Professeur de communication politique et de sociologie de la communication à la LUISS, la grande université privée de sciences politiques à Rome, Michele Sorice captive toujours son auditoire par une pensée claire, des arguments et des formules qui font mouche. Il enseigne aussi en tant que professeur invité à l’Université pontificale grégorienne et participe à divers clubs de réflexions.
Je sollicite souvent Michele Sorice pour un commentaire d’actualité. Sa perception est subtile et son regard anticonformiste. Nous avons préparé ensemble l’entretien un matin de juin, sous les arbres, à la terrasse ombragée de la cafétéria de la LUISS, alors que ses étudiants le saluaient en passant. Une fois terminé notre café, la discussion s’est poursuivie dans son bureau, situé au cœur du campus.
Comment définiriez-vous l’identité italienne ?
Quels en sont les traits dominants ?
J’ai toujours quelques difficultés à parler de l’identité statique d’un peuple, d’une nation. En réalité, les identités, aujourd’hui, sont plurielles. On est passé ces dernières années d’une identité liée à une appartenance territoriale et familiale, à une identité choisie par affiliation. Il est donc difficile, de ce point de vue, d’identifier un trait typiquement italien comme le seraient le français, l’anglais ou l’espagnol. Il existe en revanche des « modes » de relations individuelles ou sociales typiquement italiens.
Parmi ces caractéristiques figure, sans conteste, la centralité de l’individu, jusque dans ses formes les plus extrêmes : l’individualisme, la centralité de la famille, comme bien économique autant que relationnel, avec le risque de déboucher sur une sorte de « familisme ». La famille devient écran, à la limite parfois du licite, renforcée du fait de l’extrême fragmentation de la société italienne. Autre caractéristique, politique celle-là : l’absence d’un centre institutionnel ou d’une reconnaissance de ce centre institutionnel, au moins depuis l’Unité de l’Italie, c’est-à-dire 150 ans. Certains phénomènes, tel le séparatisme sicilien d’autrefois ou l’indépendantisme de la Ligue du Nord de nos jours, l’ont accentué. Il s’agit de réalités qui font partie d’un tissu extrêmement enraciné historiquement dans ce pays.
Toute la rhétorique sur le made in Italy se fonde, quant à elle, beaucoup sur « l’identité » italienne faite de pâtes, de bonne chère, de culture. Ce sont des éléments sans nul doute déterminants pour l’histoire et surtout l’économie du pays. La situation climatique d’une part, l’organisation agricole de l’autre ont favorisé le développement de petites aziende (entreprises) qui ont produit de manière diversifiée une pluralité de produits souvent de bonne qualité. Mais, à mon sens, cela ne constitue pas l’identité.
Depuis l’Unité de l’Italie, comment peut-on résumer les grandes évolutions du pays ?
On pourrait écrire un traité sur ce thème, sinon deux. Robert Putnam, dans son analyse du développement des communes italiennes1, a analysé l’Italie comme la composante d’un tissu social fortement parcellisé en quantité de petites communes ayant chacune un pouvoir important de décision et jalouses de leur indépendance. Depuis les libres communes du onzième siècle à la Ligue lombarde d’Alberto da Giussano en lutte contre Frédéric Barberoussse au douzième siècle, s’est créé un contexte historique, basé sur des microréalités régionales fières d’appartenir à un tronc commun et de faire partie d’une entité plus grande s’appelant l’Italie.
Cela a été le trait dominant pendant huit siècles. Puis est arrivée l’Unité de l’Italie, phénomène compliqué, un peu forcé, réalisée par la guerre ou parfois en achetant des territoires. Une évolution très différente par exemple de l’Espagne qui a eu une monarchie unificatrice, ou de la France qui a fait sa Révolution. L’Italie avant l’Unité était une sensibilité culturelle. Elle n’était ni politique, ni sociale. C’est si vrai que les différents États italiens de l’époque avaient des règles diverses et une organisation bien différente de leurs services publics tels que la poste. Nous sommes l’addition de tant de réalités politiques et sociales différentes ! L’Italie de cette époque, dans l’esprit de nombreux poètes et intellectuels, ressemblait beaucoup à l’idée qu’un Altiero Spinelli ou un Robert Schumann se feront de l’Europe à la Libération : un grand idéal, mais difficile à réaliser. Puis un concours de circonstances a facilité des apports étrangers, pour conduire le pays vers une évolution historique déterminée. Il existe une histoire du sentiment italien, une histoire de la Lombardie, du Piémont, du Royaume de Sardaigne, des États pontificaux, mais pas une histoire de l’Italie comme telle.
Quand nous étions plus jeunes, une expression du prince autrichien de Metternich2 nous agaçait beaucoup : « L’Italie est une expression géographique » disait-il, pour souligner qu’il n’existait pas d’État national. C’était une affirmation destructrice, dirigée contre les patriotes qui voulaient l’unité du pays. Mais cette expression avait à l’époque sa part de vérité. On ne se reconnaissait pas dans une série de valeurs fondatrices de l’Italie.
Vous dites que la famille a un rôle primordial dans l’identité italienne. Que représente-t-elle aujourd’hui ?
La famille est un trait identitaire de l’Italie pour deux raisons. D’abord pour une raison culturelle liée à la nature du pays. L’Italie est un pays à forte composante catholique, avec un enracinement religieux très fort. Or la famille est un axe constitutif de cette appartenance religieuse, à la fois comme cellule de la société, et comme cellule constitutive de l’unité entre Dieu et l’homme. Il y a, en Italie, une double rhétorique sur la famille. D’un côté, celle de l’État avec auparavant celle des États locaux. Et de manière transversale, la forte rhétorique de l’Église catholique qui insiste sur sa centralité.
La famille est-elle l’expression fonctionnelle de l’individualisme national ?
Elle est le lieu où l’individu est soutenu et défendu. Il n’y a aucun pays de l’Europe occidentale où le « familisme », comme on le définit, est aussi développé. Appartenir à une famille, en être membre, diffère fondamentalement de l’appartenance à une unité para-identitaire comme un club. Avoir avec cette famille un lien de sang – même si elle vous est hostile – représente un instrument de soutien pour l’économie nationale. La famille italienne a longtemps représenté un moteur économique, car elle sous-tendait la petite entreprise ou l’atelier artisanal. Deux modèles ont convergé : l’un, idéal, la famille comme lieu de rencontre, d’expérience, avec ses aspects significatifs de vie sociale, ses valeurs religieuses et, de l’autre, un élément économique instrumental. La famille italienne a aussi, historiquement, garanti la propriété, l’indivisibilité des biens et le maintien d’une économie assez stable. Ce n’est pas un hasard si l’économie italienne, qui est assez fragile, est marquée par une grande richesse des familles. Leur épargne permet de souscrire la majeure partie des titres d’État émis pour financer une dette publique égalant 135 % du PIB.
On sait l’importance que la mamma occupe en Italie. Avant d’être un trait spécifiquement italien, le respect pour la mère de famille est un trait méditerranéen. La centralité de la mamma a longtemps été en même temps un instrument d’indépendance et de servitude pour la femme, même si c’est moins le cas aujourd’hui. Le contrôle de la famille en échange d’une aliénation pour tout le reste. Les dimensions économique, sociale, même politique, et les processus de décision ont été confiés en prévalence aux hommes tandis que le bien-être de la famille était confié à la mamma, en faisant d’elle la protagoniste de l’unique espace qu’il lui était donné d’occuper. Elle jouissait ainsi d’un espace de liberté, mais à l’intérieur d’une cage, dorée peut-être, mais une cage tout de même. La rhétorique, les chansons et autres discours sur la mamma rendent également hommage au rôle maternel de la femme, qui se réfère aussi à la centralité religieuse de la Vierge Marie. La maternité immaculée de la Sainte Vierge a pour pendant le rôle d’une femme confinée à faire la mamma.
Faut-il voir dans cette volonté d’émancipation des femmes la forte baisse de la natalité dans la péninsule, à l’opposé de la France ?
C’est sûrement une des raisons, mais pas la principale.
La situation économique intervient pour beaucoup dans ce choix. La précarité s’est accrue de manière impressionnante en Italie au cours des dernières années, avec pour corollaire une défiance envers l’avenir. D’un point de vue symbolique, cela amène les Italiens à se renfermer beaucoup sur le présent, ce qu’on appelle en langage sociologique le « présentisme ». On focalise sur le bien minimal, immédiat, mais satisfaisant. Sans penser aux perspectives futures ni se projeter dans l’avenir. C’est un élément important de toute réflexion économique.
L’autre variable à l’origine du déficit des naissances est la transformation de la famille. La tradition italienne des familles élargies aux grands-parents, neveux, cousins, parents par alliance représentait un élément de soutien à la maternité et à la paternité. Le travail était protégé par le fait qu’il y avait toujours à la maison quelqu’un qui s’occupait des enfants. Or aujourd’hui ces grandes familles élargies, liées aussi à un cadre historique et qui constituaient un réseau de protection ont disparu. D’où une difficulté supplémentaire d’organisation pour les jeunes ménages, de plus en plus obligés de se fier à des institutions pour élever leurs enfants. Alors que les crèches et les maternelles sont souvent en nombre insuffisant en raison de l’incroyable absence depuis 50 ans d’une vraie politique de la famille.
En Italie les bamboccioni (grands enfants gâtés) restent à la maison jusqu’à 30 ans et plus, ce qu’on ne voit nulle part ailleurs, à cette échelle, en Europe. Comment l’expliquez-vous ? Est-ce par mammismo, par attachement à la mamma ?
Il faut faire une distinction. Le mammismo est un phénomène typiquement lié à la tradition italienne. Surtout entre mère et fils, moins entre père et fille. Cela dérive de la centralité de la mère, dont nous avons parlé. Et cela recoupe assez bien l’imaginaire érotique et populaire de l’Italien moyen, celui de la femme un peu mamma et un peu provocante. C’est la « psychologie » que mettent en scène la télévision et les médias italiens, du rôle de la famille et de la femme en particulier.
Le fait de rester à la maison jusqu’à un âge avancé est une autre chose, lié à des critères économiques. Les enfants ne gagnent pas suffisamment d’argent pour mener une vie indépendante. Sans l’aide des parents, ils ne parviennent pas à investir, ni même à se projeter dans le futur. Dans les années 1960, les jeunes couples italiens menaient une vie frugale, dans des appartements démunis du confort le plus rudimentaire. Mais ils se projetaient dans l’avenir, avec l’ambition de construire un futur différent et de se satisfaire de biens simples : posséder un téléviseur, une voiture. Avec la conviction que leur salaire serait bientôt augmenté.
Aujourd’hui, cette dimension manque totalement. Les jeunes qui restent chez eux jusqu’à un âge avancé, 30 ans et parfois au-delà, sont des précaires. Ils ne sont pas en mesure de payer un loyer, de souscrire un prêt bancaire.
L’Église encourage-t-elle ce regroupement familial par la force des choses ? Ou assiste-t-on, au contraire, à une laïcisation de la société ?
La société italienne s’est certainement émancipée de la tutelle de l’Église. Elle se sent moins liée par ses consignes, lors des élections en particulier. Le curé n’est plus le point de référence de tout choix familial, qu’il s’agisse du vote, de l’achat de biens comme la voiture ou la télévision, et d’autres choix relevant du quotidien. À partir des années 1970 s’est manifestée, de ce point de vue, une évidente laïcisation à partir de contestations des jeunes, étudiants et ouvriers. La société italienne s’est sécularisée.
Une présence religieuse typiquement italienne a néanmoins persisté au-dehors du champ ecclésiastique. Je pense au phénomène, très italien, des « athées dévots », ces gens qui n’ont jamais affiché de convictions religieuses et s’en sont nettement distancés, mais qui utilisent les catégories philosophiques ou culturelles de la religion catholique comme arme politique d’affirmation de certaines valeurs. C’est un étrange phénomène qui a redonné une centralité à un cadre de pseudos valeurs fondées en apparence sur la religion catholique, mais qui ne sont pas des valeurs de dimension ecclésiastique. On assiste à un paradoxe : l’émergence d’une société italienne fortement laïcisée, mais avec une présence de la dimension religieuse aux niveaux les plus disparates. Être considéré comme un bon catholique est encore une valeur. Il ne s’agit plus de se montrer à la messe tous les dimanches, d’appartenir à des associations religieuses, de fréquenter la paroisse. On est devenu culturellement catholique, mais dans une dimension para-identitaire. On veut se montrer catholique en réaction à ceux qui affirment ne pas l’être. On demande à l’Église italienne une sorte d’investiture laïque.
C’est intéressant parce que l’Italie a eu aussi le plus grand parti communiste d’Europe occidentale. Aujourd’hui le communisme est partout en perte de vitesse. Peut-on parler en parallèle de « laïcisation anticommuniste » de la société ?
Le Parti communiste italien (PCI) a été assez anormal dans ses relations, aussi bien avec les autres partis communistes européens qu’avec l’histoire marxiste. De nombreux cadres dirigeants du PCI étaient des catholiques convaincus. À commencer par l’entourage immédiat d’Enrico Berlinguer, sa famille, ses collaborateurs. Lui-même entretenait des rapports étroits avec l’Église. Il correspondait avec Mgr Bettazi, l’évêque d’Ivrea. De ce point de vue, le PCI n’a jamais été un parti anticlérical, même s’il était contre les valeurs politiques des catholiques incarnées par la Démocratie chrétienne.
En 1946–47, un petit parti, Sinistra Cristiana (la gauche chrétienne), est né comme expérience de catholicisme politique de gauche avant de confluer dans le Front populaire et le PCI. Et cela a marqué. En Italie, l’expérience catho-communiste – une expression souvent utilisée dans les années 1960–70 – n’a jamais disparu. Romano Prodi lui-même a été traité de « catho-communiste » par la droite, parce qu’il était originaire d’une région progressiste, l’Émilie-Romagne, et s’affichait catholique pratiquant3. Silvio Berlusconi s’est servi de ces liens pour porter tort à ses adversaires en évoquant de prétendus liens honteux et un peu secrets entre catholiques de gauche et communistes.
L’Église influe-t-elle encore sur les choix éthiques : parité, homosexualité, euthanasie, recherches sur les embryons par exemple ?
L’influence éthique de l’Église italienne est sûrement beaucoup plus forte que dans d’autres pays, notamment en France, dont la tradition laïque est plus affirmée et depuis plus longtemps. Je n’ai pas l’impression, en revanche, qu’elle ait encore cette influence. Les croyants eux-mêmes prennent leurs distances sur des questions délicates comme les pactes de concubinage ou les droits des homosexuels. L’Église est en évidente minorité dans le pays, mais aussi à l’égard de ses propres fidèles. Le président du Conseil, Matteo Renzi, vient des scouts et est catholique pratiquant. Ce qui ne l’empêche pas d’estimer légitime le droit au mariage des homosexuels. De ce point de vue, l’Église a perdu en autorité.
Comment se situent aujourd’hui les Italiens à l’égard de l’Europe ? La large vision d’Altiero Spinelli existe-t-elle encore ?
Pour l’Italie, l’Europe est un lieu privilégié de sa propre expression. L’absence d’histoire commune a été à la base d’une lacération politique et sociale qui a favorisé paradoxalement une vision élargie, dépassant le cadre des frontières nationales. Les petits États italiens des douzième et treizième siècles entretenaient déjà des rapports nourris avec le reste de l’Europe. Les Italiens de cette époque voyageaient beaucoup. Ils apportaient leur culture et leur savoir-faire aux cours de France ou d’Angleterre. Dès le Moyen Âge, une hybridation a fermenté activement en Italie que l’absence d’un État italien centralisateur a favorisée. Les centres d’attraction que sont toutes les villes de la haute et de la moyenne Italie ont proliféré du fait de l’absence de capitale. L’ouverture vers l’Europe a été très forte. La culture italienne est empreinte de cette culture européenne. Dante Alighieri connaissait très bien le provençal et se nourrissait aux récits du Roman de la Rose. François d’Assise a été un grand voyageur qui a représenté à la perfection l’identité culturelle des Italiens de l’époque. L’Europe, de ce point de vue, s’est toujours trouvée dans l’horizon culturel de l’Italie et la division territoriale du pays a favorisé cette vision extérieure et européenne.
Le fascisme de l’entre-deux-guerres a donc constitué une rupture radicale de l’histoire italienne, avec son concept d’autarcie, d’État fermé qui ne dialogue avec aucun autre et entre en conflit avec ses voisins. Ce chauvinisme primordial ne s’inscrit pas dans la tradition de la pensée italienne. L’européisme qui marque la fin de la Seconde Guerre mondiale est une réponse à la lacération dramatique provoquée par la guerre.
L’affirmation de ce sentiment européen a permis d’aller au-delà, d’inventer une nouvelle humanité basée sur l’accueil, la solidarité, la recherche de ce qui unit, au-delà des langues et des cultures différentes. Un peu ce qu’ont fait en leur temps les Romains en créant dans leurs cités la catégorie des « barbares », pour signifier qu’ils n’étaient pas Romains, mais en même temps en accordant la citoyenneté à ceux qui acceptaient la loi romaine. Toujours cette volonté d’intégrer dans un système meilleur, en exportant « leur » démocratie. Cet européisme a été fortement ressenti par toutes les forces politiques et sociales, autre singularité historique qui nous différencie des autres pays.
Le PCI qui en 1945–46, est fortement lié à l’URSS, accepte dès le début des années 1950 l’idée d’Europe et commence à épouser des thèses fortement européistes. Un tissu social extrêmement transversal en fait tout autant. On a même vu le PCI entrer en compétition avec la Démocratie chrétienne pour déterminer laquelle des deux formations était la plus européiste, en présentant son internationalisme comme clé d’entrée dans une Europe des travailleurs.
Aujourd’hui, la dissolution des deux grandes cultures, catholique et marxiste, ne fait qu’accentuer un euroscepticisme qui puise ses racines dans la mauvaise gestion de l’idée européenne par la bureaucratie de Bruxelles et son incapacité à traduire en actes l’aspiration collective à une union des peuples. L’enracinement européen n’en demeure pas moins profond dans la culture italienne. Il n’y a pas de substrat isolationniste ici, comme cela peut être le cas en Grande-Bretagne. L’euroscepticisme italien est récent et fortement localisé dans certains partis politiques comme la Ligue du Nord ou le Mouvement 5 étoiles de Beppe Grillo.
Quelles sont les répercussions du « berlusconisme » sur la société italienne ?
Posez-moi cette question dans 20 ans. Je crois qu’il s’agit d’un phénomène culturel qui l’avait précédé et qui n’est pas encore terminé. Berlusconi est parvenu à rendre sympathique un univers matériel qui était déjà présent dans la société italienne. Un univers minoritaire, stigmatisé – incarné après guerre d’une certaine manière par le « Mouvement de l’homme quelconque » de Guglielmo Giannini4 –, plus orienté vers l’intérêt individuel aux dépens de l’intérêt collectif, souhaité ni par les catholiques, ni par les communistes, mais culturellement bien présent. Berlusconi a donné corps et espoir à cette idée. Il s’en est fait le champion avec sa puissance médiatique et son exceptionnelle capacité de communication.
Le berlusconisme est devenu un phénomène culturel. Il est entré à l’université, dans la culture de masse, dans l’Église, y compris dans les formations de gauche. L’idée du succès qu’il incarnait a été perçue comme gagnante.
Pourquoi les Italiens ont-ils besoin d’un leader éclairé, d’un Duce ?
Déjà Machiavel, au seizième siècle, avait écrit Le Prince, qui était tout compte fait un recueil de conseils assez sages. La recherche d’un sauveur de la patrie est une constante. Le Duce, avec sa rhétorique du corps, torse nu coupant les blés, est une image que les Italiens ont aimée. Berlusconi, d’une certaine manière, a repris ce concept de l’homme providentiel en se présentant tour à tour comme le « président ouvrier », « président agriculteur », « président pêcheur », « président entrepreneur ». C’est un trait qui apparaît souvent en effet dans l’histoire de notre pays.
1. Making Democracy work : civic traditions in modern Italy, Robert Putnam, Robert Leonardi et Raffaella Nanetti, 1993.
2. Prince de Metternich (1773–1859), chancelier de l’Empire d’Autriche de 1821 à 1848.
3. Romano Prodi, deux fois président du Conseil (1996–1998 et 2006–2008). Il a aussi présidé la Commission européenne de 1999 à 2004 et fondé à son retour en Italie l’Olivier, un parti de centre-gauche, en octobre 2005.
4. Guglielmo Giannini (1891–1960), cinéaste napolitain, fonda en 1946 le « Mouvement de l’homme quelconque » avec pour mot d’ordre : « Abattons tout le monde ». A fait élire 30 députés aux élections de juin 1946. A perdu toute influence en 1948.