L’événement 68 relance les utopies et les folles espérances placées dans les potentialités de l’histoire. Le marxisme connaît alors un regain d’intérêt et nourrit une pensée hypercritique, foncièrement contestataire. C’est aussi le grand moment du féminisme qui reprend à son compte l’héritage de Simone de Beauvoir1, tout en s’en démarquant pour insister sur la singularité de la condition féminine. Les intellectuelles de ce mouvement des femmes sont alors aux avant-postes dans la théorisation d’un mouvement social qui va profondément changer la société française. Puis peu à peu la vague soixante-huitarde reflue, et les révélations des dissidents des pays de l’Est, avec le temps fort que constituera en 1974 le témoignage de Soljenitsyne2, vont décourager les intellectuels d’espérer un futur meilleur, d’autant qu’à l’horizon même lointain aucune expérience ne semble plus incarner les aspirations vers les potentialités révolutionnaires. Les boat people vietnamiens et le génocide cambodgien viendront parachever la désespérance collective et dissuader toute une génération de croire en un cours de l’histoire émancipateur.
Avec la fin des Trente Glorieuses et la montée des inquiétudes naît la conviction que le sens de l’histoire s’est inversé, l’assurance de lendemains radieux cédant la place à l’attente et à la crainte d’une catastrophe à venir qu’il convient de conjurer. La préoccupation majeure devient tout autre, comme le disait Albert Camus en 1957 à l’occasion de la remise du prix Nobel à Oslo : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse3. » Tous ces éléments contribuent dans les années 1980 à entériner la crise d’historicité, caractérisée par une autre conscience du présent tournant souvent à l’instantanéisme. En même temps, cette opacification de l’avenir est vécue par beaucoup comme un dégrisement, un affranchissement libérateur de la chape de plomb qui pesait sur la pensée. La crise du futur, que l’on s’en réjouisse ou qu’on la déplore, modifie radicalement le rapport au passé, qui cesse d’être conçu comme la ressource dans laquelle le présent va puiser pour construire l’avenir. On se tourne alors vers un passé du présent aussi indéterminé que pléthorique qui sert à nourrir le présent. Dans ce nouveau contexte, la mémoire « n’est plus ce qu’il faut retenir du passé pour préparer l’avenir qu’on veut ; elle est ce qui rend le présent présent à lui-même4 ». Comme le remarque François Hartog, cette autosuffisance du présent, ou « présentisme », s’étend aussi bien en direction du passé que du futur, portant à la fois la responsabilité des dispositifs de précaution et le fardeau de la dette et de l’entretien du patrimoine. Le présent « est à la fois tout (il n’y a que du présent) et presque rien (la tyrannie de l’immédiat)5 ».
Dans ce contexte, l’électrochoc de 1989 met un terme, non à l’histoire comme l’a suggéré Fukuyama6, mais à ce tragique XXe siècle qui doit laisser place à un XXIe siècle ouvert sur de toutes nouvelles conceptualisations pour penser un monde devenu autre, contraint de se débarrasser des illusions d’hier et de reconstruire un nouvel horizon d’attente. Le travail intellectuel n’en devient que plus nécessaire en un moment où les choix ne se font plus entre le noir et le blanc, mais plus souvent, comme le disait Paul Ricœur, entre le gris et le gris. Faute de projet d’émancipation, la maîtrise immodérée de l’environnement et la prolifération de moyens de destruction massive transforment le futur en menace pour l’équilibre de l’écosystème. Prométhée déchaîné peut se retourner contre ses maîtres sorciers et le souci de l’avenir se replier sur celui de préserver le patrimoine existant par des décisions conservatoires afin d’éviter des catastrophes d’ampleur planétaire. Une éthique du futur se substitue alors à une politique de l’utopie et trouve ses ressources chez le philosophe Hans Jonas et son « principe responsabilité7 ».
Si l’intellectuel qui se met au service d’une cause historique est déjà mort depuis longtemps, l’intelligence hypercritique connaît alors une crise de langueur. Il n’est pas étonnant que l’on ait pu parler du « silence des intellectuels », accentué encore après 1981 et la victoire de la gauche politique avec un programme auquel n’adhèrent plus vraiment les intellectuels, qui s’approprient plutôt les thèses critiques du marxisme exprimées par Raymond Aron dès 1955 dans L’Opium des intellectuels8. La controverse suscitée par ce « silence » fut particulièrement bruyante. Pour Jean-François Lyotard, celui-ci annonce l’entrée du « tombeau des intellectuels9 ». Maurice Blanchot, de son côté, est sorti de sa réserve coutumière pour mettre en garde contre l’idée d’un repos éternel des intellectuels, car, dans l’hypothèse où, comme les croisés partis « libérer le Christ dans le sépulcre vénérable », ils mettraient la main sur un tombeau qu’ils savent vide, ils ne seraient « pas au bout mais au commencement de leur peine, ayant pris conscience qu’il n’y aurait désœuvrement que dans la poursuite infinie des œuvres10 ». Maurice Blanchot, constatant que le terme d’intellectuel a mauvaise réputation et devient de plus en plus source d’injures, entend persévérer dans une fonction critique qui interdit aux intellectuels de fuir leurs responsabilités : « Je ne suis pas de ceux qui déposent d’un cœur content la dalle funéraire sur les intellectuels11. » Il leur conseille de se tenir dans un espace de retrait du politique qui leur permette de penser l’action sociale et d’éviter ainsi la retraite. L’intellectuel est invité à rester un veilleur et à demeurer conscient de ses limites comme « l’obstiné, l’endurant, car il n’est pas plus fort courage que le courage de la pensée12 ».
La naissance de la revue Le Débat en 1980 peut apparaître comme le signal ou le repère symbolique d’un retournement de la conjoncture intellectuelle. Cette nouvelle publication ne prétend plus être le support d’un système de pensée, d’une méthode à vocation unitaire, mais invite au passage d’un engagement politique à un engagement de type intellectuel. Substituant à une communauté d’opinion une communauté d’exigence, elle convie une pluralité d’auteurs aux convictions différentes dans ses colonnes, devenant ainsi un carrefour d’idées. Pierre Nora, son directeur, se pose alors la question « Que peuvent les intellectuels ? », pariant que le déplacement du centre de gravité de la littérature vers les sciences humaines est en train de s’inverser. Les sciences sociales ont compris que l’on parle un langage autre que celui que l’on croit parler, que l’on ignore les motifs pour lesquels on agit et que le point d’aboutissement échappe au projet initial. Si cette thèse a convaincu et s’est imposée, il importe désormais de construire un nouveau rapport au savoir, car « c’est à l’abri de la fonction critique que fonctionne à plein l’irresponsabilité politique des intellectuels13 ».
Siècle de l’irresponsabilité ? Siècle des tragiques ou tragi-comédie ? Raymond Aron reprochait au président Valéry Giscard d’Estaing d’« ignorer que le monde est tragique ». C’est une chronique des intellectuels français aux prises avec l’histoire en ce second XXe siècle qui est ici contée, une manière d’honorer le passé et de lui construire un « tombeau » pour refaire place à de possibles réouvertures de projets d’avenir délestés des errements de ce passé.
Sans prétendre à quelque privilège dans la compétence interprétative, je me dois de me situer dans cette histoire comme appartenant à une génération qui a cru ne pas avoir à faire le deuil qui a conduit la génération précédente, celle de l’après-guerre, et parmi elle beaucoup d’historiens passés par le PCF (François Furet, Denis Richet, Jacques Ozouf, Mona Ozouf, Emmanuel Le Roy Ladurie…), à se séparer de l’objet de son adoration. Tout au contraire, il a fallu aussi passer par ce travail de deuil de ce qui a été pour beaucoup notre identité politique, celle de notre jeunesse, nourrie par une conviction inébranlable en des lendemains qui chantent, consacrant tous ses efforts à faire chanter l’histoire à l’occasion d’un prochain Grand Soir.
Il a fallu composer avec la mort de l’idée de rupture salvatrice au rythme des découvertes de ce qu’elle recouvrait. Dans une charge polémique, le chroniqueur du Monde Pierre Viansson-Ponté, à propos des éclats des nouveaux philosophes14, a stigmatisé ces « enfants gâtés », ces « pauvres chatons égarés ». Il a en effet fallu vivre des « années orphelines15 » et retrouver d’autres voies d’espérance. Le chemin suivi a été celui d’un laborieux travail de catharsis et d’anamnèse pour soumettre à la critique ce qui avait été objet de croyance et en saisir les limites et les apories, tout en évitant de s’abandonner aux trop fameux tournants à 180 degrés que connaît en général la vie intellectuelle française. En reprenant la belle métaphore de Michel de Certeau, on pourrait dire que les parcours singuliers que j’ai déjà retracés, ceux de Paul Ricœur, Michel de Certeau, Félix Guattari, Gilles Deleuze, Pierre Nora et Cornelius Castoriadis, sont un peu une manière d’honorer le passé en remettant à leur place ses illusions afin qu’elles ne viennent pas hanter le présent à notre insu. Accompagnant ces parcours biographiques, mes recherches sur l’évolution de l’école historique française, puis celle des sciences sociales en général, participaient à la quête d’une approche nouvelle qui sorte des facilités du réductionnisme. Le temps est venu de la synthèse sur toute cette période pour en mieux ressaisir les pulsions collectives.
Cette chronique des grands enjeux qui ont mobilisé les intellectuels français entre 1944 et 1989, aux plans tant politique et culturel que théorique, fait apparaître la notion de génération comme éclairante, ainsi que Jean-François Sirinelli en a donné l’exemple dans sa thèse16. Les générations intellectuelles qui se sont succédé depuis l’après-guerre ont adhéré au moment existentialiste, puis structuraliste, pour finalement prendre un tournant que l’on peut qualifier de réflexif et porté sur le sens de l’action de l’homme17. Plus labile, éclatée en certaines circonstances historiques, la notion de génération se cristallise plus aisément lorsqu’elle définit l’identité collective autour d’un événement qui a fortement mobilisé les esprits. Il en a été ainsi de la génération révolutionnaire de 1789, puis de celles de 1830 et de 1848, des communards, des anciens combattants de la Première Guerre mondiale, de la Résistance. Si l’on suit les enseignements de Hegel interprétés par Kojève, 1968 n’ayant pas fait de victimes serait un non-événement — mais doit-on juger ce qu’est un événement à l’aune de ses seuls cadavres ? 1968 a bien été l’un de ces moments de cristallisation générationnelle18. Cet événement énigmatique sert ici de scansion majeure entre deux périodes, divisées en deux volumes, délimitant comme toute rupture un avant et un après.
Cet événement aura été, en ce qui me concerne, d’autant plus fort qu’à l’âge de dix-sept ans on n’a pas encore une vision stratégique d’ensemble de ce qui se passe, mais on traverse l’événement en recevant de plein fouet sa part subversive et créatrice. Mai 1968 a été perçu avec discernement par Michel de Certeau dans un texte écrit à chaud, dès le mois de juin19. Il a bien analysé ce qu’exprimait une génération qui ne se satisfaisait pas de la circulation marchande du sens et manifestait un esprit de fraternité, de sociabilité ouverte à la faveur d’un dégel de la parole, ouvrant portes et fenêtres des habitacles privés pour faire place à l’autre et au dialogue. Il en résultait un tremblement d’histoire, une révolte d’ordre essentiellement existentiel.
Pour ma part, cette irruption de l’année 1968 a été marquante, comme pour beaucoup, car en quelques mois j’ai eu l’occasion de vivre trois expériences intenses en divers lieux. D’abord en mai dans les rues de Paris, où ce mouvement qui « déplaçait les lignes » et libérait une parole confisquée mettait fin au cours magistral donné par un pouvoir qui imposait sa seule voie / voix. Alors que je découvrais à peine, encore adolescent, la force irruptive de ce printemps, j’allais me trouver fortuitement au mois d’août 1968 à Prague, où je vécus les dix premiers jours de l’occupation par les troupes soviétiques. Voir des chars imposer leur loi, au nom du communisme, à un peuple unanime et réussir à briser cette résistance fut une deuxième leçon d’histoire précoce. Le troisième moment constitutif de cette année 1968 a débuté avec ma vie étudiante dans le microcosme très singulier de l’université expérimentale de Vincennes, haut lieu de la modernité et de fixation du gauchisme, placé à l’écart de la ville, en plein bois. S’il y eut un lieu de parole, ce fut bien celui-ci. Hors de tout académisme, l’université de Vincennes aura fait de la pluridisciplinarité sa religion. À une effervescence intellectuelle spectaculaire se joignait une agitation politique permanente avec l’idée que Mai 1968 n’était qu’une « répétition générale » d’une révolution à venir, très proche, dont il ne fallait pas manquer les débuts. Souhaitant donner une dimension collective à mon engagement politique, j’adhérai alors à la naissante Ligue communiste révolutionnaire (LCR) qui, en ce début 1969, comptait sur le campus un certain nombre de vedettes, parmi lesquelles Henri Weber, alors membre du bureau politique, qui deviendra sénateur, ainsi que l’ancien dirigeant des comités d’action lycéens (les CAL) de Mai 1968, Michel Recanati, lui aussi membre du bureau politique et qui se suicidera quelques années plus tard20. Pour notre génération, il a donc été impératif aussi de faire ce travail de deuil et de rejoindre ainsi, de manière différée, la génération qui nous a précédés.
Cette histoire des intellectuels a été conçue comme une mise à l’épreuve des schémas d’explication réducteurs. Elle rend nécessaire une véritable cure d’amaigrissement des arguments explicatifs. Certes, un certain nombre d’outils méthodologiques sont utiles pour en rendre compte, mais ils ne peuvent être que des médiations imparfaites qui laissent échapper une bonne part de ce qui fait le sel de l’histoire intellectuelle. Cette histoire constitue un domaine incertain, un entrelacs d’approches multiples auxquelles s’associe la volonté de redessiner les contours d’une histoire globale. Il en résulte une forme d’« indétermination théorique » que je postule comme un principe de recherche et de connaissance dans le domaine de l’histoire intellectuelle.
Cette indétermination renvoie à cet enchevêtrement nécessaire d’une démarche purement interne qui ne prendrait en considération que le contenu des œuvres et des idées et d’une démarche externe qui se contenterait d’une explication des contenus selon leur contexte. L’histoire intellectuelle n’est possible que si elle dépasse cette trompeuse alternative et pense ensemble les deux pôles. Il est donc vain d’envisager une chronique qui s’arrêterait au seuil des œuvres, à l’écart de leur interprétation, privilégiant les seules manifestations historiques et sociales de la vie intellectuelle.
L’étude des modes d’engagement politique des intellectuels est indispensable, mais elle ne rend que partiellement compte de la part majeure de l’activité intellectuelle elle-même, nourrie de visions du monde, de représentations, de pratiques portées par des écoles de pensée, de paradigmes au sens large qui inspirent des orientations convergentes liées à des moments singuliers. La prise en considération conjointe d’un point de vue à la fois interne et externe permet de témoigner de la complexité des situations et de se dégager des relations causales étroites comme celle, par exemple, qui préside à une logique du soupçon réduisant l’autre à son positionnement social, spatial, ou à sa personnalité psychologique. Une telle approche a trop servi des entreprises de disqualification et, portées par la paresse, celles-ci s’arrogent le droit de juger sans entendre, de méconnaître le contenu au nom de ce qui parle à son insu. Jean-François Sirinelli a justement mis en garde contre toute tentation d’évitement du « cœur de l’acte d’intelligence » dans des études qui se limiteraient à restituer les effets microsociaux des réseaux de sociabilité intellectuels : « Il y a bien un impératif catégorique de l’histoire des élites culturelles : celle-ci ne doit pas faire l’impasse sur l’étude des œuvres et des courants21. »
Une telle approche suppose une entrée dans le discours lui-même, une immersion dans les œuvres en même temps qu’une mise à distance dans un souci constant de compréhension de l’autre. C’est une telle attitude d’esprit qu’adopte par exemple Olivier Mongin, directeur de la revue Esprit, lorsqu’il publie un ouvrage couvrant la période 1976-199322. Son mérite est de prendre au sérieux les acteurs de la vie intellectuelle, d’entrer à l’intérieur de leurs œuvres pour y repérer les enjeux théoriques opposant les divers courants qui animent la vie des idées. Car, comme le souligne Marcel Gauchet, « les idées n’engendrent pas plus la réalité historique qu’elles ne sont sécrétées par elle, elles sont dans l’histoire23 ».