29 juillet, Londres. – Le retour s’effectue dans de bien meilleures conditions, car je voyage en première classe en compagnie de l’une des amies les plus illustres de Rose. (J’aimerais beaucoup tomber par hasard sur Lady B. à Paris ou ailleurs, mais cette sorte d’heureuse coïncidence ne se présente pas. Je veillerai toutefois à lui faire savoir sans faute quels cercles j’ai fréquentés.)
La traversée se révélant plus tempétueuse que jamais, j’ai de nouveau recours à ma poésie sur l’alphabet, qui donne d’aussi mauvais résultats qu’à l’aller. Le bateau a du retard, le train pour Londres encore plus, le dernier train pour l’ouest de l’Angleterre a quitté Paddington bien avant que j’arrive à Victoria, et il me faut passer la nuit à Londres. Je tente un appel longue distance pour prévenir Robert, mais comme d’habitude la ligne est mauvaise, et tout ce que j’entends c’est : « Quoi ? » Robert, de son côté, entend apparemment encore moins bien, et par conséquent cela ne nous mène pas très loin. Je m’avise que je n’ai pas d’argent, bien que j’en aie emprunté à Rose, mes dépenses ayant comme d’habitude dépassé mes prévisions, mais je m’en ouvre à la secrétaire de mon club qui accepte de me faire confiance. Elle ajoute cependant : « Parce que c’est pour une seule nuit », ce qui ne laisse pas de me déconcerter.
30 juillet. – Se réadapter s’avère parfois assez difficile après une absence d’une durée et d’un caractère inhabituels.
31 juillet. – Le début des vacances est marqué, comme à l’ordinaire, par les rendez-vous chez le dentiste et le médecin. Les photographies que j’ai prises à Sainte-Agathe arrivent, et à l’évidence elles m’intéressent beaucoup plus que les autres, mais peut-être est-ce naturel. (Mon costume de bain se révèle encore plus seyant que je ne pensais mais ma coiffure, elle, laisse à désirer, sans doute à cause de l’eau salée.) Je remarque à regret que je passe nettement plus de temps à examiner les clichés où l’on me voit que ceux où figurent mes délicieux amis, ou même les beautés de la nature telles que les montrent mes études photographiques du ciel et de la mer.
Les cadeaux que j’ai rapportés pour Vicky, Mademoiselle et l’épouse de notre pasteur reçoivent tous un accueil très favorable et j’en suis enchantée. En revanche, la robe de chintz bleu à fleurs que j’ai payée 63 francs à Sainte-Agathe ne me va plus, mon hâle s’étant estompé pour laisser réapparaître mon teint jaunâtre habituel. Même Mademoiselle, d’ordinaire si bien disposée en matière de vêtements, regarde la robe d’un air dubitatif en disant : « Tiens ! On dirait un bal masqué.* » Comme elle sait, et moi aussi, que nos voisins ne sont jamais allés et n’iront jamais à un bal masqué*, cela équivaut à une condamnation sans appel de la robe de chintz bleu, que je range sans mot dire tout au fond de ma garde-robe.
Helen Wills, me dit la cuisinière, va bientôt avoir une nouvelle portée. Elle ne sait pas si Robert est au courant.
Je passe un temps fou à correspondre avec des mères inconnues dont Robin a invité les fils ici, et une grand-mère chez qui il doit passer une semaine en compagnie de son descendant. L’étrange impossibilité de trouver des dates et des trains qui conviennent à tout le monde rend cette affaire proprement excédante. La grand-mère, notamment, m’envoie une avalanche de lettres et de télégrammes auxquels je me sens à chaque fois obligée de répondre, essentiellement pour la remercier poliment d’avoir la gentillesse de recevoir Robin. J’ai beaucoup, beaucoup de mal à trouver de nouvelles formules, d’autant qu’il me faut garder quelque chose en réserve pour la lettre que je devrai lui envoyer quand le séjour de Robin sera terminé.
1er août. – Robin est rentré ; il a grandi et me semble pâle. Il a aussi acheté un grand flacon de brillantine et en a mis sur ses cheveux, qui sentent la pharmacie bon marché. Ne voulant pas me montrer intolérante, je me contente de me taire pendant que Vicky, extatique, s’exclame que c’est épatant – ce qui est aussi l’opinion de Robin. Ils s’excitent, poussent des cris, et je leur suggère d’aller dans le jardin. Robin dit qu’il a faim parce qu’à midi il n’a rien mangé. Enfin, pratiquement rien, ajoute-t-il par acquit de conscience. Renseignements pris, ce « pratiquement rien » a consisté en un paquet de sandwiches, deux bouteilles d’une infâme boisson appelée Cherry Ciderette, une tablette de chocolat au lait, deux bananes achetées en route et une petite boîte de biscuits au fromage qu’un garçon du nom de Sherlock lui a échangé contre son exemplaire de L’Année des succès de variété de l’an dernier.
Comme d’habitude au début des vacances, les marques de tendresse très touchantes entre Robin et Vicky occupent le premier plan, mais malheureusement l’expérience m’a appris qu’il ne faut surtout pas compter qu’elles durent plus de vingt-quatre heures – si elles durent jusque-là.
(Question : La maternité rend-elle cynique ? Ce serait contraire à toutes les conventions artistiques, littéraires et morales, mais je ne parviens pas à chasser tout à fait l’idée que la réponse pourrait bien être affirmative.)
Malgré tout, je suis incapable de rester de marbre lorsque j’entends Vicky informer la cuisinière que, quand elle se mariera, son mari sera exactement comme Robin. La cuisinière dit avec indulgence : « D’accord, mais écarte-toi de cette saucière, tu seras mignonne. Et la femme de monsieur Robin, elle sera comment ? » À quoi l’intéressé répond qu’il ne pourra certainement pas trouver une femme exactement comme Vicky parce qu’elle est trop gentille, il ne peut pas y en avoir une autre pareille.
2 août. – Je note avec intérêt le changement ahurissant qu’engendre la présence d’un seul enfant supplémentaire dans un foyer. Robert trouve une bille (sur laquelle il marche malencontreusement), une mystérieuse petite boîte vide avec un trou au fond et la moitié d’une éponge déchirée dans l’escalier, et déclare que cette maison est un vrai capharnaüm, ce qui à mes yeux est excessif. Mademoiselle parle du bruit que font Robin, Vicky, le chien et Helen Wills, manifestement en proie à une crise de folie collective dans le grenier à foin, comme d’un tohu-bohu*. Très expressif, ce mot.
Les repas, en particulier le déjeuner, sont loin d’être paisibles. De temps à autre, je me souviens avec une douloureuse stupéfaction des théories auxquelles je souscrivais avant d’être mère, par exemple qu’il ne faut pas dire sans arrêt aux enfants : « Ne fais pas ça » ou les chapitrer continuellement. À présent, je préfère ne pas compter les fois où je dois adresser ce genre de réprimandes à mes chers petits. Je repense souvent aux descriptions enthousiastes que m’a faites Angela d’autres familles où une discipline merveilleuse était obtenue sans effort de part ni d’autre. J’aimerais bien – ou, beaucoup plus probablement, je n’aimerais pas du tout – entendre ce que dit de nous cette chère Angela lorsqu’elle rend visite à des amis communs ou à des gens de la famille.
Rose m’écrit gaiement qu’elle est toujours sur la Côte d’Azur, que le ciel est toujours bleu, les rochers toujours rouges et les bains de mer toujours aussi délicieux. Cela me donne l’impression étrange de recevoir un message d’un autre monde où j’aurais séjourné il y a des lustres et dont je n’aurais que de vagues souvenirs. Il fait un temps abominable, et comme d’habitude j’ai du mal à trouver pour les enfants des activités d’intérieur qui soient variées, absorbantes et relativement calmes. Je préfère ne pas imaginer ce qui se passera s’il fait toujours aussi mauvais quand le camarade de Robin (Henry de son prénom) arrivera. Je demande à Robin ce que mange son ami et il répond : « Oh, de tout. » Aime-t-il le cricket ? Il suppose que oui. Et la lecture ? Il ne sait pas. J’abandonne, et commande aux magasins Army and Navy une grosse boîte de biscuits pour pique-nique.
La société R. Sydenham et deux entreprises hollandaises que je ne connais pas m’envoient des brochures sur les bulbes d’intérieur. R. Sydenham, particulièrement optimiste, convient qu’il y a eu des échecs dans le passé mais souligne que tous, sans exception, étaient dus à la non-observance des instructions de la page 22. Je m’abîme dans la lecture de la page 22 et découvre qu’il me suffit d’acheter le mélange spécial de chez R. Sydenham pour planter les bulbes spéciaux de chez R. Sydenham.
J’en fais part à Robert, qui n’encourage pas du tout ce projet en évoquant le mois de novembre dernier. Sur le moment je ne trouve pas de réponse vraiment adéquate, mais j’en trouverai sûrement une dimanche pendant la messe, ou dans d’autres circonstances tout aussi inappropriées.
3 août. – Une divergence d’opinions se fait jour entre père et fils à propos du repas du soir de Robin, celui-ci affirmant qu’absolument tous les garçons de son âge ont droit au même dîner que les adultes, à la même heure et à la même table, et Robert rétorquant sèchement que leurs parents sont de fieffés imbéciles, ce qu’en moi-même je considère comme un langage inapproprié devant les enfants. Finalement un compromis insatisfaisant est trouvé : Robin descend le soir dans la salle à manger pour la soupe, marque une pause puis prend le dessert, et pendant tout ce temps Robert observe un silence réprobateur tandis que je m’adresse simultanément aux deux sur des sujets complètement différents.
(Être épouse et mère est quelquefois usant.)
De surcroît, Vicky s’offusque d’être exclue de ce qu’elle considère visiblement comme un banquet nocturne d’une magnificence digne de Lucullus, et Mademoiselle encourage en sous-main cette attitude rebelle. Je suis ébahie par l’extraordinaire persévérance que montre Vicky en me demandant jour après jour pourquoi elle ne peut pas dîner elle aussi avec nous, et du nombre pareillement phénoménal de fois où je lui réponds immuablement : « Six ans, c’est trop jeune, ma chérie. »
Il fait un froid désagréable et je m’en plains. Robert m’assure qu’en réalité il fait vraiment bon, seulement je ne prends pas assez d’exercice. J’ai souvent remarqué cette curieuse croyance, courante parmi la gent masculine, selon laquelle il ne faut jamais, sous aucun prétexte, faire preuve de compréhension au sujet des petits maux de l’existence.
Les journées sont ponctuées par la question récurrente de savoir si l’herbe est trop mouillée pour que les enfants s’y assoient et s’ils doivent mettre leurs chandails de laine ou pas. Chaque fois que je leur demande s’ils ont froid ils me répondent d’un air fâché qu’ils meurent de chaleur. J’aimerais bien qu’on me fournisse une explication scientifique ou psychologique à ce phénomène singulier, et je garde la question en réserve pour la prochaine fois où je me trouverai en compagnie d’intellectuels. Pour l’instant, à vrai dire, cette perspective me semble extrêmement lointaine.
La cuisinière dit que si on n’embauche pas quelqu’un pour aider en cuisine elles n’arriveront pas à tout faire. Je trouve, moi, que cette demande injustifiée générerait une dépense inutile. Je sais aussi qu’on ne trouve personne à embaucher à cette époque de l’année. Non sans dégoût, je m’entends répondre d’une voix aussi aimable qu’hypocrite : « Très bien, je vais voir ce que je peux faire. » La vérité, c’est que les domestiques font de nous tous des lâches.
7 août. – Aujourd’hui ce sont les floralies du village. Vêtus d’imperméables, nous foulons l’herbe mouillée en disant que ç’aurait pu être bien pire – vous avez vu le temps qu’ils ont eu à West Warmington la semaine dernière ? Cela me rappelle irrésistiblement ce qu’on m’a dit de l’admirable sketch de Ruth Draper sur la vente de charité à la campagne43, mais je m’efforce de ne pas trop y penser. L’épouse de notre pasteur m’emmène voir les travaux d’aiguille des écolières, exposés sous un chapiteau parmi les oignons, les bégonias et autres végétaux. Alors que je m’extasie devant un caraco de coton rose brodé de pensées mauves, un garçon que je ne connais pas s’approche de moi en disant : « Excusez-moi, votre petite fille ne va pas très bien et on n’arrive pas à la faire descendre de la balançoire. Pourriez-vous venir, s’il vous plaît ? » J’obtempère, suivie de l’épouse de notre pasteur disant que c’est à coup sûr la chaleur – quelle ineptie ! – et que ces balançoires lui paraissent toujours très dangereuses depuis qu’un affreux accident s’est produit là où elle habitait avant : tout s’est écroulé, sept spectateurs ont été tués et beaucoup d’autres blessés. Je suis soulagée, après cela, de trouver Vicky simplement en proie à la nausée et s’agrippant obstinément aux cordes sans écouter les deux hommes qui lui disent d’en bas : « Descendez donc de là, mam’zelle » et « Allons, allons, petite », tandis que Mademoiselle, dans un état de nerfs épouvantable, mains jointes, marche d’arrière en avant et débite en français toutes sortes d’interjections et d’invocations aux saints. Robin s’est réfugié à l’autre bout du parc et feint de s’intéresser à un énorme percheron attaché avec des rubans rouges.
(NB : Mon petit Robin n’est peut-être pas si différent de son père qu’on serait parfois tenté de le croire.)
Je dis à Vicky d’un ton très, très sévère que si elle ne descend pas immédiatement elle ira se coucher de bonne heure tous les soirs pendant une semaine. Par malheur, la fanfare attaquant alors un Land of Hope and Glory44 tonitruant, je suis obligée de hurler cette menace sans aucune dignité et de la répéter trois fois avant qu’elle fasse de l’effet, et dans l’intervalle un gros attroupement s’est formé autour de nous. La foule éclate en applaudissements lorsque la nacelle s’immobilise enfin et Vicky, le teint affreusement brouillé, est soulevée par un homme en veste à carreaux et casquette de tweed qui lui dit : « Et voilà, Miss Amy Johnson45 ! » sous de nouveaux applaudissements.
Mademoiselle emmène Vicky à l’écart ; il n’était que temps. L’épouse de notre pasteur dit que les enfants sont tous pareils, que c’est peut-être une légère intoxication alimentaire, on ne sait jamais, et si je venais l’aider à décerner le prix du landau le mieux décoré ?
Je croise plusieurs personnes de connaissance ainsi qu’une nouvelle voisine, Miss Pankerton, qui a acheté une petite maison au village et à qui je n’ai pas encore rendu visite. Elle porte un pince-nez et il paraît qu’elle est allée à Oxford. La seule chose que j’arrive à lui faire dire, c’est que tout cela lui rappelle Dostoïesvski.
J’ignore ce qu’elle entend par là et je m’en moque. Je suis bien convaincue, en revanche, que je n’en ai pas fini avec Miss P. et Dostoïesvski, car elle m’assure qu’elle est la personne la moins conventionnelle du monde et qu’elle ne fait jamais de manières. Si elle rencontre quelqu’un avec qui elle a des affinités, elle le sait tout de suite et rien ne l’arrête. Suivant l’envie du moment, elle peut très bien passer à l’improviste pour le petit déjeuner ou recevoir à l’improviste pour le café après dîner. Étant incapable d’imaginer la réaction de Robert si Miss P. et Dostoïesvski s’invitent au petit déjeuner, je mets fin à la conversation le plus vite possible.
Je trouve Robert, notre pasteur et un châtelain des environs en train de regarder les chevaux. Notre pasteur et le châtelain parlent de la pluie et du beau temps mais ne disent rien de nouveau. Robert, lui, ne dit rien du tout.
Je rentre à la maison vers 8 heures du soir curieusement épuisée, et j’ai un moment de découragement en croisant les deux bonnes qui s’en vont danser aux floralies. La cuisinière me dit d’un ton encourageant que les pommes de terre sont dans le four et que tout le reste est sur la table ; elle espère seulement que la minette ne s’est pas faufilée à l’intérieur, rapport au beurre. Plus tard je fais la vaisselle pendant que Mademoiselle couche les enfants, puis je monte leur lire Les Contes de Tanglewood46 à voix haute.
(Question : Pourquoi dit-on si souvent des femmes sans profession, si elles ont un mari et des enfants, qu’elles ne travaillent pas ? De réponse, il n’y en a pas47.)
8 août. – Après-midi épouvantable entièrement consacré à Miss Pankerton, laquelle me rend visite vêtue d’un pull-over bleu tissé à la main plus large devant que derrière, d’une jupe très courte et d’un petit béret noir parfaitement invraisemblable. Elle fume à l’aide d’un fume-cigarette démesuré et s’assied à califourchon sur le bras du canapé.
(NB : Le bras du canapé n’étant pas du tout prévu pour supporter un tel poids, il émet plusieurs craquements alarmants. Il faudra que je voie si on peut y faire quelque chose, ou au moins que je m’arrange pour que Miss P. s’assoie ailleurs la prochaine fois – si prochaine fois il y a.)
La conversation est d’un très, très haut niveau d’érudition littéraire, si bien que ma participation se limite à : « Je ne l’ai pas encore lu » et à : « Je l’ai noté sur ma liste de bibiothèque mais il n’est pas encore arrivé. » Au bout de ce qui me semble une éternité, Miss P. aborde le domaine privé en me disant que je lui fais l’effet d’une femme qui n’a jamais réussi à s’épanouir. J’ai beau avoir souvent pensé exactement la même chose, cela ne m’empêche pas d’être furieuse qu’elle l’ait dit. Soit elle ne perçoit pas ma colère, soit elle y est indifférente, car elle poursuit en me demandant d’un ton accusateur si je me rends compte que je n’ai pas le droit de me laisser transformer en bête de somme, sans autres perspectives que la nursery et la cuisine. Qu’est-ce que j’ai lu, par exemple, ces deux dernières années ? interroge-t-elle d’une voix vibrante. Je réponds faiblement que j’ai lu Les hommes préfèrent les blondes48, le seul titre que je sois capable de me rappeler, apparemment, lorsque Robert et le thé font leur entrée en même temps. S’ensuit un intermède curieux et embarrassant au cours duquel Miss P. parle du NUEC (je n’ai aucune idée de ce que c’est, mais je fais semblant) et du problème de l’Inde, et où Robert soit ne pipe pas, soit la contredit en termes aussi brefs qu’énergiques. Enfin, elle prend congé en me disant qu’elle est résolue à ne pas me lâcher avant de m’avoir débarrassée de toutes mes scories et que j’aurai bientôt de ses nouvelles.
Le jeune Henry se fait déposer par ses parents, des gens très smart dans une énorme voiture rouge qui repartent aussitôt après avoir jeté un coup d’œil méprisant à la maison, au jardin, à moi-même et aux enfants. (En un sens je les comprends, car ils arrivent plus tôt que prévu et Robin, Vicky et moi sommes passablement débraillés après une longue partie de bêtes sauvages dans le jardin.)
Henry est rigoureusement impeccable avec son costume de flanelle grise et sa cravate rouge, mais une fois ses parents partis il se débarrasse de tout cela pour adopter une apparence aussi dépenaillée et une voix aussi stridente que s’il était parfaitement chez lui. Robert, je ne sais pourquoi, est incapable de se rappeler son nom et l’appelle Francis. (J’aimerais bien deviner par quelle association d’idées, mais s’il y en a une elle m’échappe.)
Les deux garçons descendent pour dîner, et Henry nous abreuve du début à la fin d’un flot continu et stupéfiant de renseignements sur les bateaux à moteur, les avions et les sous-marins. Très instructif. J’éprouve un réel soulagement, une fois les garçons couchés, à lui trouver l’air d’un enfant dans son pyjama à rayures bleues, et à l’entendre me demander de laisser la porte ouverte pour qu’il puisse voir la lumière du couloir.
En redescendant, je demande à Robert – non sans quelques détours, car je crains de connaître la réponse – s’il ne voudrait pas nous emmener, Mademoiselle, les enfants et moi, passer toute une journée à la mer la semaine prochaine. Nous pourrions inviter une ou deux personnes et pique-niquer, ajouté-je avec un optimisme feint. Robert prend un air horrifié pour dire : « Est-ce vraiment indispensable ? » mais après une brève discussion il cède à condition que le temps soit favorable.
(Je ne serais pas étonnée d’apprendre que, depuis, il n’a pas cessé de prier pour qu’il pleuve.)
10 août. – En apercevant Miss Pankerton par la fenêtre de la poste, j’envisage sérieusement de demander la permission de me cacher un instant sous le comptoir ou carrément dans la pièce de derrière, mais la présence des enfants m’en empêche, ainsi que l’histoire captivante que raconte la postière à propos de l’extraordinaire décision du tribunal, il y a eu une semaine lundi, quant à la demande de séparation formulée par Mrs W., du Queen’s Head. Nous en sommes à : comme chacun sait, un jour Mr W. a lancé une assiette peinte à la main représentant Teignmouth à travers la chambre – mais vraiment à travers, hein, d’un bout à l’autre, dit la postière sans ménager ses effets – quand nous nous trouvons envahis par Miss P. accompagnée de deux chiens de berger et de quelques petits garçons tout en jambes.
Nous apprenons que les petits garçons sont ses neveux et qu’ils séjournent quelque temps chez elle. Miss P. leur enjoint d’aller sympathiser avec Robin, Henry et Vicky, sur quoi tous les enfants échangent des regards pleins d’une haine farouche – à l’exception hélas de Vicky, laquelle sourit d’un air niais au plus grand des neveux qui n’en fait aucun cas. Miss P. se précipite sur Henry en me demandant si c’est bien mon fils : ses yeux ressemblent tellement aux miens qu’elle l’aurait reconnu entre mille. Il ne se trouve personne pour la contredire, mais cela ne me fait pas plaisir, car à mon sens cet enfant manque cruellement de distinction.
La postière intervient, peut-être pour détendre l’atmosphère : est-ce bien un carnet à 2 shillings que je veux, parce qu’elle en a, mais d’habitude je prends celui à 3 shillings, si elle peut se permettre. C’est juste, lui dis-je, simplement je n’ai que 2 shillings sur moi, à quoi elle répond que ça ne fait rien, je n’aurai qu’à donner le shilling restant à Harold quand il passera pour le courrier. J’acquiesce tout en feignant résolument de ne pas entendre Miss P., qui s’exclame en arrière-plan que c’est du pur Thomas Hardy.
Nous sortons tous ensemble de la poste, et le plus petit des neveux Pankerton déclare tout à trac que chez lui, une fois, l’eau a traversé le plancher de la salle de bains et a dégouliné dans la salle à manger. Vicky dit « Ah bon » et le silence retombe jusqu’à ce que Miss P. prie un autre de ses neveux de ne pas tordre la queue du chien comme ça. Le garçon, l’air surpris, lui demande pourquoi et sa tante lui répond : « Noël, ça suffit. »
(NB : Il arrive que les mondanités prennent un tour très curieux, surtout au sein d’un groupe d’enfants. Je me suis parfois demandé à quel stade de développement l’idée de conversation suivie commence à être souhaitable, et je me dis à nouveau aujourd’hui, non sans inquiétude, qu’on n’atteint peut-être jamais ce stade.)
J’hésite un instant à soumettre la question à Miss Pankerton mais préfère y renoncer, d’autant qu’elle est en train de parler de H. G. Wells et que je ne voudrais pas l’interrompre. Au moment où elle me déclare qu’il est parfaitement absurde de comparer Wells à Shaw – ce que je n’ai jamais eu l’intention de faire –, voilà qu’un neveu Pankerton et Henry commencent à se donner des coups de pied dans les tibias, et on leur ordonne de cesser. Énervé, le neveu Pankerton dit : « Explique-lui que je m’appelle Noël, pas Noah. » On dissipe le malentendu, mais le neveu reste Noah pour ses contemporains et le restera de toute évidence pendant les années à venir. Quant à Henry, il est abondamment applaudi pour avoir inventé cette brillante plaisanterie.
J’ai l’impression que Miss P. ne la trouve pas drôle du tout et, pour créer une diversion, j’invite brusquement tout le monde à venir pique-niquer à la mer avec nous la semaine prochaine.
(Question : Ne serait-il pas instructif de se pencher sur les raisons précises pour lesquelles je lance des propositions ou invitations ayant tous les dehors de la spontanéité ? Réponse : Ce serait sans doute instructif, mais probablement douloureux dans bien des cas, et à la réflexion je ne me lancerai pas dans cette entreprise.)
Nous quittons les Pankerton au carrefour, mais pas avant que Miss P. ait accepté l’invitation au pique-nique et ajouté qu’à ce moment-là son frère serait chez elle ainsi qu’un grand ami écrivain – elle espère que cela ne fera pas trop de monde ? Je réponds : « Non, non, pas du tout » en me disant que cela règle la question de savoir s’il faut racheter une demi-douzaine d’assiettes pour pique-nique et de gobelets en émail, et aussi une nouvelle Thermos pendant que j’y suis, sinon, inutile d’espérer que les choses se passent bien. Ce sera tout à fait charmant, s’exclame Miss P., et doivent-ils apporter leurs sandwiches ? Je pousse un cri d’horreur, elle dit « Vraiment ? », je réponds « Vraiment » avec la même intensité et une inflexion tout à fait différente, et nous nous séparons.
Robin bougonne qu’il ne sait pas pourquoi je les ai invités au pique-nique, je me retiens de lui répondre que moi non plus, et Henry m’explique tout ce qu’il y a à savoir sur les ascenseurs hydrauliques.
J’envoie les enfants faire un brin de toilette avant le déjeuner, puis leur crie plusieurs fois que s’ils ne se dépêchent pas ils vont être en retard, et suis agacée quand, au bout du compte, Gladys sonne le gong dix minutes après l’heure convenue. Je me demande pendant tout le rôti à la menthe si je dois la réprimander, mais cela me sort complètement de la tête quand arrive la salade de fruits parce que la cuisinière – catastrophe ! – a remplacé la banane par des mûres-framboises.
13 août. – Je donne des instructions à la cuisinière à propos du pique-nique, pour environ dix personnes, lui dis-je – ce qui paraît moins que si j’avais dit carrément « dix » –, mais elle ne s’y laisse pas prendre et déclare immédiatement qu’elle ne voit pas avec quoi elle pourrait faire des sandwiches, que le boucher ne passe qu’après-demain et qu’à ce moment-là elle doit prendre du collier d’agneau pour le ragoût. Considérant que le moment est venu de me montrer ferme avec la cuisinière, je nous surprends toutes les deux en disant tout à coup « Balivernes » ; elle n’a qu’à commander un poulet à la ferme et le mettre froid dans les sandwiches. Ça ne suffira pas, proteste-t-elle – quoique faiblement. Je pousse mon avantage en préconisant des rillettes et des œufs durs pour compléter. Après cette victoire éclatante je sors triomphante de la cuisine, mais dans le couloir je croise Vicky et elle me demande d’une voix claironnante (facilement audible de la cuisine, voire de plus loin) si je sais que j’ai jeté un mégot de cigarette dans la cheminée du salon et que le feu s’est allumé tout seul.
15 août. – Le pique-nique se déroule dans des circonstances particulièrement catastrophiques, la journée n’ayant pas très bien commencé en raison de l’idée bizarre qu’ont eue Robin et Henry de coucher hier soir dans le pavillon d’été, qui a été soigneusement préparé à leur intention par moi-même et Mademoiselle, laquelle est allée jusqu’à mettre un petit bouquet de fleurs sur la table. À 2 heures du matin ils décident finalement de rentrer et passent par la fenêtre du bureau, qu’on a laissée ouverte pour eux. Henry, drapé dans plusieurs couvertures, essaie de monter ainsi affublé au premier étage, mais il trébuche et tombe tandis que Robin renverse le tabouret de l’entrée et marche sur la queue d’Helen Wills.
Robert et moi sommes tirés du sommeil et Robert n’est pas content. Mademoiselle apparaît sur le palier en peignoir, la tête enveloppée d’un petit châle gris, mais pousse un cri en voyant Robert en pyjama et se sauve à toutes jambes. (Les Françaises sont décidément un curieux mélange de pudeur et de l’inverse.)
Henry et Robin se montrent enclins à fournir des explications, mais je les en dissuade et les mets au lit. Alors que je regagne ma chambre, j’entends du couloir des bruits indiquant que Vicky est à présent réveillée et, par une sorte d’automatisme, se met en campagne sur le thème : « Et moi, je peux venir aussi ? » Un instinct non répertorié, mais assurément plus fort que l’instinct maternel, m’enjoint de laisser Mademoiselle s’en occuper, et j’obéis sans hésiter.
Je retourne me coucher avec le sentiment que la journée n’a pas très bien commencé, mais me rendors par intermittence jusqu’à ce que Gladys me réveille – avec dix minutes de retard mais, comme Robert ne semble pas l’avoir remarqué, je ne lui fais pas d’observation.
Le ciel est gris mais pas nécessairement menaçant, et le baromètre n’a pas trop baissé. Tout est prêt lorsque Miss Pankerton (en imperméable, casquette de tricot vert et gants jaunes démesurés) fait son apparition dans une grosse Ford pleine à ras bord de neveux, de chiens et de deux messieurs. Il s’agit respectivement du frère Pankerton, qui vient de Vancouver, nous dit-on, et de l’ami écrivain, un homme très grand et très pâle que Miss P. appelle « Jahsper » d’un ton de propriétaire.
(Quelque chose me dit que Robert et Jahsper ne vont pas beaucoup s’aimer.)
Après les préliminaires habituels sur le temps, nous passons un bon moment à discuter de la répartition dans les voitures. Tous les enfants veulent aller avec leur famille sauf Henry, qui déclare sans détour que la voiture de location est beaucoup mieux que l’autre et demande poliment s’il peut s’asseoir à l’avant avec le chauffeur. La présence des chiens compliquant sérieusement les choses, Robert propose de les enfermer dans une remise pour la journée, mais Miss Pankerton répond qu’ils seraient trop malheureux, les pauvres, et qu’ils n’ont qu’à se coucher n’importe où au milieu des paniers. (En fait, ils finissent par se coucher tous les deux sur les pieds de Mademoiselle, qui affiche une mine désespérée et me demande bientôt si, par hasard, je n’aurais pas un petit flacon d’eau de Cologne* sur moi, ce qui naturellement n’est pas le cas.)
Comme d’habitude, les paniers contenant le pique-nique pèsent incroyablement lourd, et les bouteilles Thermos qui en dépassent nous rentrent dans les jambes. (Je cite John Gilpin49 avec un certain à-propos, mais personne n’y fait attention.)
Au bout d’une quinzaine de kilomètres il se met à pleuvoir, et cela semble devoir durer. Nous nous arrêtons et constatons alors qu’il existe deux écoles de pensée : l’une, conduite par Miss P., soutient que nous sommes en train de sortir de la zone de pluie et l’autre, menée par le frère de Vancouver et vigoureusement soutenue par Robert, que nous sommes en train d’y entrer. Sans surprise, c’est Miss P. qui l’emporte, et nous poursuivons notre route ; mais entrons de plus en plus dans la zone de pluie. Lorsque nous arrivons à destination, nous y sommes tellement bien entrés que je me demande si nous en sortirons un jour.
Nous sommes contraints de déjeuner dans trois cabines de plage louées par Robert ; les enfants sont gagnés par l’hilarité et ne tiennent pas en place. Miss Pankerton parle du mariage consensuel à Robert, qui ne répond pas, et Jahsper me demande ce que je pense de James Elroy Flecker. Comme je ne me rappelle pas exactement quelles étaient les activités de J. E. F., je me contente de répondre que sous bien des aspects il était remarquable – ce qui ne fait aucun doute – et Jahsper, l’air satisfait, attaque ses sandwiches à la tomate. Les enfants posent des devinettes, pour la plupart très vieilles et très bêtes, et Miss Pankerton, manifestement agacée, leur dit de regarder si la pluie a cessé – mais il pleut toujours. Sentant qu’il faut à tout prix mettre une distance entre elle et les enfants, je chuchote à l’oreille de Robert que, pluie ou pas, il faut absolument les faire sortir.
Ils sortent.
Miss Pankerton devient expansive et fait soudain remarquer à Jahsper que maintenant il est en mesure de voir ce qu’elle voulait dire à propos de survivances proprement victoriennes encore observables dans la famille anglaise. À ces mots le frère de Vancouver prend un air atterré – il y a de quoi – et se précipite dehors sous la pluie. Jahsper dit « Ouais, ouais », il soupire, et je me lance tout à coup à la recherche d’une assiette égarée pour créer une diversion.
Ensuite les enfants se baignent, reviennent plus mouillés que jamais, dégoulinent partout, se font sécher – Mademoiselle prédisant qu’ils vont tous mourir de pneumonie –, et nous retournons chercher les voitures. Un des chiens manque à l’appel, mais on finit par le retrouver trempé comme une soupe et on l’installe sur les genoux réunis de Vicky, Henry et un neveu. Je n’ai pas le courage de protester et nous démarrons.
J’invite Miss P., Jahsper, le frère, les neveux, les chiens et tous les autres à entrer se sécher et à prendre le thé avec nous ; ils ont la décence de refuser, et non seulement je ne fais pas l’effort d’insister mais je les regarde partir avec un indicible soulagement.
(Cela m’affligerait de penser que mes désirs d’hospitalité dépendent presque entièrement des circonstances, mais je ne puis tout à fait écarter ce soupçon.)
Robert fait montre dans l’ensemble d’une extrême indulgence et se contente de dire « Eh bien ! » – mais de manière très expressive.
16 août. – Robert, au petit déjeuner, me demande tout à coup si ce type à l’air mauvais fait quelque chose dans la vie. Mon instinct m’informe aussitôt qu’il parle de Jahsper, mais je n’ai pas d’information à lui donner si ce n’est qu’il écrit, ce qu’apparemment Robert ne porte pas à son crédit. Il va jusqu’à exprimer l’espoir que la pluie d’hier nous débarrasse complètement de lui, mais veut-il dire de sa présence dans les parages ou de son existence sur cette planète ? Je l’ignore et préfère ne pas poser la question. Au lieu de cela, je lui demande si hier il n’a pas pensé à Miss Edgeworth, à Rosamond et à La Partie de plaisir50, mais cela ne suscite aucune réponse de sa part et la conversation – ou ce qui nous en tient lieu – retombe une fois de plus au niveau de la légère amertume du café et de l’impossibilité de trouver du bacon convenable dans les environs. Elle ne prend fin qu’avec l’entrée soudaine de Robin, qui demande sans préambule : « C’est vrai qu’Helen Wills va avoir des petits dans pas longtemps ? La cuisinière dit que oui. »
Tout ce que j’espère, c’est que Robin ne saisit pas très bien la brève interjection qu’émet son père à cette nouvelle.
18 août. – Comme il pleut à verse, j’autorise les enfants à se déguiser et leur donne à cet effet un bel échantillon de ma garde-robe. Cela me permet de rester une petite demi-heure sans être interrompue à mon secrétaire, où j’écris au boulanger (dont le pain bis laissait vraiment à désirer), à Rose (sur une carte postale des jardins de Cambridge, mystérieusement apparue au milieu de mon papier à lettres), à l’épouse du directeur de Robin (principalement à propos de collants, mais la boxe remplacera peut-être bientôt la danse) et à Lady Frobisher, qui serait enchantée que Robert et moi venions prendre le thé pendant qu’il y a encore quelque chose à voir au jardin. (Ne me voyant guère lui répondre que je préférerais de loin venir un jour où il n’y a rien à voir au jardin, et où nous pourrions savourer notre thé en paix, je sacrifie comme d’habitude la vérité aux exigences de la civilisation.)
Au moment où je décide de m’attaquer à une grande enveloppe carrée de papier bleu très fin, orné de curieuses lignes violettes destinées à empêcher quiconque de lire la lettre qu’elle recèle – ce qui serait de toute façon impossible vu que l’écriture de Barbara Carruthers est toujours illisible –, on sonne à la porte d’entrée.
Je songe immédiatement à Lady B. et répète en vitesse les allusions que j’ai l’intention de faire à mon récent séjour sur la Côte d’Azur (sans spécifier sa durée) et les relations cordiales que j’y ai nouées avec d’illustres personnalités, notamment la vicomtesse de Rose. J’ai également la présence d’esprit de faire usage du peigne, du miroir de poche et de la houpette que je garde pour les urgences dans le tiroir de mon secrétaire. (M’apercevant plus tard que j’ai eu la main bien trop lourde avec la poudre, je me dis une fois de plus que beaucoup de choses nous sont épargnées par notre incapacité, que déplorait bien à tort le poète écossais51, à « nous voir comme nous voient les autres ».)
La porte s’ouvre et Miss Pankerton fait son entrée, suivie – avec réticence, me semble-t-il – par Jahsper. Miss P. porte une pèlerine de coupe militaire et le même béret que l’autre jour, qui à mon sens se marient bizarrement, et comme de toute façon la pèlerine me paraît susceptible de dégouliner sur les meubles, je la prie de bien vouloir l’ôter. Elle le fait en exécutant un très grand geste – serait-elle allée voir Les Trois Mousquetaires au cinéma le plus proche ? – et l’une des extrémités, à l’évidence lourdement lestée, heurte malencontreusement l’œil de Jahsper. Miss P. prend la chose avec bonne humeur et désinvolture mais Jahsper, qui selon toute apparence souffre énormément, sombre dans un profond abattement et garde un grand mouchoir en crêpe de Chine jaune sur son œil blessé un certain temps. Me voilà tiraillée : d’une part je me demande si je ne devrais pas lui proposer de baigner son œil – ce qui impliquerait de l’emmener à la salle de bains qui est probablement en désordre –, et d’autre part j’essaie d’écouter d’un air intelligent Miss P. qui parle en ce moment de Proust.
Par un processus qui m’échappe cela nous mène à une discussion sur les prénoms, et Miss P. déclare que tous les noms de fleurs sont absurdes. Horrifiée, je m’entends répliquer comme une idiote que j’aime beaucoup « Rose » parce qu’une de mes meilleures amies s’appelle Rose. Miss P. répond à juste titre que cela n’a vraiment rien à voir et Jahsper, tout en continuant de tamponner son œil blessé, formule un jugement sévère selon lequel seuls les Russes perçoivent véritablement la beauté intrinsèque des noms. À nouveau horrifiée, je m’entends prononcer « Ivan Ivanovitch » de manière entièrement détachée et hors de propos et commence réellement à me demander si je ne serais pas frappée de débilité mentale. De surcroît, je viens certainement d’aiguiller Miss P. tout droit sur Dostoïevski, dont je n’ai pas envie qu’elle parle et dont je n’ai strictement rien à dire.
Quoi qu’il en soit, la situation se trouve révolutionnée par l’entrée totalement inattendue d’un Robin se prenant les pieds dans mon manteau de fourrure et coiffé de ma crinoline rouge de l’été dernier, d’un Henry drapé dans mon kimono bleu, avec quelques écharpes appartenant à Mademoiselle et de vieux gants de fourrure, le tout incongrument surmonté de sa casquette d’école rouge, et d’une Vicky vêtue en tout et pour tout d’une petite paire de knickers de soie verte et d’un grand chapeau de feutre noir que je ne connais pas et qu’elle porte incliné sur l’œil pour se donner l’air canaille.
Un silence consterné s’abat sur nous, jusqu’à ce que Vicky s’avance avec un parfait aplomb et serre la main de Jahsper puis de Miss P. en disant avec grâce : « Enchantée », tandis que je réussis à battre mon record déjà bien établi de la remarque la plus oiseuse en précisant qu’ils se sont déguisés.
L’atmosphère devient vraiment très, très tendue. Vicky se lance dans une évocation enjouée du récent pique-nique qui ne suscite aucun écho. Le fiasco atteint son apogée lorsqu’il apparaît que le sombrero noir qu’elle porte, et qu’elle a pris en passant dans l’entrée, est en réalité la propriété de Jahsper. Je me confonds en excuses, les enfants gloussent, Miss P. hausse les sourcils à une hauteur vertigineuse en se levant pour regarder les étagères de livres d’un air détaché et supérieur, et Jahsper dit : « Oh ! Pensez-vous, cela n’a aucune importance » tout en récupérant son chapeau avec une profonde sollicitude et en l’époussetant avec deux doigts.
J’éprouve un soulagement indicible quand Miss P. déclare qu’ils doivent s’en aller, sinon ils vont manquer le concerto de Brahms à la TSF. Je conviens en toute hâte que ce serait vraiment dommage et demande à Robin d’ouvrir la porte. Juste au moment où nous traversons l’entrée, Gladys a la bonne idée de sonner le gong annonçant le goûter et je suis obligée de leur dire : « Restez donc le prendre avec nous », mais Miss P. déclare qu’elle ne mange jamais rien entre le déjeuner et le dîner, merci, et Jahsper fait mine de ne pas m’avoir entendue et ne répond rien du tout.
Ils sortent sous une pluie diluvienne. Miss P. jette à nouveau sa pèlerine de soldat sur son dos d’un geste martial (sur quoi son compagnon a un mouvement de recul et s’éloigne d’elle de plusieurs mètres) et dédaigne souverainement l’élégant petit parapluie sous lequel s’abritent Jahsper et son feutre noir. Robin me demande avec une hostilité non déguisée comment je peux aimer ces gens-là, mais je préfère ne pas relever et invite les enfants à faire un brin de toilette avant le goûter. S’ensuit la discussion habituelle pour savoir si c’est vraiment indispensable.
(NB : J’ai quelquefois envisagé – assez vaguement, je dois dire – d’écrire au Times pour savoir s’il existe des cas répertoriés où parents et enfants sont du même avis là-dessus. Cela intéresserait nettement plus de gens que bien des sujets qui y sont abondamment traités.)
25 août. – Je ne suis pas contente de la société R. Sydenham, qui dans sa brochure me priait instamment de commander mes bulbes de bonne heure et qui, une fois que j’ai obtempéré – non sans dificulté, étant donné les contraintes liées aux vacances –, me répond par une petite carte disant que ma commande sera expédiée « quand elle sera prête ». Je songe sérieusement à annuler le tout : les six « premier choix », les douze narcisses « Paperwhite », la dizaine de hâtifs assortis et le demi-boisseau de fibre, mousse et charbon de bois. Mais ce n’est vraiment pas possible : je viens d’acheter chez Woolworth des coupes de couleur pour compléter joliment ma collection actuelle, composée de pots dépareillés, de cuvettes d’émail cabossées, d’un grand confiturier de verre rouge et de l’ancien bain de pieds à motifs chinois de ma chère bonne-maman.
Le jeune Henry nous quitte en disant qu’il s’est bien amusé, ce qui j’espère est la vérité. Robin l’accompagne car il doit retrouver à Salisbury, à sa descente du train, l’oncle du garçon chez qui il est invité.
(Question : Comment se fait-il que dans d’autres familles on se rende si souvent des services de ce genre ? Je ne suis pas convaincue que William ou Angela réagiraient favorablement si je leur demandais d’aller chercher un enfant inconnu à Salisbury ou ailleurs.)
Vicky, Mademoiselle et moi restons à la porte pour leur faire au revoir, car comme d’habitude il pleut des cordes. Vicky a l’air un tantinet chagrine de rester toute seule, et Mademoiselle aggrave les choses en s’écriant, alors que nous rentrons à l’intérieur : « On dirait un tombeau !* »
Le deuxième courrier m’apporte une lettre de Barbara en provenance de l’Himalaya, et cela me donne un sérieux choc de m’apercevoir que je n’ai pas encore lu la précédente, en raison du manque de temps et de l’impression diffuse que c’est un gribouillis illisible portant essentiellement sur les serviteurs indigènes. Bourrelée de remords, j’ouvre celle-ci et constate avec soulagement qu’elle est courte et ne contient absolument rien sur les serviteurs indigènes, mais une information très intéressante qui, quoique Barbara la formule de manière très détournée, ne laisse aucune place au doute. J’en fais part à Mademoiselle, qui s’exclame : « Ah, comme c’est touchant !* » et essuie aussitôt une larme, ce que je trouve exagéré.
Robert, à qui j’annonce également la nouvelle, adopte une attitude diamétralement opposée et se contente de dire : « Ah bon ? » L’épouse de notre pasteur, en revanche, passe me voir tout exprès pour me demander si à mon avis ce sera un garçon ou une fille et pour me proposer d’aller sur l’heure avec elle féliciter la vieille Mrs Blenkinsop. Comme je lui rappelle que dans sa lettre Barbara nous demande le secret, elle dit ah oui, c’est vrai, cela lui était sorti de la tête, mais la vieille Mrs B. est sûrement au courant, non ? Elle concède néanmoins que cette chère Barbara ne souhaite peut-être pas pour l’instant que sa mère sache ce que nous savons, et conclut par une citation alambiquée du moine Thomas a Kempis sur la pratique de la discrétion. Nous discutons ensuite des établissements scolaires dans l’Himalaya, du nez des Carruthers – que nous n’adorons ni l’une ni l’autre – et des avantages ou inconvénients d’avoir des jumeaux. L’épouse de notre pasteur refuse la tasse de thé que je lui offre, parle de livres – il faut toujours qu’elle ait quelque chose de solide entre les mains –, cela la fait penser à Miss Pankerton, à propos de qui elle émet des doutes tout en admettant qu’il est trop tôt pour juger, refuse derechef la tasse de thé que je lui offre et m’assure qu’elle doit partir. Finalement elle reste pour le thé et arpente ensuite la pelouse avec moi en me racontant de quelle façon scandaleuse Lady B. s’est comportée lors de l’achat du terrain pour la salle paroissiale. Cela resserre comme d’habitude nos liens d’amitié, et nous nous séparons sur une note cordiale.
28 août. – Pique-nique. La cuisinière a oublié de mettre le sucre dans le panier. Une carte de l’hôtesse de Robin m’informe qu’il est bien arrivé, mais elle ne dit rien de sa conduite ni de l’impression qu’il lui fait, ce qui ne laisse pas de m’inquiéter.
31 août. – Je lis Au temps du roi Édouard52, que tout le monde a lu il y a des mois. Cela m’enthousiasme et me fait beaucoup rire. Je me rappelle qu’autrefois V. Sackville-West et moi avons pris des cours de danse ensemble à l’Albert Hall, mais je me dis que si j’en parle tout le monde croira que je me vante – ce qui du reste sera la vérité –, aussi ferais-je mieux d’effacer à nouveau ce souvenir ; de toute façon, la danse n’ayant jamais été mon fort, mes médiocres performances à l’Albert Hall peuvent parfaitement rester dans l’oubli. Je reçois une petite lettre de Robin qui me fait grand plaisir, mais il n’y est question que des animaux de la maison, ainsi que d’un projet de sortie sur un bateau d’où il pourra plonger en je ne sais quelle occasion. Dans ma réponse, je me montre trop moderne pour l’ennuyer en lui demandant comment il va.
1er septembre. – Une carte de la gare m’annonce l’arrivée d’un colis que j’identifie sur l’heure comme ma commande de bulbes avec leur mélange de fibre, mousse et charbon de bois. Je suggère à Robert d’aller les chercher cet après-midi mais cela ne l’enchante guère ; il dit que demain, en allant chercher Robin et son camarade au train, ce sera largement suffisant.
(NB : S’il y a bien une différence entre les sexes, c’est la tendance masculine à remettre presque tout au lendemain, sauf lorsqu’il s’agit de passer à table ou d’aller se coucher. J’aimerais bien acheter ce petit panneau disant : « Faites-le tout de suite » qu’on voit si souvent dans les papeteries bon marché pour l’offrir à Robert, mais à la réflexion cela ne concourrait pas à la paix du ménage, et j’abandonne l’idée.)
Je réfléchis sérieusement à mes bulbes, et j’étale sur le plancher du grenier des feuilles de papier journal où les poser avec les coupes. Je prends également la décision de noter avec soin toutes les opérations que j’effectuerai, de même que les résultats obtenus, pour savoir quoi faire à l’avenir. En cherchant un bloc-notes à cet effet, je tombe sur un petit carnet vert dont les deux premières pages sont couvertes de mystérieuses annotations ; c’est mon écriture, mais je n’y comprends goutte. Je passe un certain temps à essayer de deviner ce que j’ai voulu dire par « M. pl. en f. 2 f. p. s. sans faute » ou « Dire H. ne pas co. t. lavable 20 × 30 cm », mais au bout d’un moment je renonce, arrache les deux premières pages du petit carnet vert et inscris BULBES ainsi que la date de demain en majuscules.
2 septembre. – Robert revient de la gare avec Robin et son ami, qui s’appelle Micky Thompson, mais malheureusement il a oublié de passer chercher les bulbes. Micky Thompson est très mignon et il a une fossette ravissante chaque fois qu’il sourit, autant dire souvent.
(NB : L’idée selon laquelle une mère trouve ses propres enfants supérieurs à tous les autres est une ineptie. Je vois hélas très bien que Micky dépasse largement Robin et Vicky par sa beauté, son charme et ses bonnes manières, et cela m’agace prodigieusement.)
4 septembre. – Micky Thompson est décidément un garçon charmant, joyeux, bien élevé et d’une santé éblouissante. Renseignements pris il est orphelin, ce qui ne m’étonne pas du tout. J’ai souvent remarqué que l’absence de sollicitude parentale était très bénéfique aux enfants. Les bulbes sont toujours à la gare.
10 septembre. – Succession ininterrompue de piques-niques, de baignades et d’expéditions au café de Plymouth pour acheter des glaces. Mademoiselle ne cesse de prédire des catastrophes digestives, pulmonaires ou même cérébrales, mais aucune ne se produit.
11 septembre. – Micky Thompson nous quitte, mais cela me préoccupe moins que le retour de Robert de la gare, car cette fois il rapporte les bulbes et le demi-boisseau de fibre, mousse et charbon de bois. Je passe l’après-midi entier à mes plantations ; Robin et Vicky me donnent beaucoup de conseils, et je décris chaque opération par le menu dans mon petit carnet vert. Je m’apprête à transporter précautionneusement le tout dans le coin le plus reculé et le plus sombre du grenier lorsque Vicky m’annonce soudain qu’Helen Wills y est déjà avec six minuscules chatons.
S’ensuit une formidable excitation, à laquelle je préconise de mettre une sourdine avant que papa demande quelle en est l’origine. Les enfants acquièscent, mais je ne me fie guère à leur discrétion. Par souci d’humanité, je transporte mes bulbes dans un autre coin du grenier afin de ne pas déranger H. Wills et ses petits.
20 septembre. – Je reçois une lettre de la secrétaire régionale du comté voisin me disant qu’elle sait combien je suis occupée – ce qui m’étonnerait fort – mais que les associations de femmes de Chick, Little March et Crimpington sont terriblement dans l’embarras en raison d’une incertitude concernant la conférencière du mois prochain. Suivent des précisions alambiquées sur son fils, qui pourrait venir ou pas de Patagonie pour ses congés, et sur sa fille malade mais pas trop gravement à Bromley, dans le Kent. La présidente étant absente (nouvelles précisions à propos de la présidente, contrainte de séjourner chez une vieille parente pendant les vacances de la bonne de cette vieille parente), la secrétaire régionale ne sait pas quoi faire. Elle sait très bien, pourtant, me suggérer de me préparer à venir parler aux trois réunions de l’association au cas où, dit-elle bizarrement, le pire devrait arriver. Sur une demi-feuille jointe me sont fournis tous les renseignements concernant les dates, les horaires et l’autocar de Chick à Little March, lequel m’amènera jusqu’à la deux-places de la sœur du docteur au carrefour entre Little March et Crimpington Hill. À Crimpington, conclut triomphalement la secrétaire régionale, je serai hébergée pour la nuit par Lady Magdalen Crimp – qui est si gentille et si favorable à notre mouvement – à Crimpington Hall. P-S : Les comptes rendus de voyage ont toujours beaucoup de succès mais c’est à moi de voir, de toute façon ce sera très bien. À Chick on aime particulièrement le folklore et à Little March plutôt l’artisanat. Mais c’est à moi de voir. P-P-S : Aurais-je l’obligeance de décerner le prix de la meilleure récitation à Crimpington ?
Après y avoir réfléchi quelque temps je décide de répondre positivement, parce que Robin retourne à l’école la semaine prochaine et que j’aurai envie de me changer les idées. D’un ton désinvolte, j’informe Mademoiselle qu’il se pourrait que je fasse une petite tournée de conférences, et elle se montre dûment impressionnée. Vicky demande : « C’est comme une ménagerie, maman ? » Cette comparaison me paraît tout à fait déplacée, même si c’est dit innocemment. Je lui réponds : « Non, ce n’est pas du tout comme une ménagerie » et Mademoiselle, pleine de zèle, ajoute : « Plutôt comme une mission. » Je n’adhère nullement à cet avis, mais je n’ai pas le temps d’approfondir la question car Gladys m’appelle : une longue discussion est en cours avec la blanchisserie – représentée par un homme en blouse blanche debout à la grille de service – au sujet d’un drap censé faire partie d’une paire mais qui nous a été rendu sans son jumeau. Le blanchisseur a beaucoup à dire là-dessus et bientôt la cuisinière, le jardinier, Mademoiselle, Vicky et un garçon inconnu apparemment employé par la blanchisserie font cercle autour d’eux. Tout le monde sauf le garçon soutient Gladys d’un « C’est vrai » chaque fois qu’elle dit quelque chose, et au bout d’un moment je les laisse se débrouiller sans moi. Manifestement cela leur prend du temps, car il se passe bien quarante minutes avant que je voie le jardinier retourner d’un pas lent à son travail et que j’entende la camionnette s’éloigner.
Je monte au grenier inspecter les coupes à bulbes, mais il n’y a rien à voir. Difficile de savoir s’ils ont besoin d’eau, mais par mesure de précaution je les arrose un peu – non sans le noter dans mon petit carnet vert, déterminée que je suis à garder une trace écrite de tout le processus.
22 septembre. – Robert et moi recevons une invitation de Lady B. (carton remis en main propre, réponse attendue) à dîner chez elle ce soir. Cela ressemble plutôt à une injonction de Sa Majesté, et aucune allusion n’est faite à la gêne que peut représenter un délai aussi court. Robert étant absent, je prends sur moi d’agir avec promptitude et fermeté en répondant que nous sommes déjà pris.
(Question : Croira-t-elle à une soirée conviviale au presbytère ou à un dîner rissoles et cacao avec la vieille Mrs Blenkinsop et la cousine Maud ? Je ne vois guère d’autres possibilités.)
La sonnerie du téléphone retentit, péremptoire, alors que je suis en train de lire à haute voix un livre délicieux, The Exciting Family, de M. D. Hillyard (qui, je crois, écrit de temps à autre dans Time and Tide), et je me rue dans la salle à manger pour répondre. (NB : Il faudrait vraiment que je surmonte cette tendance stupide et immature à m’imaginer que, chaque fois qu’on m’appelle, c’est pour m’annoncer un gros héritage ou une horrible calamité.)
J’ai à peine décroché que j’entends la voix inimitable de Lady B., qui me fait tout de suite penser (comparaison peut-être un peu méchante, mais pas du tout injustifiée) à celle d’un paon. Qu’est-ce que c’est, me demande-t-elle, que ces balivernes ? Bien sûr que nous allons venir dîner, il n’est pas question que nous refusions. De toute façon, que pouvons-nous bien avoir d’autre à faire, si ce n’est aller à une réunion ? Auquel cas nous n’avons qu’à la « sécher », pour une fois.
Une foule d’idées invraisemblables se bousculent aussitôt dans ma tête, par exemple que le préfet et son épouse viennent dîner ici en toute simplicité, ou que la vicomtesse de Rose séjourne chez nous et qu’elle ne veut ni rester toute seule ni aller chez Lady B. (ce que je sais qu’elle proposerait sur l’heure), ou même que, vraiment, Robert et moi nous sommes couchés si tard tous ces derniers jours qu’une fois de plus n’est pas envisageable – mais je ne trouve pas l’audace d’en exprimer une seule à voix haute. Je me sens mortifiée, au contraire, de m’entendre répondre faiblement que Robin retourne à l’école après-demain et que nous préférerions ne pas sortir pour l’un de ses derniers soirs à la maison. (C’est peut-être vrai pour moi, mais Robert ne souscrirait jamais à une telle affirmation, et j’espère qu’elle ne lui reviendra jamais aux oreilles.) Quoi qu’il en soit, cela ranime instantanément la volonté acharnée de Lady B. de me faire une réputation de mère irréprochable, et elle se dépêche d’en profiter.
Je retourne à The Exciting Family en bouillant de fureur contenue.
24 septembre. – Épouvantable remue-ménage de bagages et de rangement, ponctué de consultations scrupuleuses de la liste de l’école. Robin interdit sévèrement à quiconque de toucher quoi que ce soit dans sa chambre, laquelle ressemble à un mont-de-piété de bas étage au moment de l’inventaire, et nous promettons tous plus ou moins de la laisser en l’état jusqu’aux vacances de Noël – ce qui est totalement hors de question.
Quand Robert l’emmène en voiture on dirait un enfant abandonné, et Vicky se met à hurler. Je la prie de cesser immédiatement mais me fais tancer par Mademoiselle, qui s’écrie : « Ah, elle a tant de cœur !* » d’un ton qui laisse entendre qu’elle ne peut pas en dire autant de moi.
1er octobre. – Je mets Robert au courant de la petite tournée de conférences qu’on m’a proposé de faire à Chick, Little March et Crimpington au nom de l’Association des femmes. Il ne dit pas grand-chose, et le peu qu’il dit n’est guère enthousiaste. Je passe des heures – c’est du moins ce qu’il me semble – à chercher mes « Notes pour causeries » et à tenter de me remémorer des anecdotes qui soient à la fois drôles et convenables, ce qui est assez peu courant. Je prépare un petit sac de voyage, cherche frénétiquement dans mon secrétaire, dans ma chambre et dans le salon mon badge de l’association, que Mademoiselle finit par trouver tout au fond du tiroir où je range mes bas, et me voilà partie. Au moment où Robert me dépose à la gare, je lui demande de bien vouloir surveiller mes bulbes durant mon absence.
2 octobre. – Le car en provenance de Chick m’amène à Little March après la réunion très réussie d’hier soir, où j’ai parlé du théâtre amateur. Une fois qu’on m’a applaudie, que la présidente m’a remerciée (en prononçant mon nom de manière inaudible) et qu’on m’a de nouveau applaudie, la secrétaire adjointe m’emmène chez elle, car c’est elle qui m’héberge pour la nuit. Nous causons du mouvement – organiser l’assemblée annuelle à Blackpool est peut-être une erreur, pourquoi pas à Bristol ou à Plymouth ? –, de la difficulté à trouver de nouvelles activités pour les réunions mensuelles, et de la splendide performance de Chick au dernier rassemblement de danses folkloriques, où l’on a demandé aux adhérentes d’exécuter la « Cueillette des petits pois » pas moins de trois fois, sachant, ajoute fièrement la secrétaire adjointe, que deux des meilleures danseuses de Chick sont grands-mères. J’exprime mon étonnement et mon admiration, après quoi nous passons aux salles paroissiales, à Sir Oswald Mosley et aux différentes méthodes pour enlever les taches d’encre sur le linge. La secrétaire adjointe, qui est célibataire et habite une jolie maisonnette, vient de me conduire à une ravissante petite chambre lorsqu’elle se souvient que je dois aussi me rendre à Crimpington, et se lance dans le récit d’un scandale palpitant touchant deux adhérentes de là-bas, suivi de la disparition inexplicable du nom de l’une d’elles du comité. Cela nous tient éveillées jusqu’à 11 heures du soir, et elle me quitte alors en me priant de ne surtout pas dire qu’elle m’a raconté cette histoire, car on la lui a confiée sous le sceau du secret.
Un vieil autocar grinçant me dépose à Little March à l’heure du déjeuner. La sœur du docteur, une dame d’un certain âge avec un chien, est venue m’accueillir et me parle de chasse. La réunion a lieu à 3 heures dans un ravissant chalet, et je suis impressionnée par la compétence et l’efficacité ambiantes. C’est la sœur du docteur qui préside. Elle me présente – malheureusement à la dernière seconde mon nom lui échappe, mais comme je m’empresse de le lui rappeler elle dit : « Oui, oui, bien sûr » –, et je me lance dans Un séjour en Suisse. J’ai à peine terminé qu’une adhérente assise au premier rang se lève pour déclarer qu’elle a trouvé cela d’autant plus intéressant qu’elle a elle-même vécu autrefois près de quatorze ans en Suisse et qu’elle connaît le pays comme sa poche. (Alors que je n’ai fait que séjourner six semaines dans les environs de Lucerne il y a dix ans.)
Nous buvons quelques tasses de thé, dégustons d’excellents petits gâteaux, entonnons plusieurs chansons en chœur, et la réunion se termine. Je monte à nouveau dans la deux-places de la sœur du docteur, qui m’est désormais tout à fait familière, et je la félicite à propos de l’association. Elle sourit et parle de chasse.
La soirée s’écoule paisiblement ; le docteur, un homme entre deux âges avec deux chiens, nous rejoint, il parle lui aussi de chasse, et à 10 heures nous allons tous nous coucher.
3 octobre. – Je quitte le docteur, sa sœur, les chiens et la deux-places de bonne heure et continue en train jusqu’à Crimpington, car la réunion n’a lieu que l’après-midi et je ne souhaite pas arriver plus tôt que nécessaire. J’effectue un curieux périple à travers champs ponctué de nombreux arrêts, et aussi d’une correspondance impliquant une longue attente dans les courants d’air que j’agrémente d’une tasse de Bovril.
Une superbe auto vient me chercher, conduite par un superbe chauffeur qui me méprise, moi et mon sac, au premier coup d’œil mais qui est bien obligé de nous transporter tous les deux à Crimpington Hall. Je suis reçue par le majordome, qui me guide à travers un hall immense et glacial dallé de pierre jusqu’à un salon pareillement immense et glacial, puis se retire. Un tout petit feu se cache derrière des barreaux de fonte à l’autre bout de la pièce, et pour m’en approcher je passe devant de petites tables dorées, de grands fauteuils, des canapés, des vitrines où sont alignées des tasses de porcelaine et des théières étincelantes, et d’énormes secrétaires entièrement recouverts de centaines de photographies dans des cadres d’argent. Le majordome réapparaît soudain avec le Times, qu’il me tend sur un petit plateau. Je l’ai déjà lu de A à Z dans le train mais me sens obligée de recommencer. Comme il regarde le feu d’un air dubitatif j’espère qu’il va ajouter du charbon, mais au lieu de cela il s’en va, et bientôt il est remplacé par Lady Magdalen Crimp, qui a dans les quatre-vingt-quinze ans et se révèle sourde comme un pot. Elle est vêtue de noir et porte une grande cape de fourrure – ce qui, ma foi, est une excellente idée. Elle sort un cornet acoustique, je parle dedans et elle hoche la tête en souriant ; à l’évidence elle n’a pas compris un traître mot mais c’est aussi bien, vu que je n’ai rien dit d’intéressant. Au bout d’un certain temps elle propose de me montrer ma chambre, et nous parcourons péniblement quelque cinq cents mètres pour gagner le premier étage, puis une immense pièce où trône un antique lit à baldaquin. Après qu’elle s’est retirée, je fais un brin de toilette avec l’eau tiède d’un petit broc de cuivre, et note une fois de plus qu’au-dessous d’une certaine température la poudre de riz ne fait que jeter une ombre bleutée insolite sur le nez et le menton.
Le faible espoir que j’avais de trouver du feu dans la salle à manger s’éteint dès que j’y entre, et je suis frappée d’emblée par sa ressemblance avec un mausolée. Lady M. et moi nous asseyons à une table ronde en acajou, elle me demande si cela m’ennuie de manger froid, je préfère secouer la tête plutôt que de hurler « Non ! » dans son cornet – quoique ce soit tout aussi loin de la vérité – et nous déjeunons d’un chaud-froid de lapin, d’un entremets au café et de biscuits Marie.
La conversation s’avérant intermittente et limitée, j’en suis réduite à contempler les murs, où sont accrochés des portraits de gentilshommes en perruque et de nobles dames en corsage, ainsi que la représentation choquante d’un oiseau mort ruisselant de sang au milieu d’oranges et d’autres fruits et légumes. (J’aimerais bien savoir ce que ma petite Rose, qui aime tant la peinture, dirait de ça.) Nous passons ensuite au salon, où le feu n’est plus que braises, et Lady M. m’explique qu’elle n’assistera pas à la réunion mais que la vice-présidente va s’occuper de moi, et elle espère que le concours de récitation me plaira car quelques-unes de nos adhérentes sont vraiment douées, surtout une qui est très drôle quand elle parle patois. Je hoche la tête en souriant sans cesser de frissonner, et peu après la voiture m’emmène au village.
La salle de lecture où se tient la réunion me semble un vrai paradis tant il y fait bon, et je m’assieds le plus près possible du gros poêle à fuel. La vice-présidente, une femme très grande et très expansive en bleu, dirige efficacement les opérations ; je prononce mon homélie sur Ce que lisent nos enfants et elle reçoit un accueil favorable.
Après le thé, servi délicieusement chaud – en fait je m’y brûle mais c’est un plaisir –, a lieu le concours de récitation, et je concentre mon attention sur les adhérentes qui, l’une après l’autre, montent sur une petite estrade pour déclamer. Nous commençons par une interprétation peu probante d’une poésie que je ne connaissais pas, intitulée Notre association, qui, me dit-on, est l’œuvre de l’interprète. Elle est suivie de Gunga Din53 et d’un poème très émouvant sur le refus de capituler. Une adhérente d’un certain âge annonce ensuite La Mine ; l’interprétation qu’elle en donne est très théâtrale et saisissante mais pas complètement intelligible, ce que je mets au compte du patois. Je décerne finalement la première place au Refus de capituler, la deuxième à La Mine, puis je remets les prix. J’ai alors la mauvaise idée de faire remarquer que les poèmes en patois sont toujours intéressants, et j’apprends que La Mine n’était pas du tout en patois. Quoi qu’il en soit c’est trop tard, je ne peux plus rien y faire.
La réunion se prolonge, ce qui me convient à merveille, mais arrive un moment où mon retour dans les régions polaires de Crimpington Hall ne peut plus être différé. Lady M. et moi passons la soirée recroquevillées au-dessus de la cheminée et échangeons de rares remarques, ainsi que moult sourires et hochements de tête, par l’entremise du cornet. Enfin je me retrouve dans l’énorme lit à baldaquin, sous une épaisseur de couvertures nettement insuffisante, cramponnée à une bouillotte à peine tiède.
5 octobre. – Vingt-quatre heures après mon retour à la maison, je souffre d’un très gros rhume. Robert dit que toutes les associations sont probablement pleines de microbes, ce qui est aussi injuste que ridicule.
13 octobre. – Mon rhume et ma toux persistants m’obligent à rester à la maison et me font mal voir non seulement de Robert mais aussi de la cuisinière et de Gladys, que j’ai contaminées toutes les deux. Mademoiselle tient Vicky éloignée de moi mais se montre compréhensive : elle l’amène à l’extérieur, devant la fenêtre du salon, et Vicky me fait de grands gestes théâtraux comme si j’avais la peste. Petit à petit les choses rentrent dans l’ordre, ma consommation quotidienne de mouchoirs redevient normale et le Vapex, la cannelle, l’huile camphrée et le pot de cold-cream réintègrent l’armoire à pharmacie de la salle de bains.
Un bienfaiteur anonyme m’envoie un exemplaire d’une nouvelle revue littéraire où, apparemment, des écrivains célèbres font des remarques personnelles sur d’autres écrivains célèbres. C’est sans doute plus amusant pour eux que pour le lecteur moyen. En outre, les concours sont terriblement littéraires, et je reviens avec un immense soulagement à mon vieil ami Time and Tide.
17 octobre. – Invitation surprenante à une réception chez Lady B. (soirée dansante, 9 heures et demie). Impossible de refuser, car elle a déjà chargé Robert de différentes tâches ce soir-là ; et comme à l’évidence elle a ratissé tout le voisinage, inutile de soulever la question de savoir si nous avons reçu l’invitation ou pas. Je décide qu’il me faut une nouvelle robe mais je dois la faire faire sur place, car la boutique londonienne que j’honore de ma clientèle m’a demandé en termes assez incisifs si je n’avais pas oublié certaine facture en souffrance (que non seulement je n’ai pas oubliée, mais qui m’empêche de dormir). Je déniche à Plymouth un très joli taffetas noir semé de petits bouquets rose et bleu. Mademoiselle découd la dentelle de Honiton de ma vieille robe longue d’intérieur en velours violet, puis la lave, et m’assure que ce sera gentil à croquer* sur mon nouveau taffetas. Je m’achète aussi une paire d’élégants escarpins noirs, mais il faut que je les porte au moins une heure tous les soirs si je veux qu’ils soient relativement confortables à la soirée.
Je me félicite que, pour une fois, la bague en diamant de ma grand-tante soit là quand j’en ai besoin.
Robert dit qu’à son avis les danses sont seulement pour les jeunes, ce qui me met hors de moi. Je lui demande avec emportement comment sera fixée la ligne de démarcation, et déclare que je n’ai pas l’intention de me conformer au jugement de Lady B. sur une question aussi délicate. Robert répète simplement que seuls les jeunes seront censés danser, nous changeons de sujet, et je l’interroge sur la nature des rafraîchissements qui doivent être servis, 9 heures et demie n’étant pas à mon sens une heure pour recevoir, puisqu’il ne pourra pas y avoir de repas digne de ce nom. Robert me prie de commander un dîner à la cuisinière exactement comme d’habitude, le plus substantiel possible pour qu’il ait une chance de rester éveillé à la réception, et je reconnais qu’en effet cela paraît souhaitable.
19 octobre. – Une rumeur selon laquelle la soirée chez Lady B. serait déguisée plonge tout le voisinage dans la consternation. L’épouse de notre pasteur vient me voir à bicyclette – elle l’a empruntée, me dit-elle, à la femme de son jardinier pour aller plus vite, car il y a urgence – et m’explique que dans sa situation cela ne se fait pas du tout de se déguiser ; elle pourrait à la rigueur se poudrer les cheveux, ce n’est pas la même chose, affirme-t-elle, mais ensuite il faut les brosser pendant des heures pour ôter la poudre. Elle me demande ce que je compte faire, mais je suis bien incapable de lui répondre car la robe en taffetas noir est déjà prête. Sur ce, Mademoiselle déclare qu’on peut la modifier légèrement pour en faire une robe de bergère, façon porcelaine de Saxe, à ravir*. Je la conjure de ne pas se montrer ridicule et de ne pas essayer de me ridiculiser. Perdant tout bon sens, elle me propose alors de transformer la robe de taffetas en costume de : a) Marie Stuart, b) Mme de Pompadour, ou c) Cléopâtre.
Je l’envoie promener Vicky ; la voilà blessée*, et il me faut ensuite un certain temps pour l’apaiser.
L’épouse de notre pasteur, qui dans l’intervalle n’a pas cessé d’arpenter le salon de long en large en manifestant une agitation fiévreuse, dit tout à coup : « Et si nous demandions à quelqu’un d’autre, par exemple aux Kellway ? Pourquoi ne pas leur téléphoner ? »
Aussitôt dit, aussitôt fait. Mary Kellway nous informe d’un ton enjoué qu’il s’agit bien d’une soirée déguisée et qu’elle-même portera son costume de paysanne russe – absolument authentique : c’est son cousin, le marin, qui le lui a rapporté de Moscou il y a des années –, mais si je suis dans l’embarras elle peut peut-être me prêter quelque chose ? Je réponds à cette aimable proposition de manière incohérente car l’épouse de notre pasteur, à présent en proie à une agitation incontrôlable, m’empêche de rassembler mes esprits. Nous sommes en plein chaos lorsque Robert arrive. L’épouse de notre pasteur l’interroge fébrilement et il répond qu’il croyait nous l’avoir dit : une ou deux personnes ont reçu un carton d’invitation précisant « Soirée déguisée » parce que le petit cercle qui loge chez Lady B. a l’intention de se costumer, mais la majorité des invités n’a reçu aucune indication en ce sens.
L’épouse de notre pasteur et moi nous étendons à loisir sur le fait que, vraiment, il n’y a que Lady B. pour se comporter de la sorte, et nous sommes toutes deux bien tentées de ne pas mettre les pieds à sa réception. Ensuite Robert et moi offrons d’y emmener le pasteur et son épouse en voiture, elle accepte avec reconnaissance et s’en va.
23 octobre. – C’est aujourd’hui qu’a lieu la soirée. La robe de taffetas noir et la dentelle de Honiton sont ravissantes, et je ne suis pas mécontente de mon allure générale après m’être arraché deux cheveux blancs trop visibles. Vicky pousse la gentillesse jusqu’à me dire que je suis très jolie, mais peu après elle me demande pourquoi les vieux portent si souvent du noir et cela me démoralise.
Lady B. nous reçoit dans un somptueux costume oriental, littéralement ruisselante de perles et entourée d’un essaim d’amies pareillement couvertes de bijoux. Elle sourit avec grâce en serrant les mains sans regarder qui que ce soit, et un curieux fantasme me traverse l’esprit : qu’il serait donc agréable de la gratifier soudain d’une brusque poignée de main pour l’obliger à reconnaître l’existence d’au moins une de ses invitées ! Je réfrène cependant cette envie sacrilège et pénètre calmement dans le vaste salon, à l’extrémité duquel un orchestre juché sur une estrade joue des airs endiablés.
L’épouse de notre pasteur – résille violette et bijoux de grenat – aperçoit des amis et emmène son mari leur parler. Tandis que Lady B. appelle Robert d’une voix impérieuse (pour lui ordonner de s’occuper du vestiaire, ou quoi ?), un Hamlet à l’air antipathique me salue, et je reconnais tout à coup Miss Pankerton. Pourquoi ne suis-je pas déguisée ? me demande-t-elle d’un ton accusateur. Cela me ferait pourtant le plus grand bien de m’abandonner à l’esprit du carnaval. C’est exactement ce dont j’ai besoin. Je m’enquiers de Jahsper – dont je ne serais nullement surprise d’apprendre qu’il est venu déguisé en Ophélie –, mais Miss P. m’informe qu’il est rentré à Bloomsbury54. Bloomsbury ne peut pas se passer de Jahsper. Je dis : « Cela ne m’étonne pas » pour éviter d’en entendre davantage sur Jahsper ou sur Bloomsbury et m’en vais bavarder avec Mary Kellway, très jolie dans son costume de paysanne russe, puis je danse avec son mari. Nous croisons de nombreux voisins, qui pour la plupart ne sont pas déguisés, et quelle n’est pas ma stupéfaction de voir la cousine Maud sautant dans tous les sens au bras d’un cavalier courtaud et corpulent qui, nous dit l’époux de Mary, est un grand amateur de chasse.
Les membres du petit cercle de Lady B., tous luxueusement déguisés, tous suprêmement dédaigneux, dansent langoureusement entre eux, et personne ne fait les présentations.
Plus tard, Robert est chargé d’informer tout le monde que le souper est prêt et nous nous attroupons devant le buffet dressé dans la salle à manger, où l’on nous sert d’excellents sandwiches ainsi qu’une boisson non identifiée. Le petit cercle élégant de Lady B. a disparu et Robert me dit sombrement en aparté qu’à son avis ils sont dans la bibliothèque en train de sabler le champagne. J’exprime l’espoir charitable autant qu’utopique qu’ils s’empoisonnent en le buvant, à quoi Robert répond simplement : « Chut, pas si fort », mais je ne serais pas surprise qu’il soit d’accord avec moi.
Le dernier incident de la soirée n’est pas le moins étonnant : je découvre par hasard la vieille Mrs Blenkinsop, en noir des pieds à la tête et affichant un air de martyre, assise sous l’estrade dans un grand fauteuil placé exactement au-dessous d’un saxophoniste plein d’énergie. Manifestement elle ne sait pas du tout ce qu’elle fait là, et le saxophone n’aide guère à la conversation, mais je parviens à distinguer quelques mots à propos de Maud, comme quoi il ne faut pas empêcher les jeunes de s’amuser, et une allusion au fait qu’elle-même n’est plus pour longtemps parmi nous. J’opine du chef en souriant, puis, m’avisant que je n’ai peut-être pas l’air de compatir, secoue la tête en fronçant les sourcils ; là-dessus, un homme de la famille Frobisher m’invite à danser et me parle de vieux meubles et d’oiseaux. Les membres du petit cercle réapparaissent chargés de ballons, les distribuent comme des petits gâteaux à la kermesse d’une école, et la soirée se poursuit jusqu’à minuit.
L’orchestre attaque alors Ce n’est qu’un au revoir et Lady B. crie : « Venez, venez ! » en nous faisant former un cercle. S’ensuit une mêlée singulière. Je vois la vieille Mrs Blenkinsop, arrachée à son fauteuil, se cramponner d’un côté à notre pasteur et de l’autre à un jeune inconnu. L’épouse de notre pasteur donne la main à Miss Pankerton – qu’elle ne peut pas souffrir – d’un air égaré, et Robert se fait harponner par une imposante personne en rouge et par la cousine Maud. Quant à moi, je m’aperçois avec horreur que je tiens d’un côté la main d’un spécimen particulièrement déplaisant du petit cercle et de l’autre celle de Lady B. Nous tournons tous en rond aux accents de la célèbre rengaine en chantant « Ce n’est qu’un au revoir, mes frères, ce n’est qu’un au revoir » jusqu’à plus soif, car apparemment personne ne connaît les autres paroles, et l’exercice prend fin au soulagement général.
Lady B., craignant manifestement que nous ne comprenions pas qu’elle nous a assez vus, ordonne ensuite à l’orchestre de jouer l’hymne national, ce qu’il fait, après quoi nous lui adressons nos remerciements et nos adieux.
En rentrant à la maison, je me regarde dans la glace et suis obligée de constater qu’à la fin d’une soirée je suis beaucoup moins bien qu’au début. J’aimerais pouvoir me dire qu’il en est ainsi de toutes les femmes mais je n’en suis pas sûre, et du reste cette pensée manque de générosité, à l’instar de beaucoup d’autres.
Robert me demande pourquoi je ne viens pas me coucher. Je lui réponds : « Parce que j’écris mon journal. » Il dit, gentiment mais d’un ton péremptoire, qu’à son avis je perds mon temps.
Une fois couchée, je suis assaillie par cette question : Et si Robert avait raison ?
Je ne puis que laisser à la postérité le soin de répondre.
1. Roman de Rebecca West (1929). (N.d.T.)
2. Roman de Virginia Woolf (1928). (N.d.T.)
3. Le Women’s Institute est une association permettant aux femmes de se réunir pour mener des activités sociales et culturelles. Apparu en 1915 au Royaume-Uni, il y compte aujourd’hui plus de 200 000 adhérentes et a essaimé dans tous les pays du Commonwealth. (N.d.T.)
4. Les mots et passages en italique suivis d’un astérisque sont en français dans le texte original. (N.d.T.)
5. Roman de J. B. Priestley (1929). (N.d.T.)
6. Roman de Richard Hugues paru en 1929 et adapté au cinéma par Alexander Mackendrick en 1965 sous le même titre, en français Cyclone à la Jamaïque. (N.d.T.)
7. Roman de Theodore Dreiser (1925). (N.d.T.)
8. Championne de tennis américaine (1905-1998) s’étant illustrée dans les années 1920 et 1930. (N.d.T.)
9. Célèbre dessinateur humoristique (1883-1935) qui travailla effectivement pour le magazine Punch mais illustra aussi des livres, dont la première édition de celui-ci. (N.d.T.)
10. Le fondateur de ce magasin, Harry Gordon Selfridge (1858-1947), était en effet d’origine américaine et n’acquit la nationalité anglaise qu’en 1937. (N.d.T.)
11. Vraisemblablement The First Mrs Fraser, écrite en 1929. (N.d.T.)
12. Quelque chose comme « Craideuf ». (N.d.T.)
13. Ouvrage de Charles et Mary Lamb paru en 1807. (N.d.T.)
14. Pièce de Robert Cedric Sherriff (1929). (N.d.T.)
15. Roman de Frederic Manning (1930). (N.d.T.)
16. Royal Society for the Prevention of Cruelty to Animals, équivalent britannique de la SPA. (N.d.T.)
17. Henri Béhotéguy (1898-1975) fut effectivement un grand joueur… de rugby ! (N.d.T.)
18. Allusion à Élisabeth et son jardin allemand, d’Elizabeth von Arnim (1898). (N.d.T.)
19. Extrait de Ten Times One is Ten, de l’écrivain et pasteur américain Edward Everett Hale (1870). (N.d.T.)
20. Poème de H. W. Longfellow (1842) qui figura longtemps au hit-parade de ce genre de festivités. (N.d.T.)
21. André Maurois, Don Juan ou la Vie de Byron, 1930. (N.d.T.)
22. Course hippique très populaire se tenant à Aintree, près de Liverpool, chaque année au début d’avril. (N.d.T.)
23. Équivalent du Viandox. (N.d.T.)
24. Pièce d’Aimée et Philip Stuart (1930). (N.d.T.)
25. Après un procès qui passionna l’opinion publique, William Henry Podmore fut pendu le 22 avril 1930 pour le meurtre de son ancien employeur. (N.d.T.)
26. Hawley Harvey Crippen fut pendu à Londres le 23 novembre 1910 pour le meurtre de sa femme. (N.d.T.)
27. Roman de Johann David Wyss paru en allemand en 1812 et traduit en anglais en 1879. (N.d.T.)
28. Dame Ethel Smyth (1858-1944) décida de devenir compositrice à l’âge de douze ans. (N.d.T.)
29. Détective privé, héros de romans policiers écrits par Herman Cyril McNeile dans l’entre-deux-guerres. (N.d.T.)
30. Dans Verses Supposed to Be Written by Alexander Selkirk, de William Cowper (1782). (N.d.T.)
31. Ouvrage paru en 1930 où le brigadier-général F. P. Crozier raconte sans fioritures ses mémoires de la Première Guerre mondiale. (N.d.T.)
32. Entremets à base de gélatine, de couleur vive, qui n’a pas grand-chose à voir avec les gelées de fruits à la française précision destinée à justifier non seulement l’aversion de l’auteur mais aussi le choix de la traductrice. (N.d.T.)
33. Lycée très sélectif pour jeunes filles de bonne famille. (N.d.T.)
34. Quelque chose comme « Belletarte ». (N.d.T.)
35. Sir William « Prêt », ou « Rougeaud », ou peut-être même « Rougeâtre ». (N.d.T.)
36. Actrice américaine (1884-1956) très célèbre pour ses « one-woman shows ». (N.d.T.)
37. « Éclat d’argent ». (N.d.T.)
38. Remède contre les digestions difficiles. (N.d.T.)
39. Romans dus respectivement à Charles Dickens (1855-1857), Charlotte M. Yonge (1856) et Charlotte Brontë (1847). (N.d.T.)
40. Samuel Johnson (1709-1784), auteur notamment de l’illustre Dictionnary of the English Language, était connu pour ses « gesticulations » compulsives. On pense aujourd’hui qu’il souffait du syndrome de Gilles de La Tourette. (N.d.T.)
41. Dans Essai sur l’Homme, d’Alexander Pope (1733). (N.d.T.)
42. « Pamplemousse ». (N.d.T.)
43. Probablement Opening a Bazaar (1929). (N.d.T.)
44. Chant patriotique anglais. (N.d.T.)
45. Aviatrice anglaise (1903-1941) mondialement célèbre à l’époque. (N.d.T.)
46. Contes pour enfants de Nathaniel Hawthorne s’inspirant de la mythologie grecque. (N.d.T.)
47. Allusion au poème « Le Morse et le Charpentier », in De l’autre côté du miroir, de Lewis Carroll : « De réponse des huîtres, il n’y en eut pas »… pour la bonne raison qu’elles venaient de se faire gober. (N.d.T.)
48. Roman d’Anita Loos paru en 1925 avant d’être adapté au théâtre puis à l’écran. (N.d.T.)
49. Dans The Diverting History of John Gilpin, poème comique de William Cowper (1782) où il est question d’une excursion en famille, le héros attache deux bouteilles à sa ceinture pour les transporter plus aisément à dos de cheval. (N.d.T.)
50. Maria Edgeworth est l’auteur de nombreux contes pour enfants. Dans La Partie de plaisir (1824), la jeune Rosamond se réjouit à la perspective d’une journée au bord de l’eau, mais revient déçue parce que les participants n’ont cessé de se quereller. (N.d.T.)
51. Robert Burns (1759-1796) dans À un pou que je vis sur le chapeau d’une dame à l’église, l’un de ses plus célèbres poèmes (1786). (N.d.T.)
52. Roman de Vita Sackville-West (1930). (N.d.T.)
53. Un des poèmes les plus célèbres de Rudyard Kipling (1892). (N.d.T.)
54. Quartier de Londres ayant donné son nom au célèbre « groupe de Bloomsbury », qui comptait d’éminents artistes et intellectuels britanniques, et dont l’influence fut profonde au début du XXe siècle. (N.d.T.)