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La contestation

LE FOND DE L’AIR EST ROUGE

Avec l’élection d’une chambre bleu horizon en juin 1968, certains croient que la récréation est terminée et que le cours normal des choses va reprendre comme si rien ne s’était passé, d’autant que le désaveu de la contestation exprimé dans les urnes est particulièrement cuisant pour ceux qui mettent en question le gaullisme. Il n’en est rien. L’ombre de Mai plane sur le début des années 1970 avec une intensité qui va jusqu’à susciter des changements de fond dans bien des domaines : la place des femmes, les relations entre adultes et jeunes, enseignants et enseignés, les rapports avec la justice, la question du travail et de l’environnement. Dans tous les secteurs de la société, la question de l’autorité est battue en brèche par la revendication de la prise de parole et du désir de participer aux décisions de manière plus collective. Toute l’activité intellectuelle et culturelle subit l’onde de choc.

En premier lieu, le marxisme, qui a déjà connu un engouement chez un nombre croissant d’intellectuels avec la théorie althussérienne, devient, plus que jamais, la langue commune qui s’impose à tout partisan d’un changement de société. Certes, des positions plus nuancées s’exprimeront, mais celles de la plupart des intellectuels de gauche, encore largement dominants, reposent implicitement sur un soubassement marxiste. Le souffle de 68 suscite même un renforcement de la conviction marxiste avec l’idée que le vent de l’histoire souffle dans le bon sens et qu’il suffit de se placer dans sa direction. Cette croyance fait les beaux jours des groupuscules qui prolifèrent dans l’après-Mai, trotskistes ou maoïstes exerçant alors une réelle attraction sur les intellectuels qui se substitue à celle qu’exerçait le PCF, affaibli par l’existence d’un nouveau pôle sur sa gauche. Pour ces groupes, Mai 1968 n’a été qu’une répétition générale de ce qui va inéluctablement advenir : la révolution qui ne peut qu’être imminente1. Un regain de foi dans le cours de l’histoire, exprimé par les deux leaders trotskistes des Jeunesses communistes révolutionnaires (JCR), Henri Weber et Daniel Bensaïd, redonne vie à la conviction léniniste d’un détonateur et d’un embrasement à venir. Du côté maoïste, on n’est pas loin d’un schéma similaire avec l’ouvrage collectif Vers la guerre civile, qui décrète la révolution imminente : « Sans vouloir jouer aux prophètes : l’horizon 70 ou 72 de la France, c’est la révolution […]. Voici les premiers jours de la guerre populaire contre les exploiteurs, les premiers jours de la guerre civile2. » De son côté, Daniel Cohn-Bendit, à la différence des marxistes-léninistes, privilégie dans ses analyses le principe de l’autonomie, qu’il reprend au courant Socialisme ou barbarie en valorisant la composante libertaire et autogestionnaire du mouvement3 : « Nourrie des classiques du marxisme, la jeune intelligentsia contestataire ne doute donc pas du caractère éminemment révolutionnaire du mouvement4. »

La contestation post-soixante-huitarde emprunte largement au discours marxiste pour s’exprimer, et trouve dans l’althussérisme le moyen de réconcilier adhésion au marxisme et désir de rigueur scientifique. Il en est ainsi, parmi bien d’autres, de l’apprenti philosophe André Comte-Sponville, alors lycéen de dix-huit ans, qui perd la foi, quitte la Jeunesse étudiante chrétienne (JEC) et adhère au « parti de la classe ouvrière ». Avant d’entrer en khâgne, il lit Althusser pendant ses vacances, ce qui bouleverse pour longtemps son rapport à la philosophie : « Ces deux livres [Pour Marx et Lire le Capital…] me firent l’effet d’une révélation fulgurante, qui m’ouvrait comme un nouveau monde5. » André Comte-Sponville devient, comme beaucoup de sa génération, marxiste d’obédience althussérienne, frappé par la rigueur d’Althusser dans sa dimension tragique, quasi janséniste : « Il était mon maître, et l’est resté6. »

Pendant que la jeunesse estudiantine se nourrit des thèses althussériennes, Althusser et les siens restent pourtant discrets. Il faut attendre les années 1972 et 1973 pour les voir revenir sur le devant de la scène éditoriale, soit au moment où la gauche classique se recompose autour du programme commun et où le gauchisme politique reflue dans les marges. Ce retour en force s’effectue avec la publication rapprochée de la Réponse à John Lewis en 1972 (Maspero), Philosophie et philosophie spontanée des savants en 1973 (Maspero) et Éléments d’autocritique en 1973 (Hachette). Le phénomène éditorial est remarqué au point que le philosophe, iconoclaste au sein de son propre parti, le PCF, se voit enfin officiellement reconnu par celui-ci en 1976, lorsque Positions paraît aux Éditions sociales, reprenant plusieurs articles qu’il avait publiés entre 1964 et 1975. Cette consécration au sein du PCF fait suite à celle, au sein de l’université, du nouveau professeur, qui vient de soutenir sa thèse d’État à Amiens (juin 1975), sur travaux, faute d’avoir mené à bien un premier projet présenté en 1949-1950 à Jankélévitch et Hyppolite et portant sur « Politique et philosophie au XVIIIe siècle ». Malgré cette consécration universitaire tardive, Althusser restera jusqu’au bout « caïman » à l’ENS d’Ulm, soit préparateur à l’agrégation de philosophie.

La naissance en 1973 de la collection « Analyse » chez Hachette, dirigée par Althusser, déjà responsable chez Maspero de la collection « Théorie » depuis 1965, illustre ce regain d’intérêt pour les thèses althussériennes. En 1976, la revue Dialectiques lui consacre un de ses numéros, dans lequel Régine Robin et Jacques Guilhaumou expriment leur dette affective et intellectuelle : « C’était pour moi le moment de la respiration. […] Pour tous les deux, tout simplement la possibilité de faire de l’histoire. […] Althusser nous obligeait à relire les textes7. » Pour ces historiens, il incarne la brèche qui permet de casser la gangue stalinienne, de renverser les tabous de la vulgate marxiste mécaniste en ouvrant sur un possible déblocage discursif.

Cet althussérisme triomphant des années 1970 n’est pourtant pas le même que celui des ouvrages du milieu des années 1960. Il fait écho à l’événement 68 et à son défi (« Althusser à rien ») en se déplaçant de la théorie vers l’analyse, comme l’indique le nom même de la nouvelle collection créée chez Hachette. Par ce glissement, il annonce le passage d’un point de vue purement théorique et spéculatif à une prise en compte de « l’analyse concrète d’une situation concrète », sans pour autant se condamner à l’empirisme, en partant de catégories conceptuelles. La conjoncture et le terrain précis d’investigation doivent désormais être étudiés à partir de la théorie marxiste : les althussériens descendent de leur tour d’ivoire et renoncent à la simple exégèse des textes de Marx pour se confronter au réel.

En 1970, c’est dans cette perspective qu’Althusser définit un vaste programme de recherche avec son article « Idéologie et appareils idéologiques d’État8 ». Il différencie les « appareils répressifs d’État », qui s’appuient sur la violence pour assurer la domination, des « appareils idéologiques d’État (AIE) », qui incluent la famille, les partis, les syndicats, l’information, la culture, les institutions scolaires ou les Églises et perpétuent l’assujettissement à l’idéologie dominante, la soumission à l’ordre établi.

Althusser assigne à l’école une position stratégique centrale dans la mise en place du dispositif hégémonique de la société capitaliste moderne, comme l’avait déjà suggéré Gramsci : « C’est l’appareil scolaire qui a, en fait, remplacé dans ses fonctions l’ancien appareil idéologique d’État dominant, à savoir l’Église9. » Althusser déplace l’étude de l’idéologie comme simple discours à celle de l’idéologie comme pratique, ce qui rapproche ses positions de celles de Michel Foucault en 1969, lorsque ce dernier invoque la nécessaire ouverture du discursif sur les pratiques non discursives, et leur articulation réciproque. L’idéologie recouvre donc pour l’un et l’autre une existence matérielle : elle s’incarne dans des lieux institutionnels. Althusser fonde même sa démarche sur une ontologisation de l’idéologie, considérée comme catégorie anhistorique : « L’idéologie n’a pas d’histoire10. » Renversant les positions de la vulgate qui voyait en l’idéologie une simple excroissance déformante du réel, Althusser la considère au contraire comme une structure essentielle exprimant le rapport des hommes à leur monde : « Je reprendrai mot pour mot l’expression de Freud et j’écrirai : l’idéologie est éternelle, tout comme l’inconscient11. »

Althusser ouvre ainsi un vaste chantier au courant qu’il représente. Ainsi, dès 1971, Christian Baudelot et Roger Establet analysent le mode de sélection à l’œuvre dans l’institution scolaire avec la publication de L’École capitaliste en France (Maspero). Establet, l’un des auteurs de Lire le Capital, s’est, au contraire du groupe de philosophes ulmiens, très vite tourné vers la sociologie et a appris la statistique. Suivant la double impulsion donnée par Althusser et Bourdieu, ce dernier avec Les Héritiers, Establet teste avec Baudelot l’hypothèse des appareils idéologiques d’État pour en mesurer la validité statistique dans l’univers scolaire. En ce début des années 1970, tout le champ des sciences humaines semble adopter le discours althussérien, qui apparaît comme moyen de fédérer toutes les disciplines et tous les savoirs régionaux autour d’une ambition théorique : ouvrir sur une totalisation conceptuelle proposant une grille d’analyse capable de rendre compte de la diversité du réel par-delà les compartimentages habituels.

Cette adoption des concepts althussériens comme grille de lecture du réel est manifeste dans la revue Tel Quel, qui se donne à la fin de 1968 pour ambition de construire une « théorie d’ensemble ». Au découplage arbitraire entre deux genres, « roman » et « poésie », Marcelin Pleynet oppose une approche du parcours textuel qui s’inspire directement des trois « généralités » exposées par Althusser : « généralité 1 (généralité abstraite, travaillée), la langue ; généralité 2 (généralité qui travaille, théorie), archi-écriture ; généralité 3 (produit du travail), le texte12 ». La dialectisation de la théorie et de la pratique à l’œuvre chez les telquéliens se réfère non à une réduction d’un des termes à l’autre, mais à la définition que donne Althusser de la théorie comme forme spécifique de la pratique, augurant une science nouvelle : l’écriture. « Le texte est à la fois un processus de transformation surdéterminé par l’économie scripturale et, selon la formule d’Althusser, une “structure à contradictions multiples et inégales”13. »

On retrouve aussi ce désir de totalisation dans le groupe qui crée en 1973 la revue Dialectiques. Le noyau fondateur de cette revue se situe dans la double filiation de Jean-Toussaint Desanti, par son désir d’explorer concrètement les divers champs de scientificité, et d’Althusser, par sa volonté d’articulation des divers niveaux du savoir. Dialectiques tient son originalité de son haut niveau de conceptualisation, de son indépendance militante et de son refus de toute inféodation. La revue connaît un vif succès, et elle construit sans support éditorial un efficace réseau de distribution qui lui permet de dépasser parfois les dix mille exemplaires. Le projet naît dans l’immédiat après-68 à Saint-Cloud, où se réunit un petit groupe de normaliens : Pierre Jacob, David Kaisergruber et Marc Abélès. Tous trois membres à l’époque du PCF, ils ont immédiatement des ennuis avec la direction du Parti, qui les convoque devant sa plus haute instance, le bureau politique.

Dès après 1968 et jusqu’au début des années 1970, la radicalité de la critique théorique accompagne une radicalisation des affrontements et une contestation persistante sur les campus universitaires. Les heurts avec les forces de police restent vifs et nombreux. L’université de Vincennes, abcès de fixation des diverses familles gauchistes, en est l’exemple paroxystique, mais les autres universités sont aussi le théâtre de sévères affrontements car les étudiants protestataires refusent de se laisser enfermer dans le mode de participation que leur propose le ministre de l’Éducation nationale, Edgar Faure, qu’ils accusent de vouloir récupérer le mouvement de Mai.

En 1970, à Nanterre, le cycle provocation-répression se poursuit jusqu’à la caricature. Le climat de la rentrée n’est pas vraiment serein, car les contestataires de Mai 1968 entendent bien en découdre cette fois avec le pouvoir dans le secret espoir que l’automne offrira ce dont Mai a avorté : la révolution. Les temps sont plutôt à l’idée que les élections sont des « pièges à cons », une simple manœuvre de marginalisation des avant-gardes révolutionnaires. En phase avec les idées de Mai, Ricœur ne peut être soupçonné de s’opposer au mouvement. Ayant fait le choix de quitter la Sorbonne pour Nanterre afin d’y instituer un véritable dialogue entre les diverses parties de la communauté éducative, il apparaît comme le mieux placé pour rechercher les voies d’un consensus autour de l’idée d’élections. Le nouveau conseil de gestion doit se doter d’un doyen de l’université des lettres et sciences humaines, selon les termes de la réforme d’Edgar Faure. Son choix se porte sur Ricœur le 18 avril 1969. René Rémond, déjà connu et reconnu comme le grand spécialiste des consultations électorales, est quant à lui désigné responsable du département d’histoire : il fait figure d’expert en stratégie politique auprès du philosophe, de spécialiste pragmatiste auprès du sage. En janvier 1970, des heurts éclatent à la faculté de droit, et le feu s’étend vite à la faculté de lettres.

La tension est de nouveau extrême sur le campus de Nanterre lorsque, le 26 janvier, Ricœur, fatigué de cumuler les soucis propres à la présidence de l’université, auxquels s’ajoutent son enseignement et les quatre-vingts thèses qu’il dirige cette année-là, descend à la cafétéria pour y prendre un café. Il se hâte dans le couloir du rez-de-chaussée couvert de graffitis, salué comme toujours par les lazzis de quelques groupes de spontanéistes, échappant de justesse à une « interception » tentée par une vingtaine d’étudiants. Mais ces derniers attendent son retour et en profitent pour entasser papiers et détritus dans une poubelle. Lorsque Ricœur réapparaît, ils lui crachent au visage et lui renversent le contenu de la poubelle sur la tête. Décidé coûte que coûte à ne pas céder à ces nouvelles provocations, Ricœur retire la poubelle et se rend dans l’amphithéâtre pour donner son cours. Arrivé sur l’estrade, il déploie ses papiers et carnets comme à son habitude, puis se ravise : « Non, je ne peux pas faire cours », lance-t-il à ses étudiants, qui ignorent ce qui vient de se passer. Sans rien ajouter, il range ses cahiers et quitte l’amphithéâtre à la stupéfaction générale. Cette fois, les provocateurs ont gagné : ils cherchaient à tester ses limites et ils les ont enfin trouvées. Non que le doyen souhaite porter plainte et entrer dans l’engrenage désiré par la petite minorité qui s’en est prise à lui, mais il est victime d’un malaise. Fragile sur le plan cardiaque, il se verra imposer par son médecin un repos d’une quinzaine de jours, du 3 au 17 février. Ricœur sera mal conseillé par ses proches, qui veulent voler à son secours et manifester à grand bruit. Une large publicité est assurée à l’événement, qui fait vite la une de la presse. Au lieu de provoquer le sursaut espéré, il suscite la risée générale, et cette image indélébile du doyen coiffé d’une poubelle va lui coller à la peau.

L’apaisement ne revient pas sur le campus. Le 12 février, un syndicaliste CGT de Renault, venu prêter main-forte aux étudiants communistes contre les maoïstes, est presque laissé pour mort par ces derniers avec une double fracture du crâne : il restera huit jours dans le coma. Au retour de son « congé forcé », Ricœur est consterné par la tournure qu’ont prise les événements et craint que les violences perpétrées ne finissent par entraîner mort d’homme dans le domaine universitaire dont il est responsable. Alors que toute solution policière lui répugne, Ricœur ne peut ni ne veut prendre le risque de couvrir un homicide. Le conseil délibère et prend la décision, majeure, de « banaliser » le campus, dont chacun mesure la gravité puisqu’elle revient à renoncer à la franchise universitaire et à livrer le maintien de l’ordre aux forces de police.

Ce cocktail redoutable mêlant policiers et étudiants sur un campus devait exploser un jour, ce qui arrive dès le 3 mars avec des affrontements d’une singulière violence. Alors que des militants d’extrême droite d’Union-Droit sont venus de l’extérieur afin de protéger la tenue d’examens partiels prévus en sciences économiques, les contestataires d’extrême gauche pénètrent dans le bâtiment de la faculté de droit et les en délogent. La plupart des militants d’extrême droite devront leur salut aux forces de l’ordre. Ils se protègent en se repliant derrière la police. Les premières pierres volent. Peu après débute l’assemblée générale à la faculté de lettres. Vers 16 heures, la foule étudiante, très nombreuse, sort de l’amphithéâtre B-2 au cri de « Les flics hors du campus ! ». Les forces de l’ordre prennent position sur les voies qui longent les facultés et l’affrontement généralisé commence. Les étudiants les bombardent à l’aide de tous les projectiles possibles, vidant les salles de cours de leurs chaises, des cendriers, des pieds de tables. De leur côté, les policiers répliquent en renvoyant les projectiles et en tirant des grenades lacrymogènes en direction des étudiants. René Rémond assiste affligé et impuissant au « spectacle ». Tout ce qui reste à faire est d’empêcher que la police ne pénètre à l’intérieur des locaux universitaires :

René Rémond est en contact permanent avec le cabinet du ministre de l’Éducation comme avec celui de l’Intérieur, ainsi qu’avec la préfecture, car la pression en faveur d’un assaut à l’intérieur des bâtiments est d’autant plus forte que les policiers apprécient peu la position dans laquelle ils se trouvent, canardés sans droit de poursuite et sans autre ressource que de ramasser leurs blessés : soixante au terme de cette journée du 3 mars. Vers 19 heures, alors que la tension semble retomber et que les deux facultés se vident dans la nuit tombante, les quelques centaines d’étudiants encore présents se dirigent vers le restaurant universitaire, où sont déjà attablés ceux qui sont restés indifférents aux heurts de la journée. Les policiers, dont le degré d’exaspération est à son paroxysme, poursuivent les étudiants qui se réfugient précipitamment à l’intérieur du restaurant. Ils cassent les vitres, tirent à l’intérieur leurs grenades lacrymogènes et délogent les étudiants, asphyxiés par les gaz. Sitôt sortis, les assiégés sont accueillis à coups de matraque, les policiers s’acharnant sur ceux qui tombent à terre aux cris d’« À mort les étudiants ! », décidés à transformer les ambulances arrivant sur le campus en « corbillards ». Il faudra l’intervention des gendarmes mobiles pour servir de force d’interposition et mettre les étudiants à l’abri de la fureur répressive. Les forces de police, déchaînées, s’en prennent aux voitures stationnées sur le parking, brisent les vitres à coups de matraque, crèvent les pneus et cabossent les carrosseries. Au total, outre les dégâts matériels, on relèvera 187 blessés !

Ricœur fait passer un communiqué dans lequel il critique la précipitation avec laquelle les pouvoirs publics ont cru bon d’employer les forces de l’ordre :

Cette mise au point n’empêche pas la rumeur de courir : Ricœur a appelé la police ! Il est le responsable du carnage !

La contestation de la jeunesse scolarisée, issue des universités et des lycées, va émailler ces années de secousses exacerbées par des bavures policières multiples. Richard Deshayes, jeune instituteur maoïste de Vive la révolution (VLR), perd son œil droit, cisaillé par un tir tendu d’un fusil lance-grenades, avant d’être piétiné par une brigade spéciale de police. Chaque acte de répression du pouvoir suscite un large mouvement de solidarité de la part des lycéens, prompts à descendre dans la rue. En 1971, Gilles Guiot, élève des classes préparatoires au lycée Chaptal à Paris, arrêté le 9 février au moment de la dispersion d’une manifestation, est condamné à trois mois de prison ferme pour flagrant délit de « violences à agent ». La condamnation de ce lycéen apolitique suscite une forte réaction de masse qui aboutit à sa relaxe. Autre « bavure » policière, celle qui touche en mai 1971 le journaliste du Nouvel Observateur Alain Jaubert. Sortant d’un restaurant avec son épouse, il est embarqué dans un car de police, passé à tabac, conduit à l’hôpital avec deux traumatismes, puis devant un juge qui lui signifie une inculpation de coups et blessures à agents de la force publique. Toute la profession des journalistes se mobilise et six cents d’entre eux manifestent devant le ministère de l’Intérieur pour demander la démission de Raymond Marcellin. Le point d’orgue de la contestation lycéenne est atteint en 1973 lors des manifestations contre l’entrée en vigueur de la loi Debré, votée en 1970, qui supprime les sursis militaires des étudiants.

En ce début des années 1970, une bonne partie de la jeunesse scolarisée dans les lycées comme dans les universités se trouve plus ou moins sous l’influence de petits groupes d’extrême gauche très actifs, très présents sur le terrain, diffusant largement leur propagande. Il s’agit des organisations trotskistes et maoïstes qui se sont reconstituées après les dissolutions prononcées au mois de juin 1968. Du côté trotskiste, la Ligue communiste, fondée en 1969, jouit d’un rayonnement certain, comptant en son sein des leaders qui ont marqué l’explosion de Mai comme Henri Weber, Alain Krivine, Daniel Bensaïd et Michel Recanati, leader des comités d’action lycéens en 1968. La famille trotskiste ne se réduit cependant pas aux frankistes16 de la Ligue, on trouve aussi les lambertistes, ceux de l’OCI (Organisation communiste internationaliste) et de son organisation de jeunesse, l’AJS (Alliance des jeunes pour le socialisme), auxquels s’ajoutent les militants de Lutte ouvrière et les pablistes17. Les composantes maoïstes sont tout aussi diverses, entre le PCMLF (Parti communiste marxiste-léniniste de France), la GP (Gauche prolétarienne) et VLR. L’esprit contestataire est de règle, il est constamment entretenu, et les mobilisations sont encadrées par des organisations qui se situent à la gauche du PCF. À l’occasion de la commémoration du centenaire de la Commune de Paris, en 1971, nombre de manifestations ont lieu qui sont l’occasion de revendiquer les communards de 1871 comme les inspirateurs de la Commune étudiante de 68 et de ses suites : « Les cortèges au mur des Fédérés sont le moment où chaque organisation s’emploie à faire une démonstration de force, ainsi qu’un moment de formation des jeunes militants18. » Tandis que de leur côté, le 16 mai 1971, les trotskistes de la Ligue et de Lutte ouvrière mobilisent un cortège international de trente mille jeunes au Père-Lachaise, c’est au tour du PCF, le 23 mai, d’y rassembler cinquante mille personnes.

La contestation prend souvent une tournure violente ou spectaculaire, notamment avec l’attaque d’un commissariat et de plusieurs fourgons de police par les maoïstes de la GP à Marseille, en novembre 1969. Pour faire face à la répression, la GP durcit sa stratégie et crée une organisation paramilitaire, la Nouvelle résistance populaire (NRP). À ces provocations, le pouvoir répond par des mesures accrues de répression et adopte une loi anticasseurs qui ouvre la voie à une justice expéditive. Les deux directeurs du journal maoïste La Cause du peuple, Jean-Pierre Le Dantec et Michel Le Bris, sont arrêtés en juin 1970 après l’interdiction en mai de la GP par une décision prise en Conseil des ministres.

En réaction naît une organisation nouvelle qui mêle plusieurs générations, dont celle des résistants, le Secours rouge. L’appel est signé, entre autres, par Charles Tillon, André Marty et Jean-Paul Sartre, son icône, qui présente la nouvelle organisation devant la presse le 19 juin 1970. Cette organisation entend opposer à la politique répressive du pouvoir un front unitaire des formations politiques de l’extrême gauche pour sensibiliser l’opinion publique aux décisions attentatoires à la liberté d’expression. Se donnant pour ambition d’intervenir chaque fois que l’exercice des libertés, de la justice et de l’égalité est en cause, le Secours rouge mène de multiples opérations en ce début des années 1970. Les plus marquantes sont celles qui parviennent à populariser des actions de grève de la faim entreprises par des militants politiques incarcérés et réclamant le respect des droits du prisonnier. Ces grèves de la faim reçoivent le soutien d’un certain nombre d’intellectuels, parmi lesquels Pierre Vidal-Naquet, Paul Ricœur et Alfred Kastler, qui obtiennent une audience auprès du garde des Sceaux.

L’amélioration des conditions de vie des travailleurs immigrés dans des foyers insalubres constitue un autre front de lutte. C’est ainsi qu’après la mort par asphyxie de cinq Africains dans un foyer à Aubervilliers est menée la « bataille d’Ivry » en 1970. Après leurs obsèques, un groupe qui comprend Marguerite Duras, Jean Genet, Maurice Clavel et Pierre Vidal-Naquet occupe le siège du CNPF, le syndicat patronal, pendant qu’un autre groupe, où sont associés Jean-Pierre Faye, Michel Leiris et Jérôme Peignot, soutient des Maliens en grève de loyer vivant dans une ancienne usine dans des conditions épouvantables, sans eau ni électricité : « Une demi-heure plus tard, une vingtaine de cars de police encerclent l’usine. Les occupants sont emmenés, menottes aux poings, et la silhouette de Michel Leiris entourée de deux CRS en tenue de combat apparaît bien chétive sur les images tournées par un reporter de la télévision19. »

L’EMBARDÉE MAO

« Je ne suis pas mao » : c’est ainsi que Jean-Paul Sartre commence son avant-propos au livre de Michèle Manceaux Les Maos en France, qui paraît en 197220. S’il prend soin de le préciser, c’est qu’il pratique en ce début des années 1970 un compagnonnage actif avec ce courant, et notamment avec la GP et l’un de ses dirigeants, Benny Lévy, dit Pierre Victor. Dans cet avant-propos, Sartre souscrit aux trois grandes particularités qui singularisent selon lui le courant maoïste français : le fait de renouer avec la violence révolutionnaire, son spontanéisme et le caractère antiautoritaire de sa contestation, qui donne un tour moral à l’action révolutionnaire. Sans être mao, Sartre voit dans ce courant une pratique qui incarne l’avenir :

Pendant ce temps, la GP multiplie les coups d’éclat, comme l’opération Fauchon de mai 1970, au cours de laquelle une vingtaine de militants ont dévalisé cette épicerie fine réputée particulièrement onéreuse pour redistribuer leur butin dans les bidonvilles de Nanterre. Leur tract dénonce le scandale : « Nous ne sommes pas des voleurs, nous sommes des maoïstes. Salaire moyen d’un OS : 3,50 francs l’heure. Un kilo de foie gras : 200 francs, soit soixante heures de travail. Un kilo de cake : 18,50 francs, soit six heures de travail… Alors ? Qui sont les voleurs ? » Le groupe se rend ensuite dans les bidonvilles de Saint-Denis et dans un foyer de travailleurs à Ivry pour offrir aux habitants médusés et ravis caviar, langoustes, foie gras, marrons glacés, alcools de luxe… Cette action retentit au-delà de ce qu’espérait le groupuscule, certains organes de presse saluant même l’action justicière de ces « Robins des Bois » modernes. L’affaire fait d’autant plus de bruit qu’une jeune étudiante en sociologie de vingt ans est arrêtée au cours de cette opération sauvage et se voit condamner à treize mois de prison ferme : « Qui donc met en péril la démocratie ? » s’indigne Françoise Giroud dans L’Express22. L’arrestation des directeurs de La Cause du peuple Michel Le Bris et Jean-Pierre Le Dantec précipite l’engagement de Sartre auprès des maoïstes. Il préside leur meeting de protestation à la Mutualité le 25 mai 1970, puis porte témoignage au palais de justice : « Les poursuites sont incomplètes, elles devraient s’exercer contre moi », déclare-t-il au président. Jean-Pierre Le Dantec est condamné à un an de prison, Michel Le Bris à huit mois, et le gouvernement prononce le jour même l’interdiction de la GP. Le 30 mai, c’est au tour de l’ancien secrétaire du Snesup en mai 1968, Alain Geismar, d’être emprisonné à la Santé. Sartre décide de réagir et, le 4 juin, prend l’initiative de créer une Association des amis de La Cause du peuple. La scène sera immortalisée par les photographes : Sartre avec ses amis distribuant à la criée dans les rues de Paris le journal maoïste interdit : « Demandez La Cause du peuple… » Le ministre de l’Intérieur, Raymond Marcellin, habituellement prompt à arrêter tout vendeur à la sauvette du journal maoïste et à le traduire devant la Cour de sûreté de l’État, n’ose pas s’en prendre à celui que le général de Gaulle qualifie d’« intouchable », accréditant ainsi involontairement la démonstration que voulaient faire les maos : il y a bien inégalité devant la justice, deux poids et deux mesures en fonction de sa position de classe. Jouissant de cette immunité, Sartre devient le directeur de La Cause du peuple, puis d’autres journaux de la mouvance maoïste comme Tout !, La Parole au peuple et Révolution !.

À l’occasion du procès d’Alain Geismar, le 21 octobre, Sartre va encore plus loin. Il décide de ne pas se présenter à la barre des témoins, où il est attendu, et se contente d’envoyer un télégramme à la dix-septième chambre correctionnelle expliquant que, les jeux étant faits, il préfère témoigner dans la rue. L’image de Sartre prenant la parole, le 21 octobre, devant le lieu symbolique des usines Renault de Billancourt est dans toutes les mémoires. Elle illustre la légende de celui qui a tout fait pour ne pas désespérer Billancourt et qui appelle maintenant à la libération de Geismar : « Lui, ce petit bonhomme portant sur un pull blanc un blouson de peau et tricot beige et, sur ce blouson, une canadienne à col de fausse fourrure, debout sur un tonneau de fuel, et parlant, un micro à la main, devant des ouvriers, à la sortie des usines Renault-Billancourt23. » En décembre 1970, déplaçant ses interventions vers le milieu ouvrier et suivant en cela la stratégie de la GP, Sartre préside à Lens un tribunal populaire mis en place par le Secours rouge du Nord, qui entend juger de la responsabilité des Houillères du Nord dans la mort de seize mineurs des suites d’un coup de grisou.

L’engagement de Sartre se poursuit avec la création en 1972 de Libération, appelé à devenir un quotidien national de première importance. À côté du petit cercle des maoïstes se trouve aussi le fervent catholique Maurice Clavel. Dans les réunions préparatoires, Michel Foucault, Claude Mauriac et le cinéaste Alexandre Astruc sont aussi présents. Benny Lévy, voulant élargir le cercle pour faire de ce journal autre chose qu’un simple organe maoïste, va débaucher pour l’entreprise le journaliste Philippe Gavi et ses camarades : « D’un côté les maos purs et durs. De l’autre, la “bande à Gavi”24. » Ces derniers, Yves Hardy, Aline Isserman, Philippe Nahoun et Sylvie Péju, sont qualifiés de « nietzschéens » par les maos. Benny Lévy fait revenir Serge July de Bruay-en- Artois25, qui devient le porte-parole des maos dans une rédaction qui compte en son sein des journalistes professionnels : Claude Mauriac, Philippe Simonnot, Claude-Marie Vadrot, Évelyne Le Garrec, Jacqueline Remy. Sartre, désigné directeur de la publication, entend s’impliquer de sa plume et émet le désir d’écrire un article dès le numéro d’essai qui paraît après le premier tour des élections législatives de mars 1973 : « Il vient rue de Lorraine pour écrire son papier, accompagné par Simone de Beauvoir et Liliane Siegel, sa fille adoptive. Sur cette consultation, son point de vue n’est pas très différent de celui des maoïstes, que l’on peut réduire à la fameuse formule : “Élections, piège à cons”. Il entend donc prôner l’abstention pour le second tour26. » Surprise, Philippe Gavi, recruté comme journaliste, qui n’est pas maoïste, décide, au titre de cofondateur du journal, de ne pas publier cet appel au boycott, à l’heure où les partis du programme commun de la gauche commencent à représenter une alternative crédible à la droite.

L’engouement pour la Chine en pleine Révolution culturelle porté par le succès phénoménal du Petit Livre rouge, qui rassemble toute une série de citations du président Mao, est alors au zénith. Le mythe chinois va jusqu’à affecter la mode vestimentaire avec le succès du col Mao. On s’enthousiasme devant l’héroïsme d’un peuple qui surmonte tous les défis, porté sur le grand écran par Joris Ivens et Marceline Loridan dans un documentaire de douze heures à la gloire de la Révolution culturelle, Comment Yukong déplaça les montagnes, tourné de 1971 à 1975 et diffusé en salles à partir de 1976. Comme il y eut le voyage en URSS avec les récits du retour, témoignages émerveillés par la découverte d’un nouveau monde, porteur du sens de l’histoire, le voyage en Chine, au cours de ces années, va attirer nombre d’intellectuels. Ces premiers voyageurs sont bien sûr étroitement contrôlés : ils doivent être considérés comme des amis patentés de la Chine populaire et leur séjour est pris en charge par l’agence chinoise de voyages, la Luxingshe, l’équivalent de ce que fut Intourist en URSS. L’impression qui l’emporte est la fascination, même à droite. Alain Peyrefitte, en publiant Quand la Chine s’éveillera… le monde tremblera au retour d’une mission parlementaire partie enquêter sur la Révolution culturelle, produit instantanément un best-seller27. Le directeur des services de politique étrangère du Figaro, Roger Massip, revient lui aussi de son périple avec un témoignage au titre évocateur : La Chine est un miracle. Du côté de la gauche, c’est le témoignage d’une intellectuelle italienne, Maria-Antonietta Macciocchi, journaliste de L’Unità, organe du PCI, qui fait événement. Partie en Chine avec son époux, Alberto Jacoviello, en 1970, elle publie en 1971 De la Chine28 : « Par les polémiques qu’il suscite à sa sortie, par “l’affaire” qu’il engendre, ce récit de voyage inaugure à maints égards ce que l’on peut nommer l’épopée de la geste maophile29. » Dans le climat de curiosité vis-à-vis de l’Orient rouge, ce livre qui fait l’apologie de l’expérience chinoise est accueilli par un concert d’éloges. Cette chronique d’un séjour effectué entre octobre et décembre 1970 dans une Chine fantasmée en paradis terrestre s’accorde à l’esprit du temps. La conclusion qu’elle tire de son incursion au cœur de la Révolution culturelle, malgré le culte de Mao, comme elle le constate elle-même, qui n’a jamais été aussi intense et les slogans, les affiches invitant le peuple à reconnaître la proximité entre Marx, Mao et Staline, est que Mao n’a jamais été stalinien : « Mao a été et reste léniniste à cent pour cent. C’est justement pour cette raison qu’il a pu s’opposer à toute “transposition mécanique”, qu’il a pu ne pas être stalinien30. » L’ensemble du témoignage ressemble au récit d’un rêve éveillé au cours duquel l’auteur assimile tout ce qu’on lui dit avec l’ingénuité d’un enfant : « Pékin m’apparaît ainsi comme la capitale de l’austère pureté révolutionnaire, la capitale d’une société d’hommes égaux. Les rues sont parcourues sans trêve par des cortèges politiques : les enfants vont à l’école en groupes, portrait de Mao et tambours en tête31. » À ses yeux, le peuple chinois est sans péché. À partir de ce postulat, elle peut s’émerveiller que les ouvriers refusent une augmentation de salaire et se passent d’organisations syndicales tout à fait superflues ou que les paysans mettent en pratique la philosophie et la pensée de Mao pour travailler la terre.

On retrouve dans son livre les mêmes naïvetés que les intellectuels occidentaux invités, et encadrés, dans l’Union soviétique des débuts ou encore à Cuba au début des années 1960 répétaient déjà à l’envi, ce qui ne laisse pas de susciter le scepticisme des sinologues qui débattent dans Esprit. Macciocchi, à qui la revue a communiqué les passages la concernant, répond vertement qu’elle ne voit là que banalités polémiques, et déclare en toute modestie : « Je renvoie le lecteur à mon article paru dans Tel Quel de mars 1972, sur sinophilie et sinophobie, mon Anti-Dühring en quelque sorte33. » Et d’ajouter qu’elle œuvre pour l’éclatement de la vérité sur la Chine : « J’ai tâché de rétablir, contre les mystifications et les calomnies, un peu de vérité sur la Révolution culturelle34. »

Seul le PCF fait exception : dans le contexte de dénonciation quotidienne du révisionnisme soviétique au pays de Mao, il ne peut approuver ce positionnement. Antoine Casanova et Jacques de Bonis donnent le ton, condamnant la presse bourgeoise qui encense ce livre et dénonçant un complot contre la vraie patrie du socialisme. À l’occasion de la Fête de L’Humanité, le PCF refuse d’exposer le livre de Macciocchi. L’affaire éclate : Philippe Sollers, l’allié d’hier, devenu compagnon de route du PCF, et sa revue Tel Quel prennent fait et cause pour Macciocchi. La Chine exerce sur l’équipe une fascination grandissante et Sollers s’est mis à traduire les poèmes de Mao :

Sollers proteste avec véhémence dans les colonnes du Monde contre l’interdit qui frappe Macciocchi :

Cette affaire finit de convertir l’équipe de Tel Quel au maoïsme militant, et le numéro 47 de la revue, à l’automne 1971, s’ouvre sur une citation de Mao : « Entre la culture nouvelle et les cultures réactionnaires, une lutte à mort est déclenchée. » Dans ce même numéro, Tel Quel rend publiques les « Positions du Mouvement de juin 1971 », qui s’achèvent par cette proclamation : « À bas le dogmatisme, l’empirisme, l’opportunisme, le révisionnisme ! Vive la véritable avant-garde ! Vive la pensée Maotsetoung ! » Comme l’écrit Philippe Forest, « du jour au lendemain, le bureau de la rue Jacob se couvre de “dazibaos”37 ». La conversion est totale et radicale. Tel Quel se transforme en organe culturel maoïste, reprenant à son compte la vulgate de la lutte à mort entre les deux lignes : celle, révolutionnaire, de Mao et celle, droitière, révisionniste, du PCF. Cette bataille trouve en Sollers son « Grand Timonier ». Au printemps 1972, la revue publie un numéro double exclusivement consacré à la Chine.

La jonction est faite avec Les Cahiers du cinéma, qui vivent aussi à partir du milieu des années 1960 leur traversée maoïste. Ils incarnent une position ultrathéoricienne, lacano-althussérienne, à peine modérée par la ligne populaire du Petit Livre rouge du président Mao, et se détournent résolument du cinéma bourgeois. Cette ligne provoque la rupture avec François Truffaut, qui fait supprimer son nom des Cahiers à partir de 1970. Les ventes s’en ressentent38. En ce début de décennie se constitue un « Front Q » — pour culturel — qui regroupe Tel Quel, Cinéthique et Les Cahiers, ces derniers menant de violentes campagnes contre Yves Boisset, Louis Malle, Jean-Louis Bertuccelli et autres cinéastes dits bourgeois. Seuls trouvent grâce Jean-Marie Straub et Jean-Luc Godard, « JMS » et « JLG ». C’est ainsi que l’année 1972 sera pour la revue l’année Godard, qui voit son film Tout va bien porté aux nues.

La ligne maoïste de Tel Quel provoque un certain nombre de départs de la revue, comme ceux de Denis Roche, Jean-Louis Baudry et Pierre Rottenberg. Ces ruptures ne font que renforcer l’ancrage mao. Les membres de la revue rencontrent à l’automne 1972, après un nouveau numéro consacré à la Chine, le groupe Foudre (issu de l’Union des communistes de France marxiste-léniniste), fondé par Alain Badiou, avec Bernard Sichère, Sylvain Lazarus et Natacha Michel. Même si cette réunion n’aura pas de prolongement, elle est significative de l’évolution des telquéliens. Au printemps 1974, une délégation de Tel Quel se rend en voyage officiel en Chine. C’est ainsi que Philippe Sollers, Julia Kristeva, Marcelin Pleynet, Roland Barthes et François Wahl découvrent à leur tour la société de leurs rêves. Ils prennent l’avion le 11 avril pour un périple de près de trois semaines très encadré par l’agence Luxingshe. Sans laisser le temps à ce groupe d’intellectuels de prendre du repos, les visites s’enchaînent de manière continue dans les usines, universités, hôpitaux, musées, imprimeries… Si Barthes, habitué à privilégier le hasard des rencontres, trouve ce rythme particulièrement pesant, Sollers, lui, vit un rêve éveillé. Il est transporté, passionné par ce qu’il découvre. Cependant, ce voyage fait tomber bon nombre d’illusions, et la tonalité des récits du retour est plutôt empreinte de déception, notamment chez Julia Kristeva et François Wahl. Roland Barthes, qui n’a cessé de manifester son malaise durant ce voyage trop contraint, revient pourtant avec la vision d’une Chine paisible, contrastant avec les projections militantes venues d’ailleurs : « Un peuple (qui, en vingt-cinq ans, a déjà construit une nation considérable) circule, travaille, boit son thé ou fait de la gymnastique solitaire, sans théâtre, sans bruit, sans pose, bref sans hystérie39. » François Wahl est lui aussi très critique. Il considère que ce qu’il a vu relève d’une version plus orientale du modèle soviétique et regrette que la Chine nouvelle se coupe ainsi de son glorieux passé40. Cette mise à distance critique n’est pas du goût de Sollers qui « réplique vertement dans le numéro 59 [de Tel Quel] en contredisant François Wahl point par point41 ». D’autres intellectuels font le déplacement : Alberto Jacoviello, Alberto Moravia, Charles Bettelheim, Alfred Max, Claudie et Jacques Broyelle, Colette Modiano, René Duchet, Michelle Loi, K.S. Karol, Gaston Martineau. Hormis le couple Broyelle qui reviendra avec un regard lucide, ils en rapportent des témoignages apologétiques.

UNE NOUVELLE FIGURE D’INTELLECTUEL

Au cœur de l’affrontement de Mai 1968, Sartre a été porté comme icône du mouvement, revenant sur la scène centrale de la contestation après le long purgatoire des années 1960. Dans l’après-68, une nouvelle figure de l’intellectuel tend à prendre sa place, accompagnant les infléchissements militants : avec Michel Foucault, la question d’un renversement frontal du pouvoir en place n’est plus à l’ordre du jour. Il s’agit à présent de multiplier les axes d’opposition à la logique de l’État sur des fronts dits secondaires, là où il est possible d’obtenir des avancées. Foucault conteste la posture de surplomb de l’intellectuel qui incarnerait les valeurs universelles et définit une nouvelle figure, celle de l’intellectuel spécifique qui parle à partir d’un savoir, d’une position singulière. L’intellectuel n’est plus alors supposé capable de parler de tout, mais doit se limiter à son domaine de compétence. Dans la relation savoir / pouvoir, la vérité n’est plus à dévoiler, mais à resituer dans l’articulation entre l’exercice d’une autorité et ce sur quoi elle s’appuie. Il s’agit de connecter les dispositifs du pouvoir sur les corps (le biopouvoir) avec les formations discursives. Foucault exprime, au niveau spéculatif, et non plus à partir d’un terrain ethnographique, ce désir de bousculer l’universalisme : « Je rêve de l’intellectuel destructeur des évidences et des universalités42. » Au combat sartrien, optimiste pour la liberté, Foucault oppose une microphysique de la résistance topique aux pouvoirs, une tâche intellectuelle, circonscrite par les délimitations précises de son champ particulier du savoir. Il pressent la fin de l’intellectuel universel pour lui substituer celui qui décrit l’impensé des catégories officielles de la connaissance par une transgression permanente des limites.

On assiste à l’historicisation des catégories et à la fin de toute référence à l’universel. À cette systématique, il faut ajouter la disparition du nom de l’auteur, de son existence signifiante. L’auteur doit s’effacer derrière les lois du langage, il n’est qu’un pôle exécutant d’une composition qui ne lui appartient pas. Quant à l’intellectuel, il limite son rôle à celui d’un rôdeur dans les marges, d’un démineur de préjugés, d’un destructeur de mythes. En ces temps de soupçon, l’intellectuel renonce à l’idée qu’il pourrait émaner de lui une vision globalisante du monde, au nom d’une conscience représentante et représentative de l’universalité. Pour Foucault, « l’intellectuel spécifique » occupe une place singulière à partir de laquelle il peut acquérir une certaine légitimité, partiale et partielle, sans pouvoir prétendre, à la manière de Sartre, dire la vérité cachée : « L’intellectuel n’a plus à jouer le rôle de donneur de conseils. Le projet, les tactiques, les cibles qu’il faut se donner, ce sont à ceux-là mêmes qui se battent et se débattent de les trouver43. » L’intellectuel renonce à incarner l’universel, tout en poursuivant son travail critique de dévoilement, en utilisant ses compétences et connaissances de terrain pour montrer que la réalité des choses est tout autre que ce qu’on en dit :

Le rôle de l’intellectuel consiste, depuis un certain temps déjà, à rendre visibles les mécanismes de pouvoir répressif qui sont exercés de manière dissimulée. À montrer que l’école n’est pas seulement une manière d’apprendre à lire et à écrire et de communiquer le savoir, mais aussi une façon d’imposer44.

Ayant renoncé au monde des idées générales, il lui revient désormais de se faire plus efficace dans un domaine particulier où il se trouve lié à des gens engagés dans une pratique sociale.

En 1976, c’est à l’occasion d’un entretien pour une revue italienne que Foucault précise « ce qu[’il] appellerai[t] l’intellectuel spécifique par opposition à l’intellectuel universel. Cette figure nouvelle a une autre signification politique : elle a permis, sinon de souder, du moins de réarticuler des catégories assez voisines qui étaient restées séparées45 ». Foucault vise évidemment là les postures adoptées tant par Sartre que par Aron, ainsi que celle, plus ancienne, de l’écrivain sacralisé. Il fait coïncider la rupture historique, même si la mutation a été inconsciente lors de la Seconde Guerre mondiale, avec les expériences du physicien atomiste Oppenheimer, porteur d’un savoir à la fois spécifique et d’une portée planétaire, qui s’est trouvé redevable auprès de la société du fait de son savoir scientifique. Si Oppenheimer se trouve encore à la charnière des deux types d’intellectuels, la part du spécialiste va vite prévaloir à partir de liens transversaux dans des réseaux de sociabilité qui sortent l’intellectuel de son isolement romantique : « Ainsi les magistrats et les psychiatres, les médecins et les travailleurs sociaux, les travailleurs de laboratoire et les sociologues peuvent chacun en leur lieu propre, et par voie d’échanges et d’appuis, participer à une politisation globale des intellectuels46. » Considérant que l’idéal-type de l’intellectuel universel est né dans la catégorie du juriste-notable, Foucault voit la nouvelle conception de l’intellectuel spécifique s’enraciner dans la figure du savant-expert, et particulièrement dans deux disciplines qui auraient formé les viviers les plus féconds de cette apparition : la biologie et la physique, ce nouveau paradigme impliquant le passage de la sacralisation de l’écriture littéraire à celle du savoir savant. Ce mouvement se serait notamment développé à partir de 1960, au rythme de la modernisation accélérée. En 1976, Foucault juge qu’il convient de réélaborer cette figure de l’intellectuel spécifique prenant une place croissante dans la société : « L’important, je crois, c’est que la vérité n’est pas hors pouvoir ni sans pouvoir […]. La vérité est de ce monde […], chaque société a son régime de vérité, sa politique générale de vérité : c’est-à-dire les types de discours qu’elle accueille et fait fonctionner comme vrais47. » En retrait de la tension althussérienne entre idéologie et science, Foucault assigne une fonction quelque peu différente aux intellectuels spécifiques, celle de traquer la vérité sous les logiques de pouvoir selon des topiques spécialisées, dans une démarche de dévoilement néanmoins similaire.

Au début des années 1970, cette orientation philosophique connaît un prolongement politique avec la création par Foucault du Groupe d’information sur les prisons (GIP) et l’engagement de Deleuze à ses côtés. Le GIP naît à l’occasion de l’interdiction de la GP, décidée par le ministre de l’Intérieur, Raymond Marcellin, en mai 1970. Le pouvoir, qui durcit alors sa politique de répression de l’agitation gauchiste dans l’après-68, envoie en prison de nombreux militants de l’organisation dissoute, comme Alain Geismar. En septembre 1970, des militants emprisonnés se lancent dans une grève de la faim de vingt-cinq jours, réclamant un statut de prisonnier politique qu’ils n’obtiendront pas. En janvier 1971 démarre une nouvelle grève de la faim plus largement soutenue par l’opinion. Une audience requise par Alfred Kastler, Paul Ricœur et Pierre Vidal-Naquet auprès du garde des Sceaux, René Pleven, permet d’obtenir la promesse qu’une commission soit constituée afin de statuer sur la condition carcérale. Enfin, après trente-quatre jours de jeûne pour certains, « les avocats Henri Leclerc et Georges Kiejman annoncent le 8 février 1971, dans une conférence de presse à la chapelle Saint-Bernard, la suspension de la grève de la faim48 » et la mise en place d’un régime spécial de détention. Au cours de cette conférence de presse, trois intellectuels de renom, Michel Foucault, Pierre Vidal-Naquet et Jean-Marie Domenach, le directeur d’Esprit, annoncent la création d’un Groupe d’information sur les prisons.

Dans un premier temps, ce groupe directement issu du courant maoïste se donne pour objectif de protéger de l’arbitraire les militants poursuivis de la GP. Les anciens de la GP avaient en effet créé une Organisation des prisonniers politiques (OPP) sous la responsabilité de Serge July, puis de Benny Lévy. Le GIP va néanmoins rapidement prendre son autonomie et se détacher de l’organisation maoïste. Sans l’en avoir préalablement informé, Daniel Defert, l’un des initiateurs du mouvement, avance le nom de Foucault pour s’occuper d’une commission d’examen de la situation dans les prisons. Celui-ci accepte et, « fin décembre, il réunit à son domicile ceux qu’il jugeait capables ou de constituer ou de préparer une commission d’enquête sur les prisons49 ». La méthode d’investigation est mise au point : l’avocate Christine Martineau prépare un livre sur le travail en prison et a déjà réalisé avec la philosophe Danielle Rancière un questionnaire qu’il faut maintenant faire parvenir aux détenus : « Notre modèle était l’enquête ouvrière de Marx50. » À l’initiative de Foucault, quelque peu échaudé par les enquêtes populaires menées par les militants maoïstes après 6851, ce projet de commission se transforme, et le GIP s’organise de manière totalement décentralisée : un groupe par prison. Très vite, le modèle parisien fait tache d’huile dans les prisons de province. Deleuze est aussitôt séduit par ce type d’organisation à la fois guidée par une résistance pratique, effective, rompant avec toutes les formes d’appareil bureaucratique centralisé et se définissant comme une microstructure : « Le GIP a développé un des seuls groupes gauchistes qui ait marché sans centralisation […] Foucault a su ne pas se conduire en chef52. »

Prétextant une tension grandissante depuis la mutinerie dans la prison de Clairvaux en septembre 1971, qui s’est terminée par la prise en otage d’un gardien et d’une infirmière par deux prisonniers, Buffet et Bontems, le garde des Sceaux décide cette année-là, à titre de sanction collective et pour apaiser l’inquiétude des gardiens, de supprimer les colis de Noël pour l’ensemble des détenus. Cette décision attise le feu de la contestation dans les prisons : durant l’hiver 1971-1972, on comptabilise trente-deux mouvements de révolte, dont certains vont jusqu’à la destruction des cellules et à l’occupation des toits. À la centrale de la prison de Toul, de violents affrontements font une quinzaine de blessés parmi les détenus. Le soir de Noël, le GIP organise devant la prison de la Santé à Paris une manifestation à laquelle participent Foucault et Deleuze.

Outre les actions concernant les prisons, le GIP se mobilise pour des affaires de répression et à caractère raciste. À l’automne 1971, un jeune Algérien malmène la gardienne de son immeuble à la Goutte-d’Or. Son mari, Daniel Pigot, voit la scène, décroche son fusil et tue Djellali Ben Ali, accidentellement dit-il, prétextant que le jeune homme avait tenté de violer son épouse. Le contexte de tension raciale croissante dans le quartier est révélé par cette affaire et des manifestations dénoncent un crime raciste. Lorsque le gardien d’immeuble, passé en jugement, est condamné à la peine très indulgente de sept mois de détention, Foucault prend l’initiative d’un Comité Djellali chargé de mener l’enquête53. Le 27 novembre 1971, Sartre et Foucault prennent la tête d’un rassemblement à la Goutte-d’Or au nom d’un « appel aux travailleurs du quartier », signé par Gilles Deleuze, Michel Foucault, Michel Leiris, Yves Montand, Jean Genet, Jean-Paul Sartre, Simone Signoret. Claude Mauriac s’étonne que l’on présente l’un à l’autre Michel Foucault, avec lequel il se trouve, et Sartre qui vient d’arriver pour la manifestation. Ils se rencontrent en effet pour la première fois et vont prendre successivement la parole dans la rue : « Sartre est pathétique, là, marchant devant nous à un sacrifice qui lui est une fois de plus refusé, paratonnerre efficace, mais grâce à qui, pourtant, nous montrons à ces Algériens terrorisés qu’il est possible de leur parler et de les défendre publiquement en plein quartier de la Goutte-d’Or54. »

Ces interventions militantes de 1971 et 1972 permettent à Deleuze et Foucault de nouer un dialogue portant sur la manière dont ils définissent les tâches nouvelles des intellectuels par rapport au pouvoir. C’est au cours d’un entretien de 1972 que Deleuze reprend la formule de Guattari : « Nous sommes tous des groupuscules55. » Deleuze voit dans le GIP l’expression d’un nouveau type d’organisation capable de renouveler les rapports entre théorie et pratique en les resituant dans un cadre concret, local et partiel : « Pour nous l’intellectuel théoricien a cessé d’être un sujet, une conscience représentante et représentative56. » De son côté, Foucault considère que le rôle de l’intellectuel comme incarnation du discours de vérité est dépassé : la démocratisation de la société a permis à chaque catégorie sociale d’exprimer au mieux ses insatisfactions sans avoir besoin du relais des intellectuels. Ces derniers doivent se concentrer sur la lutte contre les formes de pouvoir, en délimiter les foyers, et en retracer la généalogie.

CONTESTATION DE L’AUTORITÉ ECCLÉSIALE

La brèche de Mai 1968 trouve aussi des prolongements dans l’Église parmi les laïcs et les religieux qui contestent eux aussi une certaine forme de hiérarchie et œuvrent pour une fraternité et une collégialité plus grandes des décisions : « Ce qui est étrange, c’est la forte trace après coup de ce moment dans la conscience et la biographie même de ceux qui, comme moi, n’avaient pas été aux premières loges57. » Le bulletin animé par Jacques Chatagner, Michel Clévenot et André Mandouze, La Lettre, exprime cette sensibilité chrétienne touchée par les exigences de Mai 1968. Un groupe de prêtres fonde en novembre 1968 le mouvement Échanges et dialogue et adopte en janvier 1969 un manifeste qui recueille six cent cinq signatures ; ces derniers « contestent la figure du clerc séparé des hommes et revendiquent pour le prêtre le droit au travail salarié, au mariage et à l’engagement politique. Ils critiquent le principe de l’autorité hiérarchique58 ». Ils profitent de l’effervescence de la contestation antiautoritaire pour réclamer une démocratisation de l’institution ecclésiale et l’avènement d’une nouvelle figure de prêtre « déclergifié ».

Parmi eux, Robert Davezies, un des premiers prêtres-ouvriers, qui a été emprisonné pour son soutien à la cause algérienne, est un des plus engagés, et il milite en ce début des années 1970 au Secours rouge. D’autres, religieux ou laïcs, entreprennent de changer leur mode de vie en s’engageant dans des communautés informelles, qui se retrouveront en diverses occasions pour dresser un bilan et échanger leurs expériences. En octobre 1970, Témoignage chrétien organise à Bourges le premier de ces rassemblements, qui réunit cinq cents personnes sur le thème « Pour une Église solidaire de la libération des hommes ». L’abbaye de Boquen joue ce rôle en Bretagne autour de son prieur Bernard Besret. Michel Clévenot est assez représentatif de ces chrétiens en recherche59 : aumônier national de la JEC jusqu’en 1972, il est appelé à travailler avec les dominicains aux Éditions du Cerf, où il crée plusieurs collections et publie la célèbre Lecture matérialiste de l’Évangile de Marc de Fernando Belo60.

Mai 68 ne suscite cependant pas que l’adhésion. Comme dans l’ensemble du pays, une réaction de crispation et de peur pousse certains chrétiens à se replier sur la défense de la tradition. À partir de 1970, une mouvance intégriste se regroupe ainsi derrière Mgr Lefebvre contre les décisions de Vatican II, accusé de livrer l’Église au protestantisme. Ce courant ira jusqu’à la rupture en 1976 en se constituant en contre-Église.

Une décision de Rome accentue le désarroi de ceux qui ont cru au changement et relance la contestation contre l’autorité ecclésiale. En effet, l’encyclique Humanae vitae, signée par Paul VI le 25 juillet 1968 et rendue publique le 29 juillet, condamne les moyens non naturels de contraception et se déclare donc opposée à la pilule contraceptive. Cette encyclique prend à rebours l’évolution de la société française, qui vient d’adopter la loi Neuwirth en 1967, autorisant l’usage des contraceptifs. C’est aussi le moment où le courant féministe réclame l’émancipation des femmes, condamnées jusque-là à n’incarner que le deuxième sexe : « On imagine mal aujourd’hui la violence des réactions à l’encyclique Humanae vitae61. » Avant sa promulgation, une commission avait été chargée de réfléchir à la question de la contraception, et, parmi trois projets, le pape choisit finalement le plus rigoriste. Le directeur d’Études, le jésuite Bruno Ribes, se trouve alors à Rome où il a un entretien avec Paul VI, qui lui demande de commenter favorablement l’encyclique. De retour à Paris, personne ne voulant s’engager sur ce terrain, Bruno Ribes écrit un article très pondéré qui lui vaut les foudres du pape et une convocation au Vatican.

Tous les catholiques n’entrent pas en dissidence, et beaucoup suivent le pape dans sa condamnation de la contraception moderne. La Croix et Le Figaro se font les chantres de l’encyclique. Le père Riquet, jésuite, écrit dans le second : « Le pape ne croit pas que le bonheur et le progrès de l’humanité puissent s’obtenir par le miracle d’une pilule62. » Dans le même quotidien, Jean Guitton justifie lui aussi le bien-fondé d’une encyclique que François Mauriac évoque à son tour dans son « Bloc-notes » du Figaro littéraire du 16 septembre63. Tout en reconnaissant que les objections à Humanae vitae sont « très fortes », l’académicien confesse : « [Si le pape avait approuvé la contraception,] c’eût été un coup dur pour ma foi, parce qu’à mes yeux la ligne aurait été franchie qui sépare l’armature de la Sainte Église […] du monde moderne tel qu’il est devenu64. » Jacques Nobécourt, correspondant du Monde à Rome, se montre plus circonspect et témoigne du désarroi que suscite la décision du pape : « Toutes les analyses constatent en effet que, traitant d’un point particulier relevant apparemment de la pure discipline, l’encyclique contient en germe des réorientations théologiques, le retour à une conception ancienne de la famille et des risques de rupture du corps de l’Église65. »

La droite catholique salue naturellement avec ferveur l’acte d’autorité pontifical, à l’image de La France catholique du 2 août, qui titre avec éclat : « Non à la dégradation de l’amour ». Plus surprenante est l’adhésion à l’encyclique de Maurice Clavel, engagé dans tous les combats gauchistes, qui s’en fait le défenseur passionné dans les colonnes du Nouvel Observateur. En définitive, Témoignage chrétien est le seul hebdomadaire catholique à prendre ouvertement position contre le Vatican en publiant un éditorial du dominicain François Biot, « Une déception pour beaucoup ». Une autre voix connue du grand public s’élève contre l’encyclique, celle de l’abbé Oraison. À l’occasion d’un grand débat sur les ondes d’Europe 1, il déclare : « Il faut attendre les mois d’octobre et de novembre pour lire dans quelques revues catholiques déclarées ou d’inspiration chrétienne comme Esprit des articles contestant ouvertement l’encyclique66. » Le directeur de cette dernière revue, Jean-Marie Domenach, y dénonce en effet une décision en contradiction avec le message de Vatican II et qui sème le trouble.

Confortée par les événements de Mai 1968, la critique de l’Église comme institution grandit aussi bien parmi les catholiques, notamment à Témoignage chrétien, que chez les protestants du Christianisme social, de la Cimade, de Jeunes Femmes et de la Mission populaire. En 1969, les initiatives se multiplient pour créer des structures de dialogue et d’action communes entre chrétiens de toutes obédiences. La revue Christianisme social adopte une ligne révolutionnaire, qui place le président du mouvement, Ricœur, en situation délicate à l’égard des instances dirigeantes de l’Église réformée : pour lui, la ligne révolutionnaire doit simplement nourrir un projet de réforme radicale, alors que, pour beaucoup, les voies chinoise ou cubaine laissent présager Mai 1968 comme une répétition générale du Grand Soir.

Dans une intervention de 1970, Ricœur se démarque des illusions de ceux qui amalgament les institutions en un bloc indivis et répressif appelé « pouvoir ». Cette stratégie du dévoilement ne peut que déboucher sur une logique d’affrontement violent. Dans l’autre camp, une tentation réactive se porte craintivement vers le maintien du statu quo et la défense de l’ordre. Récusant une telle alternative, Ricœur préconise une attitude adulte faite d’écoute et de discernement. Sans nier son inclination pour les expériences de dissidence, il ne se dérobe pas à son rôle d’adulte et s’applique à discerner les attitudes créatives et les virtualités de chaque situation. Il prône une stratégie de brèches, consistant à repérer les fissures du système pour y introduire toujours plus d’autogestion. Une telle approche se démarque des grands mythes politiques.

La publication du Christianisme éclaté en 1974 est l’occasion d’une confrontation entre Jean-Marie Domenach, initiateur avec Michel Foucault du GIP, défenseur sourcilleux de l’indépendance de sa revue vis-à-vis de Rome, et le jésuite Certeau67. Il apparaît vite que celui qui tient le discours le plus critique vis-à-vis de l’Église n’est pas celui que l’on croit. Face à Certeau, Domenach fait figure de défenseur de la tradition, constamment déstabilisé par les audaces toujours plus poussées du jésuite. Lorsque le premier évoque l’invention et le recommencement nécessaires des pratiques croyantes, le second lui oppose l’importance du lien au passé. Lorsque Certeau parle de décomposition des signes, Domenach rectifie en invoquant la primauté de la vie sur l’activité destructrice de la critique. Devant l’insistance de Certeau sur le caractère particulier de l’histoire du christianisme et sur l’altérité, Domenach fait au contraire porter l’attention sur l’universalité de son message.

Certeau fait l’analyse d’un christianisme qui déserte de plus en plus les lieux traditionnels de l’expérience religieuse et prolifère dans des espaces profanes. Il constate la désaffection avancée à l’égard des pratiques religieuses, la crise de fréquentation des lieux de culte, la désagrégation d’une institution ecclésiale réduite aux marges devant un processus accéléré de sécularisation de la société. En cette seconde moitié du XXe siècle, la désarticulation du dire et du faire que Certeau a prise pour objet d’étude à propos du XVIIIe siècle est spectaculaire et s’amplifie encore depuis les années 1970 : « La constellation ecclésiale se dissémine au fur et à mesure que ses éléments se désorbitent. Elle ne “tient” plus, parce qu’il n’y a plus une articulation ferme entre l’acte de croire et des signes objectifs68. » La substance du message chrétien, qui a perdu son lieu, son propre, est récupérée par la société sous une forme esthétisante, en convertissant la spiritualité en supplément d’âme décoratif. Les témoignages de la révélation ont subrepticement laissé la place au constat de l’état de ruines admirables d’un monde à jamais révolu. Reprenant à son compte la thèse de Kolakowski69, Certeau évoque la multiplication des chrétiens sans Église :

Certeau oppose à la voie d’une Église diffusant une vérité qu’elle incarnerait une perspective fondée sur une dynamique de questions issues des champs de l’activité sociale, propre à la dimension évangélique. À un sens autour d’un corps de vérité, il préfère les chemins de traverse des pratiques signifiantes. Le sens évangélique n’est plus un lieu, « il s’énonce en termes d’instaurations et de déplacements relatifs aux lieux effectifs, hier religieux, aujourd’hui civils71 ». À la question de Domenach de savoir s’il faut refonder l’Église, Certeau répond :

L’advenue de Jésus comme le départ de ses disciples supposent une coupure instauratrice, un déplacement de la relation : la conformité à la loi fait place à une « conversion vers l’autre, non plus une fidélité, mais une foi73 ». C’est à ce sursaut mystique de dépossession de soi et d’ouverture à l’autre qu’invite Certeau, soit à la sortie de son lieu d’origine, par une itinérance, un exil, un impossible arrêt. Le langage du croire s’inscrit dans les thèmes de la faiblesse, du périssable, de la rature et de la disparition, et Certeau reprend à son compte l’expression des mystiques d’une écriture croyante comme « goutte d’eau dans la mer », s’incorporant à la société civile séculière.

Cette goutte d’eau va faire quelques vagues, d’autant que le livre bénéficie d’un large écho dans la presse et rencontre un lectorat important. La tension au sein de la Compagnie de Jésus est d’autant plus forte que Certeau est lu avec enthousiasme par la jeune génération de jésuites marquée par le mouvement de Mai 1968. C’est le cas de Guy Petitdemange, étudiant en théologie à Fourvière à partir de 1970 puis professeur de théologie à Lyon, qui met en place, à partir de 1972, un séminaire avec des étudiants de Fourvière. Pour animer les débats, il fait appel à un certain nombre de jésuites ; seul Certeau non seulement répond positivement, mais participe à toutes les réunions, qui se tiennent alternativement à Fourvière et à Grenoble, au rythme élevé de trois à quatre journées par mois. Ce séminaire compte une quinzaine de participants, parmi lesquels se retrouvent Jean-Louis Schlegel, Guy Lafon, Bruno Revesz, Christian Mellon, Pierre Lardet, qui s’interrogent sur les frontières entre théologie et philosophie, entre foi et non-foi, sur le corps ou encore sur les relations entre théologie et psychanalyse. Dans ce groupe, les thèses défendues par Certeau sont particulièrement bien accueillies. Elles mettent en lumière la crise réelle que traversent non seulement l’institution ecclésiale, mais la Compagnie elle-même : en témoigne le lieu même de Fourvière qui connaît une véritable hémorragie avec le départ massif de jeunes jésuites prenant soudain la clé des champs une fois arrivés au terme de leur long parcours de formation de quinze ans.

L’IMPASSE DE LA VIOLENCE

Au printemps 1972, lorsque l’aérolithe qu’est L’Anti-Œdipe s’écrase sur le continent du savoir et sur le monde politique, quatre années se sont écoulées depuis l’explosion de Mai 1968, et l’ouvrage en porte encore la marque et l’effet de souffle, sinon de soufre. La situation est de plus en plus tendue entre le pouvoir et les maoïstes depuis la condamnation en octobre 1970 d’Alain Geismar à deux années de prison. Par mesure de représailles, les maoïstes, dotés de leur organisation paramilitaire, la NRP, enlèvent un député de la majorité, Michel de Grailly, qui réussit à s’échapper. Olivier Rolin plonge dans la clandestinité, dirige les opérations et menace : « Nous ferons plus. Ce seront les premières exécutions de tortionnaires, de policiers fascistes. Mais nous ne frapperons que la poignée de tortionnaires les plus haïs, ceux qui ne peuvent s’amender. Nous frapperons de manière chirurgicale74. » En 1972, le mouvement de Mai vit encore dans les esprits et l’agitation reste quotidienne, tout en se heurtant à une répression de plus en plus sévère. La GP emprunte graduellement la voie de la violence assumée. En janvier, la direction des usines Renault licencie deux ouvriers maoïstes, qui entament devant l’usine une grève de la faim. La mobilisation allant en s’essoufflant, la direction de la GP décide de mener une incursion violente à l’intérieur de l’usine. Les militants maoïstes franchissent les grilles et se heurtent aux vigiles. Pierre Overney, militant de la GP de vingt-trois ans, gourdin à la main, fait face à Jean-Antoine Tramoni, un agent de sécurité, qui sort son revolver et le menace, s’il ne recule pas, de tirer. Le coup part et Overney s’écroule. Le gauchisme politique réussit, en cette occasion dramatique, à transcender ses divisions, rassemblant deux cent mille personnes le 4 mars 1972 lors de l’enterrement de Pierre Overney. La tentation d’un certain nombre de groupes d’extrême gauche de compenser leur faible implantation par l’exercice de la violence est réelle, mais faible en regard de la dérive terroriste chez nos voisins allemands et italiens. En réaction à l’assassinat de Pierre Overney, la NRP organise l’enlèvement de Robert Nogrette, cadre chez Renault, chargé à la régie de l’embauche. Répercuté par les médias, cet enlèvement devient une affaire nationale. Olivier Rolin, qui l’a organisé, confie à la victime qu’elle n’a rien à craindre, qu’il n’est pas question de la tuer. Elle est en effet relâchée quarante-huit heures plus tard.

Le sort tragique du militant révolutionnaire Pierre Goldman, né en 1944 à Lyon d’une famille juive résistante et communiste, symbolise les violences du temps :

À cinq ans, son père l’enlève à sa mère qui retourne en Pologne : « Je ne sais pas si mon père m’a repris parce qu’il m’aimait. Je sais qu’il ne voulait pas que son fils vive dans un pays où des millions de Juifs avaient été exterminés76. » Au milieu des années 1960, il s’engage auprès de l’Union des étudiants communistes (UEC) et, en 1968, part rejoindre les forces révolutionnaires au Venezuela, puis en Colombie. De retour en France en septembre 1969, il se lie avec le milieu du gangstérisme et participe à trois hold-up. Arrêté en avril 1970, il est accusé de l’assassinat de deux pharmaciennes lors d’un braquage boulevard Richard-Lenoir. Quand il nie avoir participé à ce braquage, Libération, le nouveau quotidien à dominante maoïste, vient à son secours et défend sa cause77. Le 5 mai 1976, les jurés concluent à son innocence dans cette affaire. Il sort de prison en octobre après avoir purgé la peine encourue pour les attaques à main armée qu’il a reconnues. Il ne profite pourtant pas longtemps de la liberté ; il est assassiné le 20 septembre 1979.

Quant à la famille trotskiste, en particulier la Ligue communiste dirigée par Alain Krivine, elle connaît aussi son moment de tentation militariste en s’opposant frontalement et à deux reprises à l’organisation d’extrême droite Ordre nouveau : en mars 1971 et en juin 1973, sur le même théâtre d’opérations du Palais des expositions de la porte de Versailles, pour empêcher par la force la tenue de meetings d’extrême droite. La violence des affrontements avec la police provoque la dissolution de la Ligue comme d’Ordre nouveau à l’été 1973. Cette dérive militaire, assumée par l’ancien meneur des Comités d’action lycéens en Mai 1968, Michel Recanati, condamné à la prison à l’issue de la dernière manifestation, prend fin en même temps que la vie de ce dernier, qui se suicide.

RENAISSANCE DE L’EXTRÊME DROITE

La persistance de la contestation de l’ordre établi après l’explosion de Mai 1968 suscite la réaction de l’extrême droite, qui recrute pour faire face au gauchisme. Après avoir retrouvé sa place durant la guerre d’Algérie en s’appuyant sur le sentiment d’attachement à la présence française sur le territoire algérien et en associant son combat à celui de l’OAS, l’extrême droite est marginalisée par sa politique de la terre brûlée et la détermination de la politique gaulliste. La force de l’éruption de Mai 1968, qui draine une idéologie contestataire d’extrême gauche, réveille l’autre extrême, qui se porte garant de la défense de la tradition, de l’enracinement de souche, des valeurs éternelles. L’extrême droite déploie une stratégie plus unitaire qui favorise la résurgence de cette idéologie. En 1969, un certain nombre de groupuscules se retrouvent dans une organisation commune, Ordre nouveau, qui tient son premier meeting en 1970 et compte en 1972, lors de son deuxième congrès, quatre mille sept cents membres. Ce mouvement est tout de suite dénoncé comme une renaissance du fascisme par les militants d’extrême gauche. Pour sortir de la marginalité, un regroupement s’opère sous la bannière d’un parti qui prend le nom de Front national et se dote de porte-parole comme Jean-Marie Le Pen, Pierre Durand, Alain Robert, Roger Holeindre, François Brigneau et Pierre Bousquet. Ce mouvement va bénéficier de la dissolution d’Ordre nouveau par le gouvernement en 1973 et entamer une progression constante.

Le phénomène vraiment nouveau est le réarmement idéologique de l’extrême droite. Certains intellectuels de ce courant considèrent que la seule manière de l’emporter sur la gauche est de la combattre sur le plan des idées, de la doctrine. Sur ce plan, depuis l’après-guerre, l’hégémonie idéologique s’est située à gauche, au point que la notion même d’intellectuel de gauche apparaissait à certains redondante : il ne pouvait y avoir d’intellectuels que de gauche. Pour mener ce combat des idées, une nouvelle organisation est créée, le Grece (Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne), dont la première réunion nationale a lieu début mai 1968, et dont les statuts sont déposés en janvier 1969. On assiste donc paradoxalement, au moment même où la France est gagnée par une fièvre d’extrême gauche, à l’émergence d’une droite extrême qui se remparde idéologiquement pour se doter d’un « corpus idéologique aussi cohérent que possible78 ».

Le Grece bâtit ainsi un système idéologique tout à fait original en regard des valeurs transmises par la droite traditionnelle. Il emprunte même fortement à son adversaire de gauche ; il se revendique ainsi du penseur marxiste italien Gramsci, qui a montré que le pouvoir politique doit s’appuyer sur une position hégémonique sur le plan idéologique et culturel. Ces intellectuels d’extrême droite empruntent aussi à la gauche son antitotalitarisme, son antiracisme, son antifascisme, selon une ligne qui se présente comme une troisième voie « définie par le double rejet de l’individualisme et du totalitarisme79 ». Malgré ses efforts pour construire une perspective novatrice, le Grece reste dans un premier temps dans la confidentialité la plus absolue, ne regroupant qu’une poignée de militants autour de la revue Nouvelle École et de son directeur, l’idéologue Alain de Benoist, qui écrit alors sous le pseudonyme de Robert de Herte80. Au fil des années 1970, cet organisme va prendre de l’importance, diversifier ses activités, ses publications, intervenir dans les domaines les plus débattus. Outre Nouvelle École, le Grece publie Éléments et consacre des numéros spéciaux à des thèmes grand public comme l’avortement, le régionalisme, le tiers-monde, le paganisme… Il met également en place un centre de formation pour les étudiants, un ciné-club, organise des universités d’été et des expositions.

La stratégie de conquête d’Alain de Benoist, le doctrinaire du mouvement, consiste à reprendre à la gauche un certain nombre de positions, en leur donnant un tout autre sens. C’est le cas par exemple avec le thème différentialiste, qui a alimenté la pensée anticoloniale des intellectuels de gauche : le Grece reprend cette posture à son compte pour combattre les doctrines universalistes, et en premier lieu le projet libéral, qui selon Alain de Benoist « interdit la mise en œuvre de tout projet historial de civilisation81 ». La seconde hydre à renverser est le marxisme, qui « reproduit sous une forme laïque la théorie chrétienne de l’histoire82 ». Il en résulte une défense du thème de l’enracinement qui passe par l’exacerbation du différentialisme culturel. En guise d’antidote aux prétentions des religions monothéistes et de leurs succédanés laïcisés, Alain de Benoist défend le paganisme et toutes les formes de polythéisme contre toutes les pensées de l’Un. Ce courant est porteur d’une conception élitiste de la société et de l’évolution historique contre « les idéologies égalitaires niveleuses83 ». Pour mener cette offensive idéologique, Alain de Benoist mobilise sa lecture personnelle de Nietzsche, qui n’a bien sûr pas grand-chose à voir avec celle d’un Foucault ou d’un Deleuze, mais aussi de Guillaume d’Ockham, de Joseph de Maistre, de Martin Heidegger ou d’Ernst Jünger, ainsi que les travaux de généticiens pour démontrer que l’inégalité entre les hommes trouve sa source dans les différences entre leurs patrimoines génétiques. L’habileté de ce courant aura été de disséminer ses idées-forces dans un certain nombre de news magazines grand public comme Le Figaro Magazine et de réaliser des connexions avec la droite politique classique en lui donnant un semblant de solidité : « Lors des élections de 1974, le nouveau secrétaire général du Grece, Jean-Claude Valla, a demandé aux militants de la Nouvelle Droite de voter pour Valéry Giscard d’Estaing au second tour84. » Incontestablement, ce courant sert de vivier à idées pour une droite politique qui retrouve une vivacité et une vitalité qui s’étaient perdues dans les méandres des compromissions avec l’occupant durant la Seconde Guerre mondiale.