L’esthétique du miracle

De la grande baie vitrée du studio que j’ai occupé pendant les deux premières années de mon installation à Rome, à flanc de la colline du Janicule, je voyais la Ville éternelle s’animer chaque matin. Pierres ocre des grands palais princiers et des églises, maisons populaires en brique rouge, crête verte des platanes bordant le Tibre, gracieuse loggia de Michel-Ange au troisième étage du palais Farnèse (siège de l’ambassade de France). Avec, au loin, l’imposante masse blanchâtre de l’Autel de la Patrie voulu par les Savoie pour imposer leur règne, après leur prise de Rome en septembre 1870.

J’admirais aussi les clochers et les dômes de la capitale de la chrétienté : Saint-Jean-des-Florentins, la Chiesa Nuova, le Jésus, Sainte-Agnès dominant la place Navona, Sant’Andrea della Valle où Giacomo Puccini a planté le premier acte de la Tosca. Couleurs pastel, parfums d’été, rumeurs assourdissantes de la ville, l’émotion romaine est indicible. Pour gagner mon studio à partir du fleuve, je devais gravir la via Sant’Onofrio au pavement disloqué qui mène à l’église et au couvent Sant’Onofrio que Chateaubriand considérait en son temps comme le plus beau site au monde, où il aurait aimé finir ses jours. En contrebas, le quartier du Trastevere grouillait de vie. Poursuivons la montée jusqu’au belvédère du Janicule défendu par la statue de Garibaldi qui y a livré sa dernière bataille contre les zouaves français défendant le pape. Rome y étale ses atours avec indolence dans la touffeur estivale. Vu du Janicule, le spectacle de la ville aux sept collines, devenue capitale d’Italie en 1871, est grandiose et serein. Toitures de tuiles roses, terrasses fleuries, frontispices de palais et d’églises Renaissance, chaos et empilement de styles qui expriment deux mille ans d’histoire : vestiges des Forums, rondeurs joufflues du château Saint-Ange, la forteresse et la prison des papes, jardin botanique adossé au palais Corsini et à la prison Regina Coeli en contrebas, au loin la ligne droite du Quirinal qui barre l’horizon.

Qu’il se trouve à Rome, Venise, Naples, Florence, Pise ou Palerme… une même émotion s’empare du visiteur. L’Italie mérite bien le titre de bel paese que lui avaient conféré Dante et Pétrarque1. Cette émotion naît de l’harmonie des couleurs, de la grande diversité des paysages et des monuments et aussi de la qualité de vie que ses habitants ont créée au cours de leur longue histoire.

Monuments en péril

À force de patience, le Colisée retrouve sa patine originale, ambre rose. À l’aide d’éponges et d’eau de source nébulisée, les restaurateurs, qui travaillent d’arrache-pied depuis août 2013 au nettoyage du célèbre monument, ont déjà débarrassé 19 500 m2 de la crasse et des dépôts noirs laissés par les gaz d’échappement sur le travertin. Le Colisée devrait retrouver son lustre en 2017.

Voulu par l’empereur Vespasien2, inauguré en l’an 80 de notre ère par son fils Titus, lors de festivités qui durèrent cent jours, le théâtre Flavien – son nom original – était le monument le plus majestueux de l’Antiquité. Imaginez la stupeur des visiteurs accourus des quatre coins de l’Empire en découvrant cet imposant édifice : haut de 48,5 m, composé de quatre étages avec trois rangées de colonnades, doriques au premier, ioniques au deuxième et corinthiennes au troisième niveau, surmonté d’un mur de maçonnerie courant sur tout le pourtour de l’enceinte au quatrième étage. Quelque 188 m dans sa plus grande longueur. Contrairement à une légende solidement établie, les grandes persécutions de chrétiens, auxquelles l’empereur Constantin mit fin en l’an 313 de notre ère3, ne se déroulèrent pas sur le sable doré qui recouvrait l’arène elliptique, de 77 sur 46 m. Mais en contrebas du Palatin, dans l’immense Circo Massimo, capable d’accueillir jusqu’à 375 000 spectateurs aux heures les plus fastes de l’Empire. En revanche les combats de gladiateurs, popularisés à l’écran par le film de Ridley Scott, se déroulaient bien dans l’enceinte du théâtre Flavien qui prendra le nom de Colisée quand le pape Benoît XIV (1740–1758) y transféra la via Crucis4.

L’entretien du Colisée a longtemps été négligé faute de crédits. Puis un mécène s’est présenté en la personne de Diego Della Valle. L’industriel italien des mocassins de luxe Tod’s a investi 25 millions € à fonds perdus, sans aucun retour de publicité visible sur le monument. Dans un véritable geste patriotique, il a fait de cette restauration un point d’orgueil national. « Quand on a de l’argent, c’est un devoir d’investir pour sauver le patrimoine de son pays » affirme Diego Della Valle. Sur les 14 millions de touristes qui se sont rendus à Rome en 2014, plus de 5 millions ont visité le Colisée. Ce qui en fait le monument le plus visité d’Italie, deux fois plus que Pompéi.

L’administration italienne des biens culturels manque pourtant cruellement de crédits. Refrain connu : les budgets consacrés à la culture ne sont pas à la hauteur des ambitions d’un pays fier de détenir le patrimoine le plus riche et diversifié de la planète. Jugez plutôt : l’inventaire officiel du patrimoine mondial dressé par l’Unesco recense 49 sites en Italie. 45 sont culturels et 4 naturels. Pour les Nations unies, l’Italie serait le pays le plus doté de « merveilles » au monde. Or, pour entretenir ces joyaux, l’État consacre 3 milliards € par an. Une somme nettement insuffisante. Le site archéologique de Pompéi, classé en 1997, aurait besoin à lui seul de 300 millions € pour son entretien ordinaire. Sans parler des frais urgents de réhabilitation. En novembre 2010, après de fortes pluies, des pans de murs antiques de la « caserne des gladiateurs » se sont écroulés. Plus récemment, la « Maison du moraliste », l’arche d’un temple et une partie de l’enceinte d’une nécropole ont subi le même sort.

« Ces dommages auraient pu être évités si l’on avait effectué la maintenance qui s’imposait » regrette Pietro Giovanni Guzzo, surintendant de Pompéi de 1994 à 2009. Pour cette éminente autorité de l’archéologie qui me reçoit dans son studio romain, au milieu de ses innombrables ouvrages d’art, « l’entretien a été abandonné au profit de restaurations spectaculaires et médiatiques comme l’aménagement, bien inutile, d’un vaste podium pour des spectacles télévisés ».

Paradoxe d’un pays qui cultive l’amour du beau et la fierté de son patrimoine sans consacrer suffisamment d’efforts financiers pour le conserver et le mettre en valeur. Paradoxe de ses archéologues, architectes, historiens d’art, parmi les meilleurs du monde, qui consacrent toute leur énergie et leur temps à mettre à jour des trésors du passé, à révéler la grandeur et la sophistication de la Rome antique et qui ne disposent pas de budget pour les sauver des injures du temps.

Une mosaïque de dialectes

Le 18 février 1861, quand le Parlement piémontais se réunit pour proclamer le Royaume d’Italie, à peine 2,5 % des quelque 23 millions de sujets de Victor-Emmanuel II parlaient l’italien. Les autres s’exprimaient dans leur dialecte natal, piémontais, vénitien, romain, napolitain, sicilien ou sarde. Même le grand écrivain Alessandro Manzoni ne connaissait que le milanais et le français, la langue de la bourgeoisie cultivée. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, en 1947, deux tiers des Italiens parlaient encore un dialecte. Et si aujourd’hui 95 % des quelque 61 millions d’Italiens s’expriment dans un bon italien, une petite partie de la population continue d’utiliser son dialecte local, en particulier sur les marchés de fruits et légumes. C’est dire combien l’intégration linguistique a été longue et compliquée.

Le premier choc, les jeunes troufions de la Première Guerre mondiale l’ont eu en 1915 sur le front, face à l’ennemi autrichien. D’un régiment à l’autre, les communications étaient souvent difficiles. Le fascisme a cherché à accélérer l’italianisation de la langue en interdisant patois et dialectes dans les écoles et dans les actes administratifs. Au Val d’Aoste, le patois provençal a été prohibé et le nom des communes à consonance française a été italianisé. Après guerre, l’avènement de la télévision a accéléré le brassage culturel et facilité l’affirmation d’une langue commune.

Voulant en savoir plus, j’ai interrogé le professeur de linguistique à l’Université La Sapienza de Rome, Tullio de Mauro. Il me reçoit chez lui dans le quartier Parioli, le plus bourgeois de la capitale. Il voit dans cette absence d’homogénéité de la langue italienne, avec la persistance de dialectes vivaces, un facteur essentiel expliquant l’absence d’une réelle identité nationale. « Il y a plus de différences entre le génome d’un Sarde et celui d’un Toscan ou d’un Lombard qu’entre un Italien du Sud et un Écossais » dit-il. L’Italie est une mosaïque de dialectes qui ne reconnaissent aucun modèle linguistique différent du leur.

Cette disparité, explique-t-il encore, se retrouve dans les noms propres : les États-Unis, terre de grande immigration au dix-neuvième siècle, comptent 60 000 noms différents. L’Italie 250 000, un nombre sans égal en Europe. Tullio de Mauro, auteur d’un monumental ouvrage sur L’histoire linguistique de l’Italie unitaire5, relève que la « faiblesse identitaire affecte aussi la perception de l’État ». Charles Quint ne parlait pas de l’Italie, mais « des Italies ».

De fait : ceux qui considèrent l’État comme un bien commun à respecter et à protéger sont toujours minoritaires. La famille, le clan, les communautés locales, le terroir, sont des valeurs respectées. Pas l’État.

L’archaïsme de Fratelli d’Italia

Le 12 octobre 1946, Fratelli d’Italia (Frères d’Italie) a été proclamé hymne national de la nouvelle République italienne. Ce chant épique assez pompeux et rhétorique a été composé au siècle précédent, en 1847, par un jeune poète génois, Goffredo Mameli. Il devait mourir deux ans plus tard de la gangrène, à vingt ans, des suites d’une méchante blessure à la jambe lors de l’assaut des forces garibaldiennes à Rome contre les zouaves défendant le pape6.

Sur les stades, lors des matches de la Squadra Azzura, comme lors de la fête nationale du 2 juin, cet hymne est repris à plein poumon par l’assistance. Mais il est loin de susciter en Italie une ferveur nationale comme la Marseillaise en France ou God Save the Queen au Royaume-Uni.

Deux raisons principales à cela. Écrit dans un italien archaïque, abondant de concepts compassés et de références historiques indéchiffrables pour le commun des Italiens, il ne suscite guère l’enthousiasme. Il a fallu tout le talent du grand acteur Roberto Benigni devant les caméras de la RAI, un soir de grande écoute, pour permettre aux téléspectateurs d’en comprendre la signification réelle. Dès la première strophe, Goffredo Mameli fait référence au général romain Scipion (dit l’Africain) et à sa victoire contre les Carthaginois, au deuxième siècle avant notre ère. Il parle de « heaumes, de crinières, de cohortes, d’épées vendues (les mercenaires), de sang polonais et de l’aigle d’Autriche qui menace nos terres ». En un mot, il n’est guère actuel.

De plus sa mélodie est assez médiocre et peu entraînante. D’autres chants patriotiques ont rencontré plus de succès : à commencer par Bella Ciao, superbe chant de ralliement des maquisards durant la guerre, inévitablement repris dans tout rassemblement un peu nostalgique de la gauche italienne. Ou encore le Va, pensiero, somptueux chant des Juifs prisonniers de Babylone, extrait du Nabucco de Giuseppe Verdi (1842). Il est désormais repris par les militants séparatistes de la Ligue du Nord qui se le sont approprié pour en faire leur « hymne national ».

L’autre raison de la faible popularité de Fratelli d’Italia est d’ordre sociologique. L’Unité d’Italie a été réalisée en 1861, en plein Risorgimento7. Elle constitue l’aboutissement d’une guerre de conquête de la monarchie piémontaise des Savoie sur la papauté et le Royaume des Bourbons. Elle n’est pas, comme la Révolution française, la résultante d’un soulèvement populaire et national contre un pouvoir despotique. La dynastie savoyarde a du reste tardé à abandonner Turin pour installer sa capitale ailleurs, lui préférant d’abord Florence pendant sept ans avant de transférer son administration dans la ville des papes le 1er juillet 1871.

L’Italien ne revendique pas spontanément son italianité. Il se reconnaît avant tout comme originaire de telle ou telle commune, cité ou région. Avant tout Turinois, Milanais, Napolitain, Vénitien, Palermitain ou Calabrais, provenant des Pouilles ou des Abruzzes. L’Italien défend avec passion son terroir, sa culture, les racines de ses ancêtres, la beauté des paysages de sa région ou la créativité de sa table.

Autre élément déterminant de l’identité italienne : le calcio. La Squadra Azzura, l’équipe nationale de football, déchaîne les enthousiasmes quand elle remporte un match à l’étranger. Mais le cœur du tifoso italien ne bat que pour « son » club, celui de sa ville, de son quartier, de sa classe sociale : la Roma, la première équipe de la capitale, est populaire et de gauche. La Lazio, le club rival de Rome, est plus élitaire et de droite, ses supporteurs militant souvent à l’extrême droite. Il en va de même pour la rivalité ancestrale qui divise le Milan AC de Silvio Berlusconi et l’Inter, deux clubs milanais qui ont été chacun trente fois champion d’Italie en un siècle. Ou encore à Gênes, avec l’antagonisme légendaire qui sépare les deux clubs de la ville, le Genoa et la Sampdoria. Et en Sicile, où les matchs entre Palermo et Catania provoquent régulièrement de violents affrontements.

L’appartenance à un club de football est un engagement total, avec ses règles de comportement, ses commandements, son code de conduite. Frôlant parfois le fanatisme. Football et politique sont les arguments dominants dans les cafés au petit matin. Il est toujours amusant d’entendre des consommateurs refaire un match le lendemain dans un café ou débattre de l’achat d’un joueur avec l’animation de grands stratèges sur un champ de bataille. Avouer qu’on préfère le ballon ovale vous attire automatiquement des commentaires affligés.

La politique chevillée au corps

L’Italien aime parler politique. Avec le calcio, elle constitue un thème favori de discussion. Au café, à la pizzeria ou lors d’un dîner entre amis, quel que soit le milieu social, on ne peut s’empêcher d’en parler. Les discussions sont souvent animées, parfois passionnées, rarement véhémentes ou violentes. Parler politique est une manière de s’affirmer, de se différencier, de se situer socialement. J’ai rencontré peu d’Italiens qui se montrent indifférents à l’égard du phénomène politique. Évidemment, plus le leader du parti est médiatisé, plus il attise les commentaires.

Pendant vingt ans, il a été pratiquement impossible de tenir une conversation sans voir invariablement surgir la figure de Silvio Berlusconi. En mal plus qu’en bien le plus souvent, parfois avec colère et animosité, la plupart du temps pour le railler plus que pour l’encenser, avec cette ironie mordante largement partagée par tous les Italiens. Lesquels, non contents de l’évoquer à tout bout de champ, votaient pour lui. Son bagout, son optimisme inébranlable, la clarté de son message, la simplicité de ses recettes comme la baisse des impôts, son arme favorite, et un matraquage médiatique rendu possible par son contrôle étendu sur les télévisions ont considérablement servi son entreprise politique. En 2001 comme en 2006, il a été très largement réélu, obtenant même des majorités de rêve au Parlement. Même après sa condamnation judiciaire du 1er août 2013 pour fraude fiscale et son expulsion du Sénat cinq mois plus tard, il maintient sa présence sur la scène politique et se pose en interlocuteur crédible du gouvernement de Matteo Renzi.

La télévision exacerbe cette passion pour les jeux du pouvoir. Aucun autre pays, à ma connaissance, n’a autant de tribunes politiques sur le petit écran, de débats télévisés âprement disputés, de joutes cathodiques qui se prolongent jusqu’à une heure avancée de la nuit et que l’opinion publique suit malgré tout avec avidité.

Porta a Porta, littéralement « porte à porte » est, en la matière, le navire amiral de la première chaîne de la RAI. Depuis ses débuts, le 22 janvier 1996, le décor n’a pas changé. Un studio impersonnel, trois ou quatre fauteuils face à face, deux portes latérales par lesquelles les invités entrent en cours d’émission, précédés par un son de clochette. L’animateur, Bruno Vespa, est toujours très directif.

J’ai quelquefois été invité, comme journaliste français, à participer à une émission de Porta a Porta, le plus souvent pour parler de la France, ou dresser une comparaison entre les deux pays. Les Italiens adorent en effet se faire raconter leur pays par des observateurs étrangers. Lors d’un débat au siège de la puissante Union industrielle de Turin où quatre correspondants de la presse étrangère avaient été conviés pour dire leur manière de voir l’Italie à un public d’un millier de participants – la plupart cadres de Fiat et de grands groupes du Piémont –, l’un de mes collègues, correspondant d’un grand quotidien allemand, a surpris quand il a noté qu’un tel débat, dans son pays, n’aurait jamais lieu. « Les Allemands se moquent comme d’une guigne du jugement qu’on porte sur eux à l’étranger » avait-il asséné. Tout le contraire ici. En Italie, les ouvrages du type « Ce qu’ils pensent de nous » (« ils » étant les journaux étrangers) constituent un florilège inépuisable. Comme si l’analyse d’un correspondant anglo-saxon, allemand ou français était parole d’évangile. Il est fréquent d’ailleurs que l’interview donnée par tel ou tel leader politique à un journal étranger soit reprise dans les quotidiens italiens avec emphase. Même si ce leader n’a fait que répéter ce qu’il avait auparavant déclaré en Italie.

La religion de la table

Des spaghetti al dente, des rigatoni alla carbonara, des fettucine al ragù : bien cuisiner, en Italie, implique obligatoirement de savoir cuire la pasta. Dans sa brièveté, sa sonorité claire et joyeuse, le terme évoque la convivialité, les réunions de famille, le plaisir d’être ensemble autour d’une table.

La pasta est un élément essentiel de la société italienne. Elle peut être servie en anteprimo (hors-d’œuvre), mais c’est souvent le plat principal, celui qui rassemble tous les savoirs de la bonne chère. Manger des pâtes n’est pas simplement se nourrir. C’est sacrifier à un rite social qui détermine votre niveau d’intégration, de respect et d’amour pour le pays. La pasta est indissolublement liée au mode de vie à l’italienne. C’est le symbole d’une tradition essentielle, incontournable, incorruptible, sans laquelle l’Italie ne parlerait plus la langue de Dante ni ne fredonnerait les airs de Giuseppe Verdi. Mieux : les pâtes italiennes, et l’art de vivre qui va avec, ont conquis les marchés de la terre entière. 50 pays en consomment plus d’un kilo par habitant et par an, contre 29 seulement à la fin du siècle dernier8.

Spaghetti – surtout le « No 5 » (le calibre le plus répandu au monde) – cannelloni, penne et pennette, maltagliati, farfalle, bavette, pippe rigate ou encore ravioli de Reggio Emilia, gnocchi romains ou de Sorrente, casonsei de Brescia ou tortelli de Parme… Il y a mille manières, plus ingénieuses les unes que les autres, de les accommoder. L’acteur Alberto Sordi m’a confié au cours d’un entretien qu’il raffolait des bucatini romains all’amatriciana dégoulinant de sauce tomate. Le grand architecte Renzo Piano a une prédilection pour le pesto à la génoise, sa ville d’origine. Chaque région a sa recette, des plus simples avec de l’ail, de l’huile et des piments rouges, aux plus élaborées, à base de fruits de mer ou de sauce à la bolognaise. Les Vénitiens les aiment au noir de sèche. Les habitants des Pouilles raffolent des orecchiete avec des germes de navet. Les Romains les préfèrent all’amatriciana, avec abondance de sauce tomate et copeaux de lard fumé, généreusement parsemées de fromage pecorino. Les Siciliens les cuisinent volontiers avec des sardines ou de la boutargue ou encore en gâteau (les anelletti, pâtes en forme de petits anneaux) avec de la viande hachée et du fromage primo sale.

Il existait 2 100 variétés de pasta dans le commerce il y a trente ans. Il n’en existe plus aujourd’hui que 600 types différents.

La pasta reste un plat de pauvres. C’est le fondement, le ciment, – que dis-je – la raison d’être d’une culture populaire, soucieuse d’économies. Simple, facile à préparer et conviviale : le génie de la cuisine transalpine, son immense mérite face à une cuisine française qui tire son originalité d’une grande technique culinaire, c’est le respect du produit, qui reflète la saveur du terroir. Choisir le bon produit sur le marché est un art auquel se livrent avec délectation toutes les ménagères, tâtant une à une toutes les variétés de légumes et de fruits en interpellant invariablement le marchand d’un : « Matteo, elles sont bonnes aujourd’hui, tes pêches ? (ou tes tomates, tes aubergines …) ».

Le goût du produit revient dans toutes les conversations. Ne pas le dénaturer par des sauces compliquées. Ne pas le transformer dans des préparations ardues, mais en exalter la saveur. On ne peut pas dire qu’un terroir l’emporte sur l’autre. Chaque région est jalouse de son identité, de ses traditions. Au cœur des Langhe piémontaises, Alba est la capitale indiscutable de la truffe blanche. Milan excelle par ses risotto au safran. Florence en impose avec ses côtes de bœuf chianina et sa ribolita (soupe au chou noir). Naples met en valeur ses fritures du Golfe. Toute la Sardaigne s’ingénie à cuisiner le cochon de lait avec la myrte. Et la Sicile offre une table colorée et des plus savoureuses.

Ciccio Sultan est l’un des meilleurs interprètes de cette sicilianité culinaire. Je lui ai rendu visite dans son restaurant du Duomo, un trois-étoiles de Raguse Ibla au cœur de la Sicile baroque. La table sicilienne est à l’image de sa société. « C’est une stratification savante de plusieurs siècles d’influences grecques, phéniciennes, arabes et françaises » m’explique-t-il.

Au nord de la péninsule, à Turin, Matteo Baronetto, chef du Cambio, l’un des grands restaurants de la tradition piémontaise, ne dit pas autre chose. « L’identité de la table italienne, ce sont avant tout les produits, les légumes de saison qui arrivent tout droit de la campagne, la divine truffe blanche d’Alba, les asperges blanches et les courgettes que l’on peut manger crues ».

Pas étonnant que Eataly ait pris son essor dans cette ville de Turin. Son créateur, le génial Oscar Farinetti, est un discipline de Carlo Petrini, le fondateur du mouvement Slowfood, originaire de Bra, dans les Langhe piémontaises, et devenu en vingt ans le phare de l’identité italienne de la table.

Oscar Farinetti est pétri de cette culture. Depuis le début des années 2000, il a ouvert à travers le monde une quinzaine de centres Eataly portant les valeurs Slowfood, dont plusieurs au Japon (Paris en aura un en 2017). Lieux très fréquentés, agréables à parcourir, ils sont devenus les ambassades de l’excellence culinaire made in Italy avec leurs produits attrayants, de bonne qualité, bien présentés. Farinetti a réussi le pari de la simplicité tout en attirant un public de consommateurs avides de découvrir ou retrouver des goûts et des saveurs des divers terroirs de la péninsule. Presque une seconde religion !

Les larmes de la Madonnina

L’église de mon quartier San Saba, sur l’Aventin, est une basilique romane du neuvième siècle, bâtie sur une maison patricienne ayant appartenu à la famille du pape Grégoire le Grand. Comme tant d’autres églises et monastères, elle est dotée de fresques et d’ajouts de différentes périodes. Les jésuites gèrent la paroisse San Saba qui connaît une intense activité pastorale. Les fidèles se pressent le dimanche pour des messes chantées et les communions sont nombreuses. Les fêtes de Noël et de Pâques connaissent une affluence de fidèles. Les curés italiens ne font plus, comme jadis, office d’état-civil. Baptêmes et mariages à l’église, avec leur rituel traditionnel, n’en restent pas moins nombreux. Les familles viennent en grande tenue de cérémonie. La paroisse gère un centre d’accueil, un gymnase et un terrain de football fréquentés par de nombreux jeunes ainsi qu’une chorale très prisée.

Le dynamisme et le rayonnement dans le quartier de cette basilique ont de quoi surprendre le catholique français. Logique. En Italie, la foi n’est pas vécue comme un phénomène marginal. Elle s’intègre de plain-pied dans le débat civil et social. Rien d’étonnant à ce que des formations politiques, de gauche comme de droite, se réclament ouvertement de l’enseignement catholique et que les politiciens les plus laïcs prennent garde à ne pas offusquer le Vatican. Le communiste Enrico Berlinguer, élu en 1972 secrétaire général du plus important Parti communiste du monde occidental9, entretenait un dialogue de tolérance et de partage avec le monde catholique. Sa lettre ouverte à l’évêque d’Ivrea (Val d’Aoste), Mgr Luigi Bettazzi, en juillet 1976, dans laquelle il tentait de jeter une passerelle audacieuse entre l’Église et l’idéologie marxiste-léniniste en fut l’illustration.

Tout l’entourage de Berlinguer, dont sa propre épouse Letizia, était catholique et l’Église participa pleinement à son deuil, en juin 1984. L’on ne peut s’empêcher de penser aussi, ici, à la fameuse parodie de Don Camillo et Peppone, interprétée à l’écran en 1955 par Fernandel et Gino Cervi. Elle illustrait avec brio cette coexistence batailleuse et fraternelle qui fait le charme et le caractère unique de la société italienne.

Gare aux conclusions hâtives toutefois : les Italiens ne sont pas pour autant papistes ou dévots inconditionnels. Le divorce a été adopté en 1970 par le Parlement malgré l’opposition d’une partie de la Démocratie chrétienne, et il fut confirmé par référendum quatre ans plus tard. L’avortement est légal depuis 1978. S’agissant de l’influence électorale de l’Église, les politologues affirment que moins de 8 % des catholiques suivent aveuglément ses consignes de vote. Idem pour son influence sociale.

La question de la laïcité se pose d’une façon spécifique en Italie. L’attachement aux symboles de la religion catholique y reste en effet fort, comme le prouva au début des années 2000 le vif débat sur la présence de crucifix dans les écoles. Un certain Abdel Smith, Italien d’origine écossaise « converti à l’islam », avait porté plainte en 2003 devant un tribunal de L’Aquila pour obtenir que tous les crucifix soient retirés des écoles publiques. Demande rejetée par le Conseil d’État le 15 février 2006 après plusieurs jugements contradictoires. Le plus révélateur est le raisonnement des juges italiens. Ceux-ci ont estimé que le crucifix « est un symbole apte à exprimer la transcendance des valeurs civiles que sont la tolérance, le respect réciproque, la valorisation de la personne humaine et l’affirmation de ses droits ». Des valeurs, a poursuivi le Conseil d’État, « certes d’origine religieuse, mais aussi perçues comme des valeurs définissant la laïcité conçue par l’État ». En Italie la laïcité est donc conçue, non comme l’opposition à la démonstration publique de la foi religieuse, mais comme « la résultante des traditions et de l’histoire du pays ».

Autre caractéristique de la société italienne : la persistance tenace d’un fond de religiosité fait de croyances populaires, de beaucoup de crédulité et d’irrationnel qui ne manque jamais de surprendre. On connaît le miracle de saint Janvier dont les Napolitains attendent trois fois par an, avec ferveur, depuis des siècles, que son sang se liquéfie en signe de protection contre le mauvais œil10, les épidémies de peste autrefois, l’éruption du Vésuve plus tard, et la crise économique aujourd’hui. Mais il existe bien d’autres exemples : du 2 février au 15 mars 1995, une statuette en ciment achetée par des témoins de Jéhovah à Medjugorie (Croatie) « a pleuré » des larmes de sang, dans le jardin de la famille Gregori à Civitavecchia, le port situé à 80 km au nord de Rome. Quand je me suis rendu en reportage sur les lieux pour mon journal11, j’ai assisté au spectacle déconcertant de milliers de fidèles arrivant de toute l’Italie en voiture et en autocars spéciaux pour rendre hommage à cette Vierge et lui demander d’intercéder pour eux. Le week-end, la foule atteignait 30 000 fidèles. Même l’évêque, Mgr Grillo, s’était laissé prendre au jeu, m’appelant au téléphone un matin pour m’annoncer que la statuette déposée chez lui par les carabiniers pour la mettre à l’abri de l’assaut populaire « avait pleuré entre ses mains ». Bien entendu les conclusions du procès canonique aussitôt convoqué par la haute hiérarchie catholique n’ont jamais été publiées. Un « rapport d’enquête » a été adressé au Vatican qui l’a rangé dans ses archives dont il ne sortira probablement jamais.

L’Italie est crédule, surtout dans le Sud. Les fidèles affluent ainsi tout au long de l’année par dizaines de milliers au grand sanctuaire de San Giuseppe Rotondo (près de Foggia, dans les Pouilles). Sur place, j’ai été surpris par la majesté de l’ensemble superbement mis en valeur par l’architecte Renzo Piano : d’immenses salles de prière et de recueillement mais aussi des centres d’accueil et des hôpitaux à la pointe du progrès. Les pèlerins viennent rendre hommage à l’un des religieux les plus aimés d’Italie, le frère capucin Padre Pio (1916–1968), dont la vie exemplaire, les stigmates et les œuvres charitables lui ont valu d’être proclamé saint par Jean-Paul II en 2002, au terme d’un procès en canonisation qui a duré seize ans.

Le « capitalisme bonsaï » éreinté par la crise

C’est dans le garage de son habitation de Cesena, ville d’Émilie-Romagne sur l’Adriatique, que le dessinateur industriel Nerio Alessandri a conçu en 1983, à l’âge de 22 ans, son premier appareil de musculation à entraînement hydraulique pour la salle de sport qu’il fréquentait. Nerio Alessandri a tout de suite pensé à breveter ses inventions en dotant sa société d’un nom à consonance anglo-saxonne, Technogym. Trente ans plus tard, le petit atelier de Cesena est devenu une multinationale incontournable de l’équipement sportif, le fournisseur officiel des cinq dernières éditions des Jeux olympiques, avec des programmes d’entraînement cardio-vasculaires d’avant-garde et des laboratoires de recherche à la pointe de l’innovation. L’entreprise individuelle de Nerio a donné naissance à une multinationale : 2 200 salariés dont un millier en Italie et 400 millions € de chiffre d’affaires annuel, dont 90 % réalisés à l’exportation.

Nombre de petits industriels italiens partagent cet esprit de combativité. Les frères Benetton par exemple : Luciano, Gilberto et Carlo et leur sœur Giuliana ont fondé en 1965 leur premier atelier de confection près de Trévise, en Vénétie, pour en faire en un demi-siècle un empire du prêt-à-porter. J’ai visité leur siège installé depuis les années 1980 dans une magnifique propriété du seizième siècle, Villa Minelli à Ponzano Veneto, et la Fabrica, leur centre de recherche sur la communication créée en 1994 dans un autre site historique restauré et aménagé par l’architecte Tadao Ando. Évoquons encore Leonardo Del Vecchio (80 ans), propriétaire de Luxottica, leader mondial de la lunetterie. Ce ciseleur sur métaux devenu l’un des hommes les plus riches d’Italie, a monté en 1961 à Agordo, dans le Frioul, un petit atelier de fabrication de lunettes avant d’acquérir la marque Ray-Ban et autres labels de prestige.

On pense aussi, bien sûr, au mécène du Colisée, Diego Della Valle, qui en 1975 transforma la petite cordonnerie de son grand-père Filippo pour en faire une grande entreprise de chaussures de luxe. L’Italie abonde de réussites spectaculaires de ce genre. Dans la mode, la mécanique, l’automobile, l’agroalimentaire, le vin…

Dans les années 1970 marquées par l’explosion du phénomène des PME, le Centre national d’études sociologiques Censis12 avait inventé le slogan Piccolo è bello (l’équivalent du small is beautiful outre-atlantique). Vingt ans plus tard, l’homme d’affaires et flamboyant condottiere Carlo De Benedetti13 dénonçait ce « capitalisme bonsaï », le rendant responsable des retards de l’Italie. La crise économique qui dure depuis 2007 lui donnera raison14.

Les anges de la boue

La solidarité est l’un des caractères les plus attachants du peuple italien. Le 10 avril 2014 au matin, la ville de Gênes s’est retrouvée les pieds dans l’eau. Pour la seconde fois en trois ans, le torrent Bisagno est sorti de son lit, dévastant les commerces et laissant derrière lui une couche de boue nauséabonde d’une trentaine de cm de haut. Immédiatement, par centaines, une armée de volontaires, des jeunes pour la plupart, est descendue dans la rue, pelles, balais et sacs en plastique à la main, pour restituer sa dignité à la ville. Ils ont aussitôt hérité d’un surnom : les « anges de la boue ».

Le comportement des pouvoirs publics face à l’impérieuse nécessité de préserver un territoire structurellement fragile surprend. Un million d’habitants, selon les géologues, sont exposés en permanence aux risques de glissements de terrain parce qu’ils habitent pour les trois-quarts sur des territoires en pente, collines escarpées et montagnes. Dans ce pays à l’histoire géologique tourmentée, tremblements de terre et éboulements abondent tout au long de l’instable dorsale des Apennins. Près de 7 % du territoire national est même considéré à risque géologique majeur par les experts de l’Ispra, l’Institut national de recherche sur la stabilité des sols. Conséquence : quelque 5 581 communes d’Italie sur 8 000 sont classées par les géologues dans des zones à danger potentiel élevé de glissements et d’inondations. Dans tout autre pays, l’État et les collectivités territoriales auraient pris la mesure des risques et se seraient employés avec énergie pour éviter les désastres. Pas en Italie. Une inertie collective inexplicable l’emporte. Les communes continuent de délivrer des permis de construire dans des secteurs dangereux comme le lit des torrents, les pentes du Vésuve et le long de couloirs d’avalanches. Sans qu’aucune autorité nationale ou régionale n’intervienne. Pis : chaque catastrophe met en évidence malversations, incuries du territoire et scandales en toutes sortes.

En contrepartie, lorsqu’elle est sollicitée, la population répond avec élan et générosité à chaque catastrophe naturelle. Remarquable mobilisation. Un corps de volontaires s’est organisé autour de la protection civile lors des inondations catastrophiques de Florence en 1966. Il compte aujourd’hui 800 000 bénévoles regroupés en 4 000 associations qui opèrent en toute autonomie aux côtés des pompiers, de la police, de l’armée, des gardes forestiers et autres instances de la Croix-Rouge. L’Église – par le biais de ses instances diocésaines, du Secours catholique, des scouts et du centre œcuménique Sant’Egidio – ainsi qu’un petit nombre d’associations laïques sont également présentes.

Le terrible séisme de L’Aquila a souligné l’importance du rôle majeur joué par ces volontaires bénévoles. Le 6 avril 2009, à 3 h 32 du matin, une secousse tellurique de magnitude 6,3 sur l’échelle de Richter dévaste l’élégant chef-lieu historique de la région des Abruzzes. Sur ses 72 000 habitants, 48 000 résidents du centre-ville et des communes alentour sont déclarés sinistrés. Bilan : 309 morts et 1 500 blessés. Je parviens sur les lieux, venant de Rome, vers 8 h du matin. Et que vois-je en milieu de matinée, à ma vive surprise ? Une colonne entière de la Protection civile, avec une trentaine de véhicules, des tentes de secours, un mini-hôpital de campagne, une cuisine ambulante et les premiers engins de terrassement. Elle arrivait du Trentin à 400 km plus au nord. « Nous avons été alertés au milieu de la nuit. En moins de deux heures, nous nous sommes rassemblés et nous sommes partis » m’expliqua le chef de la colonne. En fin de journée, 4 500 secouristes, dont 1500 pompiers, étaient déjà à pied d’œuvre. Un premier repas chaud avait été distribué à tous les sinistrés. Depuis, je m’interdis de dire que les Italiens sont désorganisés et imprévoyants.

Les âmes noires

Des jeunes qui se révoltent contre le racket de la mafia, une population entière qui descend dans la rue pour dénoncer le crime, une association qui fait fructifier les biens confisqués à la « Pieuvre » : ces formes de résistance sont nées au cours des dix dernières années dans un Mezzogiorno (Sud de l’Italie) gangrené par les organisations criminelles. Elles constituent les germes d’un formidable espoir pour l’avenir.

À Palerme, ville dont 80 % des commerçants sont rançonnés par la mafia, un mouvement anti-racket, Addiopizzo, a vu le jour en 2004, à l’initiative de jeunes étudiants. En une nuit, la ville s’est tapissée d’adhésifs proclamant : « Un peuple entier qui paie le pizzo (le racket) est un peuple sans dignité ». J’ai rencontré l’un de ces jeunes qui habite le quartier Zen de Palerme, le bastion des pires gangs de la ville. « Tu n’as pas peur ? » lui ai-je demandé. « Non » a-t-il répondu vivement, tout en reconnaissant qu’il « prenait ses précautions » et évitait d’apparaître sous son vrai nom. À Palerme, le mouvement fait circuler une liste de plus de 300 commerçants et d’industriels courageux qui refusent de s’acquitter de l’amende mafieuse.

À Locri en Calabre, en plein fief de la ’Ndrangheta, la plus dangereuse et sanguinaire des organisations mafieuses, un vaste mouvement de protestation est né après l’assassinat, en octobre 2005, du vice-président de la région Francesco Fortugno. M’étant rendu trois jours plus tard en Calabre, j’ai eu un frisson dans le dos en voyant plusieurs milliers de jeunes manifestant dans les rues aux cris de Ammazzateci tutti (« Tuez-nous tous »). Quel courage ! La ’Ndrangheta n’a pas pour autant mis un frein à ses activités criminelles15.

Le fer de lance de la révolte se trouve au sein de l’association Libera, fondée en 1995 par un courageux prêtre charismatique, Don Luigi Ciotti (70 ans), qui a fait de la lutte contre la « Pieuvre » sa mission pastorale. Le succès a été fulgurant. Elle coordonne aujourd’hui 450 associations anti-mafieuses qui gèrent plus de 6 500 biens confisqués par les tribunaux aux organisations criminelles : terres agricoles, immeubles, hôtels, commerces, comptes en banque. Don Luigi est une force de la nature. Une énergie prodigieuse émane de lui, associée à une grande douceur. Il galvanise son entourage. Le rencontrer comme j’ai pu le faire à plusieurs reprises, lors de manifestations comme la « marche de la paix » entre Pérouse et Assise en octobre 2014, qu’il menait, béret piémontais vissé sur la tête, est toujours un moment privilégié.

À Rome, Libera a son siège national non loin de la place de Venise. J’ai trouvé cocasse de voir des jeunes travaillant avec enthousiasme dans les bureaux de cette maison étroite de cinq étages séquestrée au boss de la Camorra16, Michele Zaza, qui en avait fait un bordel de luxe. Les coopératives Libera vendent des produits de la terre, vin, huile d’olive, fromages, céréales. Et connaissent un grand succès, la marque étant devenue synonyme de légalité. L’une de ces coopératives se trouve à San Giuseppe Jato, sur des terres confisquées à Giovanni Brusca, l’un des boss les plus sanguinaires, avec plus de 40 assassinats sur la conscience. Chaque été, des milliers de volontaires y affluent de toute l’Italie et de l’étranger pour un « stage de légalité » (séances d’éducation au respect du bien public) qui s’accompagne de travaux aux champs.

En Calabre, la ’Ndrangheta, puissamment structurée en clans familiaux de pénétration difficile, reste de loin la criminalité la plus dangereuse au plan national, avec une présence qui s’est étendue à toute l’Europe. Elle s’est brutalement signalée en 2007 à Duisburg (Allemagne) par un règlement de comptes entre clans originaires de San Luca, au sud de la Calabre. Six affiliés d’un clan ont été tués d’une balle dans la tête par un clan rival, devant leur pizzeria. Au lendemain du massacre, je suis allé en reportage dans cette localité à l’aspect lugubre de 4 500 habitants où cinq clans s’entre-tuent. Le procureur de Reggio de Calabre, Luca Gratteri, m’avait mis en garde et conseillé de signaler ma présence aux carabiniers installés sur la grand-place. En remontant la rue principale, je voyais les volets se fermer les uns après les autres et les femmes toutes en noir se hâter vers l’église. Une seule personne est venue à ma rencontre, un homme âgé affable, élégamment vêtu et très courtois, qui m’a offert un café chez lui. Conversation agréable sur l’air du temps. C’était l’un des parrains du lieu.

Quant à la Camorra napolitaine, désordonnée et bagarreuse, mais tout aussi dangereuse, elle a été durement affectée par le démantèlement du clan des Casalesi, mais conserve encore un large potentiel criminel.

Mangiano tutti

« Touche pas à mon pot-de-vin » résume ironiquement Alberto Toscano dans son livre Sacrés Italiens17. Son ouvrage, sympathique et bien documenté, épingle une pratique malheureusement trop répandue dans la péninsule : la corruption. Le dessous-de-table est une pratique courante dans la vie politique comme dans le monde des affaires. Tellement courante que l’Italien de la rue a forgé une expression très imagée pour décrire cet enrichissement illicite : mangiano tutti (ils mangent tous).

On aurait pu croire que les enquêtes « mains propres » auraient assaini la situation de manière durable. Dans les années 1992–1993, le parquet de Milan avait mis en accusation le gotha de la classe politique de l’époque, déférant devant les tribunaux des leaders politiques très puissants comme les anciens présidents du Conseil Arnaldo Forlani, démocrate-chrétien, et Bettino Craxi, socialiste, pour des financements illicites de leurs partis atteignant plusieurs millions € en contrepartie d’accords très avantageux pour les industriels qui s’étaient prêtés à ce mécanisme.

En 1992–1993, le pool judiciaire de Milan, dit « mains propres », a dévoilé cette « corruption de système ». Chaque parti, de la majorité comme de l’opposition, Parti communiste compris, se partageait les pots-de-vin au prorata de son influence politique. La Démocratie chrétienne, qui dominait la vie politique depuis la Libération, ne s’en remettra pas et éclatera en différents courants. Il en est allé de même du Parti socialiste (PSI) avec l’inculpation de son leader Bettino Craxi et sa fuite en exil à Hammamet (Tunisie) en 199418.

Les enquêtes « mains propres » n’ont pas éradiqué pour autant la corruption politique. En 2012, Mario Monti19, alors président du Conseil, l’évaluait à 60 milliards € par an et parlait d’une illégalité diffuse « beaucoup plus importante qu’il n’y paraît ».

En 2014, trois scandales éclatants lui ont donné raison. Les magistrats ont découvert des dessous-de-table se chiffrant par dizaines de millions € sur deux des chantiers les plus emblématiques du pays : la construction de digues mobiles à Venise20 pour protéger la cité lacustre contre les inondations (l’acqua alta) et la préparation du site de l’Exposition universelle 2015 à Milan21. Des personnalités insoupçonnables ont été mises en examen. Certaines ont été arrêtées comme le maire de Venise ou le directeur général du chantier de l’Expo.

Pire encore à Rome : en décembre 2014, un scandale a éclaté, révélant la collusion entre néofascistes et mafieux pour rançonner la capitale avec la complicité active de proches collaborateurs de trois maires successifs. Particulièrement odieuse, l’exploitation des immigrés : la clique se vantait au téléphone que les subventions versées par l’État pour les loger en centres publics d’accueil rapportaient « plus que le trafic de drogue ». Une partie des gains (entre 0,50 et 0,80 € par immigré) était reversée à des fonctionnaires corrompus.

Pas étonnant que l’observatoire sur la corruption politique Transparency international classe l’Italie au 26e rang européen, juste devant la Grèce et la Bulgarie.

Ajoutons à cela la petite corruption, le « pot-de-vin » généralisé, entré dans les mœurs, bien décrit par Alberto Toscano. Cette corruption de tous les jours se rencontre dans le moindre acte administratif, le moindre permis de construire, la moindre démarche, qu’il s’agisse d’obtenir un certificat ou une dérogation. Sans parler des ventes ou des services qui ne font l’objet d’aucune facture, pratique illégale, mais très largement répandue, qui grève lourdement le Trésor public.

Ne parlons pas des contrôleurs pris la main dans le sac. Comme ce commandant de la Garde des finances napolitaine qui exigeait un million € pour fermer les yeux sur ses vérifications fiscales auprès de commerçants. Ou encore des 30 000 € exigés par certains examinateurs pour faire passer leur concours d’admission à des élèves… sous-officiers de la Garde des finances !

On croit rêver. Pourtant, cela s’est vraiment passé à Bari (Pouilles), dans le Sud profond de l’Italie, là où un poste fixe dans l’administration vaut de l’or.

La corruption en Italie est la résultante d’une série de facteurs : un État délétère, des institutions de contrôle défaillantes et insuffisamment motivées, une profonde dégradation des mœurs politiques, une société clanique, une école qui n’inculque pas le respect du bien public.

Le cinéma, ce reflet de l’âme

Plus qu’aucun autre cinéma européen, le cinéma italien reflète l’âme de son pays. Aldo Tassone, grand historien du cinéma, l’explique par le fait qu’il est très « politisé » et ouvert sur le social. Il rapporte un propos du metteur en scène Mario Monicelli : « Si l’on devait se faire une idée de l’évolution de la société française de l’après-guerre à travers le cinéma, on n’irait pas loin. Les films italiens, en revanche, reflètent directement leur société et dénoncent toutes les plaies de l’Italie : la mafia, le fascisme, le dualisme Nord-Sud, les différences sociales, la corruption ».

Deux genres se sont partagés les soixante dernières années. Le premier est le néoréalisme, né en 1943 avec Ossessione de Luchino Visconti. Les chefs-d’œuvre de ce genre sont Le voleur de bicyclette de Vittorio de Sica (1948) et Riz amer de Giuseppe de Santis (1949). Issu de l’antifascisme et bercé par la Résistance, le néoréalisme part à la découverte des engagements politiques et des révoltes populaires. « Il se veut social dans ses thématiques et sa recherche de l’engagement, avec un sens prononcé pour le drame humaniste, tout en cherchant une voie intrinsèquement individualiste, libre de toute convention » explique Aldo Tassone.

L’un des premiers à planter ses caméras dans la rue fut Roberto Rossellini avec Rome ville ouverte (1945), œuvre brillante et sans concession, tournée dans une Rome à peine libérée de l’occupation nazie.

Autre genre, la commedia all’italiana, apparue au milieu des années 1950. Comédie brillante, satire des mœurs de préférence bourgeoises, incarnation drolatique des petits travers de la société, la « comédie à l’italienne » a reçu ses lettres de noblesse avec des films culte interprétés par des acteurs comme Alberto Sordi, Vittorio Gasmann, Nino Manfredi, Ugo Tognazzi ou encore Monica Vitti.

Constante relevée par Aldo Tassone : l’autodérision. « Les cinéastes italiens s’amusent à mettre en caricature les vices nationaux, à s’auto-accuser » dit-il. Ils décrivent souvent à l’écran leurs compatriotes comme « immatures, enfantins, voire lâches ». « Ils courent après les vainqueurs » raillait l’écrivain satirique Ennio Flaian. Federico Fellini disait lui-même que « l’Italien moyen a 14 ans », ajoutant avec ironie : « j’en ai 12 ! » Deux chefs-d’œuvre felliniens, Amarcord et Vitelloni, illustrent magnifiquement cet infantilisme parfois pathétique. Le portrait très satirique que Fellini a fait de Casanova (« quelqu’un qui n’est jamais sorti du sein de sa mère ») est terriblement éloquent. Dans Ginger et Fred, à la fin de l’émission idiote de la télévision berlusconienne où il est invité, Fred-Mastroianni lance au visage de millions de téléspectateurs un méprisant pecorone ! (moutons).

Autre trait de caractère pourfendu : la compromission, qualifiée avec emphase « d’art de la débrouille » (l’arte di arrangiarsi). Elle se trouve au centre de centaines de films. « Trois des meilleurs acteurs italiens l’ont incarnée de façon sublime » souligne Aldo Tassone : Totò (Gendarmes et voleurs, Le pigeon), Alberto Sordi (Le séducteur, La grande guerre, Une vie difficile, Mafioso) et Vittorio Gassman (Les monstres, Le fanfaron).

L’ironie atteint des sommets avec La plus belle soirée de ma vie, tourné en 1972 par Ettore Scola, d’après une nouvelle de Friedrich Dürenmatt, La panne (1958). Sur la route de Genève, un riche fraudeur du fisc italien passe une nuit dans un château suisse tenu par des charmants vieux messieurs (les acteurs Michel Simon, Claude Dauphin, Charles Vanel, Pierre Brasseur). Ces messieurs sont en réalité d’anciens juges qui, sous l’apparence d’un jeu, invitent leur hôte à raconter en détail sa vie comme dans une parodie de procès. Le voyageur se rendra compte trop tard qu’il s’agit d’un véritable procès, suivi d’une condamnation… à mort !

Les Italiens n’hésitent pas à se moquer d’eux-mêmes. Aldo Tassone raconte que François Truffaut, dont il a été très proche, lui déclarait un jour qu’il « enviait les acteurs italiens parce qu’ils sont les seuls capables d’interpréter des rôles négatifs. Aucun acteur français ne les accepterait ». Il citait Sordi, Gassman (Les monstres de Dino Risi), Tognazzi, Manfredi. Dans Affreux, sales et méchants (1976), Ettore Scola dresse un portrait des « pauvres » de la banlieue romaine saisissant de vérisme, aussi captivant que répugnant.

L’âme italienne n’est pas pour autant toujours noire à l’écran. Certains films mettent en scène la gentillesse, l’ouverture, la cordialité. Dans Pain et chocolat (1973) de Franco Brusati, Nino Manfredi interprète un Italien émigré en Suisse qui donne une merveilleuse leçon d’humanité en prouvant sa capacité à s’adapter dans un contexte social méfiant, sinon hostile.

Le cinéma italien connaît depuis quelques années une certaine reprise. Titre emblématique de ce renouveau : La Grande Bellezza de Paolo Sorrentino, Oscar et Golden Globe 2014 du meilleur film étranger à Hollywood.

En reflétant les aspirations, les arrangements et les contradictions et paradoxes de la société italienne, le cinéma constitue un observatoire idéal et un miroir fidèle des multiples facettes de l’Italie.


1. Dante : « du beau pays où sonne le si » (où sonne la langue italienne). Pétrarque : « Le beau pays qui est divisé dans les Apennins et est entouré par les Alpes et la mer ».

2. Vespasien, empereur de 69 à 79. Succède au règne agité de Néron, mort en 68. Son fils Titus lui succède.

3. Constantin a régné 31 ans (306–337). Converti au catholicisme, il mit fin aux persécutions et aida l’Église chrétienne à prendre son essor par l’Édit de Milan (313).

4. Chaque Vendredi Saint, l’Église catholique commémore la Passion du Christ par une procession (dite via Crucis ou « Chemin de la Croix ») qui retrace les treize étapes de sa montée au calvaire du Golgotha.

5. Storia linguistica dell’Italia unita, Laterza. Premier ouvrage d’une série de vingt livres sur l’Italie et la sémantique.

6. Le bataillon des zouaves pontificaux a été constitué le 1er janvier 1861 pour défendre le pape. Battus à la bataille du Janicule, ils se sont repliés sur le port d’Ostie et se sont embarqués pour Marseille.

7. À peine restauré, le Musée national du Risorgimento de Turin retrace en 30 salles toute l’histoire de l’Unité d’Italie depuis sa proclamation en 1861.

8. Chiffres produits par l’IPO (International Pasta Organisation).

9. Enrico Berlinguer a été secrétaire général du Parti communiste italien de 1972 à sa mort en 1984, à 62 ans. Il a ouvert la voie à l’eurocommunisme et condamné l’intervention soviétique à Prague.

10. Le sang de saint Janvier contenu dans deux ampoules conservées dans la salle du Trésor de la cathédrale de Naples se liquéfie trois fois par an depuis 1389 : au cours de la première semaine de mai, les 19 septembre et 16 décembre.

11. La Madonnina de Civitavecchia : les larmes de la Vierge, Richard Heuzé, Éd. du Rocher.

12. Fondé en 1964, ce centre d’études est le principal observatoire italien en matière de politique sociale. Il publie un rapport annuel qui fait autorité.

13. Condottiere flamboyant et audacieux, Carlo De Benedetti a défrayé la chronique dans les années 1980–90 en organisant de nombreuses incursions dans le monde de l’industrie. Il s’est opposé à Silvio Berlusconi pour contrôler l’éditeur Mondadori.

14. Selon les organisations professionnelles, 40 % des commerces ont fermé en quatre ans. Depuis 2010, quelque 2,7 milliards € d’investissements ont été perdus.

15. La ’Ndrangheta contrôle le trafic de la cocaïne dans l’ensemble de l’Europe grâce à des liens étroits avec les cartels colombiens. En 2011, on estimait son chiffre d’affaires à 45 milliards € soit 3 % du PIB. Le trafic de la drogue en représente 60 % et les extorsions 15 %.

16. La Pieuvre italienne compte trois grandes familles :

–   Cosa Nostra en Sicile. L’arrestation de ses chefs, Toto Riina (1993) et Bernardo Provenzano (2006), lui a porté un coup dur. Son exécutif, la « Coupole », est largement démantelé.

–   La ’Ndrangheta en Calabre est très puissante. Extrêmement dangereuse, elle est largement infiltrée en Europe et contrôle le trafic de la cocaïne.

–   La Camorra à Naples regroupe une myriade de clans criminels agissant souvent de manière autonome.

17. Sacrés Italiens, Alberto Toscano, Armand Colin.

18. Bettino Craxi, socialiste, président du Conseil de 1984 à 1987. Accusé de corruption en 1993 par les magistrats de « mains propres », il s’exile en 1994 en Tunisie. Il y meurt en 2000 à 65 ans.

19. Appelé en novembre 2011 à succéder à Silvio Berlusconi, l’économiste Mario Monti endigue l’hémorragie budgétaire, met fin aux attaques des marchés et restitue sa crédibilité internationale à l’Italie. Il s’attaque avec vigueur à la corruption et à l’évasion fiscale, largement répandue.

20. Des digues mobiles s’élèveront à partir de 2017 du fond des trois accès de la lagune de Venise à la mer afin de bloquer les fortes marées qui l’envahissent régulièrement. En juin 2014, la magistrature a fait arrêter 35 personnes et en a inculpé une centaine pour constitution de caisses noires, fausses factures et pots-de-vin.

21. L’Exposition universelle 2015 à Milan a pour thème « nourrir la planète, énergie pour la vie ». Quelque 148 pays participent à l’événement.