CHAPITRE IV
Les temps nouveaux
La guerre est un accélérateur de connaissance. De la première croisade, qui débute en 1098, à la mort du théologien et polémiste Raimond Lulle
en 1315, se déploient deux phénomènes majeurs : la confrontation militaire entre la chrétienté et l’Islam, mais aussi un incroyable mouvement d’échanges culturels et économiques entre ces deux mondes que tout oppose en apparence
1
. En Espagne et dans les royaumes francs de Syrie et de Palestine, les Européens sont en contact quotidien avec les Sarrasins. La polémique prend une dimension résolument intellectuelle et argumentée, car une masse d’informations parvient d’Orient à partir du
XII
e
siècle, traduites du Coran, des biographies de Muḥammad
et des hadith. Les sources musulmanes sont désormais connues des lettrés, qui prennent au sérieux le danger doctrinal de l’islam
2
. La correspondance d’al-Kindī
et les ouvrages de Jean Damascène
parviennent sous des formes abrégées en Europe et fournissent un réservoir d’arguments. Avec les progrès de la théologie rationnelle apparue dans les écoles urbaines puis les universités d’Occident, l’approche de l’islam s’appuie sur une argumentation philosophique et
dialectique, et non plus seulement sur les anciens préjugés. La confiance dans la raison convainc qu’il est possible d’expliquer la doctrine chrétienne aux musulmans et ainsi de les convertir. La découverte du Coran, dénommé l’
Alcoran
, est au cœur de ce sursaut d’intérêt et de controverse.
Essor de l’Europe et fractionnement du dār al-islām
« Priez le Seigneur qui ne hait rien de ce qu’il a fait et veut que tous les hommes parviennent à la connaissance de la vérité, afin qu’il daigne en ces jours éclairer les ténèbres orientales. »
Jacques de Vitry
, évêque d’Acre,
vers 1216
3
.
Les
XII
e
et
XIII
e
siècles sont une période de fort dynamisme pour l’Europe, alors que le
dār al-islām
est confronté à des scléroses et à des difficultés grandissantes. Le
XI
e
siècle y a été marqué par une conjoncture défavorable sur le plan démographique et économique
4
. Suite à la stabilisation féodale autour de l’an Mil, l’Occident connaît un mouvement d’essor sans précédent, nourri par un dynamisme urbain qui augmente la concentration des capitaux. Politiquement, les conflits armés quittent le niveau des châtellenies et des principautés territoriales, désormais sous contrôle, pour gagner celui des monarchies, dont les compétences se complexifient autant que grandit leur autorité. La papauté représente toutefois un contre-pouvoir important, depuis que, au
XI
e
siècle, les pontifes ont obtenu leur indépendance politique par rapport à l’empereur germanique et ont gagné l’ascendant sur les Églises nationales.
La même période est plus complexe de l’autre côté de la Méditerranée. Déjà fragmenté en trois califats, le monde musulman se polarise : l’Est autour de Bagdad, capitale des
ʿ
Abbāsides
; le centre fāṭimide
autour du Caire, métropole riche et puissante ; quant à l’Ouest, son éclatement est complet. En effet, le Maghreb a subi au milieu du
XI
e
siècle les « invasions hilāliennes » venues de l’est, mouvement de migration de tribus arabes qui ont aggravé les difficultés rurales des espaces berbères. Dans le Maghreb, de petits royaumes d’une durée incertaine s’installent entre le littoral et les montagnes intérieures : les Ḥammādides
(1014-1152) autour de Bougie et à la Qal
ʿ
a, auxquels succèdent les
ʿ
Abd al-Wādides
(1236-1504) à Tlemcen ; ou encore, pour les plus durables, les Ḥafṣīdes
à Tunis (1207-1574) et les Marīnides
à Fès (1258-1465)
5
.
Quant à l’Andalus, la splendeur umayyade de Cordoue a cédé le pas au fractionnement des
reyes de taifas*
, une quarantaine de principautés musulmanes, les unes berbères, les autres slaves ou arabes, qui font régulièrement alliance avec les pouvoirs chrétiens au nord. La chute du califat cordouan a privé les mozarabes de leur protecteur traditionnel et, au milieu du
XII
e
siècle, on ne compte plus que cinq évêchés. La conquête par les tribus berbères soudées par le
jihād
, les Almoravides
(1056-1147), puis les Almoḥades
(1130-1269), rétablit l’unité du Maghreb occidental et de l’Andalus, sans éliminer les tendances centrifuges dans la péninsule Ibérique ni briser l’élan de la Reconquista. La pression des royaumes septentrionaux et le fanatisme religieux des dynasties berbères déclenchent des persécutions anti-chrétiennes à Grenade en 1066, contribuant à l’exaspération occidentale contre l’islam
6
. Les mozarabes du sud de la péninsule, en raison de l’intolérance et de la méfiance des princes berbères, ont tendance à migrer vers la vallée du Tage
7
. Aux frontières, des noyaux chrétiens soutiennent en 1125 l’expédition d’Alphonse I
er
d’Aragon, subissant la colère des Almoravides qui les déportent au Maroc
8
.
Le califat almoḥade au
XII
e
siècle
Dans le lourd contexte du milieu du
XII
e
siècle, une légende tenace se met en place : alors que la ville de Mérida, en Estrémadure, tombe en 713 devant les musulmans, sept évêques fuient la ville avec des reliques et trouvent refuge sur une terre au-delà de l’Atlantique, où ils fondent les « sept cités de Cíbola », villes de richesse et de pierres précieuses. Ce mythe tardif d’une survie de l’Espagne chrétienne par-delà les mers alimentera les rumeurs les plus folles jusqu’à l’époque d’Henri le Navigateur
(m. 1460) et de la conquête de l’Amérique, puisque certaines sources parlent encore de Cíbola en plein
XVI
e
siècle, dont l’Eldorado est l’autre forme. Cette légende indique aussi que, pour les médiévaux, l’islam avait refoulé la prospérité de la péninsule
9
.
En Espagne, deux civilisations se font face et se méprisent. Au nord, la culture religieuse constitue un ferment d’unité puissant, soutenu par les monarchies et les clunisiens, renforcé par l’esprit de la croisade et les pèlerinages à Compostelle auprès de saint Jacques, dit le
Matamore
, le « tueur de Maures ». En 1212, la victoire croisée de Las Navas de Tolosa entraîne le déclin politique irrémédiable de l’Andalus musulmane.
En Syrie, en Irak et en Anatolie au
X
e
siècle, l’arrivée massive des tribus turques d’Asie centrale a provoqué de multiples changements dans l’équilibre des pouvoirs. Les sursauts économiques sont fréquents, mais périodiquement brisés par les épisodes militaires et les invasions, contrairement à l’Europe, où la dynamique économique est plus régulière. Le califat est passé sous domination des élites militaires turques, particulièrement les émirs seljūqīdes
, qui prennent Bagdad en 1055. Les sultans turcs font du califat arabe un pouvoir fantoche. Pourtant, grâce à eux, le
dār al-islām
résiste à la pression byzantine aux frontières et à l’arrivée soudaine des croisades, mais l’unité politique de l’islam est perdue. Les
provinces sont accaparées par des dynasties locales, turques ou persanes. À la fin du
XI
e
siècle, Damas, Mossoul et Alep passent jusqu’au début du
XIII
e
siècle sous le contrôle des atabegs, les chefs de la famille turque des Zenkides
. C’est au nom de ces derniers que Saladin
, un chef militaire kurde, prend le contrôle de l’Égypte fāṭimide
et y installe sa propre dynastie, les Ayyūbides
, restaure l’unité de l’Orient sunnite, bat les croisés et reprend Jérusalem (1187). Mais sa dynastie se fractionne à sa mort (1193) et cède le pas au milieu du
XIII
e
siècle aux Mamlūks
en Égypte et en Syrie
10
.
La fin de la période est marquée dans tout l’Orient par une catastrophe de civilisation, l’invasion mongole, qui détruit les cités de Mésopotamie et les principautés turques, ruine Bagdad en 1258 et anéantit le califat. Pendant près d’un siècle, les ravages mongols vont empêcher tout espoir de reprise économique et démographique en Orient, sans établir de systèmes politiques stables. Seule l’Égypte mamlūke résiste à la tempête et demeure un îlot de prospérité.
Croisades et échanges
Les huit croisades (1098-1270) constituent deux siècles d’expéditions militaires continues en Orient, mais aussi en Espagne à travers la Reconquista, et en Sicile, entièrement reprise par les Normands en 1091. Lancées à l’initiative de la papauté en 1095, les croisades impliquèrent la plupart des royaumes d’Europe, poussés par l’Église, puis par leurs propres ambitions, à venir libérer Jérusalem des mains des « païens », en réalité des musulmans. Rendues possibles par l’essor économique et démographique de l’Europe, les croisades constituèrent la réponse occidentale aux succès de l’islam, et détournèrent les pulsions belliqueuses de la chevalerie en dehors de la chrétienté.
Les croisés en Orient vers 1100
Cette aventure militaire et religieuse eut des conséquences considérables dans l’évolution des relations en Méditerranée : elle aboutit à la création des États latins d’Orient contre les Turcs et les califats arabes, à la constitution éphémère d’un empire latin à Constantinople (1204), qui devait fragiliser Byzance. Pourtant, les territoires croisés ne purent se maintenir au-delà du
XIII
e
siècle : la colonisation franque y était limitée, l’insécurité permanente, les seigneurs chrétiens divisés, souvent tentés par des alliances circonstanciées avec les émirs turcs. Ils ne parvinrent jamais à rallier durablement les populations locales, même chrétiennes. Seuls 104 chevaliers de la première croisade sur les 791 identifiés s’installèrent en Terre sainte. Le déficit démographique était donc criant et les tentatives de repeuplement n’y feront rien
11
. Les musulmans représenteront toujours plus des trois quarts de la population. Si les croisés profitèrent longtemps des divisions ethniques dans la région, notamment entre Turcs, Arabes et Mongols, mais aussi à l’intérieur de l’islam, l’unité réalisée par Saladin
renversa la situation et provoqua la perte de Jérusalem. Bien que Saint-Jean-d’Acre, dernière place forte au Levant, ne soit tombée qu’en 1291, la présence franque était déjà condamnée, ne laissant à l’Occident que la nostalgie d’une nouvelle croisade qui resta vivace jusqu’à la bataille de Lépante contre les Ottomans
(1571).
Lorsque le pape Urbain II
lance la croisade à Clermont, le 27 novembre 1095, la papauté est tenue informée de la situation de l’Orient, à travers les chrétiens arabes, les pèlerins et les ambassadeurs byzantins. Cet appel répond à l’aggravation de la situation des chrétiens lors des persécutions du calife fāṭimide
al-ḥākim
entre 1006 et 1008, aux difficultés du pèlerinage en Terre sainte et surtout aux demandes byzantines d’aide militaire, notamment celles du basileus Michel VII
, fragilisé par la défaite de Mantzikert contre les Turcs (1071). Pourtant, à cette date, les persécutions sont un souvenir lointain et les
autorités musulmanes se gardent d’interdire le pèlerinage qui leur rapporte de solides bénéfices
12
. Les Européens sont accoutumés au contexte oriental par les pèlerins
13
. Le discours tenu par Urbain II, qui n’est connu que par des sources indirectes, se garde de toute référence au contexte local. Sa correspondance parle seulement de « partir à l’aide de l’Église d’Asie et de libérer [les chrétiens] de la tyrannie des Sarrasins », en fait des Turcs
14
. Même les récits des chroniqueurs sur l’appel à la croisade semblent ignorer la réalité de l’Orient. Guibert
de Nogent (m. vers 1125), dans les
Gestes de Dieu à travers les Francs
, évoque en quelques lignes la menace turque contre l’Empire byzantin, mais sans insister. En revanche, l’appel pontifical touche une société habituée à la Terre sainte par les innombrables récits qui entourent Jérusalem et les lieux de la vie du Christ
15
. C’est là qu’aura lieu la Parousie, le retour du Christ à la fin des temps. Les premiers croisés se désintéressent du contexte local, car il s’agit d’abord d’un voyage pénitentiel, un pèlerinage de conversion adressé à toute la population, pas seulement aux gens d’armes. La croisade n’est donc pas, originellement, une guerre contre l’islam, mais une expiation typiquement chrétienne qui trouve son débouché chez ce Sarrasin mal connu, vaguement païen, qui détient les clés du Saint Sépulcre. La connaissance de l’ennemi ne va pas plus loin chez les candidats au départ.
Une fois fondés, les États croisés sont des sociétés de type colonial. L’intégration complète reste exclue, chacun vit selon ses propres coutumes et relève du cadre juridique de sa communauté
16
. Passée la conquête, qui s’accompagne de violences, les nouveaux maîtres ménagent la population pour pouvoir durer. On respecte le culte musulman et les tentatives de conversion sont exceptionnelles. Les croisés sont d’autre part confrontés à la présence séculaire d’Églises anciennes, datant des controverses théologiques des premiers temps du
christianisme. Les relations sont amicales, voire cordiales, avec les Arméniens, dont les croisés épousent certaines princesses, et les maronites, qui rejoignent le giron de l’Église de Rome. Avec les nestoriens et les jacobites monophysites, la méfiance et l’indifférence l’emportent. Les rapports sont en revanche exécrables entre Latins et melkites orthodoxes, perçus comme des agents de Byzance. Les évêques grecs sont systématiquement remplacés par des Latins
17
.
Les croisades vont toutefois accélérer les échanges et pousser les Européens à nouer des liens inédits avec l’Orient. Ils apprennent à distinguer les Turcs des Sarrasins (les Arabes). Jacques de Vitry
(m. 1240) arrive à Acre en 1216 comme nouvel évêque de la ville. Il découvre « un monstre et une bête à neuf têtes, luttant les unes contre les autres », manière de dire que la confusion des communautés chrétiennes le stupéfait : des jacobites circoncis comme les juifs, des syriaques suivant les mœurs musulmanes, des Italiens qui se désintéressent de l’Église, des Français installés et assimilés, « complètement adonnés aux plaisirs de la chair », consommant même « drogues et poisons
18
». Les phénomènes d’acculturation existent, comme en témoigne encore l’existence des « Poulains » (
Pullani
), Latins nés en Terre sainte ayant adopté les coutumes orientales, sachant parler un peu d’arabe. Le prêtre et chroniqueur Foucher
de Chartres (m. vers 1127), installé à Jérusalem, décrit avec enthousiasme une société métissée, qu’il idéalise certainement :
Nous qui étions des Occidentaux, nous sommes devenus des Orientaux. Celui qui était Romain ou Franc, il est devenu sur cette terre Galiléen ou Palestinien […]. Ici nous possédons déjà nos propres maisons et des familiers comme par droit filial et héréditaire ; celui-ci a déjà épousé une femme, pas forcément une compatriote, mais une Syrienne, une Arménienne ou même une Sarrasine qui a reçu la grâce du baptême […]. On se parle mutuellement en diverses langues et avec un respect réciproque (
obsequio
alteruter
). Cette diversité de langues est devenue commune à chaque nation, et ceux que la race séparait, la confiance (
fides
) les unit désormais
19
.
Foucher assiste au processus exactement inverse que déplorait Paul Alvare
en al-Andalus : la fusion culturelle et ethnique sous l’hégémonie franque, au-delà de la question religieuse. De fait, envers les musulmans, il n’y eut pas de conversions systématiques imposées, mais des restrictions à l’exercice du culte et un impôt spécifique. Jean d’Ibelin
(m. 1266), juriste et seigneur latin de Jaffa, explique que le royaume de Jérusalem était régi par des droits différents, respectant les coutumes de chacun, et notamment celles du « peuple syrien », qu’il montre obéissant à son suzerain, Godefroy de Bouillon
. La différence religieuse n’est même pas évoquée
20
. L’Église latine implantée sur place devait cohabiter avec les chrétiens orientaux, dont les rites et la théologie lui étaient étrangers, mais à travers lesquels elle découvrit une culture de langue arabe ou syriaque. Convaincu par les échanges pragmatiques avec les indigènes, le pape Honorius III
(1216-1227) qualifia les États latins de
nova Francia
, une nouvelle civilisation européenne. Mais la fin des croisades laissa s’évaporer cette illusion
21
.
Bien que les lettrés européens aient rédigé de nombreux ouvrages sur l’Orient, ses sectes, ses paysages et même sur l’islam, les mœurs des autochtones restèrent impénétrables aux Latins, qui confondaient souvent derrière le terme de Sarrasins les musulmans et les chrétiens arabes. En revanche, les Byzantins, qui cohabitaient depuis le
VII
e
siècle avec l’islam, acceptaient la complexité du Moyen-Orient. Sachant que l’ennemi était là pour durer, les stratèges et les théologiens grecs méprisaient le manichéisme des Latins, l’ardeur des templiers et leur refus de négocier. Pour eux, les Européens manquaient de subtilité, et le
basileus
Alexis Comnène
finit par les tenir pour aussi dangereux que les Turcs
22
.
Usāma bin Mūndiqh
(m. 1188), neveu de l’émir de Shayzar, fut un adversaire farouche des Francs, mais sut aussi établir des contacts diplomatiques avec eux. À la fin de sa vie, il composa un
Livre des enseignements d’une vie
, dans lequel il dessine le portrait de ces étrangers contre lesquels il s’est battu. De toute évidence, la rencontre interculturelle, selon lui, n’a pas eu lieu, d’abord pour des raisons mentales et linguistiques
23
:
Quiconque s’est mis au courant de ce qui concerne les Francs ne peut que glorifier et sanctifier Dieu le Tout-Puissant, car il a vu en eux des bêtes qui ont la supériorité du courage et de l’ardeur au combat, mais aucune autre […]. Je me suis souvent demandé, au début, s’ils allaient vraiment ressembler un peu à nous, avec le temps. J’ai pu croire à travers certains d’entre eux, au miracle, sinon qu’ils embrassent notre foi, du moins que, restés chrétiens, ils apprennent, en masse, notre langue et partagent, comme les chrétiens de chez nous, une même vie avec leurs frères musulmans. Mais les Francs, dans leur ensemble, n’ont voulu ni l’un ni l’autre […].
Au-delà des aspects militaires et coloniaux, la période des croisades est aussi celle d’une accélération des échanges commerciaux dans toute la Méditerranée, contribuant à habituer l’Europe au cadre culturel islamique. Dès le début du
XI
e
siècle, et avant même les croisades, les circuits maritimes internationaux se réaniment, particulièrement entre les cités d’Italie, Byzance et l’Orient. Vénitiens, Amalfitains et Génois sont les marchands les plus dynamiques et parviennent à installer des comptoirs à Constantinople, Antioche, au Caire et, bien sûr, dans les ports des États latins d’Orient. La Catalogne est en contact permanent avec l’Espagne musulmane
24
. Les techniques du négoce et les compagnies marchandes se constituent et atteignent leur maturité au
XIII
e
siècle. La papauté tente de limiter en vain les échanges lorsqu’ils sont inégaux. Le concile de Latran III (1179) interdit de vendre aux Sarrasins des armes, du bois de construction. Le
pape Innocent III
y ajoute en 1198 une liste d’équipements maritimes (cordes, poix, navires…), mais les Vénitiens n’en ont cure
25
. « Si attachés à leur foi chrétienne qu’aient pu être les marchands européens, en relations d’affaires avec le monde musulman, ils ne pouvaient partager les idées sommaires qu’on se faisait de ce monde dans d’autres milieux d’Europe
26
».
Les produits importés par l’Occident sont diversifiés, même si dominent les épices, les soieries, le sucre, les produits tinctoriaux et les grains. À l’inverse, on exporte des produits métalliques et les textiles, si bien qu’au
XIII
e
siècle, « l’espace méditerranéen se trouve ainsi être l’axe d’un vaste réseau commercial du textile, dont l’Italie est le cœur
27
». Les ports catalans, provençaux et siciliens nouent des relations étroites avec le Maghreb et l’émirat tunisien des Ḥafṣīdes
, lequel entre dans l’espace stratégique des princes angevins de Sicile. La cité de Tunis accueille des résidents européens, Génois, Catalans, marchands, fugitifs, pèlerins, mercenaires, ce qui n’est pas sans susciter auprès de la papauté des craintes d’assimilation par mariage ou par apostasie… Les relations personnelles sont courtoises, et parfois amicales comme le montrent les termes affectueux et élogieux dans la correspondance des négociants. Vers 1200, Sadaqa, un corroyeur de Tunis, écrit à ses collaborateurs de Pise : « Vous êtes d’honnêtes gens et parmi les meilleurs marchands
28
. »
L’Europe se tourne résolument vers le monde islamique, et des congrégations missionnaires sont fondées pour l’évangélisation des musulmans et le rachat des captifs chrétiens, mis en esclavage par la piraterie. Ce sont les Trinitaires de Jean de Matha
(m. 1213), créés à Marseille en 1198 ; et les Mercédaires de Pierre de Nolasque
(m. 1256). Malgré l’intolérance réciproque, les violences et l’atmosphère militante autour de la croisade et du
jihād
, des rapports quotidiens se nouent et rendent la connaissance de la langue arabe indispensable.
Les croisés en Orient au
XIII
e
siècle
Une nouvelle donne intellectuelle
Le climat intellectuel est lui aussi en train de changer la manière de penser l’altérité. En terre d’Islam, le fractionnement politique n’a pas que des effets négatifs, puisqu’il disperse dans les provinces les lettrés, les gens de science, les manuscrits et incite les pouvoirs locaux à se faire mécènes au profit des fondations pieuses, des bibliothèques et des
madrasa
*. Dans les grandes villes se constituent des traditions littéraires ; le monde musulman se passionne pour l’Histoire, qu’elle soit universelle ou régionale. Les voyages et les pèlerinages constituent des réservoirs d’expériences pour les traités de géographie, dont sont friandes les élites urbaines. Le corpus scientifique élaboré aux
VIII
e
-
X
e
siècles par capillarité entre l’héritage grec, les apports iraniens et le génie arabe poursuit son brillant développement, mais semble aussi atteindre son apogée entre le
XI
e
et le
XII
e
siècle
29
.
Pour les mathématiques, les dernières grandes élaborations arithmétiques sont dues à Ibn al-Hayṯam
(m. 1039), ou Alhazen, le « Ptolémée
des Arabes », découvreur aussi dans le domaine de l’optique et de la physique. Les savants se sont intéressés à la mécanique et au mouvement, à l’alchimie, à l’astronomie dans son rapport à l’astrologie et aux sciences occultes, et encore à la médecine. Celle-ci devait connaître son âge d’or entre Abū Bakr al-Rāzī
(m. 923), dit Rhazès, et Ibn Sīnā
(m. 1037), dit Avicenne, tous deux aussi réputés pour leur œuvre dans la
falsafa
, la « philosophie hellénistique de l’islam
30
». Ce domaine est l’une des branches les plus vivantes des sciences non religieuses en Islam jusqu’au
XIII
e
siècle. Si Rhazès puise chez Platon
, al-Fārābī
(m. 950) est lui aussi platonicien pour sa description de la cité idéale, mais disciple d’Aristote
pour la logique et la métaphysique. Côté iranien, Avicenne se rattache à Aristote le Stagirite, mais sans s’y réduire dans
sa manière d’aborder les universaux et la métaphysique. Son colossal ouvrage, le
Canon de la médecine
, est une encyclopédie des connaissances médicales de son temps, qui mêle à la fois équilibre de vie, d’alimentation et précision de la pharmacopée. C’est sous sa forme résumée dans le
Poème de la médecine
(ou
Cantica
) qu’Avicenne pénètrera en Europe. Enfin, le juriste de Cordoue Ibn Rušd
(m. 1198), l’Averroès latin, serviteur des califes almoḥades
, s’ingénia à éclaircir Aristote au-delà de ses commentateurs successifs – et notamment d’Avicenne –, pour mieux l’adapter au corpus islamique
31
.
La dynamique intellectuelle et philosophique au sein du
dār al-islām
rayonnait à partir de personnalités exceptionnelles, mais ne fut pas toujours soutenue par les institutions religieuses ni les pouvoirs. Ces derniers, qu’ils fussent califaux, viziraux ou locaux, préféraient pour se légitimer subventionner les poètes de l’
adāb
, fonder des bibliothèques, des
madrasa
ou des hôpitaux, plutôt que d’être les mécènes d’auteurs à la pensée complexe voire hétérodoxe. Avec le
XII
e
siècle, les juristes musulmans d’al-Andalus, appuyés par les dynasties rigoristes, se contentent d’un traditionnalisme étroit, appliquant les principes d’un mālikisme* désormais fermé à la discussion
32
. L’Andalus devient une terre de pure orthodoxie.
Le haut degré de spéculation atteint par des hommes comme Averroès gênait les autorités et les
ʿ
ulamā
, qui n’y reconnaissaient pas le vocabulaire et les problématiques du Coran et de la Sunna. Al-Ġazālī
(m. 1111) combattit par ses textes les systèmes philosophiques comme hérétiques. En outre, les souvenirs de la crise mu
ʿ
tazilite, en grande partie provoquée par les questions philosophiques, faisaient peser la suspicion sur la
falsafa
33
.
Les sciences comme l’astronomie et les mathématiques, qui étaient des prolongements de l’héritage hellénistique et romain, pouvaient être perçues comme païennes. S’il y eut en terre d’Islam des philosophes et des hommes de science,
il n’y eut pas d’université ni de domaine philosophique reconnu et enseigné tel quel. « La philosophie, en tant que discipline intellectuelle autonome, se constitue dès l’origine en marge des sciences religieuses
34
. » Averroès passa inaperçu dans le monde musulman, tandis que ses manuscrits traduits devaient connaître un immense retentissement en Europe
35
.
À partir du
XIII
e
siècle, l’astrologie – et indirectement l’astronomie – devait être de plus en plus déconsidérée en raison de ses développements ésotériques, magiques ou mystiques. Les juristes ḥanbalites* considéraient cette « science » comme une prétention blasphématoire à connaître les mystères insondables de la Création, ainsi le savant rigoriste Ibn Taymiyya
(m. 1328)
36
. Avec l’effondrement du califat en 1258 et les ruines occasionnées par l’occupation mongole, un repli intellectuel se dessine dans le monde musulman, et particulièrement en Orient. Le génie de l’interprétation des textes sacrés – l’
ijtihād
– se sclérose et n’apporte plus de nouvelles perspectives aux écoles juridiques et aux
ʿ
ulamā
, si bien que même les sciences religieuses stagnent dans la répétition et le fidéisme. « Une scolastique au mauvais sens du terme a peu à peu engourdi les esprits et empêché les théologiens d’avoir une pensée personnelle, d’exercer leur esprit critique
37
. » Ce repli intellectuel ne fut pas total, puisqu’en Asie centrale (à Samarcande, Bukhara ou Tashkent), les
XIV
e
et
XV
e
siècles s’avèrent brillants.
Dans l’Andalus, avec le délitement du califat almoḥade au milieu du
XIII
e
siècle, les royaumes chrétiens acculent les terres musulmanes – Cordoue est prise en 1236 par le roi de Castille –, tandis que le Maghreb se fracture lui aussi, rendant difficile le maintien d’une haute culture créatrice et scientifique. Si des personnalités saillantes continuent d’émerger, ainsi le géographe Ibn Baṭṭūṭa
(m. 1377), l’historien Ibn Khaldūn
(m. 1406) ou même le savant Ibn Taymiyya, les autorités soutiennent désormais exclusivement les sciences religieuses,
l’étude du
fiqh
, du Coran et de la Sunna. Aux anciennes questions de métaphysique, Ibn Taymiyya répond dans ses
Lettres de Palmyre
par une fin de non recevoir. Les mots et les concepts n’ont pas d’existence et seul le réel est digne de discussion. Dieu a-t-il des attributs permettant de cerner son essence ? Comment comprendre le fait qu’il soit assis sur un Trône (S. 2, 255) ? « Nous répondons : l’installation sur le Trône est reconnue, le comment est inconnu, la foi en cette installation est obligatoire et la question à son sujet est une hérésie
38
. » Les ferveurs mystiques trouvent un dérivatif dans les confréries soufies et le culte des saints, mais la religion officielle s’en méfie
39
. L’Islam entre dans la période du
jumūd
(déclin, décadence) et du
taqlīd
(suivisme, routine), l’obéissance résignée à la tradition.
Durant le Haut Moyen Âge, l’Europe est restée en retrait sur le plan philosophique et scientifique. Un substrat minimal issu des Grecs et des Romains a été préservé dans le domaine des mathématiques, de la logique et des Arts libéraux. La théologie est une approche de l’amour de Dieu, mais non une discussion métaphysique. Les moines mêlent l’amour des Belles Lettres, de la langue latine et le désir de Dieu
40
. Mais cette philosophie monastique évolue en raison de la multiplication au
XI
e
siècle d’écoles enseignant les Arts libéraux dans les cités épiscopales comme Laon, Chartres, Paris, puis de l’apparition, au début du
XII
e
siècle, d’un nouveau type de monastère : les Victorins, qui mettent au point une véritable science de l’étude
41
. Fondé en 1108 à Paris, le couvent de Saint-Victor organise toute son activité autour de l’enseignement, de la prédication et de la copie de manuscrits. Les Victorins justifient l’étude des sciences profanes, une lecture scrupuleuse voire critique des textes bibliques et patristiques.
Sous l’influence de l’archevêque Anselme de Cantorbéry
(m. 1109), les théologiens commencent à utiliser des éléments de la logique d’Aristote
, contenue dans l’
Organon
, le corpus
dialectique du grand philosophe antique. L’ouvrage, déjà connu par les traductions latines anciennes et incomplètes de Boèce
(m. 525), suscite l’enthousiasme des lettrés qui utilisent son vocabulaire logique dans le domaine théologique. La logique grecque était ainsi en grande partie accessible aux Latins avant même les traductions de l’arabe. Dans le catalogue de la bibliothèque de Cluny, établi à la fin du
XI
e
siècle, figurent notamment les
Catégories
d’Aristote et l’
Isagogè
de Porphyre
. Avec le
XII
e
siècle, à l’ancienne rumination des récits bibliques succède le double impératif de l’efficacité et de la brièveté de la démonstration
42
.
À la suite d’Anselme et à l’initiative du célèbre Pierre Abélard
(m. 1142), apparaît dans les écoles urbaines une nouvelle forme de méthode intellectuelle, fondée sur la logique
43
. Les maîtres organisent leur analyse de l’Écriture en deux étapes : la
lectio
tout d’abord est une lecture cursive du texte, commenté et interprété pas à pas devant les étudiants. Puis la
quaestio
(« question ») résoud les difficultés soulevées par la
lectio
grâce à une argumentation dialectique, détachée de tout lien avec la Bible. Le maître conclut alors en donnant sa
solutio
(« solution ») aux problèmes posés. L’ensemble de ce processus est résumé dans une
sententia
, une « sentence » convaincante que les étudiants peuvent apprendre. Les maîtres compilent les sentences tirées de leurs cours et les diffusent dans des « Sommes » que l’on recopie. Cette méthode sera par la suite appliquée à d’autres domaines, constituant un puissant outil d’analyse du réel, renonçant au symbolisme traditionnel
44
. Cinquante ans avant Averroès
, Abélard fait usage du vocabulaire philosophique grec, même s’il est appauvri, et n’hésite pas à soumettre à la critique de la
quaestio
les autorités religieuses afin de mieux en tirer des conclusions fiables. Et d’affirmer vers 1130 dans son
Dialogue entre un philosophe, un juif et un chrétien
:
Dans toute discipline, qu’il s’agisse de l’Écriture ou d’une sentence, la controverse est légitime, et quelle que soit la violence du débat, la vérité tirée de la raison (
ratio
) est bien plus forte que l’étalage des autorités
45
.
Au
XIII
e
siècle, le développement intellectuel sans frein de l’Europe chrétienne s’appuie sur une nouvelle institution : les universités, qui sont sans équivalent en terre d’Islam. En 1200, le roi Philippe Auguste
accorde aux écoles de Paris une charte de liberté qui les libère de la tutelle épiscopale et les autorise à organiser librement leurs enseignements. En 1215, le pape, à travers son légat, confirme la formation de cette « communauté (
universitas
) des maîtres et des écoliers », constituée en corporation libre. Jusqu’au
XIV
e
siècle, rien n’échappe à la curiosité des maîtres et de leurs étudiants. Vers 1300, on compte déjà une vingtaine d’universités en Europe, puis 70 en 1500. Le chroniqueur Guillaume le Breton
(m. 1226) voit dans les universités l’outil d’une nouvelle
translatio studii
* : « En ce temps-là, l’étude des lettres florissait à Paris. On lit qu’il n’y eut jamais à Athènes ou en Égypte ni nulle part ailleurs au monde une telle multitude d’écoliers que celle qui vient à Paris pour y étudier
46
. »
Rares sont les lettrés européens qui font du monde arabe une étape de ces transferts, comme l’évêque et chancelier d’Angleterre Richard de Bury
(m. 1345) :
Nous savons que Minerve [symbole de la science] avait déjà visité les Indiens, les Babyloniens, les Égyptiens et les Grecs, les Arabes puis les Latins. Elle a déserté Athènes, puis a quitté Rome, elle est passée à Paris et désormais a choisi l’Angleterre pour s’arrêter
47
.
Le truchement arabe ne sera reconnu totalement qu’après le
XIII
e
siècle et surtout à la Renaissance, lorsque l’Europe, après avoir récupéré de la culture arabe ce dont elle avait besoin, ne craint plus de se comparer au monde islamique, désormais en retrait.
L’imprégnation en Europe des textes grecs au sein des universités engendre une théologie spécifique qu’on appelle « scolastique » (de
scola
, « école »)
48
. Forts de la connaissance complète de l’
Organon
, les maîtres des universités améliorent et systématisent la dialectique fondée sur la
quaestio
. Lors des cours, le maître propose d’abord sa propre réponse à un sujet épineux, puis sollicite ses étudiants qui doivent argumenter en faveur ou en sens contraire de la proposition énoncée. À la fin de la journée, il résume les contradictions et fait une réponse circonstanciée, utilisant les idées qui se sont affrontées, répondant aux objections entendues. C’est la méthode de la
disputatio
, d’un haut niveau spéculatif, méthode qui se fixe dans l’université vers 1240 et restera presque inchangée jusqu’au
XIX
e
siècle. Cette effervescence rationnelle provoque dans les années 1210-1250 de fortes résistances, mais le mouvement ne peut plus être arrêté
49
. La scolastique engendre de nouveaux outils d’argumentation : des abrégés, des lexiques, des recueils de citations, car l’université privilégie des connaissances digérées, référencées, pratiques, fluides. On lit rarement un auteur dans son entier, mais par morceaux choisis. Ce faisant, l’intelligence gagne en vivacité et en largeur de vue ce qu’elle perd en profondeur
50
.
Alors que le
dār al-islām
subit un ralentissement qualitatif de sa production intellectuelle, l’Europe, au contraire, connaît par les universités et la scolastique un mouvement sans précédent d’accès à la culture et aux méthodes pré-scientifiques. L’Occident – malgré la défaite finale des croisades – se veut conquérant, curieux et avide, et va chercher chez son ennemi les sources et les connaissances dont il a besoin, quitte à passer par la langue arabe.