18 mars. – Journée très réussie, bien que je n’aie pas encore visité l’exposition de peinture italienne. (NB : Il faut absolument que j’y aille avant mon rendez-vous avec Barbara.)

Je me rends dans plusieurs agences de placement, où l’on me dit que les bonnes n’aiment pas la campagne – ce que je sais déjà – et que les gages que j’offre sont vraiment bas. Je sors de là déprimée, et décide de me consoler en m’achetant une robe du soir (que je ne peux pas me permettre) à la nouvelle mode (qui ne me va pas du tout). J’opte pour Brompton Road, où je devrais pouvoir trouver ce que je veux, et je remonte lentement la rue en scrutant les vitrines. Je tombe nez à nez avec Barbara Blenkinsop, qui s’écrie : « Mais c’est inouï que nous nous rencontrions ici ! », à quoi je réponds que cela arrive très souvent quand on vient à Londres. Elle se rend justement, m’explique-t-elle, à l’exposition italienne… « Au revoir ! » dis-je aussitôt en m’engouffrant dans une boutique élégante qui présente en vitrine des vêtements luxueux.

J’essaie cinq robes, mais j’ai du mal à juger de l’effet car mes cheveux sont de plus en plus hirsutes et mon nez de moins en moins poudré. Je suis également troublée par l’extraordinaire manque de tact de la vendeuse, qui ne cesse de souligner que les couleurs que j’aime ne sont pas flatteuses à la lumière du jour mais le seront davantage le soir. Je me décide finalement pour l’argentée avec un gros nœud, stipule qu’il faut me la livrer immédiatement, m’entends répondre que c’est impossible, accepte à contrecœur de l’emporter avec moi dans une boîte en carton, et m’en vais en me demandant si je n’aurais pas mieux fait de prendre la noire en mousseline.

J’espère qu’aller dans un institut de beauté accroît le respect de soi, car pour l’instant le mien est au plus bas, mais je me console en entrant chez Fuller et en envoyant une boîte de chocolats à Robin et une à Vicky. À la réflexion, je prends aussi des bouchées à la menthe pour Mademoiselle, qui autrement pourrait bien être blessée*. Je déjeune d’une soupe à la queue de bœuf, d’un homard mayonnaise et d’un café parce que c’est le menu le plus éloigné de ce qu’on pourrait me servir chez moi.

Puis vient l’institut de beauté. Je pourrais écrire beaucoup de choses sur cette expérience, et j’envisage même, en lien avec les remarques récemment échangées par B. B. et moi-même, d’égayer les pages de notre bulletin paroissial avec le résultat de mes réflexions, mais j’abandonne finalement l’idée parce que cela risque de ne pas plaire au rédacteur en chef (notre pasteur).

Je suis accueillie par une personne littéralement terrifiante au teint éblouissant, aux cheveux indigo et aux ongles orange qui règne sur la réception, au rez-de-chaussée, mais elle me confie ensuite à une très jolie petite demoiselle arborant une coupe au carré auburn et un charmant sourire. Me voilà rassurée. Celle-ci me conduit à une cabine discrète isolée par des rideaux et m’installe sur une chaise longue. Les opérations suivantes, qui prennent des heures et des heures, consistent manifestement à enlever de mon visage des centaines de couches de crasse (lesquelles, m’explique sobrement ma charmante esthéticienne, sont dues à l’acidité). Elle m’épile également une partie des sourcils. Cela fait très, très mal.

Je sors de là méconnaissable tellement j’ai embelli. Sur un coup de tête, j’achète du fond de teint, du rouge à joues, de la poudre et du rouge à lèvres. Je prévois d’énormes difficultés à faire accepter à Robert l’usage de ces produits, mais je décide de ne pas y penser pour l’instant.

Je retourne chez Rose assez tôt pour m’habiller avant le dîner. Elle me dit qu’elle a passé l’après-midi à l’exposition italienne.

19 mars. – Rose m’emmène dîner avec son groupe d’amies, des femmes brillantes proches du mouvement féministe. J’ai mis ma nouvelle robe, et pour une fois je suis satisfaite de mon apparence (même si je regrette la bague en diamant de ma grand-tante, qui à l’heure actuelle orne toujours de sa présence le mont-de-piété de Plymouth). Je dois néanmoins faire un gros effort de volonté pour chasser entièrement de mon esprit les factures que l’institut de beauté et le tailleur ne vont pas tarder à m’envoyer. J’y parviens en grande partie grâce au charme de ces féministes distinguées, toutes plus aimables les unes que les autres. Une célèbre enseignante (à propos de qui j’ai demandé auparavant à Rose si je devais lire quelque chose sur les molécules, ou un sujet approchant, pour pouvoir converser avec elle) me tend en souriant gentiment deux vignettes de cigarettes parce qu’elle a appris que je les collectionnais pour Robin. J’en reste muette de saisissement. Après cela je fais totalement fi des molécules, et me sens beaucoup mieux pour le reste de la soirée.

La directrice de la célèbre revue littéraire est là aussi, et elle se rappelle que nous nous sommes déjà rencontrées au dîner du club littéraire. J’apprends vers la fin du repas qu’elle n’a pas visité l’exposition italienne, et je lance à Rose un regard que j’espère éloquent.

Les cocktails et le dîner tout à fait exquis égaient la soirée encore davantage. J’ai pour voisine la directrice de revue, qui m’encourage fort imprudemment à donner mon avis sur son journal. Je le fais en toute franchise grâce au cocktail et aux charmantes manières de cette dame, qui se combinent pour faire naître en moi l’illusion que mes paroles sont spirituelles, pertinentes, et méritent largement qu’on les écoute. (Je sais hélas que plus tard dans la nuit je me réveillerai avec des sueurs froides, et éprouverai rétrospectivement des sentiments très différents sur le rôle que je joue dans cette scène.)

Rose et moi prenons congé peu avant minuit et partageons un taxi avec une dramaturge extrêmement connue. (J’aimerais beaucoup que Lady B. le sache, et j’ai la ferme intention d’y faire négligemment allusion devant elle à la première occasion.)

20 mars. – Encore des bureaux de placement, toujours pas de résultats.

Barbara Blenkinsop vient prendre le thé avec moi à mon club, me dit que Streatham est très gai, que ses amies l’ont emmenée danser hier soir et qu’ensuite un certain Mr Crosbie Carruthers l’a ramenée chez elle en voiture. Puis nous causons chiffons – toutes les robes du soir se portent longues, ce qui est gracieux mais pas hygiénique, les femmes ne se soumettront plus jamais aux jupes longues pendant la journée, la plupart se laissent pousser les cheveux –, mais au bout d’un moment Barbara revient à Mr C. C. et me demande si je trouve déshonorant pour une jeune fille de se faire inviter à dîner par un ami à Soho. Je réponds : « Non, pas du tout » et songe par-devers moi que Vicky serait ravissante en demoiselle d’honneur, avec une robe de taffetas bleu et une petite couronne de fleurs de banksia.

Une lettre de mon petit Robin, réexpédiée de la maison, arrive ce soir. Il dit que ce serait épatant de faire un voyage en auto à Pâques, non ? Il y a un garçon de son école, nommé Briggs, qui en fait un pendant les vacances. (Briggs est le fils unique de milliardaires qui ont deux Rolls-Royce et des quantités de chauffeurs.) Il me serait insupportable de répondre négativement à cette prière si confiante, et je crois que j’arriverai à persuader Robert de me laisser emmener les enfants à un autre endroit du comté dans la vieille Standard. Nous pourrons qualifier cette modeste excursion de « voyage en auto » si nous passons la nuit à l’auberge et rentrons le lendemain.

Je m’avise au même moment que, notre situation financière étant ce qu’elle est, et le moment approchant à grands pas où je devrai soit dégager la bague en diamant de ma grand-tante, soit y renoncer à jamais, il ne me reste qu’une chose à faire : prendre contact avec la banque pour négocier un découvert.

Cette perspective ne m’enchante jamais, et je constate que l’habitude ne rend pas la chose moins désagréable, au contraire. J’éprouve la difficulté coutumière à en venir au fait, et le directeur de la banque et moi discutons du temps, de la situation politique et des partants probables au Grand National22 avec autant de passion que d’affabilité pendant un bon moment. Puis l’inévitable silence s’installe, et nous nous regardons par-dessus une immense étendue de buvard rose. Il me prend tout à coup l’envie saugrenue de lui demander s’il en a un autre dont il se sert vraiment dans le tiroir de son bureau, ou si on lui en apporte un nouveau chaque fois qu’un client vient le voir. (Les étranges divagations du cerveau humain sous l’effet d’une grande nervosité me paraissent un sujet intéressant de spéculation intellectuelle. J’aimerais bien avoir là-dessus l’avis de l’enseignante rencontrée hier soir. Ce serait beaucoup plus intéressant que les molécules.)

S’ensuit une conversation aussi longue que pénible. Le directeur de la banque se montre aimable, mais prononce le mot « sécurité » plutôt vingt fois qu’une. De mon côté, j’insiste lourdement sur « prêt à court terme », que je trouve parfaitement professionnel et en même temps optimiste, puisque cela évoque un remboursement rapide. Juste au moment où je pense que le pire est passé, le directeur de la banque me réduit moralement en chair à pâté en proposant que nous regardions comment se porte actuellement mon compte. Je suis naturellement obligée d’acquiescer d’un air amusé, à la fois bien élevé et détaché, mais en réalité je sais parfaitement que mon compte se porte mal puisqu’il est débiteur de 13 livres, 2 shillings et 10 pence. Une grande feuille de papier portant ce constat impressionnant est presque instantanément apportée et posée devant nous.

Les négociations reprennent.

Lorsque j’émerge enfin dans la rue, j’ai atteint mon but mais suis démoralisée pour la journée. Rose est la bonté même : elle m’offre une tasse de Bovril23 ainsi qu’un excellent déjeuner, et convient avec moi qu’il est parfaitement aberrant de dire que l’argent ne fait pas le bonheur. Nous, nous savons très bien que si.

21 mars. – Je confie à Rose que je crains sérieusement de perdre la raison si je ne trouve pas de bonne. Elle se montre compréhensive, comme d’habitude, mais ne propose rien que je n’aie déjà tenté. Nous allons à une vente pour nous remonter et, forte du nouvel arrangement sur le découvert, je m’achète une robe de tennis en lin jaune (1 livre, 9 shillings et 6 pence), mais suis ensuite assaillie par la douloureuse conviction que j’ôte ainsi le pain de la bouche à Robin et Vicky.

Un malaise survient lorsque je propose à Rose d’aller à l’exposition italienne et qu’elle me répond, après un curieux silence, que maintenant celle-ci est terminée. Ne trouvant strictement rien à dire, et n’aimant pas trop l’expression qu’affiche ma petite Rose, je me mets incontinent à commenter les derniers romans parus en faisant appel à toute l’intelligence dont je suis capable.

22 mars. – Je suis complètement stupéfiée par une carte laconique de Robert disant que le bureau de placement local peut nous fournir un domestique homme, et que si j’ai du mal à trouver quelqu’un nous ferions peut-être mieux de l’embaucher. Je réponds « Oui » par télégramme, puis il me semble que c’était une erreur, mais Rose dit « Non » et m’empêche de ressortir en vitesse envoyer un autre télégramme, ce dont, après avoir réfléchi plus calmement, je lui suis reconnaissante – et je suis sûre que Robert le serait encore plus, étant donné l’horreur bien connue des hommes pour les télégrammes.

Je passe la soirée à écrire à Robert une très longue lettre dressant la liste des tâches du domestique. (Je n’aime pas l’idée qu’il me réveille le matin en m’apportant mon thé et je m’en ouvre à Rose, qui répond crânement : « Tu n’as qu’à penser aux serveurs des hôtels à l’étranger ! » J’y pense, et cela me rappelle aussitôt des épisodes gênants que je préférerais oublier.) J’envoie également à Robert des instructions détaillées sur la façon d’annoncer cette nouveauté à la cuisinière. Rose, se montrant à nouveau aussi moderne qu’intrépide, me garantit qu’elle va être enchantée.

Je passe une grande partie de la nuit à remâcher tout ce qui me pose problème dans la gestion de la maison, et je me dis – pour la énième fois – que mes compétences dans ce domaine sont très, très limitées. Au moment où cette prise de conscience menace de me submerger, je plonge dans le sommeil.

25 mars. – En rentrant à la maison je trouve Robert, Helen Wills et le nouveau domestique, qui, je l’apprends alors, a pour nom Fitzsimmons. Je dis à Robert que ce n’est pas possible qu’il s’appelle comme ça. Pourquoi ? demande-t-il. À mon avis, s’il ne le voit pas par lui-même cela ne sert à rien de le lui expliquer. Alors nous pouvons sûrement l’appeler par son prénom, dit Robert. Renseignements pris, le domestique se prénomme Howard. Me trouvant incapable de m’accommoder d’aucun des deux, je remédie au problème en ne l’appelant jamais autrement que « vous » et, quand je parle de lui à Robert, en disant « Howard Fitzsimmons » entre guillemets, comme s’il s’agissait d’une boutade. C’est une solution tout à fait insatisfaisante.

J’essaie de raconter Londres à Robert (à l’exception de l’exposition italienne, que je passe sous silence), mais la lampe à pétrole s’embrase, ce qui m’interrompt, et il faut aussi que je m’occupe des courriers pour la réunion mensuelle de l’Association des femmes, du remplacement d’interrupteurs cassés – par Ethel, me dit-on – dans une chambre, de la disparition d’une veste de pyjama et de deux seviettes de table dans le linge à laver, et des instructions à donner à Howard Fitzs. concernant ses tâches. (NB : Je dois à tout prix lui faire clairement comprendre que la formule consacrée, lorsqu’on reçoit un ordre, n’est pas : « Ça marche ! » Pour l’instant je ne vois pas comment le tourner, mais je vais y réfléchir, et le lui signifier ensuite avec fermeté et précision.)

Robert se montre très gentil à propos de Londres, mais peut-être plus intéressé par ma rencontre avec Barbara Blenkinsop – chose qui, au fond, peut m’arriver tous les jours au village – qu’à mon opinion sur Nine Till Six24 (la meilleure pièce que j’aie vue depuis des lustres) ou à la prodigieuse augmentation de la circulation ces dernières années. Je l’informe progressivement de mes achats de vêtements. Il me demande quand je compte les porter, je lui réponds qu’on ne sait jamais – ce qui est malheureusement vrai –, et la conversation prend fin.

J’écris une longue lettre à Angela à seule fin de faire négligemment allusion aux célèbres amies de Rose que j’ai rencontrées à Londres.

27 mars. – Angela répond à ma lettre, mais ne dit pas grand-chose des gens célèbres avec qui j’ai frayé et me demande un compte rendu détaillé des impressions que m’a laissées l’exposition italienne. William et elle, écrit-elle, sont allés spécialement à Londres et l’ont visitée trois fois. À mon avis, que bien entendu je garde pour moi, elle y a traîné William par la peau du cou.

28 mars. – Je lis dans Time and Tide un article admirable, quoique profondément décourageant, relatif aux femmes de Bernard Shaw mais qui s’applique à la plupart d’entre nous. Je m’avise, une fois de plus, que la meilleure façon pour les femmes intelligentes de remplir leur devoir envers leur propre sexe consiste peut-être à dire à leurs consœurs la terrible vérité sur elles-mêmes. D’un autre côté, je ne suis pas sûre que j’aimerais l’entendre. En outre, le dernier paragraphe de l’article continue à me hanter désagréablement, eu égard à mon indéniable vulnérabilité vis-à-vis de Robin et Vicky. Je me suis très souvent demandé si les mères n’étaient pas une erreur en soi, et maintenant j’en suis définitivement convaincu.

Mes passionnantes supputations sur la meilleure façon de les remplacer sont interrompues par la nécessité d’aller vérifier que Fitzs. fait bien le ménage à fond dans la chambre d’amis suivant mes instructions. Je suis littéralement outrée de le trouver assis dans le fauteuil de la chambre d’amis, les pieds sur l’appui de fenêtre. Il dit qu’il est « un peu souffrant ». Beaucoup plus décontenancée que lui, je m’emporte au point de répliquer : « Alors, allez l’être dans votre chambre ! » Je m’avise après coup que j’aurais pu trouver une meilleure formulation.

2 avril. – Barbara passe me voir et demande si elle peut me parler « en confidence ». Je lui en donne l’assurance, et fais rapidement sortir Helen Wills et son petit par la fenêtre pour créer une atmosphère confidentielle. Très émoustillée, je m’assieds en espérant au moins apprendre qu’elle est fiancée. Je m’efforce de ne pas le montrer et de garder simplement une expression sérieuse et bienveillante, tandis que Barbara dit qu’il est parfois très difficile de savoir où est son devoir, qu’elle a toujours pensé que la plus noble vocation d’une vraie femme était de tenir sa maison, et que l’amour d’un homme « bien » était le couronnement de la vie. Je réponds « Oui, oui » à tout ce qu’elle dit. (En y repensant, je m’aperçois que je ne souscris à rien de tout cela, et suis choquée de mon extraordinaire duplicité.)

Barbara avoue enfin que Crosbie lui a demandé de l’épouser – cela s’est passé au zoo, précise-t-elle – et de partir ensuite avec lui dans l’Himalaya. C’est là, dit Barbara, que les choses se compliquent. Elle est peut-être vieux jeu – aucun doute là-dessus –, mais peut-elle laisser sa mère toute seule ? Non. Peut-elle, d’un autre côté, abandonner ce cher Crosbie, qui n’avait jamais aimé auparavant et dit qu’il n’aimera plus jamais ? Non plus.

Barbara pleure. Je l’embrasse. Howard Fitzsimmons choisit ce moment pour apporter le thé et je me rassieds, confuse, en commençant à parler des jonquilles du presbytère, lesquelles sont plus précoces que les nôtres, au moment précis où Barbara se lance dans le verdict du procès Podmore25. Nous tournons et virons autour de ces sujets, assez embarrassées, tandis que Howard Fitzsimmons termine ses préparatifs pour le thé. Le charme est rompu, et je lui porte le coup de grâce en posant à Barbara les questions de rigueur sur ses désirs en matière de lait, de sucre, de pain beurré, et ainsi de suite. (NB : Il faut que je touche deux mots à la cuisinière du minucule bout de gâteau qu’elle nous a servi : c’est le reste d’une génoise qui, je m’en souviens parfaitement, a fait sa première apparition il y a plus de dix jours. Et aussi, pourquoi nous sert-elle toujours ces petits rochers pas appétissants du tout ?)

Robert entre, il parle de la peste porcine, et toute nouvelle confidence devient impossible. Barbara prend congé sitôt après le thé en me demandant seulement si je peux passer voir sa mère pour bavarder un peu. J’accepte à contrecœur, elle enfourche sa bicyclette et s’en va. Robert dit : « Cette jeune fille présente bien. Dommage qu’elle ait des chevilles pareilles. »

4 avril. – Je vais voir la vieille Mrs Blenkinsop. Elle est comme d’habitude emmitouflée dans des châles, mais elle a échangé Disraeli contre Froude et Carlyle. Elle dit que je suis bien bonne de venir voir une pauvre vieille, et qu’elle se demande souvent comment il se fait que tant de personnes plus jeunes se retrouvent instinctivement chez elle. C’est sans doute, avance-t-elle, parce que d’une certaine manière son cœur, lui, est resté jeune malgré ses rides et ses cheveux gris, ha ha ha, et que grâce à cela elle a toujours su voir l’aspect positif des choses, Dieu merci. J’aborde de manière détournée le sujet de Barbara. Mrs B. déclare aussitôt que les jeunes sont durs et égoïstes. C’est peut-être normal, mais ça l’attriste. Pas pour son propre compte – non, non, non – mais parce qu’elle préfère ne pas penser au remords qui étreindra Barbara lorsqu’il sera trop tard.

J’ai bien envie de lui faire remarquer que ce n’est pas là « voir l’aspect positif des choses », mais je me retiens. S’ensuit un long monologue de la vieille Mrs Blenkinsop. Il en ressort principalement : a) qu’elle n’a plus tellement de temps à passer parmi nous ; b) qu’elle a consacré toute sa vie aux autres mais qu’elle n’a pas de mérite puisque c’est sa nature ; c) que tout ce qu’elle veut c’est voir Barbara heureuse, et que cela ne fait rien si, elle, on la laisse toute seule et sans défense sur ses vieux jours sans jamais avoir une pensée pour elle. Et enfin, que cela n’a jamais été son genre de penser à elle-même ou à ses sentiments. Les gens lui ont souvent dit qu’ils la croyaient incapable du moindre égoïsme – tout bonnement incapable.

Un silence suit, que je n’essaie pas de meubler.

Nous revenons à Barbara, et Mrs B. dit qu’il est tout à fait naturel qu’une jeune fille ne songe qu’à ses petits soucis personnels. Je trouve que nous n’avançons pas, et prononce hardiment le nom de Crosbie Carruthers. Cela lui fait un effet prodigieux : elle porte la main à son cœur, se renverse en arrière et se met à suffoquer en devenant toute bleue. Elle est désolée, dit-elle d’une voix entrecoupée, de se montrer si sotte, mais cela fait bien des nuits qu’elle n’a pas fermé l’œil et la fatigue commence à se faire sentir. Il faut que je lui pardonne. Je lui pardonne en toute hâte et m’en vais.

Cette entrevue me laisse très, très insatisfaite.

En rentrant chez moi, j’apprends de la bouche de Mrs S., du Cross and Keys, qu’il y a un monsieur qui loge chez elle et qui, à ce qu’on dit, est fiancé avec Miss Blenkinsop, mais que la vieille dame ne veut rien savoir, et pourtant il a l’air très gentil, ce monsieur, même s’il n’est peut-être plus de la première jeunesse, et ce serait bien à mon avis l’Himalaya, s’il y avait un bébé qui arrivait ? J’échange des hypothèses et des commentaires avec Mrs S. pendant un certain temps avant de me rappeler que tout cela est censé être une affaire privée, et qu’en tout état de cause les potins ne sont pas recommandés.

À la maison, Mademoiselle me pose des questions pénétrantes sur l’éventualité d’un mariage imminent de Miss Blenkinsop et sur l’état d’esprit de la vieille Mrs B. « Le cœur d’une mère* », dit-elle avec émotion. Même notre petite Vicky exige tout à coup de savoir si le monsieur du Cross and Keys est vraiment le grand amour de Miss Blenkinsop. Mademoiselle s’écrie : « Ah, mon Dieu, ces enfants anglais !* » et se montre fort contrariée par le langage inconvenant de ma fille.

Robert lui-même demande ce que c’est que « toute cette histoire au sujet de Barbara Blenkinsop ». Je le lui explique, et il répond – très, très succinctement – qu’on devrait fusiller la vieille Mrs Blenkinsop, ce qui ne nous avance pas beaucoup mais reçoit mon entière approbation.

10 avril. – Toute la paroisse est désormais en ébullition à cause de l’affaire* Blenkinsop. La vieille Mrs B. tombe malade et doit s’aliter. Barbara fait des allers et retours en pédalant comme une folle entre sa mère et le jardin du Cross and Keys, où C. C. passe beaucoup de temps à lire le Times of India en fumant de petits cigares. Barbara demande à chacun de nous ce qu’elle doit faire et chacun lui donne un conseil différent. Il semble qu’on soit dans l’impasse quand, soudain, C. C. annonce qu’il est convoqué à Londres et qu’il lui faut immédiatement une réponse dans un sens ou dans l’autre.

La vieille Mrs B., qui se rétablissait et buvait du porto, rechute instantanément et dit qu’elle ne fera plus longtemps obstacle au bonheur de sa chère Barbara.

Nous vivons une période de tension épouvantable, et Barbara et C. C. se font leurs adieux dans le salon du Cross and Keys. Barbara, en larmes, me dit qu’ils sont séparés à jamais, que sa vie est finie – et pourrais-je la remplacer à la réunion des éclaireuses ce soir ? Oui, je pourrais.

12 avril. – Retour de Robin pour les vacances. Il est enrhumé, et comme d’habitude il n’a plus de mouchoirs. J’écris à l’intendante à ce sujet, mais sans nourrir le moindre espoir qu’elle m’envoie les mouchoirs ou une explication rationnelle à leur disparition. Robin me signale qu’il a invité « un élève » à venir passer une semaine ici. Je lui demande s’il est gentil, si c’est un grand ami à lui. « Oh non, répond Robin, c’est un des garçons les moins aimés de l’école. » Et au bout d’un moment il ajoute : « C’est pour ça. » J’ai beau être émue et trouver que cela dénote un esprit généreux, j’avoue ressentir aussi quelques appréhensions concernant le caractère de notre futur hôte. Je répète cette histoire à Mademoiselle, qui – comme chaque fois que je fais l’éloge de Robin – affirme séance tenante : « Madame, notre petite Vicky n’a pas de défauts* », ce qui est faux et n’a aucun rapport.

Je reçois une lettre de Mary K. avec ce post-scriptum : « Est-il vrai que Barbara Blenkinsop est fiancée ? » et Lady B. me pose la même question lorsqu’elle passe me voir en allant à une cérémonie ducale à l’autre bout du comté. Je n’ai pas le temps de savourer la position supérieure de qui détient l’information, car Lady B. ajoute tout de suite qu’elle conseille toujours aux jeunes filles de se marier, quel que soit l’homme, parce que n’importe quel mari vaut mieux que pas de mari du tout et qu’il n’y en a pas assez pour tout le monde.

J’évoque sur-le-champ le groupe d’illustres féministes de Rose en sous-entendant que je les connais toutes intimement et que j’ai souvent discuté de cela avec elles. Lady B. fait un petit geste de la main – une main élégamment gantée de chevreau blanc, neuf, jamais nettoyé – et déclare que tout cela est bien joli mais que si elles avaient réussi à se marier elles ne seraient pas féministes. Je proteste vivement qu’elles ont toutes été mariées, certaines deux ou trois fois. J’ignore si c’est vrai ou pas, mais j’ai rarement ressenti une telle envie de meurtre. Le comble, c’est quand Lady B. observe aimablement que moi au moins je n’ai pas à me plaindre, car à ses yeux Robert ferait un mari sûr et respectable pour n’importe quelle femme. Je lui donne brièvement à entendre que Robert est en réalité un composé de don Juan, du marquis de Sade et du docteur Crippen26 mais que nous ne tenons pas à ce que cela s’ébruite au village. Difficile de savoir si elle est impressionnée ou pas car elle déclare devoir s’en aller, la cérémonie ducale « ne pouvant commencer sans elle ». Tout ce que je trouve à rétorquer, c’est que les duchesses me font toujours penser – en réalité, je n’en ai jamais rencontré aucune – à Alice au pays des merveilles, de même que les gants de chevreau blanc m’évoquent le lapin blanc. Lady B. répond que je suis décidément très cultivée, et la voiture démarre en lui laissant comme d’habitude le dernier mot.

J’élabore en esprit un joyeux fantasme où la famille royale, de passage dans les environs, fait à Robert et moi-même l’honneur de déjeuner à notre table. (Ne voyant pas comment inclure Howard Fitzs. dans cette histoire, je glisse sur cet aspect de la question.) Robert vient d’être élevé à la dignité de pair, et je passe par préséance avant Lady B. à un grand dîner, avec une légère et gracieuse inclinaison de la tête, lorsque Vicky entre en disant que le rémouleur est à la porte et que, si on n’a rien à aiguiser, il se fera un plaisir de réparer les pendules ou la porcelaine.

Je suis déconcertée de trouver un gitan ambulant à l’air particulièrement vulgaire bivouaquant à la porte de derrière, une ribambelle d’objets domestiques disséminés autour de lui et de sa meule. Je suis encore plus déconcertée de voir apparaître Mademoiselle, en proie à une hilarité bien gauloise aussi sonore qu’affligeante, tenant dans chaque main la moitié d’un ustensile terriblement inconvenant venant de sa chambre. Vicky, le rémouleur et elle s’esclaffent de concert, et je les laisse à leurs rires grivois en me félicitant qu’au moins Lady B. soit déjà loin et ne puisse plus tomber sur cette scène. Je m’inquiète sérieusement, en mon for intérieur, du niveau d’humour que Vicky risque d’avoir quand elle sera grande.

Je cherche Robin et finis par le trouver avec le chat, enfermé dans un placard à linge sans aération, en train de manger du fromage qu’il dit avoir trouvé dans l’escalier de service.

(À n’en pas douter, on peut voir une certaine ironie dans le fait que j’ai récemment été nommée au nouveau comité de tutelle et que je suis censée visiter l’hospice, etc., notamment les logements pour enfants, en vue de faire des propositions pertinentes sur les questions d’hygiène et le bien-être général des pensionnaires… Je n’ai plus qu’à espérer que d’autres membres du comité n’auront jamais l’idée de soumettre ma propre maison à ce genre d’inspection.)

J’écris des lettres, souvent interrompue par Helen Wills qui demande à sortir, le chaton qui demande à rentrer, et mon petit Robin qui grimpe sur tous les meubles, manifestement sans s’en rendre compte, en me racontant à voix haute et par le menu l’histoire du Robinson suisse27.

14 avril. – La cuisinière m’électrise en me demandant si je suis au courant que Miss Barbara Blenkinsop est à nouveau fiancée, tout le village en parle. Le monsieur, me dit-elle, est arrivé hier soir par le train de 20 h 45 et il loge au Cross and Keys. Comme il est exactement 9 h 15 du matin quand elle me l’annonce, je lui demande comment elle le sait. Elle répète que tout le village en parle, et aussi qu’il y a de fortes chances que Miss Barbara se marie en urgence, et que la vieille Mrs B. est dans un état comme jamais. Je suis déconcertée de m’apercevoir que la cuisinière et moi bavardons à perdre haleine depuis près de trois quarts d’heure quand je me souviens que les potins ne sont ni convenables ni recommandés.

Juste au moment où je mets mon chapeau pour aller chez les Blenkinsop, l’épouse de notre pasteur arrive chez moi en courant. Tout est vrai, me dit-elle, et plus encore. Crosbie Carruthers, réduit au désespoir, a menacé de se suicider et a écrit une lettre d’adieux déchirante à Barbara, qui a pleuré comme une « madone » (selon l’expression un peu bizarre de l’épouse de notre pasteur) et l’a supplié de venir sans tarder. Les Blenkinsop se sont réunis en conseil de famille. La vieille Mrs B. a fait des crises – personne ne sait de quoi au juste – mais s’est finalement laissé convaincre de reconsidérer le problème. Notre pasteur a été appelé pour donner des conseils impartiaux et apporter du réconfort à toutes les parties. Il y est en ce moment. Il va bien sûr, plaidé-je, user de toute son influence en faveur de C. C. et Barbara ? L’épouse de notre pasteur s’agite et répond que oui, oui, il est tout à fait favorable au fait que les jeunes vivent leur vie, mais en même temps il tient les exigences d’une mère pour sacrées, et bien qu’il perçoive toute la beauté du sacrifice de soi, d’un autre côté nul ne sait mieux que lui qu’on ne doit pas repousser à la légère l’amour d’un homme « bien ».

Je me dis que si c’est là la seule contribution de notre pasteur à la solution du problème, il aurait aussi bien fait de rester chez lui – mais naturellement je me garde de confier ce point de vue à son épouse. Nous décidons elle et moi de descendre au village. Le jardinier m’arrête en chemin pour me dire qu’il a pensé que j’aimerais sans doute savoir que le jeune monsieur fiancé à Miss Barbara est revenu, qu’il veut l’épouser avant de prendre la mer le mois prochain, et que la vieille Mrs Blenkinsop se fait tellement de mouron qu’on croit qu’elle va avoir une attaque.

Des informations similaires nous parviennent de six sources différentes au village. Pas moins de trois autos et deux bicyclettes stationnent devant la maison de la vieille Mrs Blenkinsop, mais personne n’en sort, et je suis obligée d’inviter l’épouse de notre pasteur à partager mon repas. Elle accepte, après maintes objections, et déjeune de hachis Parmentier (trop d’oignon), de gâteau de riz et de pruneaux cuits. J’aurais envoyé chercher de la crème à la ferme, si j’avais su.

15 avril. – La vieille Mrs Blenkinsop aurait changé d’avis. Une Blenkinsop célibataire d’un certain âge, dite « la cousine Maud », a soudain fait son apparition en proposant d’habiter avec elle, notre pasteur s’est hardiment prononcé en faveur de cet arrangement, Crosbie Carruthers a offert à Barbara une bague de fiançailles avec trois pierres, des topazes indiennes très rares, paraît-il, et il est allé en ville « prendre des dispositions ». L’annonce devrait paraître incessamment dans le Morning Post.

18 avril. – Barbara vient me voir pour me demander de l’accompagner à Londres, où elle doit se marier sans délai et dans l’intimité. Je suis obligée de refuser à cause du mauvais rhume de Robin et Vicky, de l’instabilité générale de notre personnel et de notre situation financière comme d’habitude peu brillante. Elle le propose ensuite à l’épouse de notre pasteur, qui accepte sur-le-champ. Je m’engage toutefois, sur les instances de Barbara, à passer voir sa mère le plus souvent possible. Pourrais-je, ajoute la jeune femme, lui faire bien comprendre qu’elle ne perd pas une fille mais gagne un fils, que deux ans seront vite passés et qu’alors son cher Crosbie la ramènera en Angleterre ? Je promets imprudemment tout et n’importe quoi, et commande un panier de pique-nique au magasin Army and Navy comme cadeau de mariage pour Barbara. Les éclaireuses lui offrent un castor en sucre et une corbeille à papier ornée de fleurs en raphia. Lady B. lui envoie un poêlon avec, sur la carte jointe, une plaisanterie illisible et tirée par les cheveux sur le curry indien. Tout le monde est d’accord pour dire que ça n’a rien de drôle. Vicky offre à Barbara un petit napperon où Mademoiselle lui a fait broder deux cœurs au point de croix.

19 avril. – Les deux enfants contractent simultanément une affection incroyablement vulgaire, une forme de conjonctivite qui, tout le monde se ligue pour me le dire, est spécifique à la population juvénile la plus affreusement négligée et sous-alimentée de l’East End londonien.

Vicky a beaucoup de fièvre et on la met au lit ; Robin ne se couche pas, mais il n’est pas autorisé à sortir tant que le vent froid qui souffle en ce moment n’est pas tombé. Je laisse Vicky avec Mademoiselle et Les Mémoires d’un âne* dans la nursery, et me charge de distraire Robin au rez-de-chaussée. Il dit qu’il a une idée géniale : moi, je jouerais du piano, et lui, il ferait marcher en même temps le phono, la boîte à musique et le carillon de la pendule.

Je proteste.

Robin me supplie d’accepter et dit que ce sera exactement comme un orchestre. (Voilà qui me rappelle la grande Ethel Smyth28, dont je viens de lire les mémoires !) Je cède par faiblesse et, con spirito, attaque The Broadway Melody en do majeur. Robin, très excité, fait démarrer le carillon, met Mucking About the Garden sur le phonographe et remonte la boîte à musique, qui égrène la valse de l’opérette Florodora en notes métalliques dans une tonalité non identifiée. Robin saute dans tous les sens et applaudit. Je le regarde d’un œil bienveillant et, à sa demande, enfonce la pédale forte.

La porte s’ouvre alors à la volée, et Howard Fitzs. introduit Lady B. arborant un Kasha vert tout neuf à col d’écureuil, avec chapeau assorti, et escortée d’un ami qui m’a tout l’air d’un militaire.

Je ne souhaite pas graver dans ma mémoire les quelques minutes qui suivent, durant lesquelles je m’efforce à la fois d’accueillir avec grâce Lady B. et son ami militaire, de leur donner une explication simple mais digne de la situation singulière qui s’offre à eux, et de faire discrètement signe à Robin d’éteindre la boîte à musique et le phonographe et de remonter dans sa chambre avec sa conjonctivite. Le carillon s’est tu, Dieu merci, et Robin se bat vaillamment avec la boîte à musique, mais Mucking About the Garden continue de résonner insolemmment dans toute la pièce pendant une éternité. (Cela ne m’aurait pas autant dérangée si ç’avait été Souvenirs classiques, que je possède également, ou même un duo de Layton et Johnstone.)

Robin monte dans sa chambre, mais pas avant que Lady B. ne l’ait examiné de près et n’ait déclaré qu’à son avis ce serait bien la rougeole. L’ami militaire, plein de tact, fait mine de s’absorber dans les livres de l’étagère la plus proche jusqu’à ce que ce soit terminé, et en émerge alors en faisant une remarque désinvolte sur Bulldog Drummond29.

Lady B. l’informe aussitôt qu’il ne doit pas dire ce genre de chose devant moi car je suis férue de littérature. Après cela, l’ami militaire me regarde avec une horreur non dissimulée et n’essaie plus de m’adresser la parole.

Dans l’ensemble, je suis infiniment soulagée quand la visite prend fin.

Je monte voir Vicky, dont l’état semble s’aggraver, et je téléphone au docteur. Mademoiselle commence l’histoire lugubre, de toute évidence destinée à très mal finir, d’une famille de sa ville natale ayant mystérieusement attrapé la petite vérole (dont tous les symptômes préliminaires étaient identiques à ceux de Vicky actuellement), laquelle fut plus tard imputée à l’achat inconsidéré par le papa* de tapis d’Orient à un marchand ambulant sur les quais de Marseille. Je l’interromps après la mort du bébé de six mois, car je pressens que les cinq autres enfants vont suivre le même chemin aussi lentement et douloureusement que possible.

20 avril. – Plus de doute, Vicky a bien contracté la rougeole, et aux dires du médecin Robin pourrait en faire autant d’un jour à l’autre. Ils ont dû l’attraper chez tante Gertrude ; je vais lui écrire pour le lui dire.

Une organisation inhabituelle et cauchemardesque se met en place ; je m’occupe en alternance de Vicky, à qui je fais boire de la citronnade et raconte Frederick et le pique-nique à l’étage, et de Robin, à qui je baigne les yeux à l’eau boriquée et lis L’Île de corail au rez-de-chaussée.

Mademoiselle se montre dévouée* à l’extrême et refuse catégoriquement de laisser quiconque dormir à sa place dans la chambre de Vicky, mais j’ai du mal à comprendre au nom de quel principe elle s’obstine à porter un peignoir* et des pantoufles* de jour comme de nuit. Elle recommande aussi inlassablement de très étranges tisanes* qu’elle propose de concocter elle-même avec des herbes que, par bonheur, on ne trouve pas dans le jardin.

Robert, dans cette situation critique, ne se montre pas aussi utile qu’on pourrait le souhaiter et affiche une position typiquement masculine : nous faisons tous « beaucoup d’histoires pour pas grand-chose » et cette affaire a été manigancée tout exprès pour l’importuner (alors que cela ne l’importune nullement, puisqu’il reste dehors toute la journée et exige qu’on lui serve son dîner chaque soir exactement comme d’habitude).

Vicky est d’une sagesse incroyable et inquiétante. Robin presque autant, du moins par moments, mais il se fait mal voir de Fitzs. en laissant des traces de pâte à modeler, des mares d’eau pleine de peinture et même des taches d’encre un peu partout sur les meubles. J’ai beaucoup de mal à concilier l’examen quotidien approfondi de mon fils, en vue de détecter les prémices de la rougeole, avec le joyeux optimisme qui est à mon sens le meilleur état d’esprit, et le plus rationnel.

Il fait très froid, il pleut beaucoup, et aucun feu ne flambe correctement. Je ne sais pourquoi, cela ajoute considérablement à la mélancolie et à la fatigue qui me gagnent d’heure en heure.

25 avril. – Vicky se rétablit doucement et Robin ne montre aucun symptôme de rougeole. Je suis pour ma part victime d’une forme bizarre et déplaisante de refroidissement, due sans aucun doute à l’épuisement.

Howard Fitzsimmons donne son congé, au soulagement général, et je m’assure les services d’une bonne temporaire très qualifiée pour un coût hebdomadaire faramineux.

27 avril. – La persistance de mon refroidissement m’oblige à m’aliter une demi-journée et Robert, pessimiste, laisse entendre que j’ai attrapé la rougeole. Je lui démontre que c’est impossible et, après le déjeuner, me lève pour jouer au cricket avec Robin sur la pelouse. Après le goûter, je tiens compagnie à Vicky. Elle veut absolument jouer aux travaux d’Hercule et nous combattons l’hydre de Lerne, nettoyons les écuries d’Augias, et ainsi de suite, avec beaucoup d’énergie. Je suis partagée entre la satisfaction que Vicky ait des goûts classiques et la répugnance d’avoir à fournir autant d’efforts.

7 mai. – Je reprends mon journal après un long et désolant intermède, le refroidissement vaincu ayant soudain fait un retour en force d’une violence inouïe et s’étant révélé être la rougeole. Le même jour, Robin se met à tousser, et une infirmière très chère fait son apparition et prend la situation en main. Elle est gentille, efficace, et m’apporte des messages des enfants ainsi qu’un dessin très réaliste de Robin intitulé Une personne malade dévorée par les microbes.

(Question : Mon petit Robin serait-il un Heath Robinson ou un Arthur Watts en herbe ?)

Peu après, tout devient incohérent et confus. Je me rappelle surtout la voix du docteur disant que bien sûr mon âge joue contre moi, ce qui me vexe et me donne l’impression de ressembler à la vieille Mrs Blenkinsop. Quoi qu’il en soit, au bout de quelques jours je triomphe de mon âge et l’on me donne du champagne, du raisin et du jus de viande Valentine.

J’aimerais bien demander combien tout cela va coûter, mais ce serait sans doute inélégant.

À ma grande surprise, les enfants sont à nouveau sur pied et ont le droit de venir me voir. Ils jouent aux panthères sur mon lit jusqu’à ce que l’infirmière les en déloge. Robin me lit à haute voix un article de Time and Tide sur Lord Chesterfield qui l’a frappé parce que, comme cet auteur, il a du mal à accepter les éloges avec simplicité. Et moi, me demande-t-il, qu’est-ce que je fais quand je me trouve ensevelie sous une avalanche de compliments ? Je suis obligée d’admettre que je n’ai encore jamais connu un tel calvaire, ce qui semble surprendre Robin et le décevoir légèrement.

Robert, l’infirmière et moi-même décidons en petit comité d’envoyer les enfants passer quinze jours à Bude avec l’infirmière et de donner des vacances à Mademoiselle pour qu’elle se remette de ses fatigues. Quant à moi, je rejoindrai le groupe de Bude quand le docteur me le permettra.

Robert s’en va faire cette annonce à la nursery et revient porteur de l’inévitable nouvelle que Mademoiselle est blessée*, et que plus il lui demande pourquoi, plus elle s’enferme dans le mutisme. On ne m’autorise ni à la voir ni à lui écrire un petit mot d’explication apaisant, et je suis loin d’être rassurée quand Vicky me raconte que Mademoiselle, en lui donnant son bain, a dit en pleurant qu’en Angleterre il y avait des cœurs de pierre.

12 mai. – Nouvel intermède, en raison cette fois d’un problème d’yeux. (Encore un symptôme concomitant de mon âge, je suppose.) Les enfants et l’infirmière partent le 9, et je traverse une sombre période de totale inactivité et de désœuvrement. Je me lève au bout de quelque temps et rôde dans une sorte de pénombre d’église encore assombrie par une énorme paire de lunettes teintées. Mon seul et unique réconfort, c’est que je ne me vois pas dans la glace. Il y a deux jours, j’ai décidé de faire un gros effort et de descendre pour le thé, mais j’ai failli rechuter et suis retournée directement me coucher en voyant les exigences colossales des impôts qui me défiaient depuis le guéridon de l’entrée, sans même l’épaisseur d’une enveloppe entre nous.

(NB : Cela ne ressemble pas du tout aux convalescences pittoresques des romans, où l’héroïne se réjouit à la vue des fleurs printanières, des rayons du soleil et que sais-je encore. Jamais aucune allusion n’y est faite aux impôts ou à ce genre de chose.)

Les enfants me manquent terriblement et mon principal compagnon est le chat de la cuisine, un dur à cuire qui n’a que trois pattes et demie et la réputation d’attraper et de manger en moyenne trois lapins par nuit. Nous nous entendons bien tant que je ne joue pas de piano, sinon il se met systématiquement à miauler pour que je le laisse sortir. Tout bien considéré il a raison, car j’ai oublié tout ce que je savais et j’en suis réduite à jouer des airs populaires à l’oreille, ce que je fais assez mal.

Cette chère Barbara m’envoie un recueil d’épigrammes burlesques, et Robert m’assure que plus tard cela m’amusera. Personnellement, je doute de survivre à beaucoup d’autres jours comme celui-ci.

13 mai. – Un rayon de gaieté, peut-être condamnable mais tout à fait indéniable, illumine ma mélancolie quand j’apprends par Robert que la cousine Maud Blenkinsop possède une Baby Austin et qu’on l’a vue circuler dans toute la paroisse avec la vieille Mrs B., ses châles et tout, assise à côté d’elle. (Sachant que depuis des années Mrs B. répète à qui veut l’entendre qu’il lui suffirait de traverser une pièce sans aide pour tomber raide morte.)

La cousine Maud, ajoute Robert, songeur, n’est pas précisément ce qu’il appelle une bonne conductrice. Il n’en dit pas plus, mais j’imagine aussitôt la vieille Mrs B. effectuant une envolée spectaculaire par-dessus la haie la plus proche, tous châles dehors, tandis que la cousine Maud et la Baby Austin chargent un rouleau compresseur dans un petit chemin. Désolée de vous le dire, mais cela me fait rire de bon cœur, et ensuite je me sens beaucoup mieux que toutes ces dernières semaines.

Le médecin vient me voir, dit qu’il croit que mes cils vont repousser (j’aurais préféré quelque chose de plus catégorique, mais j’ai trop peur qu’il fasse encore allusion à mon âge pour insister), et m’autorise à rejoindre les enfants à Bude la semaine prochaine. Il me permet aussi, avec réticence et d’un air suspicieux, de me servir de mes yeux une heure par jour, sauf si cela me fait mal après.

15 mai. – L’épouse de notre pasteur, ayant appris que je n’étais plus en quarantaine, vient pour me distraire. Je l’accueille avec un enthousiasme dont, je le crains, elle n’a pas l’habitude, car il semble beaucoup l’étonner. J’essaie de le lui expliquer (ce qui manque peut-être un peu de tact) en disant que j’ai été seule très longtemps, que Robert est dehors toute la journée, que les enfants sont à Bude, et je termine en citant : « Je n’entends jamais la douce musique des mots, et sursaute au son de ma propre voix30. » Je vois bien à sa réaction que l’épouse de notre pasteur ne reconnaît pas là une citation et croit que la rougeole m’a affecté le cerveau. (Question : Peut-être a-t-elle raison ?) Elle rétablit une atmosphère plus normale en me priant de faire sortir de la pièce le chat de la cuisine. C’est stupide de sa part, elle le sait, mais la présence d’un chat la fait pratiquement s’évanouir. Sa grand-mère était exactement pareille : si vous mettiez un chat dans la même pièce qu’elle, vous pouviez le cacher sous le canapé, au bout de deux minutes la grand-mère disait : « Je crois qu’il y a un chat dans cette pièce » et faisait tout de suite un malaise. Je m’empresse de faire sortir le chat de la cuisine par la fenêtre, et nous convenons que l’hérédité est une chose singulière.

« Et maintenant, questionne l’épouse de notre pasteur, comment allez-vous ? » Avant que je puisse répondre, elle le fait pour moi en disant qu’elle sait exactement comment je me sens : faible comme un moineau, les jambes en coton, pas la moindre énergie et la tête dans le cirage. Ce diagnostic me déprime, et je commence à penser qu’il est assez juste lorsqu’elle ajoute que, quoi qu’il en soit, après un bon coup de vent à Bude il n’y paraîtra plus mais qu’en attendant elle doit me faire part des dernières nouvelles.

Et la voilà qui se lance.

Une quantité incroyable de naissances, de mariages et de décès ont eu lieu ce mois-ci ; d’autre part, Mrs W. a congédié sa cuisinière et n’arrive pas à en trouver une autre, le pasteur a écrit au journal local une lettre à propos des égouts qui a été publiée, et on a aperçu Lady B. dans une voiture neuve. À quoi l’épouse de notre pasteur ajoute : « Et pourquoi pas un avion, pendant qu’elle y est ? » (Pourquoi pas, en effet ?)

Enfin, le comité a tenu une réunion – où mon absence a été fort regrettée, se hâte-t-elle d’ajouter – et une Fête* en plein air a été prévue afin de collecter des fonds pour la salle paroissiale. Ce serait tellement bien, dit-elle avec espoir, si la Fête* pouvait avoir lieu ici. J’en conviens, et réprime un doute concernant l’assentiment de Robert. De toute façon il sait, et je sais, et l’épouse de notre pasteur sait, que la Fête* se passera forcément ici puisqu’il n’y a pas d’autre possibilité.

On nous apporte le thé (c’est l’après-midi de congé de la remplaçante qualifiée et la cuisinière, comme d’habitude, a appliqué sa méthode favorite pour gagner du temps, à savoir empiler trois gâteaux de Savoie et un petit pain sur la même assiette), et nous causons de Barbara et de Crosbie Carruthers, d’apiculture, des jeunes d’aujourd’hui et de la difficulté à enlever les taches d’huile sur les tapis. Est-ce que j’ai lu A Brass Hat in No Man’s Land31 ? me demande l’épouse de notre pasteur. Non, je ne l’ai pas lu. Alors ne le faites surtout pas, me dit-elle. Il y a déjà tant de choses tristes et révoltantes dans la vie que les écrivains devraient s’en tenir à celles qui sont gaies, heureuses et belles – or ce n’est pas du tout ce que fait l’auteur de A Brass Hat in No Man’s Land. J’apprends par la suite que l’épouse de notre pasteur n’a pas lu l’ouvrage elle-même mais que notre pasteur, après l’avoir feuilleté, a déclaré qu’il était très dur et qu’on pouvait s’en dispenser. (NB : Mettre Brass Hat sur la liste du club du livre du Times, s’il n’y est pas déjà.)

L’épouse de notre pasteur découvre tout à coup qu’il est 6 heures, s’écrie qu’elle est stupéfaite et tente une fausse sortie*, pour revenir dare-dare me recommander le jus de viande Valentine, qui autrefois, avec l’aide de la Providence, a pratiquement sauvé la vie à un oncle de notre pasteur. S’ensuit l’histoire de la maladie de l’oncle, de sa convalescence, de sa guérison et de sa mort ultérieure à l’âge de quatre-vingt-un ans. Je ne peux résister, à mon tour, à l’envie de lui décrire les effets prodigieux du Bemax sur le plus jeune enfant de Mary Kellway, et cela nous conduit, assez bizarrement, aux romans d’Anthony Trollope, à la mort de la bégum de Bhopal et aux paysages de la région des lacs.

À 7 heures moins vingt l’épouse de notre pasteur est à nouveau stupéfaite et se précipite pour sortir de la maison. Elle croise Robert sur le seuil et s’arrête pour lui dire que je suis maigre comme un clou, que j’ai une mine de déterrée et qu’après la rougeole on a souvent de graves problèmes d’yeux. D’après ce que j’entends, Robert ne répond à rien de tout cela, et l’épouse de notre pasteur s’en va enfin.

(Une question s’impose : Le silence n’est-il pas souvent plus efficace que la dernière éloquence ? La réponse est probablement oui. Je devrais essayer de m’en souvenir plus souvent.)

Le deuxième courrier m’apporte une longue lettre de Mademoiselle (qui récupère chez des amis à Clacton-on-Sea) écrite, selon toute vraisemblance, avec une épingle trempée dans l’encre violette sur le papier le plus fin qu’on puisse imaginer, et barrée dans tous les sens. J’en déchiffre quelques passages avec beaucoup de difficulté, mais constate avec soulagement que je suis toujours sa « Bien chère Madame* » et que le mystérieux affront infligé récemment est pardonné.

(NB : Si la cuisinière me fait encore une seule fois servir de la jelly32 sous prétexte que c’est bon pour les malades, je renvoie le plat directement à la cuisine.)

16 mai. – N’était la peur de décevoir les enfants, je serais tentée d’abandonner le projet d’aller finir ma convalescence à Bude. Il fait un froid de canard, je me sens faible et passablement fiévreuse, et Mademoiselle, qui devait venir avec moi pour m’aider à m’occuper des enfants, écrit qu’elle est désolée* mais qu’elle a contracté une angine*. Ignorant de quoi il s’agit, je m’inquiète en songeant à l’angine de poitrine, mais le dictionnaire me rassure. Je demande à Robert : « Après tout, est-ce que je ne me rétablirais pas tout aussi vite à la maison ? » Il répond brièvement : « Mieux vaut que vous partiez » et je sens que sa décision est prise. Au bout d’un moment il laisse entendre – sans grande conviction il est vrai – que je pourrais avoir envie d’inviter l’épouse de notre pasteur. Pour toute réponse je le regarde, et la proposition tombe à l’eau.

Je reçois une lettre de Lady B. disant qu’elle vient seulement d’apprendre que j’ai eu la rougeole (pourquoi vient-elle « seulement », alors que toute la paroisse est au courant depuis des semaines ?) et qu’elle est vraiment navrée, d’autant que la rougeole n’est pas une mince affaire à mon âge. (Serait-elle de mèche avec le docteur, qui employait lui aussi cette expression désobligeante ?) Elle ne peut venir aux nouvelles en personne, avec toutes ces allées et venues d’invités ce ne serait guère judicieux, mais si j’ai besoin de quoi que ce soit au château, surtout que je n’hésite pas à téléphoner. Elle a donné des ordres à « ses gens » pour qu’ils m’envoient tout ce que je demanderai. J’ai bien envie d’appeler pour demander une livre de thé plus le collier de perles de Lady B. – Cléopâtre n’a-t-elle pas créé un précédent en la matière ? – et de voir ce qui se passe.

Une nouvelle mise en demeure des impôts arrive, et la cuisinière me fait une fois de plus servir de la jelly au déjeuner. Je la propose à Helen Wills, qui la renifle et se détourne. Cela justifierait pleinement que je renvoie le plat entier sans y toucher, mais si je le fais la cuisinière risque de donner son congé et je ne puis envisager cette éventualité. Détail intéressant, si désormais toutes les jellies de la cuisinière me coupent instantanément le peu d’appétit que m’a laissé la rougeole, la version vert émeraude m’écœure encore plus que la jaune ou la rouge. J’aimerais trouver le sens freudien que cela peut avoir, mais m’aperçois que je suis incapable de me concentrer.

Je dors dans l’après-midi, et me réveille suffisamment reposée pour me lancer dans quelque chose que je me proposais depuis longtemps, à savoir passer mes vêtements en revue. Le résultat est si déprimant que je regrette de l’avoir fait. Je n’ai rien de décent à me mettre sur le dos, et même si j’avais quoi que ce soit, en ce moment j’aurais l’air d’un épouvantail dedans. Je prépare un colis comprenant mon cardigan rouge en tricot, deux robes du soir (beaucoup trop courtes pour la mode actuelle), trois chapeaux démodés et une jupe en tweed qui poche aux genoux pour l’envoyer à la vente de charité de Mary Kellway, où elle dit qu’on accepte n’importe quoi. Je dresse la liste de tous les nouveaux vêtements dont j’ai besoin, me laisse gagner par une agréable excitation, tombe à nouveau sur le courrier des impôts et jette la liste au feu.

17 mai. – Robert me conduit à la gare de North Road, d’où part le train pour Bude. La température a encore chuté, et je demande à Robert si elle est négative. Il me fait cette réponse aussi brève que mensongère : cela va se réchauffer dans la journée, et à Bude il fera sûrement un soleil magnifique. Nous arrivons en avance et nous asseyons sur un banc, sur le quai, à côté d’une jeune femme qui tousse et qui, après m’avoir jeté un coup d’œil, me dit : « C’est affreux, n’est-ce pas ? » Je ne peux m’empêcher de penser qu’elle a admirablement résumé la situation. Robert me tend mon ticket – il m’avait généreusement proposé une place en première classe que j’ai refusée – en me regardant avec une expression très étrange. Il finit par me demander : « Vous ne croyez tout de même pas que vous allez mourir là-bas, si ? » Maintenant qu’il m’y fait penser, je m’aperçois que c’est exactement ce que je ressens, mais je prends sur moi pour sourire – de manière sans doute peu convaincante – en faisant une allusion enjouée à un évêque, dont j’ai oublié le nom, venu se faire enterrer à un endroit qui s’appelle je ne sais plus comment. Tout cela est manifestement de l’hébreu pour Robert, et quand je le quitte il essaie encore de percer l’énigme. S’ensuit un voyage glacial et épuisant. La pluie fouette les vitres, et chaque fois que la portière s’ouvre – c’est-à-dire souvent – une rafale de vent polaire, soufflant mystérieusement dans deux directions opposées à la fois, remonte le long de mes jambes et descend le long de ma nuque. N’ayant pas dit aux enfants par quel train j’arrivais, je ne trouve personne pour m’accueillir, pas même le bus sur lequel je comptais. À vrai dire, j’en suis secrètement bien aise car cela me donne une excuse pour prendre un taxi. J’arrive à la pension à 3 heures moins le quart, ce qui ne présente aucun d’intérêt : c’est trop tôt pour prendre le thé ou me coucher – activités qui constituent actuellement le summum de mes ambitions. L’accueil délirant des enfants, tous deux resplendissants de santé et déchaînés, me dédommage de tout.

19 mai. – Ma guérison est incontestablement en vue, quoiqu’elle ait certainement été retardée par l’idée qu’a eue la logeuse de me servir une bonne jelly le soir de mon arrivée. Les chambres sont relativement confortables (sauf en cas de grand froid, ce qui d’après la logeuse n’arrive jamais, ni à cette saison ni à aucune autre), il y a partout du linoléum, de la porcelaine rose et or, et des agrandissements photographiques de femmes en cols de dentelle et d’hommes à longues moustaches et nœuds papillons. Robin, Vicky et l’infirmière engagée à prix d’or ont apparemment bravé les intempéries et passé beaucoup de temps sur la digue. Vicky a aussi sympathisé avec un petit chien qui selon elle s’appelle Baby, un monsieur qui vend des journaux, un autre monsieur qui circule en Sunbeam et le maître d’hôtel du palace voisin. Quand je l’informe que Mademoiselle est malade, elle marque une pause, dit « Oh ! » d’un ton parfaitement indifférent et se remet à parler du petit chien. Robin, dont je ne peux m’empêcher d’attendre mieux, se contente de dire « Ah bon ? » et ajoute aussitôt qu’il voudrait une banane.

(NB : Je devrais peut-être envisager d’écrire une version moins sauvage et moins étrangère de A High Wind in Jamaica illustrant le manque de cœur inouï des enfants. Je me rappelle distinctement les échanges passionnés publiés dans Time and Tide à propos de la vraisemblance* du comportement des enfants de Jamaïque, et maintenant je me range résolument et définitivement aux côtés de l’auteur. Je suis tout à fait prête à croire que ma petite Vicky massacrerait des quantités de matelots si c’était nécessaire.)

23 mai. – L’après-midi il se met soudain à faire chaud, les enfants ôtent leurs chaussures pour sauter dans les flaques, la logeuse dit que c’est souvent comme ça le dernier jour, elle l’a déjà remarqué, je me promène d’un bon pas en haut de la falaise dans mon gros manteau de laine, et au bout d’une heure je commence à avoir vraiment bien chaud. Une fois les enfants couchés, je fais les bagages, je prends la résolution de ne plus jamais laisser figurer au menu les pruneaux cuits à la crème anglaise aussi longtemps que je vivrai, et j’écris non sans satisfaction à Robert pour lui indiquer l’heure de notre arrivée demain.

28 mai. – Mademoiselle est de retour et reçoit un accueil enthousiaste, à mon grand soulagement. (Robin et Vicky ressemblent peut-être moins aux enfants de Jamaïque que je ne l’avais craint.) Elle porte une nouvelle jupe à carreaux noirs et blancs, un corsage blanc à volants, des gants de chevreau noirs brodés de blanc sur le dessus, un chapeau de paille noir presque entièrement recouvert de violettes, et m’informe qu’elle a confectionné elle-même la tenue complète pour un total de 1 livre, 9 shillings et 4,5 pence. Les Françaises sont indéniablement économes et douées pour les travaux d’aiguille, mais je ne puis m’empêcher de penser qu’en lésinant un tantinet moins elle aurait obtenu un meilleur résultat.

Elle m’offre très gentiment deux vases de verre bleu en spirale ornés de protubérances dorées à de nombreux endroits insolites. Vicky reçoit une grosse rose rouge en soie artificielle que par bonheur elle semble trouver jolie, et Robin un petit truc en métal qui sert, dit Mademoiselle, à enlever les noyaux des cerises.

(NB : Je serais curieuse de savoir combien de ces appareils ingénieux sont vendus chaque année.)

Je suis intérieurement submergée par la générosité de Mademoiselle, et regrette que nous n’arrivions pas à la cheville des Français pour ce qu’ils appellent eux-mêmes les petits soins*. Je place les vases bien en évidence sur le manteau de la cheminée dans la salle à manger, et par chance j’arrive juste à temps, au déjeuner, pour juguler le commentaire que je vois monter aux lèvres de Robert lorsqu’il les aperçoit en s’asseyant.

Après le repas, tandis qu’il reconduit Robin à l’école, j’examine la garde-robe d’été de Vicky avec Mademoiselle et constate que tout ce qu’elle a est devenu trop petit.

30 mai. – À l’arrivée de Time and Tide, je découvre qu’on m’a attribué le deuxième prix ex aequo pour une charmante petite création qui à mon sens méritait mieux. La tentative de Robert reçoit une mention honorable. Je reconnais le pseudonyme du lauréat du premier prix : c’est celui de Mary Kellway. J’aimerais pouvoir dire que le succès de ma chère amie m’emplit d’une généreuse satisfaction, mais je n’en suis pas sûre. Le concours de cette semaine s’annonce comme un triolet – forme littéraire que je ne supporte pas et dont je suis totalement incapable de maîtriser les règles.

Je reçois par téléphone une invitation à déjeuner chez les Frobisher dimanche. J’accepte, moins parce que j’ai envie de les voir que pour changer du rôti de bœuf et de la tarte qu’on nous sert à la maison, ce qui est toujours agréable ; et puis cela fera moins de travail pour les domestiques. (NB : L’examen franc et perspicace de nos motivations, etc., mène souvent à des révélations déchirantes.)

Je suis contrainte par ma conscience, et par le souvenir de la promesse faite à Barbara, d’aller voir la vieille Mrs Blenkinsop. Au village beaucoup de gens me demandent gentiment si je suis complètement guérie de la rougeole, mais chez tous les autres je relève une tendance singulière à traiter cette maladie très grave comme une bagatelle.

Je trouve la maison de la vieille Mrs B. dans un état fort inhabituel de ventilation hygiénique assurément dû à la cousine Maud. Toutes les fenêtres sont grandes ouvertes, les rideaux des portes-fenêtres volent dans tous les sens, et un vent d’est glacial se fait nettement sentir. Mrs B. (moins de châles qu’avant, non ?), assise tout près d’une fenêtre ouverte et pas très loin d’une porte également ouverte, présente un teint d’une curieuse nuance bleu pâle et une certaine tendance à frissonner. La pièce sent fortement l’encaustique et la mine de plomb. De fait, l’âtre a récemment reçu une généreuse application de cette dernière, et visiblement on n’y a pas fait de feu ces derniers jours. La vieille Mrs B. est moins loquace que la dernière fois, elle n’évoque pas l’aspect positif des choses ni rien de tout cela. (Son optimisme aurait-il été balayé par les grands courants d’air continuels ?) La cousine Maud entre presque immédiatement. Je l’ai déjà croisée une fois et je le lui dis, mais elle me fait bien comprendre que cette rencontre ne l’a pas du tout marquée et ne lui a laissé aucun souvenir. Je suis sûre que la cousine Maud fait partie de ces gens qui s’enorgueillissent de toujours dire la vérité. Elle porte un gilet rouge brique – certainement tricoté par ses soins –, une jupe de tweed plus longue derrière que devant et un grand collier de perles. Elle a des manières cordiales, énergiques, et emploie de nombreuses expressions argotiques.

Je demande des nouvelles de Barbara, et Mrs B. me répond (d’une petite voix chevrotante comparée à celle de la cousine Maud) que la chère enfant doit revenir la voir une fois avant de prendre la mer, que les séparations constantes sont le lot des personnes âgées et qu’il faut s’y préparer. Je commence à espérer la retrouver, mais la cousine Maud l’interrompt en s’écriant qu’il ne faut pas dire de sottises et que c’est rudement bien que Barbara soit enfin tirée d’affaire, la pauvre fille. Nous causons ensuite des handicaps au golf, de ce bon vieux Roedean33 où est allée la cousine Maud et de la Baby Austin. Il serait peut-être plus exact de dire que la cousine Maud parle et que nous écoutons. Je ne vois aucun signe d’une biographie de Disraeli ou d’autres ouvrages comme ceux dont la vieille Mrs B. s’entourait auparavant, et je préfère ne pas lui demander ce qu’elle fait maintenant de son temps. Je soupçonne, avec une pointe d’inquiétude, qu’on le décide à sa place sans lui demander son avis.

Au moment de prendre congé, je suis déprimée. Comme je lui dis au revoir, la vieille Mrs B. lève les yeux vers moi en marmonnant quelque chose qui ressemble à « Je n’en ai plus pour longtemps » mais cela se trouve noyé dans le rire sonore de la cousine Maud, qui déclare qu’elle n’est qu’une vieille farceuse et qu’elle nous enterrera tous.

La cousine Maud me raccompagne jusqu’à la grille en me disant que c’est drôlement bath pour la vieille Mrs B. que quelqu’un lui change un peu les idées, et me demande s’il ne fait pas bon être vivant un jour revigorant comme aujourd’hui. J’aimerais répliquer que pour certains d’entre nous il vaudrait sûrement mieux être mort, mais je n’ai pas le cœur de riposter et réponds faiblement que je vois ce qu’elle veut dire. Je m’en vais avant qu’elle ait le temps de me donner la grande tape dans le dos qui, j’en suis sûre, m’attendait.

J’avais formé l’aimable projet d’écrire à Barbara ce soir pour lui dire que la vieille Mrs B. se portait à merveille et ne donnait aucun signe de dépression, mais maintenant ce n’est plus possible ; après avoir longuement réfléchi, au lieu d’écrire je passe la soirée à essayer de combler l’écart considérable existant entre mon livre de comptes, mes talons de chèques et le message fort peu amical reçu de la banque.

1er juin. – Déjeuner dominical avec les Frobisher et quatre invités logeant sur place qu’ils nous présentent comme le colonel et Mrs Brightpie34, ce qui ne me paraît pas possible, Sir William Ready, ou Reddy, ou peut-être même Reddeigh35, et « ma sœur Violet ». Celle-ci est incroyablement jolie et porte une somptueuse robe de soie sauvage à fleurs que, comme d’habitude, j’essaie mentalement – pour m’apercevoir non sans mélancolie que dedans j’aurais l’air d’une vieille femme voulant paraître jeune.

À table le colonel est assis à côté de moi et nous parlons de la pêche, que je n’ai jamais pratiquée et que je tiens pour une cruauté envers les animaux – ce que, avec une hypocrisie et une lâcheté indéniables, je me garde bien de lui dire. Robert a pour voisine « ma sœur Violet » et je l’entends par moments lui parler de cochons, ce qui me semble bizarre, mais comme elle a l’air contente je suppose que cela l’intéresse.

La conversation devient tout à coup générale lorsque Lady F. aborde le sujet des nouveaux soins dentaires. Nous avons tous beaucoup à dire là-dessus sauf Robert, qui mange du pain.

(NB : Me souvenir d’orienter la conversation dans cette direction quand l’inévitable silence de mort qui s’abat de temps à autre sur les convives se produira à ma propre table.)

Par ce temps froid et pluvieux j’avais bon espoir d’échapper au tour du jardin, mais pas question : à peine le déjeuner fini, nous nous précipitons sous la pluie. Les branches s’égouttent sur nos têtes et l’eau fait flic flac sous nos pieds, mais les rhododendrons et les lupins sont incontestablement magnifiques et les allusions à Ruth Draper36 pas plus nombreuses que d’habitude. Je me retrouve à marcher à côté de Mrs Brightpie (?), qui à l’évidence sait tout ce qu’il y a à savoir sur les jardins. Par bonheur elle est prête à assurer elle-même tous les commentaires, et il me suffit de prononcer des phrases du style : « Oui, cette variété est ravissante, n’est-ce pas ? » À un moment elle me demande si j’ai réussi, ne serait-ce qu’une seule fois, à rendre cette beauté bleue nommée Grandiflora Magnifica Superbiensis (ou quelque chose comme ça) vraiment heureuse sous ce climat, à quoi je suis en mesure de répondre avec une franchise absolue que non, et il me semble qu’elle a l’air plutôt soulagée. Peut-être son existence n’est-elle qu’un long combat pour acclimater la GMS ? Et qu’aurait-elle répondu si j’avais dit que, dans mon jardin, la précieuse plante poussait comme du chiendent ?

(NB : Je dois me méfier d’une tendance croissante que j’ai à me laisser aller à des réflexions oiseuses de ce genre, qui ne mènent nulle part et me donnent sans doute souvent l’air distrait dans la société de mes semblables.)

Après une longue inspection nous revenons sur nos pas, et je me retrouve cette fois à parler d’herbe avec Sir William R. et Lady F. Je m’avise avec horreur que nous nous acheminons maintenant vers les écuries. Il n’y a rien que je puisse faire, excepté me tenir le plus loin possible de leurs habitants et m’abstenir de tout commentaire, en espérant cacher que tout ce que je sais des chevaux, c’est qu’ils me terrorisent. Je remarque que Robert a l’air désolé pour moi, et qu’il se place entre moi et une bête effrayante qui me regarde d’un air furieux depuis son box en retroussant les babines. Je lui en suis reconnaissante, et après un certain temps je sors des écuries les nerfs en pelote et les chaussures trempées. J’échange les adieux habituels pleins d’urbanité avec le maître et la maîtresse de maison en leur disant que j’ai été enchantée de cette visite.

(Une question se pose pour la énième fois : Est-il absolument impossible de concilier les aménités de la civilisation avec ne serait-ce que le minimum d’honnêteté requis pour satisfaire sa conscience ? La réponse est toujours en suspens à l’heure qu’il est.)

Robert va à la messe du soir et je joue à halma avec Vicky. Elle dit qu’elle veut aller à l’école et fournit toute une série d’excellentes raisons à l’appui. Je réponds que je vais y réfléchir, mais je sais par expérience que Vicky possède une capacité prodigieuse à obtenir ce qu’elle veut, et qu’elle réussira probablement dans ce cas comme dans d’autres.

Souper dominical plutôt déprimant – viande froide, pommes de terre au four, salade et tarte froide racornie –, après quoi j’écris à Rose, au teinturier, au magasin Army and Navy et à la secrétaire régionale de l’Association des femmes tandis que Robert s’endort sur le Sunday Pictorial.

3 juin. – Changement de temps stupéfiant et merveilleux : il se met à faire chaud. Je transporte une chaise, mon matériel d’écriture, un tapis et un coussin dans le jardin, mais on m’appelle à l’intérieur : pourrais-je jeter un coup d’œil à l’évier du garde-manger, on dirait qu’il est bouché ? Mes tentatives pour retourner au jardin se voient contrariées par l’arrivée d’un message du village concernant l’organisation de la Fête* en plein air et exigeant une réponse immédiate, la nécessité de discuter avec le boucher au téléphone, et la prise de conscience subite que la liste pour la blanchisserie n’est pas encore faite alors que la camionnette passe à 11 heures. Quand elle arrive, je dois évoquer le problème des serviettes de table, ce qui mène je ne sais comment à une longue conversation sur le Derby, le blanchisseur chantant les louanges d’un outsider nommé Trews tandis que je défends les chances de Silver Flare37 (essentiellement parce que j’aime son nom).

Peu après, Mrs S. arrive du village afin de collecter du bric-à-brac pour la Fête* en plein air, ce qui prend du temps. Après le déjeuner le ciel se couvre, et Mademoiselle et Vicky m’aident gentiment à transporter de nouveau la chaise, mon matériel d’écriture, le tapis et le coussin à l’intérieur.

Robert reçoit au deuxième courrier une lettre annonçant le décès de son parrain à l’âge de quatre-vingt-dix-sept ans, et décide d’aller à l’enterrement le 5 juin.

(NB : Fait curieux mais avéré, les enterrements sont les seuls rassemblements auxquels la majorité des hommes se rendent volontiers. J’aimerais approfondir le pourquoi de la chose, mais je dois exhumer son chapeau haut de forme et d’autres accessoires de deuil, puis les aérer pour essayer de dissiper l’odeur de naphtaline.)

7 juin. – Je reçois une lettre (au nom du ciel, pourquoi pas un télégramme ?) de Robert annonçant que son parrain lui a légué 500 livres. Cela me paraît si incroyable, si magnifique, que je verse des larmes de pur bonheur et de soulagement. Mademoiselle entre au beau milieu de cet épanchement et, après avoir entendu mes explications, m’embrasse sur les deux joues en s’exclamant : « Ah, je m’en doutais ! Voilà bien ce bon saint Antoine !* » Je ne puis qu’en déduire qu’elle a prié le ciel pour nous, et cela me touche tant que je manque à nouveau de pleurer à cette idée. Je passe une joyeuse soirée à dresser des listes de factures à payer, de bijoux à dégager, d’amis à gâter et d’achats à effectuer grâce à l’héritage, et suis juste un peu déconcertée de constater que le total net des listes cumulées s’élève exactement à 1 320 livres.

9 juin. – Robert est rentré hier et j’ai toutes les raisons de penser que, bien qu’il ne soit ni très loquace ni très expansif, il apprécie au plus haut point cette nouvelle stabilité financière. Il approuve chaudement mon idée de dégager la bague en diamant de ma grand-tante du mont-de-piété à temps pour qu’elle figure à nos prochaines réjouissances, à savoir la Fête* en plein air, et je saute donc dans le premier bus pour Plymouth.

Non seulement je reviens avec la bague (le prêteur sur gages, après un coup d’œil au calendrier, m’a du reste félicitée de ma ponctualité), mais j’ai aussi acheté un nouveau chapeau pour moi, des mètres et des mètres de tissu pour les robes de Vicky, un train Hornby pour Robin, plusieurs disques, et un petit sac à main mauve pour Mademoiselle. Tous ces cadeaux donnent entière satisfaction, et je m’arrange de surcroît pour que nous ayons à dîner du homard en sauce et une salade de fruits, ce qui hélas ne plaît guère à Robert, lequel laisse entendre – gentiment, il est vrai – que j’ai peut-être pensé à mes goûts plus qu’aux siens en organisant cette petite fête. Je dois malheureusement reconnaître qu’il y a du vrai là-dedans. La discussion sur l’héritage du parrain occupe agréablement la soirée, et je dis que nous devrions inviter du monde à séjourner à la maison en suggérant de combiner cela avec la Fête* en plein air. Robert répond cependant – et à la réflexion je suis d’accord avec lui – que cela ne contribuera à la réussite d’aucun des deux divertissements, et j’abandonne cette idée. Il me prie également d’attendre que la Fête* soit passée pour faire d’autres projets, et j’acquiesce.

12 juin. – Il n’est question que du temps – actuellement propice, mais qui peut dire s’il en ira de même le 17 ? –, de savoir s’il vaut mieux servir le goûter sous les chênes ou près du terrain de tennis, du prix maximal qu’on peut raisonnablement demander pour les articles du bric-à-brac, de l’opportunité de proposer aussi de la glace au stand Citronnade, etc. Par chance, la date coïncide avec les vacances de mi-semestre de Robin, et je tiens à tout prix à ce qu’il rentre à la maison pour l’occasion. Cette dépense, fais-je remarquer à Robert, n’est plus rien pour nous maintenant. Il cède. Devenant imprudente, je forme le projet d’inviter un petit groupe de gens à séjourner à la maison et je propose à Rose de venir de Londres. Elle accepte.

Ma vieille camarade de classe Cissie Crabbe, par une étrange coïncidence, m’écrit qu’elle sera de passage le 16 juin en allant à Land’s End ; pourrait-elle loger deux nuits chez nous ? Oui, elle pourrait. Robert n’a pas l’air enchanté quand je lui explique qu’il va devoir libérer son dressing pour Cissie Crabbe, puisque Rose occupera la chambre d’amis et que Robin sera là. Mais ainsi, notre petit groupe sera au complet.

17 juin. – Toute la maisonnée se lève pratiquement à l’aube pour participer activement aux préparatifs de la Fête* en plein air. J’apprends que Mademoiselle n’a pas pris son petit déjeuner afin de mettre la dernière main à une housse pour chaussures en satin rose brodé, destinée au stand Objets de luxe, à laquelle je sais pertinemment qu’elle travaille depuis six semaines. À 10 heures, l’épouse de notre pasteur entre en coup de vent, me demande ce que je pense du temps et dit qu’il lui est rigoureusement impossible de rester. À 11 heures elle est encore là et plusieurs responsables de stands l’ont rejointe, ainsi qu’un couple de voisins assommants, les White, qui veulent savoir s’il va y avoir un tournoi de tennis, et sinon, n’est-il pas encore temps d’en organiser un ? Je réponds sèchement par la négative aux deux questions, sur quoi ils s’en vont l’air vexé. L’épouse de notre pasteur dit que cela pourrait bien nous priver totalement de leur patronage à la Fête*, et que comme la mère de Mrs White, qui loge chez eux, est paraît-il très riche, elle aurait pu nous faire gagner facilement 2 livres.

Une heureuse diversion est apportée par l’arrivée inattendue d’une auto bordeaux d’allure solide et respectable dont émergent Barbara et Crosbie Carruthers – la première tout excitée, le second plus calme mais affichant un air bienveillant. L’épouse de notre pasteur pousse un cri et, impulsivement, jette en l’air une paire de ciseaux. (On les retrouvera finalement dans le baquet de la Pêche miraculeuse, laquelle contient des lots à 2 pence, et ils nous causeront bien du souci, le gamin qui les a pêchés soutenant que c’est un vrai lot et refusant de nous les rendre.)

Barbara est resplendissante et s’émerveille de voir que son cher petit village a si peu changé. Je ne puis acquiescer sans réserve, étant donné que cela fait moins de trois mois qu’elle est partie, mais par bonheur elle n’attend pas ma réponse et déclare que C. C. et elle doivent passer voir de vieux amis et reviendront cet après-midi pour l’ouverture de la Fête*.

Robert va chercher Cissie Crabbe à la gare pendant que Rose et moi allons aider à mettre les prix sur les vêtements du bric-à-brac. (Je me rends compte que mon avis diffère parfois de celui des autres membres du comité. Pourquoi, par exemple, seulement 3 shillings et 6 pence pour la robe de georgette grise que j’ai sacrifiée avec réticence à la dernière minute ?)

L’arrivée de Cissie Crabbe (coiffée d’un curieux chapeau de laine dont je me dis aussitôt qu’il aurait mieux sa place dans le bric-à-brac) est suivie d’un déjeuner froid. J’ai mis un point d’honneur à me souvenir des sandwiches à la banane et aux noisettes pour Cissie, mais j’ai du mal à empêcher Robin et Vicky, à qui j’ai omis d’expliquer la chose, de bien montrer qu’ils préféreraient cela au gigot froid et à la salade. Alors que circule le plat d’ananas en boîte au fromage blanc, Robin m’informe que les gens commencent à arriver et nous nous dispersons tous précipitamment, au comble de l’excitation, pour réapparaître dans nos plus beaux atours. J’ai mis ma robe de foulard rouge et mon nouveau chapeau rouge mais je m’aperçois – comme d’habitude – que toutes les combinaisons que j’ai sont soit trop longues soit beaucoup trop courtes. Mademoiselle vient à mon secours et raccourcit les bretelles avec des épingles de nourrice (dont l’une s’ouvre par la suite et me fait affreusement mal). Rose, comme d’habitude aussi, est la mieux habillée de toutes ces dames dans sa magnifique robe verte en mousseline de laine. Cissie Crabbe porte également une assez jolie robe, mais l’effet en est gâté par toutes sortes de bagues en forme de scarabées, de camées montés en broches, d’écharpes de tulle, de boucles d’émail et de colliers de style barbare. En outre elle s’obstine (à tort, selon moi) à garder son petit chapeau de laine, et cela fait bizarre. Robin et Vicky sont aussi ravissants l’un que l’autre, quoique les enfants de Mary Kellway, en tenue de soie sauvage rose pâle, soient indéniablement décoratifs. (Tous trois ont les cheveux naturellement ondulés et je trouve cela injuste, mais je ne peux rien y faire tant que Vicky n’a pas l’âge requis pour une permanente.)

Lady Frobisher arrive – avec dix minutes d’avance – pour inaugurer la Fête*, et Robert l’emmène se promener jusqu’à ce que notre pasteur dise que bon, il croit que peut-être, maintenant que nous sommes tous réunis… (Me prend soudain l’envie sacrilège d’ajouter « devant Dieu », que bien entendu je refrène.) Lady F. se tient gracieusement en équilibre sur la petite butte située sous le châtaignier, notre pasteur à ses côtés, Robert et moi nous plaçons modestement en retrait de quelques pas, l’épouse de notre pasteur incite gentiment, quoique à mauvais escient, plusieurs personnes qui n’y ont pas leur place à monter sur la butte – qu’elle nomme par plaisanterie « l’estrade » –, quand tout cela est mis sens dessus dessous par l’arrivée sensationnelle d’une gigantesque Bentley abritant Lady B., en bleu saphir et colliers de perles, et une escorte de créatures élégantes, hommes et femmes, habillées comme pour Ascot.

« Continuez, continuez ! » dit Lady B. en agitant une main gantée de chevreau blanc et en faisant tomber une pochette ornée de pierreries, une ombrelle de dentelle et un mouchoir brodé par la même occasion. S’ensuit un désordre considérable tandis qu’on ramasse ces objets pour les lui restituer, mais finalement nous pouvons en effet continuer, et Lady F. dit que c’est un grand plaisir pour elle d’être là aujourd’hui, qu’une salle paroissiale est certes éminemment souhaitable et beaucoup de choses du même style. Notre pasteur la remercie d’être venue aujourd’hui – elle qui est si demandée –, Robert en fait autant avec une concision à peine croyable, quelqu’un d’autre nous remercie, Robert et moi, d’avoir ouvert au public ce parc magnifique (un terrain de tennis, trois plates-bandes et quelques arbustes microscopiques), je regarde Robert, qui secoue la tête et m’oblige ainsi à faire moi-même la réponse de rigueur, et l’épouse de notre pasteur, avec une présence d’esprit indéniable, se précipite vers Lady F. pour lui rappeler qu’elle doit déclarer les festivités ouvertes. Cet oubli est réparé sur-le-champ, et nous nous égaillons vers les stands et attractions.

Lady B. m’intercepte pour me dire d’un ton de reproche qu’elle était parfaitement disposée – ne le savais-je pas ? – à inaugurer la Fête* elle-même si je le lui avais demandé. Une autre fois, me dit-elle, que je n’hésite pas une seule seconde. Là-dessus, elle débourse 9 pence pour un sachet de lavande et repart en auto avec ses luxueux amis. Cette attitude nous fournit à tous un sujet de conversation passionnant pour le restant de l’après-midi.

Tous les autres visiteurs dépensent généreusement leur argent, les articles invendables font l’objet d’une tombola (la tombola étant illégale, le gagnant doit payer 6 pence) et chacun essaie de deviner ce que recèlent des boîtes fermées, le nombre de raisins de Corinthe contenu dans un cake, le poids d’un jambon un peu jaunâtre, et ainsi de suite. L’orchestre arrive, s’installe sur la pelouse et joue des extraits de l’opérette The Geisha. La housse à chaussures de Mademoiselle est achetée par un élégant acquéreur en pantalon gris que je reconnais, en l’observant de plus près, comme étant Howard Fitzsimmons. Je suis à peine remise de cette découverte qu’un Robin surexcité m’informe qu’il a gagné une chèvre à la tombola. (Une chèvre horriblement vieille et sauvage qui a une réputation effroyable dans le pays.) J’ai tout juste le temps de m’exclamer que c’est épatant, qu’il devrait courir le dire à son père, et voilà que la vieille Mrs Blenkinsop, Barbara, Crosbie Carruthers et la cousine Maud arrivent ensemble. (Sont-il vraiment tous entrés dans la Baby Austin ?) La vieille Mrs B., nettement plus enjouée qu’à notre dernière rencontre, dit qu’elle a très peu d’argent à dépenser mais que, pour elle, un sourire et un mot gentil valent mieux que tout l’or du monde, ce qu’en mon for intérieur je conteste.

Je suis bien contente de m’apercevoir que C. C. affiche une attitude résolument hostile vis-à-vis de la cousine Maud et la contredit dès qu’elle ouvre la bouche. Les épreuves sportives, le goûter et les danses sur le terrain de tennis sont tous très réussis (sauf peut-être du point de vue des prochaines parties de tennis), et même Robin et Vicky ne songent pas à manger leur dernier cornet de glace et à aller se coucher avant 10 heures du soir.

Robert, Rose, Cissie Crabbe, Helen Wills et moi-même nous asseyons au salon, dans un état d’épuisement agréable, pour nous auto- et entre-congratuler. Robert a des informations, fiables sans aucun doute bien qu’il ne dévoile pas ses sources, selon lesquelles nous aurions gagné au moins 100 livres. Pour l’heure, tout est couleur de rose*.

23 juin. – Tournoi de tennis dans une propriété cossue et sophistiquée où Robert et moi sommes invités pour la première fois (et probablement la dernière). L’immense richesse de nos hôtes est immédiatement perceptible dans la fabuleuse quantité de chaises longues exposées, toutes parfaitement stables et prodigieusement propres. On me présente à une dame assez jeune en jaune et à un jeune homme sérieux à lunettes d’écaille. La dame en jaune dit aussitôt qu’elle est sûre que moi, j’ai un joli jardin. (Pourquoi cela ?)

On m’assigne un partenaire âgé mais apparemment compétent, et nous jouons contre les lunettes d’écaille et une jeune personne agile en luxueux crêpe de Chine*. Je me rends compte d’emblée que tous trois jouent beaucoup mieux que moi. Pis encore, je me rends compte qu’eux aussi s’en rendent compte. Comme nous allons commencer, mon partenaire déclare gravement devoir m’indiquer qu’il est gaucher. Ne voyant pas du tout ce que je suis censée y faire, je perds le nord et lui réponds sottement que c’est formidable.

Le match commence, je commets plusieurs doubles fautes en servant, et mon partenaire affiche une mine de plus en plus grave. Au début de chaque jeu, il me regarde et répète le score en articulant de manière effrayante, et comme il n’est jamais en notre faveur cela me déstabilise complètement. À six-un nous quittons le court et, sans un mot, cherchons à nous asseoir le plus loin possible l’un de l’autre. Je me retrouve à côté de notre représentant à la Chambre et nous nous mettons à causer de fleur de muscade, des pairesses à la Chambre des lords (sujet sur lequel nos avis divergent), des sports d’hiver et des bergers allemands.

Robert joue et se défend bien.

Au bout de quelque temps on m’appelle à nouveau sur le court, et je suis frappée d’une horreur sans nom en apprenant que je joue à nouveau avec le partenaire âgé mais compétent. Je lui présente mes excuses pour cette infortune, et il me répond par cette question du dernier pessimisme : « Dans cinquante ans, quelle importance cela aura-t-il que nous ayons perdu le prochain match ? » Une dame qui se trouve dans les parages – son épouse, je présume – s’agite à ces mots, et m’assure sans aucune logique que quoi qu’il arrive ce sera un immense plaisir. Je suis bien consciente qu’elle ment, mais visiblement cela part d’une bonne intention et je lui en suis reconnaissante. Je joue plus mal que jamais et ne suis guère étonnée lorsque, un peu plus tard, la maîtresse de maison me demande si je pense être réellement remise de la rougeole, car on lui a dit que cela prenait souvent une année entière. Je lui réponds sur le ton de l’humour que pour le tennis, en tout cas, cela me prendra beaucoup plus d’un an. Je vois à sa mine poliment perplexe qu’elle n’a pas du tout saisi ma subtile plaisanterie, et je regrette de l’avoir faite. Alors que je rumine encore cet échec, je m’avise que la conversation a mystérieusement bifurqué sur les États-Unis d’Amérique, à propos desquels nous sommes tous formels : les Américains sont hospitaliers, certes, mais il y a la dette de guerre ; il y a la prohibition ; il y a Sinclair Lewis, Aimee MacPherson et la mixité à l’école. Une fois que nous avons fait le tour, il s’avère qu’aucun de nous n’est jamais allé en Amérique mais que chacun a un avis bien tranché qui, par bonheur, coïncide avec le point de vue général.

(Question : Et si l’on tentait une intéressante petite expérience ? Il s’agirait, pour une personne dotée d’un courage moral exceptionnel, de formuler tout à coup des opinions inédites : par exemple que les Américains sont plus distingués que nous, ou que leurs lois sur le divorce sont bien meilleures que les nôtres. J’aimerais beaucoup voir l’effet que produirait une bombe psychologique de ce genre, mais il ne faudrait surtout pas que Robert soit là.)

On annonce que le thé est servi, ce qui coupe court à ces hautes spéculations intellectuelles.

Je suis frappée, comme d’habitude, par l’infinie supériorité de la cuisine des autres sur la mienne.

La conversation s’oriente à présent sur Lady B., et tout le monde dit qu’elle a vraiment bon cœur avant d’enchaîner sur des anecdotes illustrant ses nombreux défauts. Une dame assez jeune en jaune dit qu’elle l’a croisée la semaine dernière à Londres avec sur la figure dix centimètres de la nouvelle crème imitant le hâle. Je la crois tout à fait. Après cela je me sens beaucoup plus à l’aise, et je perçois un nouveau lien qui cimente tout le groupe. L’aspect de la nature humaine ainsi révélé est certes regrettable, mais pourquoi le nier ? Même mon tennis s’améliore ensuite, simplement parce que l’histoire drôle que j’ai racontée sur le comportement singulier de Lady B. au bric-à-brac a eu du succès. Je commets moins de doubles fautes au service, mais suis tout de même obligée de constater que quiconque joue avec moi perd invariablement le set – ce que je ne puis attribuer à une simple coïncidence.

Je dis à Robert sur la route du retour que je ferais sûrement mieux de renoncer tout à fait au tennis, à quoi, après un long silence durant lequel j’espère qu’il peaufine un petit discours à la fois élogieux et convaincant, il répond qu’il ne voit pas ce que je pourrais faire à la place. Comme je ne vois pas non plus, le sujet est clos, et nous rentrons à la maison en silence.

27 juin. – La cuisinière déclare que, si je ne suis pas d’accord pour faire ramoner, il ne faudra pas l’accuser pour le fourneau. Je réponds que bien entendu je vais faire ramoner. Sinon, repart-elle sans en tenir compte, elle ne sait pas ce qui va arriver. Je réitère l’assurance que je suis prête à faire venir le ramoneur séance tenante, et elle continue à regarder ailleurs en répétant que, si je ne suis pas d’accord pour faire venir le ramoneur, il peut arriver n’importe quoi.

Ce dialogue, je ne sais pourquoi, me contrarie pour le restant de la journée.

30 juin. – Le ramoneur vient et nous gâche la journée. L’eau du bain est froide, les repas aussi, et de la suie apparaît sans raison dans des parties de la maison très éloignées de la sphère d’activité du ramoneur. Vers le milieu de la journée il faudrait que je sorte 12 shillings et 6 pence en liquide, ce qui m’est impossible. Je demande à toute la maisonnée et constate que personne d’autre ne les a. Finalement, la cuisinière annonce que le rôti vient d’arriver à la porte de service et que ça pourrait nous tirer d’embarras si ça ne me dérange pas qu’on le note sur le cahier. Ça ne me dérange pas, le ramoneur est payé et disparaît sur sa motocyclette.

3 juillet. – Le petit déjeuner est égayé par une lettre de ma chère Rose postée, manifestement, depuis un paradis de mer bleue et de rochers rouges sur la Côte d’Azur. Elle dit qu’elle y jouit d’un repos complet mais aussi de la sympathique compagnie d’un groupe d’amis charmants et me propose, chose inouïe, de la rejoindre pour une quinzaine de jours. Je m’exclame – un peu étourdiment, peut-être – qu’être veuve et sans enfants est sûrement la chose la plus merveilleuse au monde, mais le silence réprobateur de Robert me rappelle à moi-même et m’oblige à dire que ce n’est pas du tout ce que je voulais dire.

(NB : Je serais souvent bien en peine d’expliquer précisément ce que je veux dire, et je reconnais qu’en maintes occasions j’évite délibérément de m’autoanalyser. Mais je n’envisage pas pour autant de creuser la question, ni maintenant ni plus tard.)

J’explique à Robert que s’il n’y avait pas le problème du coût, le manque de vêtements, les domestiques et le fait de devoir quitter Vicky, j’étudierais sérieusement la proposition de Rose. Pourquoi Lady B. aurait-elle le monopole de la Côte d’Azur ? demandé-je. Robert répond : « Euh… » puis se tait pendant si longtemps que cela m’inquiète, et que dans mon esprit nous sommes déjà passés en jugement de divorce lorsqu’il finit par répéter : « Euh… » en ramassant le Western Morning News. Je ne le dis pas, mais comme contribution à la discussion je trouve cela un peu mince. Néanmoins, je suis prête à la poursuivre toute seule plutôt que de laisser tomber le sujet. Je poursuis donc, mais suis interrompue d’abord par l’entrée d’Helen Wills par la fenêtre (« Ce sale chat, il faudrait le noyer », dit Robert distraitement) puis par la lampe à alcool, qui rend l’âme et dont il faut changer la mèche. Robert veut à toute force sonner sur-le-champ, mais je l’en dissuade et m’engage à donner des instructions plus tard en faisant un nœud à mon mouchoir. (Malheureusement, ma mémoire surchargée me fera défaut quand j’arriverai à la cuisine, et je serai incapable de me rappeler si la marmelade s’est solidifiée parce qu’elle est restée trop longtemps dans le pot ou si le porridge avait simplement plus de grumeaux que d’habitude – mais revenons à nos moutons.)

Je lis la lettre de Rose une nouvelle fois et me dis que c’est la chance de ma vie. Soudain, je m’entends m’exclamer avec passion : « Les voyages forment la jeunesse ! » et cela me rappelle immédiatement l’épouse de notre pasteur, qui fait souvent ce genre de remarque avant d’emmener notre pasteur en vacances pour quinze jours dans le nord du pays de Galles.

Finalement Robert dit à nouveau : « Euh… », cette fois d’un ton un peu plus accommodant, et me demande s’il serait possible qu’on ne touche pas à son flacon d’Eno38 sur l’étagère de la salle de bains.

Aussitôt, je désigne sévèrement Mademoiselle comme la coupable, tout en me sentant fautive vu que c’est probablement moi qui lui en ai proposé au départ. J’ajoute : « Et la Côte d’Azur, qu’en pensez-vous ? » Robert a l’air abasourdi, et quitte peu après la salle à manger sans avoir pipé mot.

Je m’occupe de mon courrier en laissant de côté la lettre de Rose. Le reste se résume à une série de factures de rappel sans intérêt, une petite brochure irrévérencieuse me posant des questions indiscrètes sur l’état de mes gencives, une carte de la secrétaire régionale de l’Association des femmes me signalant une réunion à laquelle je suis censée assister, et un message chaleureux, qui m’est adressé personnellement par un monsieur titré que je ne connais pas, se terminant par une demande de 5 shillings – si je ne peux pas donner plus – en faveur d’une œuvre de charité dont il s’occupe. Tout ce qui a trait à la Côte d’Azur reste en suspens jusqu’au soir, mais une fois Vicky couchée je vais chercher Mademoiselle dans la salle d’étude. Je suis horrifiée de voir que le souper qui l’attend sur la table consiste en fromage, pickles et une tranche de jambon roulée, le tout groupé sur une seule assiette (voilà qui évoquerait assurément à un peintre une nature morte contemporaine !) flanquée d’une gigantesque cruche d’eau. Est-ce vraiment là ce qu’elle aime ? demandé-je à Mademoiselle. Elle m’assure que oui et ajoute, stoïque, que pour elle la nourriture n’a aucune importance. Elle pourrait se passer de manger pendant des jours sans s’en apercevoir. Depuis sa plus tendre enfance, elle est comme ça.

(Une question se pose fatalement : Mademoiselle pense-t-elle réellement que je vais la croire et, si oui, quelle opinion a-t-elle donc de mes capacités mentales ?)

Nous parlons de Vicky et j’évoque sa tendance à être raisonneuse. « C’est un petit cœur d’or* », réplique sur-le-champ Mademoiselle. J’en conviens, en termes un peu différents, et Mademoiselle souligne vivement l’indéniable obstination, la volonté inébranlable de notre petite Vicky, ne craignant pas d’affirmer : « Plus tard, ce sera un esprit fort. Elle ira loin, cette petite.* »

J’aborde le sujet de la Côte d’Azur. Mademoiselle, on ne peut plus compatissante, m’assure que je dois à tout prix y aller et ajoute – ce qui n’était pas absolument indispensable – que j’ai énormément vieilli ces derniers mois et que vivre comme je le fais, sans aucune distraction, mène forcément à la folie.

Elle pouvait difficilement formuler cela de manière plus percutante, et je suis fortement impressionnée.

(Question : Robert serait-il sensible à la force de ces arguments ? Il a souvent des idées préconçues à l’égard de tout ce qui n’est pas foncièrement anglais.)

Je retourne au salon et trouve Robert endormi derrière le Times. Je relis encore une fois la lettre de Rose, ce qui me pousse à dresser la liste des vêtements dont j’aurais besoin si je la rejoignais ainsi qu’une estimation des dépenses (sachant que notre situation financière, sans être brillante, est tout de même plus reluisante que d’habitude grâce à l’héritage), et je note même au dos d’une enveloppe les instructions à donner à Mademoiselle, à la cuisinière et aux commerçants avant de partir.

6 juillet. – Je prends la décison ferme et définitive de rejoindre Rose à Sainte-Agathe et lui écris pour le lui annoncer. À présent les dés sont jetés et le Rubicon franchi – ou plutôt il le sera dès que j’aurai traversé la Manche. Robert, somme toute, considère mon projet d’un œil indulgent ; il dit qu’apparemment rien d’autre ne saurait me satisfaire et que, plutôt que de compter sur la chaleur promise par Rose, je ferais bien d’emporter une bonne provision de dessous en laine. Mademoiselle se montre compréhensive mais théâtrale et s’exclame : « C’est la Sainte Vierge qui a tout arrangé !* » – ce que je trouve un peu choquant tant cela ressemble à une réclame pour agence de voyages.

Je me rends à la réunion de l’Association des femmes et informe notre secrétaire que je serai malheureusement absente à notre prochaine réunion de comité. Elle répond tout de suite qu’on peut facilement changer la date. Je proteste, mais m’avoue vaincue devant le petit calendrier qu’elle sort immédiatement en me priant de choisir mon jour et en affirmant que pour les onze autres membres du comité cela reviendra exactement au même.

(J’ai parfois des inquiétudes au souvenir des discours vibrants de certaines oratrices de notre fédération nationale déclarant que toutes les adhérentes de l’association ont les mêmes responsabilités et les mêmes privilèges… Il ne me reste plus qu’à espérer qu’aucune d’elles n’aura jamais l’occasion d’examiner de près le fonctionnement interne de nos réunions mensuelles de comité.)

12 juillet. – En effectuant mes visites d’adieux, je reçois quantité de bons conseils. Notre pasteur me dit qu’en France, où qu’on soit, boire de l’eau est pure folie si elle n’a pas été bouillie et filtrée auparavant. Son épouse partageant la méfiance de Robert quant au climat, elle me recommande de porter de la laine à même la peau, et propose également de me prêter une petite pharmacie de voyage pour les urgences. Une discussion s’ensuit sur la question de savoir si le bisulfate de quinine est soumis ou non à des droits de douane, et se termine sur la conclusion peu concluante, proférée d’un ton catégorique par notre pasteur, qu’en toutes circonstances l’honnêteté est la meilleure des lignes de conduite.

La vieille Mrs Blenkinsop – à qui je rends visite à contrecœur chaque fois que Barbara m’écrit en me remerciant de ma gentillesse – se comporte de manière tremblotante, comme quelqu’un d’affaibli, et exprime l’espoir d’être encore là à mon retour tout en laissant entendre qu’il ne faut pas trop y compter. Je dis : « Allons, allons » et commence une phrase bien tournée sur sa merveilleuse vitalité, mais la cousine Maud entre alors en trombe et l’inspiration me fuit instantanément. « Bien le bonjour, mes braves dames ! » dit-elle. Ou du moins elle me donne l’impression de l’avoir dit ; son langage est peut-être un tantinet plus moderne, mais pas beaucoup. « Alors comme ça, on s’en va faire de l’épate au Lido ou je ne sais où en laissant sa famille se dépatouiller ? Parlez-moi de l’émancipation des bonnes femmes ! » poursuit-elle. J’ai bien envie de lui rétorquer que personne en dehors d’elle n’en parle jamais en ces termes mais cela pourrait passer pour impoli, et je ne veux pas contrarier cette pauvre Mrs B., que désormais je considère purement et simplement comme une victime. Ne tenant aucun compte de la cousine Maud, je demande à la vieille dame quels livres elle me conseille d’emporter. La quantité de bagages est strictement limitée, tant en poids qu’en volume, mais je pourrais en prendre deux très longs, pourvu qu’ils soient en édition de poche, plus un autre à porter sur moi pendant le voyage.

La vieille Mrs B., probablement encore obnubilée par sa fin prochaine, répond sur-le-champ qu’il n’y a rien de tel que la Bible – suggestion qui, me semble-t-il, eût été plus appropriée venant de notre pasteur. Naturellement je lui donne à entendre que je partage son avis, mais sans m’engager davantage. La cousine Maud, d’un ton sans réplique fort agaçant, me conseille de ne rien lire du tout, surtout pendant la traversée. C’est bien connu, affirme-t-elle : essayer de fixer des yeux une page imprimée alors que le bateau tangue est la meilleure façon d’attraper le mal de mer. Il vaut mieux se réciter de la poésie ou les tables de multiplication, ça occupe l’esprit. Je ne suis pas persuadée de maîtriser les tables de multiplication, mais je me garde bien de le lui avouer.

La vieille Mrs B., abandonnant ses penchants bibliques, déclare maintenant que rien ne vaut Shakespeare. On trouve tout dans Shakespeare. Par exemple dans Le Roi Lear, dit-elle. La cousine Maud approuve avec sa vigueur coutumière, mais je serais prête à parier, et gros, qu’elle n’a pas mis le nez dans Le Roi Lear depuis que, je présume, on le lui a fait ingurgiter de force à son cher Roedean entre deux entraînements de cricket ou de hockey.

Nous évoquons la littérature en général ; la vieille Mrs B. dit que beaucoup de livres qu’on publie de nos jours ne lui paraissent pas indispensables, et se demande pourquoi il y a tant de sexualité partout. La cousine Maud dit que de toute façon les livres sont des nids à poussière, et fait disparaître l’inoffensif Time and Tide grâce auquel, à l’évidence, la vieille dame se console entre deux expéditions forcées en Baby Austin. Là-dessus je prends congé. Je reçois de la vieille Mrs B. une embrassade (elle semble prête à faire une de ses anciennes crises, mais on l’en dissuade énergiquement) et de la cousine Maud une grande tape dans le dos, appliquée d’un geste familier du plus mauvais goût.

Alors que je rentre à pied chez moi, une Bentley bleue bien connue me dépasse ; Mrs B. me salue élégamment de la main et enjoint au chauffeur de s’arrêter. Il obtempère et elle me dit : « Montez, montez, tant pis pour les chaussures crottées », ce qui me donne l’impression d’être un manant rentrant des labours. C’est pour mes bonnes œuvres, suppose-t-elle, que comme à l’ordinaire j’arpente ainsi le village ? Une telle persévérance, jour après jour, est tout simplement merveilleuse. Je réponds en articulant très distinctement que je m’apprête à partir pour la Côte d’Azur, où je dois rejoindre un groupe d’illustres amis. (Ce n’est pas tout à fait faux, puisque ma petite Rose m’a promis de me présenter à de nombreuses personnes intéressantes, parmi lesquelles une vicomtesse.)

Ah bon, dit Lady B., mais pourquoi n’y vais-je pas à la bonne saison ? Et pourquoi ne fais-je pas le voyage par mer ? Naviguer sur un yacht, c’est tellement merveilleux ! Et pourquoi, encore une fois, n’ai-je pas choisi l’Écosse plutôt que la France ?

Je ne réponds à aucune de ces questions et lui demande de me déposer au coin. Elle s’exécute puis fait signe au chauffeur de redémarrer, mais se ravise aussitôt et se penche par la vitre pour me dire qu’elle peut me trouver tous les renseignements sur les petites pensions* pas chères si cela m’intéresse. Comme cela ne m’intéresse pas, elle s’en va enfin.

Je me laisse aller à un fantasme dans lequel la Bentley s’écrase de manière spectaculaire contre un énorme autobus et se retrouve en miettes. J’autorise le chauffeur à s’en sortir indemne, mais le sort de Lady B. demeure incertain en raison d’un principe bien enraciné, datant de ma plus tendre enfance, selon lequel c’est mal de souhaiter la mort de quelqu’un. Je ne crois pas, cela dit, que des blessures graves avec possibilité d’être défigurée tombent sous le coup de cette loi – mais ces pensées ne mènent à rien, je ferais mieux de les chasser.

14 juillet. – La question des livres à emporter reste en suspens jusqu’à une heure tardive le dernier soir. Robert demande : « Pourquoi voulez-vous donc en prendre ? » Vicky m’apporte Les Malheurs de Sophie* et les range tout au fond de ma valise, d’où Mademoiselle a ensuite beaucoup de mal à les extraire. Je me décide finalement pour La Petite Dorrit et The Daisy Chain, plus Jane Eyre39 à mettre dans la poche de mon manteau. Je préférerais être le genre de personne à ne pas pouvoir me séparer d’un livre de Keats, ou même de Jane Austen, mais c’est au-delà de mes capacités.

15 juillet.NB : Rappeler à Robert avant de partir qu’il faut payer Gladys samedi. Donner des instructions pour que le ménage soit fait à fond dans ma chambre. Donner des instructions à propos du linge. Demander à Mademoiselle de veiller aux dents de Vicky (glyco-thymoline), à ce qu’Helen Wills ne dorme pas sur son lit, et à doubler son manteau de soie sauvage. Écrire au boucher. Me laver les cheveux.

17 juillet. – Robert m’accompagne au premier train pour Londres après des adieux précipités et énervants durant lesquels je passe mon temps à tenter frénétiquement de fermer ma valise. J’y parviens enfin, mais après cela je suis persuadée que j’aurai au moins autant de mal à la rouvrir. Vicky me dit au revoir gaiement mais avec tendresse, puis me coupe bras et jambes à la dernière seconde en me demandant, toute confiante, si je serai rentrée pour lui lire une histoire après le goûter. La durée de mon absence lui ayant déjà été expliquée en détail, cette question est tout bonnement stupide mais elle réussit à m’angoisser sérieusement, d’autant que Mademoiselle s’écrie : « Ah ! la pauvre chère mignonne !* » en prenant le ciel à témoin.

(NB : Les Françaises se laissent souvent porter par l’émotion à des extrémités hautement ridicules.)

La cuisinière, Gladys et le jardinier, debout à l’entrée, me souhaitent de bonnes vacances ; la première ajoute qu’on dirait qu’une bourrasque se prépare, et que pour sa part elle a toujours eu horriblement peur de mourir noyée. Là-dessus, la voiture démarre.

Nous arrivons à la gare beaucoup trop tôt, comme d’habitude, et pour passer le temps je prie Robert de m’envoyer un télégramme s’il arrive quoi que ce soit aux enfants : je peux être rentrée en vingt-quatre heures. Pour toute réponse, il me demande si j’ai mon passeport. Je sais parfaitement qu’il est dans mon petit nécessaire de toilette violet, où je l’ai mis il y a une semaine, et depuis j’ai vérifié deux ou trois fois par jour – la dernière fois juste avant de quitter ma chambre il y a trois quarts d’heure. Je me sens pourtant inexplicablement contrainte d’ouvrir mon sac, d’en sortir la clef, de déverrouiller le petit nécessaire de toilette violet et de m’assurer une fois de plus que mon passeport y est.

(Question : Un tel comportement n’est-il pas considéré dans les milieux thérapeutiques comme un symptôme d’aliénation mentale ? Cela me fait vaguement penser, non sans inquiétude, à la conduite singulière du docteur Johnson40 dans les rues de Londres, mais cette comparaison est trop affreuse pour que je la mène à son terme.)

Le train arrive, et en disant au revoir à Robert je lui demande sottement s’il préférerait que je ne parte pas. Sagement, il fait comme s’il n’avait pas entendu.

(Question : Cela ne créerait-il pas une situation extrêmement ennuyeuse si un jour il acceptait une proposition impulsive de ce genre ? Cela m’amène inévitablement à m’interroger sur la sincérité de telles propositions, mais là encore le problème est trop difficile à regarder en face, et je remise toutes ces pensées.)

Je tourne mon attention vers ma compagne de voyage, une femme grisonnante à l’air soupçonneux qui m’informe d’emblée que, la porte des toilettes attenantes à notre compartiment étant dotée d’une serrure défectueuse, elle ne reste pas fermée. Je dis « Oh ! » d’un air compréhensif et ferme la porte. Nous l’observons anxieusement, et voilà qu’elle se rouvre brusquement. Puis ma compagne de voyage fait une nouvelle tentative, sans plus de résultat. Cette activité nous occupe une bonne partie du trajet. Je lui fais observer, pensive, que « l’espoir jaillit éternellement au cœur de l’homme41 » et elle affiche une mine de plus en plus soupçonneuse. Elle finit par dire d’un ton désespéré que, vraiment, elle ne trouve pas cela très sympathique et s’abîme dans un silence accablé. La porte, elle, reste triomphalement ouverte.

Au cours du trajet en taxi de Waterloo à Victoria, je sors mon passeport pour l’avoir à portée de la main puis, jugeant plus prudent de le laisser dans mon nécessaire de toilette, je l’y remets. (Le docteur Johnson tente une timide réapparition, mais se fait chasser séance tenante.) J’observe, horrifiée, qu’une forte bourrasque secoue violemment les arbres de Grosvenor Gardens.

Je change de l’argent dans un petit kiosque de la gare Victoria où un jeune homme à l’air hautain refuse de me donner autre chose que des billets de 100 francs. J’ai beau lui demander à quoi ils vont me servir quand je devrai payer un porteur, il demeure inflexible. Un employé infiniment qualifié en uniforme bleu et or de la compagnie Dean & Dawson vient à mon secours, me trouve miraculeusement de la monnaie, me demande si j’ai une réservation, me conduit à ma place et m’informe qu’il représente l’agence de voyages la plus renommée de Londres. Je lui assure avec chaleur que je ne recourrai jamais aux agences concurrentes – ce qui est la vérité – et nous nous séparons fort satisfaits l’un de l’autre. Je note sur un bout déchiré d’étiquette à bagage que, ne serait-ce que par honnêteté, il faudrait que j’écrive à la D & D pour faire l’éloge de leur admirable employé, tout en sachant que je ne le ferai probablement jamais.

Dans le train pour Folkestone je passe mon temps à regarder par la vitre, et je vois de très grands arbres courbés jusqu’à terre par la force du vent. Les paroles de la cuisinière me reviennent fâcheusement en mémoire. Je me rappelle aussi divers conseils qu’on m’a donnés, et j’ai du mal à trancher entre a) me rendre directement au salon Dames, ôter mon chapeau et m’étendre bien à plat (stratégie préconisée par Mademoiselle) et b) rester à tout prix au grand air et penser à autre chose (recommandation de tante Gertrude par courrier). En fin de compte, je suis dispensée de choisir : cinq minutes après l’embarquement, je constate que le salon Dames est entièrement occupé par des passagères qui ont ôté leur chapeau et sont étendues bien à plat.

Je retourne sur le pont, m’assieds sur ma valise et décide de penser à autre chose. Un instituteur et sa femme, qui vont en vacances à Boulogne, discutent par-dessus ma tête de la formation continue à l’université et semblent indifférents aux éléments. Je sors Jane Eyre de ma poche, moitié dans le faible espoir de les impressionner et moitié pour me changer les idées, mais je me souviens de la cousine Maud et suis bien obligée d’admettre qu’elle avait raison. Peut-être son conseil de réciter de la poésie était-il judicieux lui aussi ? Je suis incapable de penser à quoi que ce soit, si ce n’est à l’incroyable sensation de froid et d’humidité qui me gagne insidieusement. L’instituteur me demande tout à coup : « Vous êtes sûre que ça va ? » Je réponds : « Oui, oui », et il part d’un rire enjoué et professoral en évoquant l’ascension de l’Everest. Alors que j’ignorais l’avoir gardée en mémoire, je m’aperçois que je suis en train de me réciter une poésie ingénieuse, pleine d’allitérations destinées à mémoriser l’alphabet, que j’ai apprise à l’école. (NB : Je comprends confusément pourquoi les mourants retrouvent leurs souvenirs d’enfance.)

J’en suis à :

C la compote sans cannelle

D le diable qui dort debout

quand les éléments ont totalement raison de moi. Je me rappelle vaguement l’instituteur criant à la cantonade d’un ton autoritaire : « Laissez passer ! Cette dame est malade ! » et répétant cette injonction chaque fois que je dois lâcher ma valise. Entre-temps, je continue dans mon délire à me colleter avec ma poésie allitérative et ne déclare forfait qu’à

Q c’est la quille sur le quai

– ce que, ma foi, je considère comme honorable.

Nous arrivons enfin à Boulogne, je trouve ma place réservée dans le train, plusieurs employés que j’interroge me disent soit que nous changeons, soit que nous ne changeons pas une fois arrivés à Paris, je renonce à élucider la question pour le moment et commande un petit verre de cognac pour me remonter.

18 juillet, Sainte-Agathe. – Les vicissitudes du voyage sont très étranges, et je suis frappée une fois de plus par le fossé existant entre les périples qu’on effectue dans la vraie vie et ceux que nous racontent les romans. Je me rappelle très peu d’œuvres de fiction dans lesquelles un trajet en train quel qu’il soit ne comporte pas : a) une rencontre mouvementée avec un membre du sexe opposé engendrant un problème émotionnel délicat ; b) la découverte d’un cadavre atrocement défiguré dans des circonstances se dérobant à toute explication ; ou c) la fugue amoureuse de deux personnes, chacune mariée de son côté, se terminant par une douloureuse désillusion ou un noble renoncement.

Rien de tout cela ne vient égayer mes propres pérégrinations, mais cela ne veut pas dire que la nuit s’écoule sans incidents.

La voiture de seconde classe est pleine, et je n’ai pas eu la chance qu’on m’attribue un coin. Un jeune gentleman américain est assis en face, de même qu’un couple de Français assez âgés, accompagnés d’un ami volubile à béret bleu qui se coupe les ongles avec un canif tout en nous décrivant la situation du commerce viticole.

J’ai d’un côté une mère grisonnante assez âgée en noir et de l’autre ses deux fils, prénommés Guguste et Dédé. (Ce dernier doit avoir environ quinze ans et porte des chaussettes hautes, ce qui me paraît une erreur, mais montrons-nous ouverte d’esprit.)

Vers 11 heures du soir nous sombrons tous dans le silence sauf le béret bleu, lequel disserte à présent sur les champions de tennis et a beaucoup à dire sur chacun d’eux. Le jeune gentleman américain a l’air mal à l’aise chaque fois qu’un de ses compatriotes est cité, mais de toute évidence il ne comprend pas suffisamment le français pour saisir les remarques du béret bleu, ce qui est aussi bien.

Alors que nous nous sommes tous assoupis les uns après les autres – sauf l’infatigable béret bleu, qui mange à présent de petits friands à la viande – le train s’arrête dans une gare, et du couloir nous parviennent les bribes d’une altercation concernant l’admission à bord d’un voyageur manifestement accompagné d’un gros chien. Une voix d’homme s’y oppose en répétant fermement à intervalles rapprochés : « Un chien n’est pas une personne* », vigoureusement soutenu par un chœur unanime répétant après lui : « Mais non, un chien n’est pas une personne.* »

Là-dessus je m’endors, mais me réveille longtemps après en entendant une voix implorante venue du couloir demander : « Mais voyons… N’est-ce pas qu’un chien n’est pas une personne ?* »

Le problème n’est toujours pas réglé quand je me rendors, et comme au matin on n’en entend plus parler, je m’interroge en vain : le propriétaire du chien* est-il resté à la gare avec lui, ou voyage-t-il en tête à tête* avec son compagnon dans un wagon séparé ? Je fais une toilette rudimentaire dans le local horriblement sale prévu à cet effet après avoir longtemps fait la queue. Je suis bien ennuyée d’apprendre qu’il n’y a aucun moyen de se faire servir le petit déjeuner avant l’arrêt du train à Avignon. Plus tard j’en informe le jeune gentleman américain, que cela jette dans un profond désarroi, d’autant qu’il ne sait pas comment on dit grapefruit42 en français. Moi non plus, mais je peux lui certifier qu’il n’en aura pas besoin.

Le train a du retard et n’arrive à Avignon que quelques minutes avant 10 heures. Le jeune gentleman américain, pris de panique, m’assure que s’il descend du train celui-ci va repartir sans lui. Cela lui est déjà arrivé à Davenport, dans l’Iowa. Afin d’empêcher semblable catastrophe aujourd’hui, je m’offre à aller lui chercher son café et ses deux petits pains et j’accomplis cette mission avec succès – non sans m’être d’abord procuré ce dont j’ai besoin. Après cela l’ambiance est plus gaie, et Guguste annonce son intention de se raser. Sa mère crie : « Mais c’est fou !* », ce que j’approuve intérieurement, et tous les autres remontrent à Guguste (sauf Dédé, qui est d’humeur mélancolique) que le train se balance et qu’il va se couper. Le béret bleu prédit même qu’il va se décapiter, ce qui provoque un tollé général.

Guguste demeure inflexible et sort son marériel de rasage, ainsi qu’une tasse qu’il fait tenir à Dédé. Nous l’entourons tous en retenant notre souffle, et sa mère lui soutient le coude tandis qu’il mène à bonne fin les opérations, lesquelles ne produisent aucun changement visible dans son apparence. Ensuite, subissant le contrecoup de cette excitation, nous sombrons tous dans un silence étouffant et poussiéreux. Le paysage devient rocheux et sablonneux, une brume de chaleur fait miroiter sa surface, et de temps en temps nous entrevoyons le bleu-vert lumineux de la mer.

Par intervalles, le train s’arrête et éjecte différentes personnes. Nous perdons le couple de Français assez âgés – qui oublient une Thermos à leur place et que Guguste doit rappeler en hurlant par la vitre –, puis le béret bleu, volubile jusqu’à la fin, qui se retourne sur le quai pour nous saluer tandis que le train redémarre. Guguste, Dédé et leur mère restent avec moi jusqu’au bout, puisqu’ils vont à Antibes. Le jeune gentleman américain descend en même temps que moi, mais je le perds complètement de vue dans l’effervescence des retrouvailles avec Rose, ravissante dans sa robe de lin jaune à broderies. Elle me dit qu’elle est contente de me voir et ajoute que je ressemble à une serpillière – ce qui est la vérité, je le constate à l’hôtel en me regardant dans la glace –, mais omet gentiment d’ajouter que j’ai des taches de suie sur la figure et que, pour une raison mystérieuse, ma combinaison dépasse de ma robe de dix centimètres, apportant une dernière touche humiliante à mon aspect général.

Elle me recommande de prendre un bain et de me coucher ; j’acquiesce, mais refuse la tasse de thé qu’elle me propose parce que cela me rappellerait vraiment trop la campagne anglaise et que ce serait malvenu. Je demande sottement si des lettres sont arrivées de chez moi – ce qui, à moins qu’elles aient été écrites avant mon départ, est évidemment impossible. Rose s’enquiert de Robert et des enfants puis, quand je lui réponds que je n’aurais sans doute pas dû partir sans eux, me recommande à nouveau d’aller me coucher. Elle a sûrement raison, et j’obtempère.

23 juillet. – Je ne peux m’empêcher de comparer la vitesse hallucinante à laquelle le temps fuit quand on est en vacances et la lenteur à laquelle passent les jours, et même les heures, lorsqu’on se trouve dans un environnement plus familier.

(NB : Voilà qui règle son compte une fois pour toutes à l’idée fallacieuse selon laquelle le temps semble long lorsqu’on ne fait rien. Il semble au contraire beaucoup plus long lorsqu’on ne cesse de s’agiter.)

Rose, qui a toujours le don de se faire des amis charmants et intéressants, a trouvé sa place dans un cercle de personnes de talent, et dans certains cas de grand renom. Nous nous retrouvons tous chaque jour sur les rochers pour prendre des bains de mer. La température et le cadre étant très, très différents de ceux de la Manche ou de l’océan Atlantique, je m’enhardis au point de pratiquer la natation de manière intensive. Je ne puis toutefois rivaliser avec la vicomtesse, qui sait plonger, ni avec son ami, qui a une façon inimitable et saisissante de se laisser tomber en arrière dans l’eau. À vrai dire, l’esprit d’émulation me pousse à essayer de plonger une seule et unique fois, et je suis alors convaincue d’avoir touché le fond de la Méditerranée – au point de douter, en fait, de pouvoir remonter un jour –, mais quand je demande à une spectatrice extrêmement gentille (directrice d’une célèbre école) jusqu’où je suis descendue, elle me répond aimablement : « À peu près jusqu’au niveau de l’eau, je crois », et cela clôt le sujet.

25 juillet. – Vicky m’écrit une lettre affectueuse mais courte, et Mademoiselle une plus longue et pratiquement illisible, mais exprimant visiblement l’espoir que je profite bien de mon séjour. Cela me touche, et j’envoie à chacune d’elles une carte postale illustrée. La lettre que Robin a écrite à l’école arrive plus tard, et elle contient les allusions habituelles à des garçons que je ne connais pas. Il m’informe qu’il en a invité deux à venir le voir pendant les vacances et qu’il a accepté d’aller passer une semaine chez un troisième. En post-scriptum il me pose une question très directe : « As-tu acheté du chocolat ? »

J’achète sur-le-champ du chocolat.

26 juillet. – Je constate dans la glace que je fais dix ans de moins qu’à mon arrivée et j’en suis ravie, d’autant que j’ai vécu récemment ce que je ne peux m’empêcher de considérer comme une aventure dangereuse au milieu d’une mer (temporairement) houleuse, agitée par le vent d’est*, où personne excepté la vicomtesse de Rose n’avait envisagé de se risquer. Elle montre au loin un énorme rocher et annonce son intention d’y aller à la nage. Je dis que j’y vais aussi. Bien avant que nous soyons à mi-chemin je sais que je ne l’atteindrai jamais, et forme des vœux pour que la seconde épouse de Robert soit gentille avec les enfants. La vicomtesse, tout en nageant tranquillement, me demande si tout va bien. Je réponds : « Oui, très bien » et bois aussitôt la tasse.

(Question : Est-ce un châtiment divin ?)

Je continue de nager. Le rocher s’éloigne de plus en plus. Je me fais la réflexion que les gros titres annonçant mon décès en si élégante compagnie ne manqueront pas de chic, et j’en rédige mentalement un ou deux qui à mon avis feraient de l’effet dans le journal local. Alors que je m’attelle au paragraphe destiné à notre bulletin paroissial, je heurte un petit rocher et bois à nouveau la tasse. Et puis, inexplicablement, j’émerge une fois de plus de l’écume – mais pas du tout, je m’en rends malheureusement compte, à la manière de Vénus.

On dit qu’avant de mourir par noyade on voit défiler toute sa vie. À cette fâcheuse pensée, peu s’en faut que je ne coule derechef. Un seul souvenir du passé, s’il n’est pas judicieusement choisi, me déconcerte au plus haut point, aussi n’est-il pas question que j’en revoie toute une série. Je m’avise tout à coup que l’espace entre le rocher et moi a nettement diminué. La vicomtesse, qui est restée près de moi tout du long en affichant une mine légèrement inquiète, le franchit sans encombre, et pour ma part je me retrouve peu après agrippée du bout des doigts à des saillies tranchantes et les genoux en sang. Je comprends alors que j’ai été « épargnée », comme on dit.

(NB : Il faudrait que j’essaie de comprendre pour quelle raison, s’il y en a une.)

Bien décidée à prendre ce formidable exploit comme allant de soi, je me contente d’une simple allusion à Byron franchissant l’Hellespont à la nage, mais elle aurait meilleure allure si je la faisais moins précipitamment, sans suffoquer, et si je n’avais pas plusieurs litres d’eau à recracher.

Se pose alors un problème certes mineur mais très énervant : qu’est-ce qui remplace un mouchoir quand on vient de se baigner ? Je ne vois aucune circonstance – à part, peut-être, l’enterrement d’un être cher – où l’on a plus souvent et plus cruellement besoin de ce petit article de base. La solution, quand je la trouve, ne me satisfait pas du tout.

Je dis que j’ai froid, ce qui est la vérité, et que je vais rentrer par les rochers. La vicomtesse, avec un tact admirable, ne tente pas de m’en dissuader, et je me mets en route.

27 juillet. – Pas de doute, la fin des vacances approche, et tout le monde me demande très gentiment : « Pourquoi ne restez-vous pas un peu ? » Je réponds en évoquant Robert et les enfants – et en ajoutant à part moi les domestiques, le linge, l’Association des femmes, l’extérieur de la baignoire à repeindre et l’étendue de mon découvert. Chacun exprime poliment le regret de me voir partir et je pousse l’imprudence jusqu’à déclarer que je reviendrai l’année prochaine, ce qui, je le sais pertinemment, n’est guère probable.

Je passe la dernière soirée à écrire des cartes postales à toutes les personnes à qui j’avais l’intention d’en écrire depuis le départ.