CHAPITRE XIV
Une Renaissance arabophile
Humanisme et philologie
« J’entends et veux que tu apprennes les langues parfaitement : premièrement la grecque, comme le veut Quintilien, secondement la latine, et puis l’hébraïque pour les saintes lettres, et le chaldéen et l’arabique pareillement […], puis soigneusement revisite les livres des médecins grecs, arabes et latins […] ».
Rabelais
, Pantagruel
(§ 8), 1532.
La Renaissance, qui se pense comme un retour éclairé aux sources antiques du savoir, est aussi un grand mouvement philologique, un idéal de passion pour les langues et les livres
1
. Le grec figure en première place : tout lettré se doit de lire les textes de Platon
, d’Aristote
et les Évangiles dans le texte, en grec. Dès 1397, un enseignement systématique du grec est assuré à Florence par un Byzantin. Le latin est un pré-requis
évident, qui doit se détacher de la langue d’Église, jugée trop corrompue, pour retrouver ses maîtres antiques. Enfin, vient l’hébreu, qui conditionne l’accès à l’Ancien Testament. Par ces trois langues de culture, les humanistes du Quattrocento retrouvent les langues sacrées de l’écriteau de la Croix. « Être un
homo trilinguis
fut un idéal relativement répandu dans le monde des humanistes
2
. » Dans les grandes cités sont créés des collèges trilingues, ainsi à Louvain en 1517, ou à Paris en 1530.
L’arabe s’impose bientôt à la quatrième place. Les princes s’associent par souci de prestige à ce mouvement intellectuel. « Charles V
est sans doute le premier roi de sa lignée qui ait considéré sa bibliothèque comme une quasi-institution du pouvoir
3
. » Parmi les souverains représentatifs de cette incarnation du « roi mécène des arts » figurent François I
er
(1515-1547), Laurent de Médicis
à Florence (1469-1492), ou encore le pape Jules II
(1503-1513). Son successeur, Léon X
(1513-1521), attire à Rome un petit réseau de lettrés arabisants de toutes origines : l’helléniste padouan Girolamo Aleandro
, l’humaniste Gilles de Viterbe
, le Marocain converti al-Zayyātī, dit Léon l’Africain
, et même un juif, Elias del Medigo
, talmudiste et islamologue, originaire de Crète mais installé à Padoue. La curie romaine est alors à l’initiative de l’ouverture philologique.
Comme l’annonce Gargantua à son fils Pantagruel, la culture arabe fait partie intégrante du modèle d’éducation érudite et universelle, bien qu’elle se situe en quatrième position. Les terres d’Islam sont, elles, entrées avant même le
XIII
e
siècle dans le
jumūd
(déclin), un retour à l’orthodoxie qui a entraîné la stagnation intellectuelle et le contrôle des lettrés. Cette « décadence » a toutefois été soulignée à dessein à l’époque contemporaine par les Occidentaux comme par les intellectuels arabes, constatant la subordination
politique des pays musulmans dès le
XIX
e
siècle. Pourtant, même si le monde islamique moderne est resté producteur de textes littéraires, poétiques, voire scientifiques, ce développement intellectuel n’intéresse plus l’Europe comme aux
XII
e
-
XIII
e
siècles.
Ce n’est pas tant la culture arabo-musulmane qui attire les humanistes de la Renaissance que les sources orientales du savoir, tout ce qui a trait à la naissance de l’écriture et des Écritures, comme l’araméen, le chaldéen (le syriaque) et l’arabe. La dette européenne envers le truchement arabe pour la transmission des textes grecs est parfaitement ressentie par les savants, qui estiment devoir connaître les grands noms arabes de la médecine, de l’astronomie et de la philosophie, comme Avicenne
, Averroès
, al-Fārābī
4
. En revanche, ils ignorent et méprisent la culture arabe de leur temps. L’actualité n’est pas leur temporalité…
Cependant, à l’orée de la Renaissance, les connaissances en arabe sont bien pauvres en Europe, en comparaison de ce qu’elles ont été au cours du Moyen Âge. Les lumières arabes n’éclairent plus les sciences occidentales, et même l’islamologie paraît tourner à vide. Les écoles dominicaines de langues (hébreu, arabe) ne sont plus mentionnées dans les sources, tout comme le
studium arabicum
fondé par Raimond Martin
qui, après ses nombreux déménagements, est probablement fermé dans les années 1270 en raison du contexte d’homogénéisation culturelle en Espagne. Bien plus, la langue du Maure est jugée avec suspicion et fait l’objet d’un contrôle policier et ecclésiastique. Il n’est donc pas question dans la péninsule d’un humanisme arabophile
5
. D’innombrables manuscrits arabes sont alors perdus, jetés, détruits et, plus simplement, oubliés…
Avicenne, Averroès et Avenzoar
, médecin sévillan (Ibn Zuhr, m. 1162), sont inscrits dans le panthéon des hommes de science, aux côtés de Thomas d’Aquin
et Gratien
. L’Europe assume ses attaches avec les apports arabes (Chronique de Nuremberg
, 1493, p. 202 ; avec l’aimable autorisation de la médiathèque des Écoles de Saint-Cyr Coëtquidan).
Malgré les exigences du concile de Vienne (1311), les cours d’arabe aux universités de Bologne et d’Oxford ne semblent pas avoir survécu, si jamais ils ont été effectivement créés. Le collège oriental de Paris disparaît après 1362
6
. Des leçons sont encore données au début du
XV
e
siècle à Paris et à Salamanque, mais les moyens manquent. À l’université de Paris, les professeurs de grec, d’hébreu et d’arabe réclament leur salaire en 1430. À Salamanque, leur nombre est insuffisant, tout comme celui des étudiants. Les statuts de 1411 mentionnent des salaires pour le chaldéen et l’arabe, mais pas pour l’hébreu
7
. La situation de l’enseignement institutionnel de l’arabe est donc très fragile. Le concile de Bâle rappelle en 1434 le canon de Vienne sur les langues orientales, mais sans succès.
L’Italie, en raison de sa proximité avec le Maghreb et de l’absence de minorités anxiogènes, est peut-être l’espace où l’apprentissage de la langue ne connaît pas de rupture, grâce aux marchands, aux juifs, aux clercs polémistes et aux médecins qui poursuivent l’étude d’Avicenne
8
. En 1443, Beltramo Mignanelli
(m. 1455), marchand siennois accoutumé au Levant, installé à Damas, achève pour le pape Eugène IV
une anthologie bilingue des Psaumes
9
. Le texte arabe lui vient de chrétiens orientaux [ligne inférieure] ; il y associe sa traduction latine faite sur l’arabe [ligne C], qu’il compare à deux versions de la Vulgate, la Bible latine réalisée par saint Jérôme
[lignes A et B]. Ainsi pour le verset 1 du Psaume 14
10
:
A : Seigneur qui habitera dans ta demeure ?
B : Seigneur, qui marchera vers ta tente ?
C : Ô Seigneur, qui habitera dans ton habitation ?
Yā Rabb man yaskunu fī maskinak ?
La graphie arabe est peu assurée et les
ḥarakāt
, les voyelles, manquent, ce qui rend le texte délicat à déchiffrer même
pour un arabisant, à moins de bien connaître la Bible. Son travail est un mot à mot soigneux, mais pesant. Sa connaissance de la langue, qui sera utile durant le concile de Florence (1439-1442), est le fruit de ses voyages précoces, en Tunisie, en Syrie, en Égypte, alors qu’il n’avait pas encore 20 ans. Il n’est donc pas passé par un « centre d’études », et l’on devine sous sa plume des accents égyptiens. Dans son prologue, il explique ses difficultés :
J’ai décidé d’écrire scrupuleusement [au sens de mot à mot] selon l’arabe sans rien enlever ni ajouter au psautier arabe ; je précise toutefois que la traduction de cette manière est difficile en raison de la laideur pour nous de leur façon de parler, des changements de mots, et plus encore parce qu’ils manquent de mots, ou alors en ont en surabondance, mais qui sont ordinaires à nos yeux
11
.
Où l’on apprend que l’arabe se prête mal au jeu de la grammaire latine… S’il regrette l’absence en arabe d’un système de déclinaisons complet, il reconnaît toutefois que cette langue est « très diffusée » en Afrique et en Asie. Elle apparaît donc comme un idiome populaire, voire vulgaire, mais à vocation mondiale. Il est possible que le manuscrit ambitionnait d’être un manuel pour apprendre le psautier en arabe. De fait, les enfants commençaient le latin en apprenant par cœur tous les psaumes, après quoi venaient des cours de grammaire. Mignanelli aurait donc voulu reprendre cette méthode pour une langue étrangère ? Quoi qu’il en soit, son texte n’eut aucun rayonnement
12
.
En dehors de l’Italie, les personnalités arabophones brillantes se raréfient. On se débrouille à l’oral, on écrit parfois, mais fort peu ont de vraies compétences en grammaire. Un homme comme Jean de Ségovie
, auteur de l’Alcoran trilingue, n’en est d’ailleurs pas le traducteur. Ses compétences, acquises par ses propres moyens, lui permettaient seulement de vérifier
et de commenter la traduction. Il mettra plusieurs années à trouver un acolyte pour traduire le Coran. Son contemporain, l’évêque Nicolas de Cues
(m. 1464), ne parvient pas à trouver un seul Coran en arabe dans toute l’Europe
13
.
Le catalogue de la bibliothèque de Charles V
, datant de 1373, mentionne un livre pour les « pèlerinages d’oultre mer et à savoir demander en langaige sarrazin ses neccessités pour vivre ». Mais il s’agit d’un simple « lexique du Routard », minimaliste, et nullement d’une étude ni d’un manuel de langue. On relève que, dans le Languedoc et en Provence, certains rabbins continuent de travailler sur les textes arabes, mais leurs efforts restent circonscrits aux communautés juives
14
. Les polyglottes manquent donc pour rédiger en langue fluide et précise les accords diplomatiques entre les cités italiennes, la Couronne catalane et les États barbaresques. Or la
lingua franca
est insuffisante pour cela. Al-Qalqašandī
(m. 1418), secrétaire des Mamlūks
d’Égypte, se plaint lui aussi du manque de traducteur fiable dans son manuel de chancellerie
15
. Au Maghreb, les renégats étaient forcément conduits à apprendre des rudiments d’arabe, qui leur serviraient ensuite avec leurs anciens coreligionnaires. Le franciscain espagnol Anselm de Turmeda
(m. 1423) se convertit à l’islam au cours d’un séjour à Tunis et passe au service du sultan ḥafṣīde
comme douanier et interprète. Il paraît avoir hésité à revenir à sa foi première. Écrivain en langue catalane, il achève en 1420 son autobiographie en arabe sous le titre :
Le Cadeau du lettré pour la réfutation des gens de la Croix
16
.
Ce déclin de l’arabophilie médiévale n’est pas seulement le fait de la conjoncture récessive et des tensions internationales. Il est lié à un contexte intellectuel. Les Latins ont, dès la fin du
XIII
e
siècle, un accès direct aux sources grecques, sans l’intermédiaire arabe, jugé déformant, appauvrissant. Depuis la première traduction latine des
Éléments
par Adélard
de Bath
vers 1130, le mathématicien antique Euclide
n’est ainsi connu que par l’intermédiaire de la langue arabe. Mais, en 1498, l’humaniste Giorgio Valla
(m. 1500) publie à Venise une traduction du grec, certes incomplète. Dès lors, les Occidentaux vont à Euclide directement par le grec, et la généralisation des mathématiques euclidiennes aura par la suite des conséquences majeures pour le développement technique de l’Europe : en architecture, dans l’art militaire, en astronomie, pour la navigation, etc. À l’inverse, tout ce qui vient de la civilisation arabo-musulmane paraît suspect, faussé. Or l’astrologie, la médecine et une partie de la philosophie étaient passées par le truchement arabe. La poésie et la littérature arabes elles-mêmes, bien que méconnues en Italie, sont méprisées par le grand Pétrarque
(m. 1374), sans doute trop ébloui par la latinité classique, ainsi dans une lettre du 17 novembre 1370 :
Je te supplie d’écarter et de bannir de mes affaires tout ce qui a été fait par les Arabes. Je déteste l’ensemble de ce peuple […]. Tu sais quels médecins sont les Arabes. Quels poètes ils sont, je le sais : rien de plus caressant, de plus mou, de plus exaspérant et de plus laid. Et, par-dessus tout, rien ne pourrait me persuader que les Arabes ont été capables de quelque chose de bon
17
.
Il faut revenir à l’héritage grec débarrassé des scories arabes. Une telle défiance intellectuelle, apparue soudainement au
XIV
e
siècle, s’explique. La méthode scolastique, qui avait abouti à des formulations élaborées, dériva au cours du
XIV
e
siècle vers une pratique souvent formelle
18
. On continuait à lire les Écritures dans le cadre liturgique ou pour la piété personnelle, mais elles n’étaient plus une autorité intellectuelle, créant ainsi, trois siècles avant les Lumières, un malaise avec la raison. Alors que Thomas d’Aquin
était parvenu à réconcilier la grâce et la nature, nombreux étaient les théologiens, souvent inspirés par Averroès
, qui pensaient que la
foi et la raison n’avaient plus rien à se dire puisque l’une et l’autre avaient leur propre utilité, leurs propres justifications et méthodes. L’ensemble de la révélation se trouvait justifié, expliqué, mis en forme, dans un esprit de système qui avait réponse à tout, mais qui risquait de briser l’élan spirituel de l’Évangile.
Certains hommes d’Église, comme l’évêque de Paris en 1277, avaient voulu ralentir les progrès de la scolastique et l’influence des philosophies arabes dans les universités. Des disciples d’Averroès, peut-être par jeu intellectuel ou provocation, allèrent jusqu’à douter des grands principes de l’éthique chrétienne en affirmant que les bonnes ou les mauvaises actions étaient à elles-mêmes leur propre récompense ou leur propre châtiment. L’homme adultère était puni, non par Dieu, mais par sa propre culpabilité. Jean de Jandun
(m. 1328) nia même la moindre intelligence possible de l’âme, de l’au-delà, de la foi et des dogmes, tout en soutenant qu’il fallait les professer sincèrement. Son incrédulité philosophique tendait vers l’agnosticisme. Ces théologiens averroïstes, qui influencèrent des hérétiques comme John Wycliff
(m. 1384) en Angleterre et les hussites en Bohême, faisaient peser sur ce courant issu d’al-Andalus de graves soupçons, et par voie de conséquence sur la doctrine thomiste, elle aussi inspirée d’Aristote
. Que l’averroïsme latin ne correspondât pas à la pensée de son fondateur, les Européens ne le discernaient pas encore.
L’attitude envers l’astrologie est un autre facteur de ce raidissement « anti-arabe ». Paradoxalement, l’astrologie, qui fut toujours indissociable de l’astronomie, devient de plus en plus suspecte au
XIV
e
siècle aux yeux de l’Église, alors qu’elle gagne en popularité dans les universités, les cours princières et les élites profanes. « L’astrologue, à la fin du
XV
e
siècle, est plus que jamais un personnage public
19
. » Pourtant, les condamnations épiscopales de 1277 touchent
aussi l’astrologie, surtout dans sa dimension magique et divinatoire
20
. L’astrologie « orthodoxe », acceptée par l’Église, s’oriente progressivement sur une étude des horoscopes et le calcul des cycles astraux, et tend à se rapprocher de l’astronomie telle que nous la définissons aujourd’hui. Pour le reste, la papauté est de plus en plus méfiante, alors que l’astrologie était restée longtemps en vogue à Rome. L’inventaire de la bibliothèque des papes d’Avignon daté de 1369 ne mentionne que sept manuscrits astrologiques sur plus de 2 000. La suspicion ira grandissant avec la Réforme et l’humanisme : « autant d’abus et de futilités », dira Gargantua à son fils Pantagruel à propos des pratiques astrologiques. Chez les lettrés imprégnés d’Aristote, on se rappelle que les vecteurs de l’astrologie en Europe furent arabes et juifs. La science arabe revêt donc quelque chose d’irrationnel, d’approximatif, de non scientifique. Or, justement, le
XIII
e
siècle a définitivement assimilé le concept de science (
scientia
) comme « connaissance certaine de la vérité », avec ses méthodes : la confrontation des thèses et la vérification des hypothèses énoncées
21
. L’astrologie est dès lors qualifiée d’« art » et non de « science ».
Après le
XIII
e
siècle, il est notable que la culture arabe n’est plus considérée au nord de la Méditerranée comme porteuse de science. Si la médecine européenne a encore régulièrement recours à la tradition arabo-persane qu’elle a intégrée au Moyen Âge, elle préfère toutefois revenir systématiquement aux sources gréco-romaines, et suivre ses propres développements
22
. La langue arabe devait donc subir, par contre-coup, le même ostracisme qui touchait Averroès, les philosophies « païennes » et, plus généralement, tout ce qui venait du
dār al-islām.
La redécouverte de la langue arabe
Au cours du dernier tiers du
XV
e
siècle, les signaux indiquant la renaissance de l’intérêt pour la langue arabe s’allument partout en Europe de l’Ouest. Ce sont bien sûr toujours les marchands qui font preuve d’une connaissance – modeste – de l’arabe dans leur pratique quotidienne. Celle-ci peut même être écrite, ainsi que l’attestent des contrats et actes notariés enregistrés à Tunis par des Italiens et des Espagnols
23
.
Comme au
XIII
e
siècle, la question linguistique est essentielle dans les accords commerciaux et diplomatiques, surtout en raison de l’insécurité entretenue par la course maritime. Si l’on voulait éviter la piraterie ou libérer les prisonniers, il fallait impérativement négocier. On précise désormais systématiquement au bas des traités de paix les conditions de rédaction et la valeur des langues de discussion. Le 14 décembre 1397, à Tunis, est signé un accord entre le sultan et la République de Pise, lequel est rédigé en arabe, envoyé tel quel à Pise, où il est traduit en latin, puis en italien. En cas de contestation par la douane tunisienne ou par un juge des Ḥafṣīdes
,
[les Pisans] leur montreront les procurations, écrites légalement en latin, même si elles ne sont pas écrites en sarrasin. Et lesdites procurations seront traduites du latin à l’arabe, et doivent passer chez les Sarrasins comme réclamation
24
.
Si elles continuent à employer des Turcs ou des Arabes de la douane tunisienne, les cités italiennes ont de plus leur propre traducteur, parfois juif, chrétien, vivant en Italie, ou sur place, dans la petite communauté des expatriés, comme ce « Lando de Segoreto de Pise, habitant à Tunis, interprète », responsable de la traduction du traité du 17 octobre 1391 entre Gênes et le sultan à propos du rachat des captifs
25
. Le Saint Siège dispose lui aussi de son interprète
26
.
Les voyageurs au Levant, qui ignoraient pourtant tout de cette langue, se plaisent à noter quelques caractères rencontrés, qu’ils finissent par savoir déchiffrer, et les plus motivés composent de modestes lexiques de vocabulaire courant. Dans ses
Voyages
, Jean de Mandeville
(m. 1372) rapporte un alphabet transcrit en français : « Je vous deviserai maintenant s’il vous plaît quelles lettres ils ont, avec leur nom et aussi comment ils les appellent : A, almay ; B, bethath ; C, cathy ; D, delfoy ; E, effoti […]
27
. » Si le résultat est totalement erroné, Jean, qui n’est pas un polyglotte, manifeste un intérêt réel pour la langue arabe et a même pu identifier que celle-ci s’écrivait sans voyelles : « Encore ils ont quatre lettres en plus [
sic
: trois] pour la diversité de leur langage, comme nous avons en notre langue en Angleterre deux lettres de plus, à savoir Z et Y. » Enfin, il rapporte le texte arabe de la
šahāda
que doivent prononcer les renégats en embrassant le Coran : «
La ekch ella ella Mahommet rosel alla hech
, c’est-à-dire aussi il n’est ni Dieu sauf Dieu et Mahomet
fut son messager. » La traduction est juste même si la transcription est bancale. D’autres récits de voyage se plaisent à rapporter cette courte profession de foi et des bribes d’alphabet arabe, ainsi les mémoires du pèlerinage d’Arnold von Harff
(m. 1505), qui y adjoint un petit lexique de 72 mots d’arabe égyptien, traduits aussi maladroitement que Mandeville :
Moya
[mā
ʾ
en arabe classique, mais mayya
en égyptien] : eau.
Inhibit [nibit
; nebīt
] : vin.
Sammack
[samaka
] : poisson.
Saba olchayr
[
ṣabāḥ al-ḫayr
] : bonjour […]
28
.
Forcément, Arnold ne parvient pas à distinguer les termes purement arabes des idiomatismes turcs qui truffent sa liste. Peu importe d’ailleurs. Contrairement au croisé du Moyen Âge qui discerne le monde musulman et la langue arabe à
travers le prisme du conflit, l’homme de la Renaissance, pourtant lui aussi impliqué dans la guerre et un choc de civilisations, est capable d’observer, de noter ce qu’il voit et entend, et donc de se détacher de ses propres affects. Si les principales clés de compréhension de l’islam lui échappent, sa posture première n’est plus l’affrontement mais la distanciation. Par ce processus analytique, l’Européen est plus à même de définir ce qu’il rencontre, d’en absorber les caractéristiques les plus visibles, d’en tirer une leçon et,
in fine
, un profit…
La langue n’est pas seulement parlée par accoutumance ni déchiffrée comme le font les touristes, mais elle redevient l’objet d’un enseignement spécifique en Europe. La création de l’université de Palma en 1483 se serait inspirée du souvenir du
studium arabicum
de Majorque, un siècle et demi plus tôt
29
. Des cours d’arabe y sont donnés quelque temps. Mais le contexte d’uniformisation culturelle en Espagne ne favorise pas les initiatives d’apprentissage de l’arabe. Ce sont des prêtres et des lettrés issus de familles converties, et donc encore arabophones, qui assurent le travail d’édition de textes en dialecte cordouan. Le moine Pedro de Alcalá
et Hernandez de Talavera
(m. 1507), premier archevêque de Grenade, tous deux issus de l’ordre de Saint-Jérôme, publient une grammaire, un catéchisme et un lexique arabe pour aider les missionnaires et les prêtres à convertir les mudéjares. Le
Vocabulista aravigo en letra casteliana
de Pedro sera imprimé en 1505, recueillant 22 000 mots arabes transcrits en castillan
30
. La langue espagnole était donc jugée insuffisante pour mener des discussions religieuses, à moins que le passage par l’arabe, langue sacrée du Coran, conférât aux prédicateurs une plus grande autorité sur les musulmans, plus enclins à écouter
31
.
Les arabisants de talent sont plus nombreux
32
. Beaucoup sont des Espagnols, et donc souvent d’ancien mudéjares,
d’autres des Italiens ou des juifs, comme Guglielmo Raimondo Moncada
(ou Flavius Mitridates), né en Sicile d’une famille juive. L’île avait accueilli en 1239 une forte communauté juive arabophone ayant fui le Maghreb des Almoḥades
. Né Samuel, devenu chrétien en 1468, Guglielmo enseigne l’arabe dans les cours italiennes et à la curie, sert de traducteur officiel à Rome et Urbino. Le 20 avril 1481, devant le pape Sixte IV
, durant deux heures, il prononce un sermon truffé de citations en arabe et en hébreu, qui fera un forte impression sur le pontife. Guglielmo – que l’on considère comme un « passeur culturel et linguistique
33
» – enseignera même l’hébreu à Pic de La Mirandole
34
. Mais ces hommes étaient arabophones dès leur enfance.
Les fins connaisseurs de la langue qui ne sont pas dans ce cas sont encore rares, même si les noms se multiplient. L’attrait pour la médecine en langue arabe, qui a donné les grands noms de la discipline, reste vivant. Geronimo Ramusio
, qui fut médecin auprès des autorités consulaires vénitiennes de Damas entre 1483 et 1486, s’initie à l’arabe. Il décide sur place de reprendre la traduction du premier livre du
Canon
d’Avicenne
, réalisée par Gérard de Crémone
en 1187, mais très inégale par sa qualité. Le texte conservé, censément achevé en 1485, dévoile une traduction latine interlinéaire qui tente d’être plus explicite que celle de Gérard. Geronimo se garde d’utiliser comme lui des translittérations de termes arabes, lesquelles exigeaient un dictionnaire ou un lexique
35
. Mais lui-même se contente de traduire chaque mot sans reconstruire une syntaxe. Le résultat n’est donc guère probant. Ses compétences linguistiques, acquises sur le tas, étaient trop faibles pour faire aboutir une telle œuvre. Il meurt à Beyrouth en 1486 en laissant celle-ci inachevée
36
. La nécessité d’une nouvelle traduction était toutefois posée.
Un autre médecin italien, Andrea Alpago
(m. 1521), enseignant à l’université de Padoue, est à l’origine d’une révision du
Canon
d’Avicenne, imprimée après sa mort en 1527. Initié à l’arabe au cours de ses séjours au consulat vénitien de Damas, il noue des contacts avec des médecins arabes, qui marquent sa formation professionnelle. Parmi eux, Andrea cite son maître, le « médecin Enenmechi [Ibn Mekki
, m. 1531], le premier entre tous les Arabes
37
». C’est dire que la médecine orientale pouvait encore influencer certains Européens, même à la Renaissance… Il se lance dans la correction de la traduction de Gérard de Crémone en s’aidant de la version latine, d’une version hébraïque et d’une autre arabe. Mais il fait son apprentissage de la langue en parallèle à sa traduction, d’où ses difficultés et ses erreurs, qu’il avoue lui-même : « Ici je comprends le latin, mais pas l’arabe ; et là je sais mal le latin, mais l’arabe est encore pire
38
! » Le résultat est laborieux et n’aura pas de postérité. Il faut attendre 1593 pour que l’imprimerie pontificale publie l’ensemble du texte arabe du
Canon
d’Avicenne, et 1674 pour qu’il soit entièrement retraduit en latin à Augsbourg. En attendant, les praticiens arabisants n’ont jamais été aussi nombreux. Louis Duret
(m. 1586), médecin personnel des rois Charles IX
et Henri III
, lit Avicenne dans le texte
39
.
Entre le
XIV
e
et le
XVI
e
siècle, l’Europe occidentale a évacué de son espace culturel ou assimilé les minorités musulmanes et arabophones. L’arabophilie fut toujours un phénomène limité à des milieux sociaux particuliers, marchands, missionnaires, théologiens, diplomates, qui usaient de cette langue par nécessité plus que par passion et empathie. Leur niveau devait être généralement assez médiocre. L’éclipse de cette modeste arabophilie fut de courte durée, approximativement entre 1350 et 1450, et encore peut-elle être due à une carence de sources. Résumer l’attitude des Latins à celle de Pétrarque
est trop réducteur. Quels que soient leurs défauts et leurs
motivations, plus ou moins intéressées, les Européens n’ont jamais cessé d’être attirés par l’Orient et l’Afrique du Nord, par ces espaces de complète altérité, mais qui représentaient comme un prolongement naturel de l’Occident, à la fois dans le domaine géographique, commercial, maritime et même intellectuel. Le monde musulman apprit à l’Europe sa relativité culturelle et, par voie de conséquence, aiguisa dans ses mentalités les sens mêlés et contradictoires de la curiosité, de l’exotisme et du dédain.
Illustration de la Chronique de Nuremberg
(1493, p. 191). Cette histoire universelle écrite par Hartmann Schedel
présente Mahomet
comme un empereur donnant des ordres à ses officiers et à ses soldats, mais aussi comme un prédicateur, le Coran sur les genoux (avec l’aimable autorisation de la médiathèque des Écoles de Saint-Cyr Coëtquidan).
Des humanistes arabisants en quête de manuscrits
La conséquence la plus remarquable de ce regain d’intérêt pour la langue arabe est l’afflux soudain de manuscrits et d’incunables. La chute de Constantinople en est la raison première, car les lettrés byzantins qui choisissent de rejoindre l’Europe latine emportent avec eux des manuscrits grecs, mais aussi des ouvrages arabes. Ils arrivent avec leurs compétences dans les langues et en islamologie, relançant la polémique anti-islamique chez les Latins, et la nourrissant de leur expérience et de leur propre argumentaire. La Sublime Porte ayant signé des accords avec la France, puis avec les autres pays européens, et même le Saint Siège, des humanistes et des clercs viennent chercher à Istanbul de précieux manuscrits orientaux et rédigent à leur retour leurs commentaires concernant les mœurs des Turcs, l’histoire de l’Orient, l’islam. En revanche, l’intérêt intellectuel pour les Barbaresques paraît moindre.
L’époque est à l’Histoire, et les Européens, qu’ils soient lettrés ou princes, se passionnent pour les récits anciens, ceux de la Grèce et de Rome surtout, qui donnent à l’homme éclairé des leçons sur le passé et la conduite des sociétés. Le philologue français Joseph-Juste Scaliger
(m. 1609), initié à l’arabe, constitue la chronologie comme une véritable science, débouchant sur la critique des récits bibliques et des mythes orientaux. L’attrait pour l’histoire des racines européennes déborde aussi sur les mondes extérieurs, et le lectorat croit pouvoir comprendre – et dominer ? – l’adversaire ottoman en découvrant son histoire.
En un siècle, les bibliothèques d’Europe s’enrichissent d’ouvrages sur l’Orient, comme l’indiquent les quelques inventaires conservés de bibliothèques princières. Celle du duc et poète Charles d’Orléans
(m. 1465) contient 80 volumes lors
de
son déménagement à Blois en 1435. Ce sont pour l’essentiel des ouvrages de piété (Bible, psautiers, hagiographie…), d’histoire, de littérature latine et française, de philosophie et, isolé des autres, « le livre de Macommet, en latin, couvert de cuir rouge plain, en lettre de forme, et aucunement glosé ». Il s’agit évidemment de l’Alcoran de Cluny, sans les annotations anonymes
40
. Il passe à une date inconnue dans le fonds du neveu du duc, le comte Charles d’Angoulême
(m. 1496), père de François I
er
. Parmi ses volumes, il y a aussi les livres de Jean de Mandeville
, de Vincent de Beauvais
, et celui du franciscain Jehan de Thenauld
,
Voyage et itinéraire de Oultremer
. C’est dire que le comte pouvait, grâce à ces ouvrages, se faire une idée de l’islam assez précise, mais conforme aux opinions du Moyen Âge. En 1775, ce fonds est transféré à la Bibliothèque royale
41
. L’humaniste Scaliger
, bientôt installé à Leyde en raison de ses convictions protestantes, traque les titres arabes et en commande jusqu’à Istanbul
42
.
Une Renaissance arabophile (1489-1636)
L’Italie est particulièrement riche en manuscrits dès la fin du
XV
e
siècle. À Sienne, la communauté juive collectionne des textes en langue arabe mais écrits en caractères hébraïques. Des rabbins lettrés y participent aux échanges autour de l’hébreu et de l’arabe avec les humanistes
43
. Guglielmo Raimondo Moncada
dirige en 1481 la traduction latine de tables astronomiques, d’un traité de magie talismanique et d’un lexique de termes astrologiques arabes, le tout récupéré « chez les Puniques », c’est-à-dire au Maghreb,
via
la communauté juive d’où il était issu
44
. Certains folios présentent même le texte latin en regard de l’arabe, d’une graphie particulièrement soignée. Le lecteur averti peut donc comparer les deux parties, et même se référer en cas de doute au lexique situé à la fin :
Harami
, c’est-à-dire interdit ou anathème [ḥarām
].
Misgid
, c’est-à-dire lieu de prostration, où l’homme adore Dieu [masjid
].
Muslamin
, c’est ceux qui sont sauvés et tous ceux qui croient en Mahomet
, car selon eux, tous ceux qui suivent cette Loi sont sauvés [muslim
].
Ce manuscrit, offert au duc d’Urbino, montre que l’Italie avait conservé des liens « scientifiques » avec le monde musulman, et que les lettrés et les princes étaient encore avides de magie arabe
45
.
La modeste arabophilie de l’humanisme italien pénètre bientôt en France. En 1508, le Vénitien Girolamo Aleandro
(m. 1542) arrive à Paris, à la demande de Louis XII
, où il enseigne le latin, le grec et bientôt l’hébreu. Il s’initie à l’arabe, probablement seul, en raison du manque de structures d’enseignement dans ce domaine. Ses contemporains lui prêtent une intelligence rare, ainsi l’imprimeur vénitien Alde Manuce
qui écrit dans une dédicace de son édition d’Homère
parue en 1514 :
Tu n’as pas encore 24 ans et déjà tu excelles en grec et en latin et tu n’es pas moins habile en hébreu ; maintenant, tu t’appliques avec une telle ardeur au chaldéen [l’araméen] et à l’arabe que bientôt tu seras un objet d’admiration pour avoir cinq intelligences
46
.
Mais son projet de créer un enseignement pérenne d’arabe à Paris avorte et, en manque de finances, il passe au service de l’archevêque de Liège qui lui propose une situation.
Les années 1510-1530 voient les outils linguistiques (grammaires, dictionnaires, manuels, glossaires…) se multiplier et se diffuser, préparant le terrain pour une nouvelle génération d’arabisants et la mise en place de véritables enseignements. François I
er
fait venir à sa cour nombre d’humanistes italiens, dont certains sont initiés à l’hébreu et à l’arabe. En 1516, le dominicain Agostino Giustiniani
(m. 1536), proche du célèbre humaniste italien Pic de La Mirandole
(m. 1494), coordonne la publication, à Gênes, pour le compte du roi de France, d’un
psautier en cinq langues (grec, hébreu, araméen, arabe et trois versions latines)
47
. Le choix des Psaumes n’est pas un hasard, puisque c’est par ceux-ci que l’on apprenait le latin en Europe. Ce psautier multilingue aurait donc eu pour finalité d’être un support de cours pour les étudiants ? Giustiniani s’installe dès 1517 à Paris avec ses précieux manuscrits grecs, hébraïques et arabes. Philologue réputé, nourri par le roi, il enseigne l’hébreu, mais rien n’indique qu’il ait publié ni enseigné en arabe. Peut-être ne fut-il d’ailleurs pas l’auteur de la version arabe du psautier ? Giustiniani en fait imprimer 2 000 exemplaires, dont cinquante sont envoyés dans toutes les cours d’Europe, rehaussant ainsi la renommée internationale de François I
er
.
Celui-ci s’intéresse particulièrement au fonds oriental, qui lui vient de son père et qui s’avère stratégique au moment où le souverain noue son alliance avec la Porte. En 1518, il fait établir un catalogue de sa bibliothèque de Blois. Sont alors indiqués des « livres arabes » (
arabici libri
) et « deux livres écrits en arabe », mais la source n’est pas plus précise. Le roi reçoit – sans doute en cadeau – deux traités mālikites récemment copiés au Maghreb ou en al-Andalus, entièrement en arabe. Le livre fait partie des dons que les princes se font en gage de bonne volonté, quelle que soit leur religion. Lors du déménagement de la bibliothèque à Fontainebleau, en 1544, le nouvel inventaire mentionne six manuscrits arabes, dont quatre Corans incomplets. L’un a été copié en Espagne vers 1440 (à Grenade ?), deux autres proviennent de Turquie (datés de 1481 et 1536)
48
. En 1544, le roi dépêche en Orient l’helléniste et savant Pierre Gilles
(m. 1555) afin qu’il en rapporte une moisson d’ouvrages, mais sa mission semble avoir été un échec, et l’homme passe au service de l’armée ottomane
49
. À quoi pouvaient donc servir ces manuscrits à peine lisibles en France par une poignée d’initiés ? Les élites urbaines et les princes qui se voulaient instruits
ne pouvaient se contenter du mécénat envers les lettres latines et grecques, que tout le monde subventionnait déjà. Il fallait faire montre d’originalité pour gagner en prestige. Or la bibliophilie arabe, exotique et mystérieuse, se prêtait bien à ce jeu de représentation sociale. Pour ce qui est de François I
er
, la promotion de l’encyclopédisme et de l’érudition arabe entrait évidemment dans ses conceptions politiques du pouvoir monarchique, mécène et éclairé, et dans ses ambitions diplomatiques.
Mais l’Europe ne compte toujours pas d’enseignement d’arabe. Ceux qui veulent s’y adonner doivent s’initier seuls, en s’aidant de l’hébreu, des conseils donnés par leurs pairs, et éventuellement au cours de voyages en Orient. Nulle leçon, nulle grammaire, mais beaucoup de tâtonnements et d’improvisation. D’ailleurs, quel arabe faut-il enseigner ? Car les Européens apprennent avec agacement dès la fin du
XV
e
siècle que peu de musulmans comprennent l’arabe du Coran, qu’il en existe des formes dérivées, populaires, purement orales. Le dialecte du Levant n’est pas celui d’Égypte, et encore moins celui des États barbaresques
50
. En 1530, sous l’impulsion de la reine Marguerite de Navarre
et de l’humaniste Guillaume Budé
(m. 1540), « prestige de la France » selon Érasme
, est fondé le Collège des Lecteurs royaux, ou Collège royal. Sa vocation est de soutenir les humanités et les langues
51
. Les professeurs – les « lecteurs royaux » – sont financés par le roi. On en compte trois pour l’hébreu, deux pour le grec, un pour les mathématiques, mais aucun pour l’arabe. Les langues bibliques l’emportent donc, car le but de Budé est bien de retrouver la lettre et le sens originel du texte saint.
Nicolas Clénard
(m. 1542), prêtre de Louvain et helléniste, arrive à Paris en 1530 pour suivre des leçons d’arabe. Il constate dépité qu’il n’en existe pas encore, ni dans le collège
de Lisieux qui l’accueille, ni dans le Collège royal, en cours d’organisation. Parti en Espagne pour collecter des manuscrits, il récupère des Évangiles en arabe à Salamanque, un lexique arabo-latin et la grammaire de Pedro de Alcalá
. Mais Clénard déchante rapidement : lui qui pensait se perfectionner à l’oral à Grenade, comprend que le combat culturel de la monarchie contre l’arabe empêche quiconque de lui donner des cours
52
. Il meurt à Grenade, au retour d’un voyage au Maroc
53
. À la fin de sa vie, Clénard s’acharna sur le psautier de Giustiniani
pour tenter de comprendre la logique interne de la langue arabe, en la comparant à l’hébreu. Les parallèles qu’il découvrit entre les deux idiomes sémites le persuadèrent que l’arabe était une forme dérivée de l’hébreu. Pour les humanistes imprégnés de pensée biblique, l’hébreu était forcément à l’origine du langage, et c’est par lui que l’on s’intéressait à l’arabe. Il servait d’alibi à ceux qui voulaient étudier l’arabe, et les élites arabisantes étaient d’abord hébraïsantes
54
.
Ce n’est qu’en 1538 que la chaire d’arabe est enfin créée au Collège royal de Paris et confiée temporairement à un personnage incomparable : Guillaume Postel
.
Guillaume Postel, le savoir et l’extravagance
Né en Normandie en 1510 de parents pauvres, Guillaume Postel entre au Collège Sainte-Barbe de Paris. Enfant surdoué, il y excelle dans les langues et apprend le latin, le grec et l’hébreu, puis, au cours de ses voyages, le castillan, le portugais et des notions de turc. En 1530, âgé de 20 ans, il est maître ès arts, bachelier en médecine et fin connaisseur des mathématiques et de l’astrologie
55
. Il s’initiera même à la magie.
Sa carrière connaît un tournant décisif en 1535 lorsque, découvert par la reine Marguerite de Navarre
, il est désigné pour accompagner l’ambassade française à Istanbul, menée par Jean de Laforest
. Si le diplomate doit négocier les clauses de la nouvelle alliance franco-ottomane, le jeune érudit de 25 ans, garni d’une bourse de 4 000 écus, est chargé de collecter des manuscrits grecs et arabes pour la Bibliothèque royale
56
. Il reste sur place, voyage au Levant et à Tunis pendant deux ans pour parfaire sa connaissance des langues et son fonds de manuscrits. Parmi ces derniers, on relève une collection complète de droit mālikite.
De retour en France, il est poussé en 1538 par le roi à prendre la chaire d’arabe, d’hébreu et d’araméen dans le Collège royal, récemment fondé. Par ordonnance royale, il reçoit 225 écus « en don et faveur de services à la lecture et translation d’aucunes lettres et livres en dictes langues grecque, hébraïque et arabicque
57
». Il enseigne jusqu’en 1543 ou 1544 à un auditoire fasciné et sans cesse plus nombreux. Quel est le contenu de ses leçons ? Probablement la langue elle-même, mais aussi ses thèmes de prédilection : la philosophie, les mathématiques, la médecine, l’astrologie et la numérologie
58
. Toujours en 1538, il publie une étude comparant les différentes langues sémitiques,
Introduction aux caractères alphabétiques dans douze langues différentes
. Il consacre une partie à l’arabe, qu’il appelle la « langue punique », c’est-à-dire d’Afrique du Nord. Il plaide pour l’utilité pratique de cette langue qu’il n’est pas loin de considérer comme universelle. Non sans forfanterie, il se présente en surdoué de la langue :
En constatant ma rapidité à comprendre, les Turcs qui m’enseignèrent à Constantinople m’appelaient « le génie », car j’avais l’habitude de tout apprendre rapidement. Sans exagérer,
je peux dire de moi que j’ai réussi à progresser dans la langue en un peu plus d’un an ce que les autres font en six
59
.
Bien qu’assez frustres, les caractères arabes qu’il dessine sont accompagnés d’indications de prononciation et de leur équivalence en latin (ex. : « [
d
] : dal, d » ; « [
ṣ
] : tzzad, tz, ts »). Il mentionne les voyelles, ce qui est assez rare. Pour illustrer son propos, il insère un
Notre Père
en arabe, qui comporte une multitude de petites erreurs de translation par rapport à l’original de Matthieu 6, ainsi aux versets 8-9 :
ÉVANGILE ARABE
: Abānā al-laḏī fī l-samawāti, liyuqaddasi asmuka
[…].
POSTEL
: Abānā
ī
laḏī fī l-samawāti
, qidawasa
ismuka
[…].
FRANÇAIS
: Notre Père qui est aux cieux, que ton nom soit sanctifié […].
Comme tous les humanistes européens, Postel butte sur la difficulté d’expliquer simplement les règles de prononciation et de syntaxe de la langue arabe. Son commentaire aborde le placement des consonnes dans les mots, la définition des
ḥarakāt
, et « la manière de lire » des Arabes, c’est-à-dire la morphologie de la langue. Mais l’ensemble est si empesé et confus que ces pages grammaticales ne peuvent que lui servir de support de cours, et non de manuel pour grands débutants. Ainsi, le passage suivant est juste dans le détail pour des gens déjà arabisants (p. 33-35) :
Les Arabes ont pour habitude de faire précéder leurs substantifs par al
, c’est-à-dire lam
et aliph
, à la place de l’article et pour produire un effet d’emphase. Ils allongent et relient l’article avec ce qui précède à l’instant de la pause de prononciation, c’est pourquoi je dois dire : bismil lahir rahmanir
[bismi (A)llahi al-raḥmān
] […]. Mais si, après l’article, suit une autre lettre qui ne peut recevoir un changement
d’article, comme sont toutes les lettres gutturales [sic
: les lettres lunaires], alors on prononce tout l’article, comme au verset 8 [du Notre Père] : veala elartz et in terra
[sic
: al-samā
ʾ
i wa
ʿ
alā l-arḍi
] […].
Vers 1542, Postel fait imprimer une
Grammaire arabique
à Paris et un ouvrage sur la langue hébraïque. Il croit d’ailleurs possible de réconcilier les trois monothéismes, et même tous les peuples, en exhumant la langue universelle qui unissait l’humanité à l’origine, celle d’avant la Tour de Babel. « La mère donc et fondement de la langue dite langue arabique est l’hébraïque. » Il qualifie même « l’arabique, bâtarde de l’hébraïque ». Dans son livre paru en 1543,
L’Alcoran, ou la concorde entre la Loi de Mahomet et le livre des Évangélistes
, il compare en vingt-huit points l’islam au luthéranisme, répondant à la polémique protestante en puisant dans le Coran son argumentaire. Musulmans et Réformés nient la communion des saints, la prière à la Vierge, l’utilité des miracles, des images, l’intercession cléricale, etc. L’érudit ne fut pourtant jamais un controversiste acharné contre la Réforme, et entretenait des relations cordiales avec les humanistes de Bâle, et même des anabaptistes.
Ses remontrances au roi lui valent d’ailleurs de quitter la France pour Bâle, laissant sa chaire d’arabe sans titulaire. En 1544, il publie
De la concorde sur la terre
, où il cherche à identifier les points communs qui relient le judaïsme, le christianisme et l’islam, mais, trop hétérodoxe, le texte est refusé par la Sorbonne. Ses analyses sur les apports de l’islam à l’humanité, notamment le triomphe sur le paganisme, pouvait le faire soupçonner de relativisme : « Il faut conclure que le bien qu’ont, en détruisant l’idolâtrie, introduit les musulmans, est infiniment plus grand que quelque mal qu’ils aient introduit dans le monde
60
. »
Réfugié à Rome, il rencontre le fondateur de la Compagnie de Jésus, Ignace de Loyola
, et son proche collaborateur, le jésuite Pedro de Ribadeneyra
, qui note à son propos : « C’est un homme de 35 ans, il a été reçu maîtres ès arts à Paris, très savant en grec, en hébreu, en latin, moyennement en arabe
61
. » Ce jugement permet de relativiser l’expertise de Guillaume, et explique la lourdeur de ses explications grammaticales. Il devient prêtre, mais son esprit original, indépendant et brouillon ne correspond pas au style des jésuites. Il quitte la Compagnie et continue son chemin vers Venise, puis va après 1548 en Égypte, à Jérusalem et Istanbul, pour collecter de nouveaux volumes. Il revient en Europe, persuadé qu’il faut préparer les bases d’une paix durable avec le monde islamique, tout en cherchant à traduire les Évangiles en arabe pour mieux convertir les musulmans. À force de travail, Guillaume Postel devient aussi expert en astronomie. On a même supposé qu’il avait transmis à Nicolas Copernic
(m. 1453) des éléments de physique arabe qui l’auraient aidé à bâtir sa théorie de l’héliocentrisme. Toutefois, si des liens entre le savant polonais et l’astronomie arabe ont pu exister, ils se limitent à des influences indirectes et trop tardives pour être déterminantes
62
.
En raison de ses compétences exceptionnelles, Guillaume Postel connaît un retour en grâce en 1550 auprès d’Henri II
et reprend ses cours au Collège des Lombards, puis au Collège royal. Mais, dès 1552, son caractère hors norme, voire instable, et ses opinions sur la magie, la place centrale du judaïsme, la réconciliation nécessaire avec les musulmans, jettent sur lui la suspicion des autorités. Influencé par les courants messianiques et ésotériques, il est convaincu que le Christ va revenir en 1556. En séjour à Vienne, il est accusé de folie et d’hérésie et doit s’enfuir à Venise, mais il est incarcéré pendant trois ans par l’Inquisition romaine.
Libéré en 1559, il revient à Paris, mais, sur ordre du roi, il est assigné à résidence en janvier 1563. Il ne cesse plus dès lors d’écrire, particulièrement sur la cabale et l’ésotérisme, jusqu’à sa mort en 1581
63
.
Un esprit nouveau
Parce qu’il ambitionne un retour aux sources, à la philologie et aux études comparées, l’humanisme fait naître un état d’esprit nouveau sur l’islam, quand bien même les auteurs ne disposent pas d’un corpus de connaissances approfondies à propos du Coran. Servie par le retour à l’hébreu et au grec, l’étude critique des auteurs ecclésiastiques se met en place, contestant la manière dont la Bible a été lue pendant le Moyen Âge. Pétrarque
exprime son mépris pour la dialectique et l’aristotélisme des universités. L’historien et philologue Laurent Valla
(m. 1457) retravaille le texte grec du Nouveau Testament et entend écarter les interprétations de la tradition, fondées, selon lui, sur des erreurs de traduction. Pic de La Mirandole
(m. 1494) fait de même avec l’hébreu pour l’Ancien Testament. Il faut retrouver la véritable histoire des textes sacrés, la
vera narratio
comme l’annonce le philosophe Jean Bodin
(m. 1596), celle que la Bible et l’Église masquent. Les exigences de l’Histoire s’opposent à l’Histoire sainte. La lecture du Coran s’en trouve elle aussi affectée, car le recours à la langue arabe paraît désormais indispensable. Les sources multiples du livre et sa rhétorique typiquement sémitique devaient aussi considérablement gêner les humanistes, soucieux de retrouver ce qu’ils pensaient être la pureté du langage. Le « prince des humanistes », Érasme
de Rotterdam (m. 1536), qui ignore l’islam, voit le Coran comme une compilation hétéroclite de textes juifs, hérétiques et païens.
Plus encore, les méthodes qui naissent durant la Renaissance exigent de séparer la source de son apparat critique, autrefois incorporé au discours. Les annotations quittent le fil du texte pour trouver place en bas de page ou en introduction. La glose intégrée disparaît au profit de la glose externée
64
. Le texte peut donc être jugé isolément, son contenu critiqué et sa traduction faire l’objet d’aménagements. Les principes mêmes des traductions médiévales sont remis en question. Le littéralisme et le mot à mot sont rejetés au profit du sens, comme l’affirme l’humaniste et imprimeur Étienne Dolet
(m. 1546) : « Il faut que le traducteur entende parfaitement le sens et la matière de l’auteur qu’il traduit. Sans cela, il ne peut traduire sûrement et fidèlement
65
. » Même sans compétences en arabe, les lettrés prennent conscience que les Alcorans en circulation – essentiellement celui de Cluny – sont entachés d’erreurs et détournent probablement le sens du texte.
Les auteurs de la Renaissance optent pour de nouveaux procédés d’écriture : ils citent de larges extraits du Coran, voire éditent toute la source quand ils le peuvent, mais la distinguent de leurs propres commentaires, situés en notes ou dans un chapitre à part, où il insèrent des connaissances extérieures : celles de la polémique médiévale européenne, des bribes de culture islamique, dont des hadith, quelques éléments tirés de la
Sīra
, et des récits de voyageurs concernant les coutumes turques. Le Coran est progressivement distingué de son exégèse musulmane et identifié tel quel. De la même façon, les Européens cernent mieux l’existence du
tafsīr
et donc la riche tradition d’étude et d’analyse islamiques, même s’ils y ont peu accès.
Entre le
XVI
e
et le
XVII
e
siècle, les changements intellectuels débouchent inévitablement sur le relativisme philosophique. L’accélération des découvertes bouleverse tous les concepts de la science médiévale
66
. La conquête de l’Amérique,
l’imprimerie, les démonstrations mathématiques éloignent les savants modernes des thématiques religieuses qu’affectionnaient les lettrés du Moyen Âge, mais souvent laissées sans réponse : la nature de l’âme, l’unicité divine, le nominalisme, le réalisme, etc. Au même moment, la Réforme mobilise dans le combat apologétique les théologiens catholiques qui ont tendance à délaisser la métaphysique. L’autorité des Écritures est remise en cause par le nouveau regard philologique et critique sur les textes sacrés. Le juif Spinoza
(m. 1677) conteste la cohérence de la Bible et sa rédaction, jusqu’à nier toute valeur historique et morale aux récits de l’Ancien Testament
67
. Cette critique systématique est un moyen indirect pour ce philosophe d’origine espagnole de réclamer la fin de l’influence catholique sur les esprits. Il n’en est pas moins sévère sur l’islam et sur les Turcs, « où la discussion même passe pour sacrilège et où tant de préjugés pèsent sur le jugement que la droite raison n’a plus de place dans l’âme et que le doute même y est rendu impossible
68
».
Les découvertes astronomiques brisent le cadre biblique et aristotélicien de la pensée chrétienne sur le cosmos, en contestant l’image d’un univers clos, immuable et géocentré. Copernic
(m. 1543), en démontrant l’héliocentrisme, prit soin d’affirmer que Dieu demeurait l’architecte suprême d’un univers harmonieux, mais sa profession de foi paraissait de peu de poids face au décentrement qu’il venait de prouver
69
. Ses déductions, consacrées par les calculs et les observations au téléscope de Kepler
(m. 1630), confirmaient l’impasse intellectuelle à laquelle était parvenue la théologie médiévale : les mystères chrétiens devaient être crus sur parole sans pouvoir être prouvés par la raison ou le réel. C’était la victoire de la double vérité. Dieu était inconnaissable autrement que par la prière. Cette déception majeure, ontologique, dut profondément marquer les esprits des savants comme des clercs, pousser les uns vers le scepticisme radical ou le cynisme, et les autres vers le fidéisme
ou le dogmatisme. Ni la foi ni la raison ne parvenaient plus à se justifier mutuellement, ce qui avait été pourtant l’enjeu du millénaire écoulé. Le fossé se creusait entre la science et la métaphysique, au profit d’un dialogue entre la science et l’expérience. Les interrogations philosophiques étaient délaissées pour des démonstrations plus efficientes, pratiques.
Partout en Europe se réveilla un anticléricalisme virulent, notamment chez les humanistes, quitte à adopter de façon provocatrice le paganisme de l’Antiquité. Mais il ne s’agissait que d’un courant réduit aux cercles lettrés. Machiavel
(m. 1527) est l’un de ces esprits hostiles ou indifférents au christianisme, lui reprochant d’avoir « affaibli le monde » et de « n’apprendre qu’à souffrir
70
». L’islam faisait figure en revanche de religion séculière, puissante, identitaire, et plus logique dans son monothéisme que les dogmes catholiques. La subordination totale des sujets de l’Empire ottoman est assurée par les liens religieux et ethniques, et par une inculture entretenue : « L’ignorance dans laquelle est tenu le peuple est la première condition d’établissement de la servitude et de la tyrannie
71
. »
La philosophie naturelle alors en vogue visait à définir l’homme et ses passions, dégagé des références chrétiennes, à le revaloriser en tant qu’individu autonome
72
. Ce faisant, il était possible de dialoguer avec toute l’humanité, même en dehors de la chrétienté, et donc avec les autres religions. Dans sa
Théologie naturelle
, le médecin et théologien catalan Raimond Sebon
(m. 1436) oppose le « livre de la nature » et le « livre révélé », la science profane, légitime et universelle, et la science religieuse, apanage des clercs, sujette à évolution et à contestation. En tout homme, selon lui, et malgré le péché originel, réside une connaissance naturelle de Dieu et un libre arbitre qui l’oriente forcément vers le bien et le vrai. C’est en suivant cette « loi naturelle » que la personne se respecte elle-même
73
. L’éthique l’emporte sur la foi.
Mais le Coran était-il lui-même inspiré par cette loi naturelle ? Nicolas de Cues
et son cercle d’érudits islamophiles semblent le penser sans le dire. Au
XVII
e
siècle, Thomas Hobbes
(m. 1679) prétend que la loi naturelle est universelle, indépendante de toute révélation religieuse
74
. Les théologiens, protestants et catholiques, invalidèrent toutefois l’hypothèse que l’on puisse être sauvé uniquement par la nature
75
. Puisque plus aucune révélation n’était à attendre après le Christ, l’islam fut considéré comme une « religion naturelle », c’est-à-dire une forme de spiritualité éclairée, non par les Écritures, mais par la raison et la nature humaines. Plutôt que de déterminer ce qu’il y avait de juste dans l’islam, le concile de Trente (1545-1563), dans son catéchisme publié à Rome en 1566, préféra rappeler les chrétiens à l’ordre de la charité : « Il faut prier pour tous les hommes sans exception, ennemis, étrangers, ou d’une religion différente de la nôtre. Car l’ennemi, l’étranger, l’infidèle, sont également notre prochain
76
. »
Depuis saint Thomas d’Aquin
, la notion latine de
religio
avait acquis son autonomie : la « religion » était devenue un genre universel composé de différentes « religions », chacune portée par une impulsion intérieure et privée, distincte de tout ordre social et politique. « La montée du concept de religion correspond, par certains côtés, au déclin de la pratique de la religion elle-même
77
», c’est-à-dire au déclin de l’institution ecclésiastique face au pouvoir séculier. L’islam devient philosophiquement légitime en Europe, et peut être un objet de débat, comme l’est le catholicisme
78
. Le relativisme religieux est alors le produit d’une sécularisation accrue et de la croissance des pouvoirs monarchiques aux dépens de l’Église. Au cours du
XVI
e
siècle, l’État accapare progressivement des domaines qui relevaient autrefois de l’autorité de l’Église et tente de reléguer celle-ci à ses seules facultés liturgiques et caritatives. Le droit civil envahit la société et met de côté l’autorité du droit canon.
Ce phénomène devait contribuer à réhabiliter le Coran, défini tout le long du Moyen Âge comme une Loi (
lex
). Au moment où la loi civile, royale, l’emporte en Europe, l’organisation politique de l’Empire ottoman, son sécularisme, son manque de zèle religieux contre les minorités, apparaissent comme un système vertueux, libre de toute institution cléricale.
L’idée que les phénomènes religieux puissent être identifiés comme tels et distingués des autres réalités sociales que sont la politique, l’ethnicité ou l’économie apparaît à la fin du
XVI
e
siècle, à la faveur des troubles et des nouvelles prétentions de l’État. « La séparation religieux/séculier a facilité, à l’Époque moderne, le transfert de la loyauté publique du citoyen qui est passée de la chrétienté à l’État-nation émergent
79
. » Les humanistes de la Renaissance définissent la religion en opposition au gouvernement séculier des sociétés, et ils voient dans cette fausse gémellité une occasion de conflits, entretenue par la religion plus que par l’État. L’une est irrationnelle et violente, tandis que l’autre est rationnel, organisateur et stabilisateur. Or, aux yeux des intellectuels européens, le Coran, malgré ses contradictions internes, a modelé les sociétés et le système politique, de sorte qu’on ne peut plus les distinguer
80
. Il faut, selon des philosophes comme Hobbes, séparer le pouvoir spirituel du temporel pour éviter la violence
81
. À l’État le soin des intérêts civils, à l’Église le soin des âmes. Mais Hobbes finit par choisir la sujétion inverse, à savoir la fusion de l’Église dans l’État, ce qui advint d’ailleurs dans la Genève calviniste
82
. Montaigne
préfère un État au-dessus des partis, et renvoie dos à dos catholiques et protestants.
Thomas More
(m. 1535) est représentatif de ces évolutions. Juriste, humaniste, philosophe, mais aussi chancelier d’Angleterre, il défend dans
L’Utopie
(1516) l’indifférence du pouvoir politique à l’égard des querelles religieuse, seul moyen pour barrer la route au fanatisme :
Aussi, dès sa victoire et avant tout autre chose, [Utopus] décréta que chacun serait libre de pratiquer la religion qui lui plairait ; certes, l’on pourrait encore s’efforcer de gagner les autres à la sienne mais en exposant paisiblement, avec modération, ses raisons de croire
83
.
Comme chancelier, en 1529, il propose que les « Turcs, les Sarrasins et les païens » viennent exposer l’islam à Londres sur les places publiques à condition que les chrétiens puissent faire de même à Istanbul. À la fin du siècle, Jean Bodin
(m. 1596), le grand théoricien politique, justifie de la même manière la souveraineté monarchique et la tolérance religieuse de l’État, voire son indifférence
84
. Le Turc lui-même protège ses sujets chrétiens et juifs, « il ne force personne, au contraire, permet à chacun de vivre selon sa conscience ». Il convient d’agir avec les princes musulmans comme avec n’importe quels autres, chrétiens ou pas
85
.
Tous ces lettrés restent profondément convaincus de la supériorité du christianisme et de son apologétique, aussi le libéralisme de Thomas More est-il intéressé : « Je ne doute aucunement que la foi au Christ, loin de subir une diminution [de cette liberté], en retirerait un immense accroissement
86
. » Parce qu’il est irrationnel et violent, l’islam ne peut souffrir la raison et le débat libre. Thomas More retrouve ici les analyses médiévales.
Michel de Montaigne (m. 1592) est du même avis, lui qui, dans les
Essais
(1588), justifie la puissance ottomane par sa grossièreté et son ignorance : « L’État le plus fort que l’on puisse voir actuellement dans le monde est celui des Turcs : peuples également formés à estimer les armes et à mépriser les lettres
87
. » Il décrit en Muḥammad
un homme violent, inférieur au Christ, mais capable d’adapter son discours à son public, ainsi les délices du Paradis ne sont-ils qu’une manière imagée d’exprimer le bonheur. Il se refuse
à une lecture littérale. Sur le fond, même s’il ne renie rien de son catholicisme, Montaigne est un relativiste religieux : les guerres entre chrétiens ou avec les Turcs proviennent des difficultés de compréhension plus que des différences théologiques. Chacun aurait pu naître musulman selon sa destinée ou le hasard :
Nous ne recevons notre religion qu’à notre façon et par nos mains, et pas autrement que les autres religions sont reçues. Nous nous sommes trouvés dans le pays où elle était en usage […]. Un autre pays, d’autres témoins, pareilles promesses et menaces pourraient imprimer en nous de la même manière une croyance contraire
88
.
On comprend pourquoi Montaigne ne participe pas au triomphalisme qui accompagne la victoire de Lépante en 1571, ni à la conviction générale d’une intervention divine en faveur de la chrétienté au cours de la bataille. « Il a bien plu à Dieu d’en faire voir d’autres fois de semblables à nos dépens
89
. »
Comment imprimer l’arabe ?
Une étape majeure dans la diffusion de la langue est atteinte lorsque les premiers textes en arabe sont imprimés en Europe. Les caractères avaient déjà fait l’objet d’une première édition à Mayence en 1486 par Bernhard von Breydenbach
. Mais l’auteur ignorait la langue elle-même, et les lettres imprimées étaient en réalité dessinées. Toute reproduction des caractères arabes passait nécessairement par le procédé xylographique, c’est-à-dire à partir d’une gravure sur bois, et non en caractères typographiques, qui étaient le propre de l’imprimerie. Or la mise au point de ces caractères rencontra de nombreux écueils durant toute la Renaissance.
La papauté est à l’origine de l’impulsion décisive qui relance les études et les éditions autour des langues hébraïque et arabe en Europe. C’est sous le patronage du pape Léon X
(1513-1521), particulièrement intéressé par la question des langues orientales, qu’est imprimé en septembre 1514 à Fano, dans les Marches,
Les Sept Heures canoniques
. Réalisé par l’imprimeur vénitien Gregorio de Gregori
(m. 1527), cet ouvrage liturgique est le premier édité entièrement en caractères arabes, dessinés et sans voyelles, destiné aux chrétiens du patriarchat melkite d’Alexandrie, que le pontife cherchait à rallier au catholicisme. Son public n’était donc pas européen, mais oriental
90
. D’autres impressions en arabe suivront rapidement, ainsi un psautier multilingue à Gênes en 1516, mais toujours en xylographie et avec une certaine raideur dans l’écriture
91
.
L’obstacle rencontré par les éditeurs résidait dans la réalisation de poinçons en plomb et leur agencement sur la page, technique finalisée par Johann Gutenberg
(m. 1468) pour sa Bible en latin, imprimée à Mayence à partir de 1542. Mais la langue arabe se prêtait mal au procédé de la typographie, car les lettres ne peuvent être dissociées les unes des autres, et doivent figurer les
ḥarakāt
, les voyelles brèves, en bas et en haut de la ligne d’écriture. Il fallait en outre trouver un modèle de graphie qui convienne à la lecture, parmi les nombreux types existants dans le monde musulman, sans que le graveur incompétent en arabe se trompe dans son dessin.
Guillaume Postel
est à l’origine de l’innovation du premier alphabet arabe imprimé. Pour réaliser sa
Grammaire arabique
, publiée en 1542, il a fait appel à l’imprimeur parisien Pierre Gromors
qui, sur ses conseils, a supervisé la confection des indispensables poinçons en
plomb
92
. Le défaut de l’œuvre est de ne pas parvenir à lier les lettres entre elles, de négliger les
hamza
[
ʾ
] et les voyelles brèves :
Formes à l’accompli actif du verbe « faire » selon Postel. De la gauche vers la droite : fā
ʿ
ala
(3e
forme, « il s’est efforcé ») ; fa
ʿʿ
ala
(2e
forme, « il a fait faire ») ; af
ʿ
ala
(4e
forme, « je fais »).
Or, comme le confirme Joseph-Juste Scaliger
, « l’arabe, s’il n’est lié, on ne saurait le lire, on a beaucoup de peine d’imprimer l’arabe pour faire que les lettres soient liées ensemble
93
».
La fin du concile de Trente (1563) et l’urgence de la Contre-Réforme catholique mobilisent les jésuites, dont le Collège à Rome est pionnier en matière d’enseignement de la langue arabe. Leur but n’est pas tant humaniste que missionnaire. Le père jésuite Giovanni Battista Eliano
(m. 1589), juif converti, professeur de langues orientales et responsable de la presse du Collège, met au point de nouveaux caractères typographiques, et imprime en 1566, en arabe et latin, la profession de foi catholique issue du concile de Trente, qu’il destine aux communautés catholiques du mont Liban
94
. Les traits sont encore maladroits et peu lisibles.
La qualité des poinçons et la technique typographique s’améliorent sous l’égide de la papauté, particulièrement investie dans l’entreprise. En 1584, sous l’impulsion du pape Grégoire XIII
et du cardinal Ferdinand de Médicis
, est fondée à Rome la
Typographia Medicae linguarum externarum
(Imprimerie orientale Médicis). L’orfèvre-graveur
français Robert Granjon
, installé dans la cité, est à l’origine d’une série de jeux d’alphabets arabes qu’on peut disposer sur les planches à imprimer. Entre 1589 et 1594, cette presse publie une multitude de titres en arabe : les Évangiles, des grammaires, le
Canon
d’Avicenne
, la
Géométrie
d’Euclide
, etc. Scaliger qualifie de « chef-d’œuvre » les feuillets publiés par cette presse. Au siècle suivant, Rome, sous l’influence de la
De Propaganda Fide
, se spécialisera dans les textes apologétiques. La
Doctrina christiana
du cardinal Bellarmin
est publiée en arabe en 1613, et la première Bible en 1671, traduction littérale de la Vulgate latine
95
.
Le mouvement est lancé. Il est rapidement imité dans le reste de l’Europe : l’éditeur François Rapheleng
, imprimeur de l’université de Leyde, s’inspire du travail de la
Typographia Medicae
et réalise ses propres poinçons en 1595. Une première publication arabe sort de sa presse en 1598. Entre le
XVI
e
et le
XVIII
e
siècle, plus de deux cents titres en langue arabe seront publiés en Europe. Le chiffre est modeste, mais le labeur exigé était immense, la clientèle potentielle réduite et les possibilités de commercialisation vers le Levant incertaines. L’impression arabe est née en Occident.
En Orient, l’imprimerie en arabe fut rapidement prohibée par scrupule religieux : le sultan ottoman Bayézîd II
la fit interdire en 1485, puis Sélim I
er
en 1515, tandis que l’hébreu était autorisé. Il faut donc attendre 1702 pour voir la première édition typographique d’un texte arabe réalisée par des Orientaux. Et encore l’impression fut-elle assurée à Bucarest à l’initiative de l’évêque melkite d’Alep. La presse est transportée en 1706 à Alep, puis en 1711 au monastère de Choueir, au mont Liban. Elle sera la première imprimerie de l’Empire ottoman. En 1726 ouvre enfin une presse à Istanbul, dirigée par un musulman qui avait voyagé en France
96
.
Le premier Coran arabe est imprimé à Hambourg, en 1694, par Abraham Hinckelmann
. Sur cette page des trois dernières sourates, le texte est typographié, mais les lettres sont mal reliées, car l’éditeur a réalisé des poinçons par lettre et non par mots (avec l’aimable autorisation de la médiathèque des Écoles de Saint-Cyr Coëtquidan).
L’homme ottoman (en haut à gauche) est généralement représenté avec un sabre, signe de sa violence intrinsèque (Chronique de Nuremberg
, 1493, p. 228 ; avec l’aimable autorisation de la médiathèque des Écoles de Saint-Cyr Coëtquidan).