rattrape le
dār al-islām
.
Cluny parle arabe
Quel que soit l’espace concerné, tout au long du Haut Moyen Âge, le vecteur des transferts de savoirs depuis le monde arabe fut monastique. Ce sont bien les moines qui ont découvert les sciences nouvelles, alors même qu’ils recherchaient les sciences antiques… Le rôle de l’abbaye de Cluny et de ses réseaux fut déterminant. Ce sont aussi les moines de Cluny qui encouragent les royaumes du nord de l’Espagne à entreprendre la Reconquista – la reconquête – et la sacralisent. L’abbé Odon
(m. 942) favorise les échanges de manuscrits entre les prieurés clunisiens, profitant de la situation centrale de l’abbaye entre la Lotharingie, l’Italie, la France et la Septimanie. Gerbert
d’Aurillac était, lui aussi, lié aux clunisiens
118
. Dès les premières années du
XI
e
siècle, Cluny ouvre plusieurs prieurés en Espagne, afin d’accueillir les pèlerins de Compostelle. Grâce à cette implantation, la bibliothèque de l’abbaye acquiert des manuscrits en arabe. L’abbé Odilon
(m. 1048) aurait autorisé certains prieurés à suivre le rite mozarabe, permettant ainsi à des moines non arabisants de s’initier à la langue sarrasine
119
.
La papauté, bien que foncièrement hostile aux émirats musulmans, se fait le relais de cet intérêt nouveau pour l’arabe. La chrétienté est à la fin du
XI
e
siècle en position moins défensive qu’autrefois : la Reconquista a commencé en Espagne ; en 1085, Tolède tombe entre les mains du roi Alphonse VI
de Castille ; la Sicile, divisée en petits émirats locaux depuis 1035, est peu à peu conquise par les Normands sur les Sarrasins. Étant repassée à l’offensive, l’Europe peut se permettre de s’ouvrir aux influences arabo-musulmanes sans se parjurer. Le pape Grégoire VII
(1073-1085), proche des milieux clunisiens, semble même entrer dans un double-jeu avec les princes musulmans. Vers 1076, il répond à l’émir de Bougie, le Ḥammādide
al-Nāṣir
(m. 1105) – qu’il appelle
Anazir
–, et
qui avait sollicité du pontife l’envoi d’un évêque pour diriger la petite communauté chrétienne de ses États. Cette lettre, exceptionnelle par son ton cordial et son acceptation de l’altérité religieuse, considère al-Nāṣir
comme un roi légitime, se gardant de toute critique de l’islam, notant au contraire les convergences :
Le retournement en Méditerranée (1000-1160)
Tu nous as envoyé tes présents et tu as libéré, par déférence pour le bienheureux Pierre, prince des Apôtres, et par amour de nous, les chrétiens qui étaient retenus captifs chez les tiens […]. Dieu n’apprécie rien, en chacun de nous, autant que « l’amour du prochain après l’amour de Dieu » (Mt 22, 37-40). Or, cette charité, nous et vous, nous nous la devons mutuellement plus encore que nous ne la devons aux autres peuples, puisque nous reconnaissons et confessons – de façon différente il est vrai – le Dieu Un, que nous louons et vénérons chaque jour comme Créateur des siècles et maître de ce monde […]. Dieu sait bien que nous te chérissons sincèrement pour sa gloire et que nous désirons ton salut et ta gloire dans la vie présente et future
120
.
Le pape écrit entre 1073 et 1076 à l’évêque de Carthage, aux chrétiens de la ville et à ceux de Bougie, témoignage du maintien de petites communautés chrétiennes en Ifrīqiya. D’autres sources éparses font état de chrétiens arabisés à Qafṣa (Gafsa), Kairouan, Tunis, Mahdiya, Tlemcen et au Maroc, à moins qu’il ne s’agisse de chrétiens arrivés après le
IX
e
siècle pour y établir des comptoirs de commerce
121
… Si elles devaient végéter, ces minuscules Églises offraient pour la papauté un truchement intéressant entre Rome et les émirs locaux. Cette correspondance en langue latine aurait donc été traduite sur place par des clercs arabisés. On ignore dans quelle langue s’exprimaient au Haut Moyen Âge les ambassadeurs, les marchands et les marins pour leurs contacts quotidiens avec les populations d’Afrique du Nord, majoritairement berbérophones jusqu’au
XII
e
siècle, avant que ne l’emporte l’arabe. Comme sous Charlemagne
, on devait avoir recours à des juifs, mais aussi de plus en plus à des moines polyglottes d’Italie du Sud, à des chrétiens du Maghreb
122
.
La croisade de 1063, lancée en Espagne à l’initiative du pape Alexandre II
, permet de prendre Barbastro, le premier verrou sarrasin au sud de l’Èbre
123
. Peu après, vers 1070-1074, les clunisiens organisent l’envoi d’une mission de conversion dans l’émirat de Saragosse. Ce projet est relayé par Grégoire VII
dans des lettres de 1074 et 1078 envoyées à l’abbé de Cluny. La papauté associe donc à la fois la prédication et l’action militaire. La
Vie de saint Anastase
évoque le moine clunisien Anastase
(m. 1086) qui, originaire de Venise, instruit en latin et en grec, aurait été envoyé en al-Andalus avec d’autres missionnaires :
En ce temps-là, sur l’ordre de notre saint Père le pape Grégoire VII, et après trois demandes de son abbé, le vénérable Hugues [Anastase], partit en Espagne pour prêcher aux Sarrasins […]. Mais ils ne voulurent en aucune façon renoncer à leur aveuglement et à leur dureté de cœur, aussi secoua-t-il la poussière de ses pieds, puis il rentra dans son monastère
124
.
C’est probablement pour soutenir cette mission que les milieux clunisiens espagnols composent dans les années 1070 le premier lexique latin-arabe connu : le
Glossarium Latino-Arabicum
. L’auteur en est un mozarabe anonyme, peut-être un juif converti car il insère des termes d’hébreu traduits
125
. Plus de 11 000 mots arabes sont définis, classés par ordre alphabétique du latin. Relevons un échantillon d’équivalences :
adoro
(adorer) : aḫna
ʿ
wa asjud
(s’abaisser et se prosterner),
amor
(amour) : maḥabba
(amour),
bonus
(bien, bon) : jayyid, ḫayyir, fāṣil
[sic
: fāḍil
] (bien, bon, honnête),
castitas
(chasteté) : ʿ
afāf wa zuhd
(abstinence et continence),
fides
(foi) : amāna wa īmān
(fidélité et croyance),
lex
(Loi) : tawrāa wa nāmūs wa kitāb
(Torah et Loi et livre),
religio, sanctitas, bonitas, pietas
(religion, sainteté, bonté, piété) : nusk wa
ʿ
ibāda
(dévotion et adoration).
Ce glossaire est à peu près juste, malgré certaines traductions inappropriées et de multiples erreurs dans la partie arabe. Le trait graphique en arabe est d’ailleurs assez maladroit. Le traducteur, à moins qu’ils ne soient plusieurs, connaît pourtant bien les deux langues, puisqu’il sait donner plusieurs synonymes arabes à un seul mot latin, et réciproquement, signe qu’il saisit les nuances sémantiques. La limite d’un tel outil réside dans l’impossibilité de rendre en latin les variantes du vocabulaire. Ainsi, le
nusk
renvoie au rite par lequel on consacre ou on offre quelque chose à Dieu pour manifester sa piété. La
ʿ
ibāda
évoque le service cultuel par lequel l’homme devient serviteur de Dieu
126
. Les deux mots sont donc très proches et seul le latin
religio
(religion) pourrait exprimer ces nuances, mais nullement
bonitas
(bonté) et
sanctitas
(sainteté). Quant à
pietas
, il signifie la piété dans le double sens rituel et spirituel, mais seul le premier sens correspond aux termes arabes. À l’inverse,
castitas
(chasteté) a des implications morales que ne rendent pas les termes
ʿ
afāf
et
zuhd
, qui se limitent à des aspects extérieurs et comportementaux. Ce lexique peut ainsi induire en erreur. On s’étonne aussi de l’oubli de mots aussi essentiels que Dieu, Christ, divin, livre, etc… Enfin, tel quel, sans grammaire ni méthode linguistique, il ne peut être d’une grande utilité pour apprendre la langue ni servir dans un pays arabophone, à moins d’être destiné à des initiés. Mais était-ce le cas d’Anastase et de ses compagnons ?
Il faut rapprocher ce vif intérêt des clunisiens pour l’Andalus dans les années 1070 d’une correspondance évoquée par Abū al-Walīd al-Bājī
(m. 1081),
faqīh
* de Saragosse. Le juriste cite en effet une lettre écrite par « le moine de France » (
al-rahāb min Ifransa
) au roi de Saragosse, al-Muqtadir bi-llāh
(1046-1081), lui-même mécène et protecteur des arts et des sciences
127
. Al-Bājī adresse au souverain une copie des critiques sur la doctrine musulmane lancées par un moine anonyme et les démonte point par point avec un fort sentiment de supériorité.
Le début de la lettre du moine prouve qu’une mission clunisienne a été dépêchée à Saragosse afin d’expliquer « en ta présence la vérité de la religion du Christ », et de l’éloigner de « l’erreur de l’idolâtrie (
sic
) ». Le contenu est sans concession :
Nous t’avons envoyé quelques-uns de nos frères qui t’apporteront une parole de Dieu, selon ce que Dieu leur donnera dans ce but […]. Comme [Satan] ne parvenait pas à séduire les gens de ce monde pour les ramener à l’antique errreur de l’idolâtrie, il entreprit de tromper les fils d’Ismaël
à propos du prophète dont ils reconnurent la mission conduisant ainsi de nombreuses âmes au châtiment de l’Enfer […].
Un tel échange peut faire référence à des controverses publiques qui se seraient tenues dans le contexte de la reprise de Tolède par le roi de León. Rien ne dit en quelle langue la lettre originelle fut écrite, pourtant on suppose qu’elle le fut en arabe, car al-Bājī n’avait aucune compétence en latin ; en outre, l’ignorance du
faqīh
sur le christianisme est grande et aucun moine n’aurait pu commettre les erreurs qu’il véhicule. L’hypothèse que ce religieux fut un clunisien correspond bien à la stratégie missionnaire de la papauté et de l’abbaye, dont certains membres étaient tournés vers le monde arabe, notamment à l’époque de l’abbé Hugues
(1049-1109)
128
. Cela confirmerait l’originalité de Cluny dans son rapport à l’islam et son « ouverture intellectuelle ».
Où l’on s’essaie à la langue arabe…
À compter du
XI
e
siècle, les emprunts maladroits à la langue arabe se multiplient dans les chroniques, les récits hagiographiques et les chansons de geste. L’Espagne est évidemment l’espace le plus touché par ces influences linguistiques, et innombrables sont les lieux dont les noms rappellent l’ancienne langue d’al-Andalus (par exemple, le Guadalquivir est le
al-wādī
al-kabῑr
, « le grand fleuve »). Entre les royaumes du Nord et les
reyes de taifas
, la frontière culturelle est poreuse : esclaves, troubadours, lettrés, religieux, marchands, chevaliers mercenaires, tous les types sociaux se rencontrent de part et d’autre de la ligne de front, qui est purement imaginaire et ressemble plus à une zone de marche. Les rois scellent des accords avec certains émirs contre d’autres qui leur sont hostiles, et rompent des trêves pour se lancer contre leurs voisins chrétiens. Pourtant, d’année en année, la pression durable et patiente exercée sur les territoires musulmans assure la reconquête de l’ensemble de la péninsule.
Le
Poème du Cid
, rédigé par un anonyme au milieu du
XII
e
siècle, narre la vie de Rodrigo Díaz de Vivar
, dit le
Campeador
(« champion »). Né vers 1030, Rodrigo sert le roi de Castille et de León, Ferdinand I
er
. Mais, à la mort de celui-ci en 1065, il se brouille avec son fils, Alphonse
. Disgrâcié, il se met au service d’al-Mū
ʾ
taman
(m. 1085), roi berbère de Saragosse en guerre contre le roi d’Aragon et le comte de Barcelone. Surnommé le
Cid
(
sayyid
, « seigneur »), il rançonne bourgs chrétiens et chefs arabes : « Tous les jours, les Maures des frontières et quelques peuples étrangers attendaient mon Cid. » La source contribue à populariser le nom « Maure », tirée du latin
maurus
(le « noir »), désignant sous l’Antiquité les Berbères d’Afrique du Nord. Le mot passe en espagnol (
Morisco
) et en français (
Mor
) au
XII
e
siècle. Le Cid a aussi des amis dans les deux camps : « Lorsque mon Cid de Bivar quitta Alcocer, Maures et Mauresques se prirent à pleurer. » L’homme est coutumier des retournements, indépendamment des identités religieuses, montrant l’existence de « sociétés de frontière », mixtes, aux intérêts propres et aux attitudes fluctuantes.
On peut être artisan de la Reconquista et ouvert aux influences arabes. Au début du
XI
e
siècle, les
muwaššaḥāt
, les poèmes arabes à cinq strophes rimées, inspirent déjà des troubadours juifs, mozarabes, castillans, aragonais et aquitains, tout comme le
zajal
, plus populaire, qui est la forme dialectale
et
cordouane de la
muwaššaḥa
129
. Dans les royaumes musulmans, on parle le
romance
, un compromis entre l’arabe dialectal d’al-Andalus et la langue hispano-latine d’avant la conquête. Au tribunal de Cordoue, on utilise l’arabe et le romance. Nombre de poèmes sont écrits en deux langues ou en romance : les
jarchas
130
.
Reconquista et
taifas
(1050-1150)
Le duc Guillaume VIII
d’Aquitaine, qui a assuré la reprise de Barbastro en 1064, accueille des chanteurs d’al-Andalus à sa cour, sans qu’on en comprenne les textes. Les noms des instruments de musique d’Espagne et d’Aquitaine se font l’écho de ces emprunts : le luth pour le
ʿ
ūd
, le tambour pour le
tanbūr
, ou encore la guitare pour la
qīṭāra
131
. Son fils, Guillaume IX
d’Aquitaine (m. 1127), est le « duc troubadour », compositeur de chansons occitanes, chantre de l’amour courtois – le
fin’amor
– et des plaisirs charnels
132
. Ami du roi de Saragosse
ʿ
Imād al-Dawla
(m. 1110), il échange avec lui des cadeaux et sans doute des textes littéraires et des chants. En effet, certains de ses poèmes sont comparables dans leur forme avec les
muwaššaḥāt
. Pour la première fois, des modalités poétiques arabes sont utilisées en Europe romane. Dans son fabliau du « Chat roux » (
Farai un vers, pos mi sonelh
), le duc paraphrase un conte d’al-Andalus, où, pour courtiser deux jeunes femmes légères qui craignent d’être vues en sa compagnie, il se fait passer pour un idiot bégayant : «
Tarrababart marababelio riben saramahart
». Ce galimatias, transcrit maladroitement dans le poème du duc d’Aquitaine, serait de l’arabe d’al-Andalus et signifierait : « Tu regardes la porte de l’ignominie, femme de Babel. Viens, viens ! Il est, avec elle, devenu enflammé ! » (
tarā
ʾ
bāb [al-]
ʿ
ār, mara bābiliyya. Jī
ʿ
, ven ! ṣāra mā
ʿ
aha ḥārr !
)
133
. L’esprit aquitain de la
fin’amor
et les
zajal
de Cordoue peuvent donc être rapprochés. On ne peut toutefois aller jusqu’à affirmer que la littérature occitane viendrait d’al-Andalus…
Les exemples d’échanges ne manquent pas. Le roi Pierre I
er
d’Aragon (1094-1104), vainqueur à Huesca en 1096, a reçu une
éducation soignée lui permettant de parler et même de signer en arabe. Il y a là une manière de montrer son autorité auprès des sujets musulmans, de les rassurer et de faire preuve d’un peu d’
adāb
. Enfin, le roi Alphonse VI
de Castille (1072-1109) eut une connaissance personnelle de la culture arabe à travers sa concubine Zayda
, veuve exilée de l’émir de Cordoue, qui aurait introduit à la cour de Castille des pratiques poétiques et littéraires d’al-Andalus.
Signature arabe du roi d’Aragon, encadrée de deux croix : Rašim Bīṭrahi bin Šānjuh
(« Marque de Pierre, fils de Sanche »).
Les rencontres linguistiques ne s’arrêtent pas aux Pyrénées, car en France les chroniqueurs sont capables d’identifier l’arabe d’al-Andalus des autres langages parlés par les musulmans. Adhémar de Chabannes
, moine du Limousin (m. 1034), est l’auteur d’une chronique célèbre où il distingue systématiquement les Sarrasins des Maures, c’est-à-dire les Arabes des Berbères, qui menacent tous deux l’Aquitaine et les côtes du golfe du Lion. En 1020, une expédition ennemie vers Narbonne tourne à la déroute, et les Maures – les Berbères – sont faits prisonniers. L’auteur remarque que « leur idiome n’était nullement la langue sarrasine (
sarracinesca
), car quand ils parlaient on les voyait japper à la manière des petits chiens
134
». Adhémar sait donc faire la différence entre l’arabe et le tamazight, en dénigrant ce dernier, signe d’une certaine préférence pour l’arabe.
À partir du
XI
e
siècle, presque toutes les chroniques européennes s’essaient à la langue arabe, au moins dans les noms
propres. Le résultat est généralement maladroit et peu convaincant. Ainsi, chez Adhémar, les émirs musulmans portent des noms reconnaissables comme
Abdella
(
ʿ
Abdallāh),
Abderrama
(
ʿ
Abd al-Raḥmān
) ou
Ibnalarabi
(Ibn al-
ʿ
Arabī), et d’autres plus douteux (
Alarviz
pour al-Ḥāfiẓ), voire fantaisistes (
Devizefi
,
Aronto
,
Atimot
). L’auteur se plaît à imaginer des noms expressifs en vieux-français, sans aucun rapport avec la langue arabe, par exemple les émirs sarrasins
Ambulaz
(« Promenard ») et
Amoroz
(« Amourant »).
Les chansons de geste procèdent de la même manière : elles tentent de transcrire comme elles peuvent, avec leur oreille latine, les sons exotiques des noms de l’ennemi, ou en forgent de toute pièce. Le stéréotype compense l’absence d’informations et l’emporte toujours sur la réalité, laquelle est mal perçue, et d’ailleurs mal vécue. Poètes et chroniqueurs prêtent au Sarrasin des us et coutumes qui font rire dans le contexte occidental
135
. La
Chanson de Roland
, écrite à la fin du
XI
e
siècle, connaît la syllabe initiale [
ma
] ou [
mu
], caractéristique des participes arabes. À partir de cette base linguistique simple et unique, le récit construit des noms propres à l’infini :
Marsile
, le chef sarrasin,
Malcud
,
Maltet
,
Malbien
,
Marcule
, dont les préfixes [
mal
] et [
mar
] sont péjoratifs en dialecte roman, tout comme sont ridicules ou négatifs les noms de
Machiner
,
Grossaille
,
Malprose
(« mauvais langage »),
Abisme
(« enfer »),
Jangleu
(« mensonge »),
Corsalis
(idée de corpulence), ou pédants comme
Jurfaleu le Blund
. La diablerie est inscrite dans les noms des Sarrasins, dans leur être propre, et donc dans leur langue, vecteur de leur bizarrerie
136
. Il est extrêmement rare de voir un chroniqueur monastique comme Sigebert de Gembloux
(m. 1112) transcrire heureusement le nom du Prophète sous la forme latine
Muhammad
137
. Mais le cas est si isolé qu’il peut s’agir d’un hasard…