En cet immédiat après-Mai 68, un certain nombre de pensées hétérodoxes et radicales qui se donnent pour objet d’aller à la racine des problèmes à traiter connaissent une vogue certaine et deviennent sources d’inspiration à la fois pour perpétuer une pensée critique et pour modifier son mode de vie. C’est dans ce contexte qu’advient le « phénomène Illich », comme l’appelle Frédéric Gaussen dans Le Monde du 11 avril 1972, tant les tirages réalisés par ses publications sont élevés pour des ouvrages théoriques. La première moitié des années 1970 est jalonnée par le succès retentissant de ses ouvrages : Libérer l’avenir (1971), Une société sans école (1971), Énergie et équité (1973), La Convivialité (1973), Némésis médicale (1975)1. Avant Mai déjà, Illich avait retenu l’intérêt de nombreux intellectuels chrétiens pour sa remise en question de Vatican II. Parmi les passionnés d’Illich, Paul Flamand, directeur du Seuil, son éditeur, voit en son œuvre la possible concrétisation de nombreuses espérances humanistes. « Prélat des Tropiques », comme le qualifie Jean Lacouture, Illich dispense alors son enseignement à Cuernavaca, au Mexique, où il a créé un Centre pour la formation interculturelle (CIF), qui deviendra le Cidoc (Centre interculturel de documentation) en 1966 et fonctionnera jusqu’en 1976, lui permettant de jeter les bases d’un monde plus approprié à l’épanouissement de l’homme. La fascination exercée par Illich sur Paul Flamand remonte au début des années 1960 — bien avant qu’il ait acquis cette notoriété dans le monde intellectuel français —, comme l’atteste ce regret exprimé par l’éditeur de n’avoir pu le rencontrer lors d’un de ses voyages à New York :
Monseigneur, quand je suis allé à New York le printemps dernier, j’ai essayé de vous rencontrer, mais on m’a dit que vous n’étiez pas aux États-Unis à ce moment-là. Je l’ai fort regretté, vous le pensez bien […]. Est-ce que je puis vous aider ? Et comment ? Vous savez en quelle pensée nous nous réunissons, et j’aimerais que vous comptiez sur moi pour tout ce qu’il vous semblera possible de me demander2.
Né en 1926 en Autriche, Ivan Illich se lance dans des études d’histoire et soutient une thèse sur Toynbee à Salzbourg. En Italie, il étudie la cristallographie à l’université de Florence et la théologie à la Grégorienne de Rome. Véritable polyglotte, il parle le serbo-croate, l’italien, l’allemand, ainsi que le français et les langues anciennes : « Par la suite, et toujours en situation, il apprend l’hindi, le portugais, et s’exerce à bien d’autres langues, comme le japonais3. » Il se destine à la prêtrise et obtient un poste à la paroisse portoricaine de New York à partir de 1951, mais de nombreux désaccords avec la hiérarchie ecclésiale l’amènent à partir en 1960 pour rejoindre le Mexique, où il fonde le CIF l’année suivante. Il devient alors une des figures de proue du tiers-mondisme catholique. Lorsqu’il est convoqué par la Congrégation pour la doctrine de la foi à Rome, le directeur d’Esprit, Jean-Marie Domenach, s’indigne : « Nous subissons les contrecoups de cent ans de dogmatisme et particulièrement des mœurs répressives qui s’étaient installées dans l’Église catholique à la fin du règne de Pie XII4. » Illich est démis de ses fonctions ecclésiastiques, mais conserve sa qualité sacerdotale et les vœux qui lui sont liés.
À l’écart des institutions, animée par le désir de changer la vie, l’œuvre d’Illich séduit une bonne partie de la génération des baby-boomers à l’ombre de Mai 1968, en poursuivant la quête de valeurs en marge de celles de la société de consommation et de son modèle productiviste. Illich s’en prend à chaque institution pour montrer que, loin de réaliser ce pour quoi elle existe, elle échoue à sa vocation. Il en est ainsi de l’école qui devrait enseigner et bride les potentialités des jeunes générations, comme de l’hôpital qui devrait soigner et transmet des maladies mortelles. Dans le contexte de contestation de l’école et de l’université et de l’aspiration à un nouveau rapport entre maître et élève en ce début des années 1970, les thèses d’Illich font florès. Sa pensée répond parfaitement à l’émergence de ce que l’on appelle alors des fronts secondaires autonomisés par rapport à la dimension politique globale, qui ne s’en prennent pas directement au pouvoir politique mais le détournent en engageant des batailles essentiellement culturelles et sociétales : « La marche en avant sera reprise par ceux qui n’entendent pas se soumettre au déterminisme, apparemment inévitable, des forces et des structures de l’âge industriel. Notre liberté et notre pouvoir d’action se définissent par notre volonté d’assumer la responsabilité de l’avenir5. » Comme le souligne Alexeï Tabet : « Dès lors, l’action politique qu’il préconise doit s’originer dans un refus du pouvoir6. »
Les éditions du Seuil et Esprit jouent un rôle majeur dans la diffusion des thèses d’Illich, qui publie successivement dans la revue « L’envers de la charité » en mai 1967, « Métamorphose du clergé » en octobre 1967, « “Birth control” et conscience politique » en juin 1969, « Pour en finir avec la religion de l’école » en décembre 1970, « Comment éduquer sans école ? » en juin 1971. Esprit consacre des dossiers entiers à la réflexion sur sa pensée7. Jean-Marie Domenach exprime son enthousiasme dans ses éditoriaux et cherche à faire des émules, comme lorsqu’il organise en 1974 un débat autour de la pensée d’Illich8 au Centre catholique des intellectuels français (CCIF). Définitivement déçu par le concile Vatican II, Domenach, qui cherche de nouvelles raisons d’espérer, trouve en Illich une ressource essentielle pour penser le temps présent, et chacune de ses rencontres avec lui « renforce cette séduction fascinée9 ».
Sa pensée trouve aussi des relais dans la rédaction du Nouvel Observateur, en particulier grâce à André Gorz qui écrit dans les colonnes de l’hebdomadaire sous le pseudonyme de Michel Bosquet. Entre Gorz et Illich, une complicité amicale se noue autour de leur passé, qui présente quelques ressemblances : « Tous deux naissent à Vienne, André Gorz en 1923 et Ivan Illich trois ans plus tard. Le premier est fils d’un marchand de bois juif autrichien converti au catholicisme, le second est le petit-fils, du côté maternel, d’un juif converti au catholicisme qui avait fait fortune dans le négoce du bois en Bosnie10. » Nombreux sont les intellectuels à avoir été à jamais marqués par cette rencontre et cette pensée. C’est le cas de Thierry Paquot, éditeur, philosophe de l’urbain, auteur d’un très grand nombre d’ouvrages, qui a préfacé ses œuvres et est devenu l’un de ses amis11. Le premier cercle des fidèles est peu nombreux, mais passionné. On y trouve notamment le philosophe Jean-Pierre Dupuy. « Ma rencontre avec Ivan Illich au début des années 1970 a été décisive pour mon itinéraire intellectuel et pour ma vie tout court », confie ce dernier, qui est devenu son disciple12 et se rend régulièrement au Cidoc de Cuernavaca, où il apprécie particulièrement le climat informel et convivial des débats qui s’y tiennent en permanence sur un site exceptionnel, au pied des volcans Popocatepetl et Chimalhuacán, depuis l’heure du petit déjeuner, à 5 heures du matin, jusqu’à l’heure tardive du coucher, et auxquels participaient jusqu’à deux cents personnes.
Le Seuil confie à Jean-Pierre Dupuy la responsabilité d’une nouvelle collection illichéenne : « Techno-critique ». Il y relaie sa critique radicale de la société industrielle, traquant les effets de contre-productivité de la gestion technocratique, qui accouche de ce paradoxe que « les gens passent de plus en plus de temps à essayer d’en gagner13 ». Illich tente de sortir de ce cercle contre-productif de la modernité technologique avec le langage tragique du religieux, de la déesse de la vengeance (Nemesis) qui punit les hommes coupables de démesure (hubris). De son côté, Jean-Pierre Dupuy pense que l’épistémologie peut apporter une réponse à ces dysfonctionnements. C’est grâce à Illich qu’il fait une série de rencontres décisives, notamment celle de Heinz Von Foerster, le pionnier de la cybernétique. En 1976, celui-ci suggère, après avoir pris connaissance à Cuernavaca des thèses d’Illich, d’utiliser la théorie des automates pour modéliser la contre-productivité. Il anime alors le centre de recherches interdisciplinaires de l’université de l’Illinois, et Dupuy s’intéresse particulièrement à son enquête sur les relations entre corps et esprit — ce qui relève de la mémoire et ce qui relève de la perception — à partir d’observations faites lors de simulations informatisées ou sur des réseaux d’automates. Foerster conseille à Dupuy de rencontrer deux biologistes : Henri Atlan et Francisco Varela. Dupuy renoue ainsi avec sa formation initiale, et se connecte à un éminent club de pensée, le « groupe des dix »14, dont Henri Atlan est un membre actif. Depuis son bureau du Seuil, Dupuy organise pendant deux ans un vaste réseau de chercheurs intéressés par le thème de l’auto-organisation qui réunit physiciens, mathématiciens et politiques, en vue de la préparation de la « décade » du 10 au 17 juin 1981 à Cerisy15, dans la Manche. Grâce à ce colloque, il réconcilie les deux cultures. On y retrouve ce que Pierre Rosanvallon, présent à Cerisy, appellera la « galaxie auto », dans laquelle la deuxième gauche, en rupture avec les appareils et en quête d’une culture nouvelle, dialogue avec les scientifiques : « Toutes ces recherches sont difficilement dissociables et, pour des raisons tant conceptuelles que sociologiques, elles forment un tout, une quasi-discipline, soutenue par une quasi-communauté16. »
Ce que l’on va appeler la deuxième gauche, moins confiante dans les vertus de l’État et plutôt tournée vers les initiatives locales, prenant ses distances avec la doxa marxiste, trouve aussi en Illich une source d’inspiration au moment où la gauche renaît de ses cendres avec le congrès du PS à Épinay en 1971 et le programme commun de la gauche de 1972. En valorisant les logiques propres de ce que l’on appelle de plus en plus la société civile, cette deuxième gauche rocardienne définit une troisième voie entre les tenants du capitalisme sauvage et les tenants du tout-État. Les intellectuels de la CFDT comme Pierre Rosanvallon se nourrissent des thèses critiques d’Illich sur la contre-productivité. C’est aussi le cas de Patrick Viveret, qui appartient à la génération marquée par Mai 1968, soutient la deuxième gauche autogestionnaire et lance avec Rosanvallon la revue Faire en 1975 pour renouveler la culture politique. Peu après, il publiera un ouvrage qui se donne Illich comme icône17.
Selon Illich, il s’agit de déconstruire le mythe de la maîtrise rationnelle totale en montrant qu’arrivée à un certain degré de développement l’institution créée pour en être le support se retourne contre elle-même et pervertit sa finalité en devenant un obstacle à la réalisation de son ambition première. Une telle approche critique sur les institutions se trouve d’autant plus en phase avec la génération post-68 qu’Illich oppose au modèle de la société de consommation une attitude de résistance personnelle et préconise de vivre concrètement et sans attendre une vie faite de renoncement, d’opérer un retour à la sagesse ancienne. « L’askêsis, que l’on traduit en français par “ascèse”, signifie certes “austérité”, mais désigne aussi, chez Homère, le travail de l’artisan, et, chez Thucydide, l’exercice, en particulier physique18. » Sa critique des institutions vise leur propension à créer de méga-outils qui au lieu de libérer l’homme de ses contraintes aggravent son état de dépendance. D’où le nécessaire sursaut de réarmement intellectuel et moral que peut produire l’askêsis. Faisant une distinction entre l’espoir qui trouve son enracinement dans une confiance portée à la bonté de la nature et les espérances que suscitent les transformations humaines, Illich déplore que « l’ethos prométhéen a[it] maintenant étouffé l’espoir. La survie de la race humaine dépend de sa redécouverte en tant que force sociale19 ».
Illich jette les bases d’une écologie politique qui n’en est qu’au début d’une longue destinée. Il met en garde contre l’épuisement des sols que provoque l’agriculture moderne et considère que la création de besoins toujours nouveaux conduit droit à un enfer terrestre. La situation est d’autant plus dramatique que « nous ne disposons d’aucun coupe-circuit pour prévenir l’holocauste écologique20 ». Deux ethos se font face, celui de l’insatiabilité de la modernité marquée par la démesure, l’idéal prométhéen entretenu par le saccage du milieu physique, la polarisation sociale et la passivité psychologique, et l’ethos incarné par le frère de Prométhée, Épiméthée, qui a donné naissance à l’arche de l’humanité.
Avec la publication en 1975 de Némésis médicale, Illich connaît un grand succès, mais soulève aussi une vive controverse. Les professionnels de la santé sont pour la plupart scandalisés par cette thèse affirmant que les progrès de la médecine rendent de plus en plus malade. La presse se fait le support de nombreux témoignages de médecins qui s’y opposent, au point d’ébranler l’éditeur d’Illich. « Il est certain que ce livre inquiète, déconcerte », écrit Paul Flamand à son auteur21. L’accueil accordé aux publications d’Illich en France, après ce tir de barrage nourri de toute une profession qui s’est sentie agressée, se détériorera peu à peu.
Herbert Marcuse est une autre figure tutélaire de la première moitié des années 1970 dont l’œuvre n’a circulé en France jusqu’à Mai 1968 que par le biais de la presse et des revues. L’adéquation entre ses thèses et la brèche constituée par Mai 1968 suscite un engouement pour son œuvre, découverte par beaucoup comme une théorisation après coup des événements de Mai. Certains bons connaisseurs de son œuvre, comme Jean-Michel Palmier, font tout de suite le lien entre la pensée marcusienne et Mai 68 et contribuent ainsi fortement à la faire connaître et à la diffuser. Dès la fin 1968, Palmier publie dans la collection de poche « 10 / 18 » une Présentation d’Herbert Marcuse22, puis entreprend d’écrire une énorme somme sur Marcuse et la nouvelle gauche23.
Né à Berlin en 1898 dans une vieille famille juive, Marcuse a pris part à la révolution spartakiste de 1919, mais n’a jamais adhéré au KPD, le Parti communiste d’Allemagne. Après une thèse de doctorat soutenue sous la direction de Heidegger, il entreprend à Francfort des recherches avec Adorno sur l’autorité et la famille. Juif et marxiste, il est contraint à l’exil par la montée du nazisme. Après un long périple qui le fait passer de la Suisse à Paris, il s’établit finalement aux États-Unis en 1934 et enseigne successivement à Columbia, Harvard, Boston, achevant sa carrière universitaire en Californie, à l’université de San Diego. Ses deux grands ouvrages, que la jeunesse étudiante contestataire allemande et italienne s’appropriera avec un temps d’avance sur les Français, sont Éros et civilisation, publié en 1955 aux États-Unis et en 1963 en France24, et L’Homme unidimensionnel, publié en 1964 aux États-Unis et en 1968 en France25.
Les hésitations de Jérôme Lindon, directeur des Éditions de Minuit, à publier ce dernier ouvrage, qui sera pourtant un best-seller, sont révélatrices de la confidentialité de son œuvre avant Mai 1968. Lorsqu’il reçoit le manuscrit de L’Homme unidimensionnel, il le fait porter à Paul Flamand avec un petit mot amical en lui précisant qu’il s’agit du texte d’un auteur qu’il a déjà publié, mais qu’il le trouve un peu « pâteux ». S’il s’est décidé à le lui envoyer, c’est parce qu’il peut éventuellement intéresser le Seuil. Paul Flamand lit le manuscrit et, sans en parler autour de lui, le renvoie à Lindon en lui disant : « Mon cher Jérôme, si j’étais vous, je regarderais à deux fois et je le publierais quand même. » L’ouvrage, édité à l’orée de Mai 1968, le 28 avril, se vend au rythme de mille exemplaires par semaine. Critique acerbe à la fois de la société de consommation capitaliste et de la société bureaucratique soviétique, Marcuse devient une ressource essentielle pour toutes les pensées utopistes et une justification pour toutes les tentatives de vie communautaire.
Nourri de Freud et de Marx, Marcuse se fait critique du pessimisme exprimé par Freud dans Malaise dans la civilisation. Selon lui, il faut penser avec Freud et opposer la théorie freudienne elle-même à la thèse que défend le fondateur de la psychanalyse lorsqu’il affirme qu’il ne peut y avoir de civilisation que répressive. Dans cet ouvrage, Freud défend en effet l’idée d’un assujettissement permanent de l’homme à ses instincts sur lequel s’étaye la civilisation. Or, selon Marcuse, « la propre théorie de Freud fournit des arguments pour mettre en question sa thèse26 ». Il s’appuie sur les travaux de Margaret Mead, qui montrent qu’une éducation non répressive permettrait d’éviter la plupart des conflits névrotiques que connaissent les jeunes Occidentaux. Non loin d’Illich, Marcuse en appelle à la mort de Prométhée et à la résurrection d’Orphée, renversement qui permettrait d’écarter les valeurs du travail, de la force, de la violence au profit de celles de l’amour, de la joie, du chant.
Après cette critique de Freud au nom du freudisme, Marcuse s’en prend à Marx pour montrer que la société moderne a fini par intégrer le prolétariat en lui promettant une élévation de son niveau de vie, alors qu’il devait jouer un rôle moteur pour réaliser le monde nouveau et opérer la rupture révolutionnaire. Dans L’Homme unidimensionnel, Marcuse montre comment la contestation, sous toutes ses formes, a disparu d’une société dans laquelle la course à la consommation prédomine et conduit l’ensemble du corps social à une certaine uniformisation : « L’originalité de notre société réside dans l’utilisation de la technologie plutôt que de la terreur pour obtenir la cohésion des forces sociales dans un mouvement double : un fonctionnalisme écrasant et une amélioration croissante du standard de vie27. » Marcuse, faisant ce constat, se demande s’il se trouve encore des forces capables de penser un avenir qualitativement autre et de rompre avec un système qui conduit massivement à un processus de désublimation délégitimant toute forme alternative d’imaginaire social. Les gens ne se reconnaissent plus que dans les marchandises produites, que ce soient leur voiture, leur équipement de cuisine ou leur chaîne de haute-fidélité : « La thèse de Marcuse consiste à affirmer que seuls ceux qui vivent en marge de cette société ont un idéal encore authentiquement révolutionnaire. Tel est le cas des Noirs américains, des combattants d’Amérique latine, des étudiants américains et européens28. »
Forts des thèses marcusiennes, de nombreux jeunes choisiront dans l’après-Mai 68 la voie de cette marginalité radicale en rompant avec le système et en expérimentant une voie alternative, celle que l’on a qualifiée d’utopie communautaire29, changeant ainsi la vie ici et maintenant, sans attendre d’hypothétiques Grands Soirs révolutionnaires. Sans devenir un phénomène très massif, la multiplication des petites communautés de vie tant rurales qu’urbaines au début des années 1970 est suffisamment importante pour susciter l’intérêt des pouvoirs publics à partir de l’été 1971. Le ministère de l’Intérieur se penche sur la question pour en mesurer l’étendue et surveiller de près une situation qui ne doit pas dégénérer en foyers révolutionnaires. En 1973, au moment où ces tentatives de vie communautaire sont le plus développées, les rapports de police et de gendarmerie font état de trois cents groupes différents intégrant mille six cents personnes, et davantage encore si l’on inclut le nombre beaucoup plus élevé des intermittents de la vie communautaire qui ne font que passer, notamment pendant la période estivale. Si l’ampleur de ce mouvement de fond est difficile à évaluer, on estime qu’il a touché entre cinq mille et dix mille personnes. La plupart de ces groupes sont en quête d’autres valeurs, valorisent une nouvelle forme de fraternité, pratiquent la non-hiérarchie, l’égalitarisme dans les moyens, une liberté des échanges, y compris sexuels, et pour les communautés rurales une forme d’autosubsistance permettant de rester à l’écart des groupes capitalistiques30.
Une autre caractéristique de cette période de quête d’une vie plus communautaire, plus fraternelle, est le succès des grands rassemblements de la jeunesse autour de concerts de musique pop. Le plus spectaculaire est le concert de Woodstock, dans l’État de New York, qui devait réunir cinquante mille spectateurs en plein mois d’août 1969 et en voit déferler cinq cent mille, venus écouter Jimi Hendrix, Santana, Richie Haven, Joe Cocker… Une semaine plus tard, sur l’île anglaise de Wight, trois cent mille jeunes viennent voir Joan Baez, Donovan, Leonard Cohen…
Le philosophe protestant Jacques Ellul est une autre figure de la critique de la technostructure qui marque la nouvelle génération en ce début des années 1970. Il a surtout influencé les milieux chrétiens avec sa critique véhémente de la société technicisée. Marginal dans la vie intellectuelle française, provincial resté fidèle à Bordeaux, il reste un penseur atypique, inclassable, transgressant les frontières disciplinaires. Contestataire et excellent connaisseur de l’œuvre de Marx, il valorise la posture critique. Dans les années 1930, il rejoint le courant personnaliste, dont il représente, avec son ami Bernard Charbonneau, l’aile libertaire. Juriste de formation, Ellul devient dans l’après-guerre professeur de sciences politiques à l’université de Bordeaux. Ses nombreux écrits relèvent de deux ordres distincts : théologique, d’une part, et sociologique, d’autre part. Il pourfend la suprématie acquise par la technique et les menaces qu’elle fait peser sur l’humanité.
Dès 1954, Ellul dénonce le processus d’autonomisation de la technoscience et l’illusion de la séparabilité des « moyens » et des « fins »31. Il critique la subordination totale de l’homme aux moyens dont il s’est doté pour maîtriser la nature, le renversement par lequel la société subit le pouvoir implacable d’une technologie moderne devenue autonome et sur laquelle l’homme n’a plus prise. Ellul finit par penser que la technique n’est plus contrôlée par personne, qu’elle s’est à ce point autonomisée qu’aucune catégorie sociale ne peut plus la contenir. De plus en plus adepte de la décroissance, démystifiant ce qu’il dénonce comme de fausses valeurs, Ellul se fait le chantre d’une autre voie qui doit remettre l’homme au centre et lui permettre de changer la vie32. Il se trouve en phase avec Illich et Castoriadis, nouant avec ce dernier une correspondance soutenue33. Il devient un référent majeur pour toute une génération de jeunes intellectuels marqués par le mouvement de Mai, comme Jean-Claude Guillebaud qui a fait ses études à Bordeaux et a été l’élève d’Ellul avant de devenir son ami, son éditeur, et dont les nombreux ouvrages portent la marque d’Ellul. C’est même lui qui organise la rencontre entre Castoriadis et Ellul en 1981 :
Je viens d’envoyer à la fabrication un livre de Jacques Ellul que nous publierons en mars prochain, La Métamorphose du prolétaire. Dans ce livre non seulement Jacques Ellul vous rend un hommage vibrant à plusieurs reprises, manifeste une communauté de pensée avec vous, mais « dialogue » avec Castoriadis largement, notamment dans la dernière partie. Vous vous doutez que cette rencontre m’a fait plaisir […]. Il m’est venu l’idée d’organiser un déjeuner à trois, avec Jacques Ellul. Qu’en dites-vous34 ?
Jean Baubérot, qui dirige Le Semeur, la revue de la « Fédé » protestante, à partir de 1965, est lui aussi marqué par la pensée ellulienne, tout en s’en tenant à distance de par son engagement après Mai 1968 dans le mouvement maoïste VLR (Vive la révolution). Olivier Abel, qui deviendra professeur de philosophie à l’Institut protestant de théologie, est à son tour influencé par Ellul comme il l’a été, et même plus encore, par Paul Ricœur. Au-delà du petit cercle des protestants, Ellul étend le rayonnement de ses thèses auprès d’un nombre important de personnalités appartenant à d’autres obédiences : Noël Mamère, José Bové, Didier Nordon, Serge Latouche35.
Dans un premier temps, si Mai 1968 ne parvient pas à faire éclore un changement politique, la brèche qu’ouvre cet événement produit du moins des effets sur le climat social, et la contestation, persistante dans les premières années 1970, se nourrit d’exigences nouvelles. Tant dans les campagnes que dans les villes se manifeste une aspiration à mieux contrôler son cadre de vie, à participer activement à la maîtrise de son temps de travail, à ne plus se contenter d’exécuter des ordres extérieurs. Un mot-valise, « autogestion », cristallise cette espérance et semble devoir régir la vie quotidienne dans les sphères publique et privée.
Cet idéal autogestionnaire est porté au sommet par ce qu’on appelle la deuxième gauche, à l’écart des solutions étatistes, et par des théoriciens qui cherchent une voie médiane entre réforme et révolution. André Gorz, intellectuel d’autant plus influent qu’outre la publication de ses ouvrages il est devenu la cheville ouvrière de la revue de Sartre, Les Temps modernes, et collabore, sous le pseudonyme de Michel Bosquet, au Nouvel Observateur, publie régulièrement des analyses sur la situation sociale et défend les positions critiques de Marcuse et d’Illich. En mai 1968, Marcuse et Gorz approuvent totalement le mouvement étudiant. Gorz découvre avec fascination après 1968 l’œuvre d’Ivan Illich, qu’il publie dans Les Temps modernes dès novembre 1969. Si les thèses d’Illich sont avant tout diffusées par les milieux catholiques et Esprit, André Gorz et avec lui Le Nouvel Observateur restent dans un premier temps sur la réserve, jusqu’à ce que Jean Daniel confie à Gorz un texte d’Illich à traduire, « Réoutiller la société », pour le publier dans Le Nouvel Observateur. Il s’agit d’une première ébauche d’un essai qui sera publié en 1973, La Convivialité36. « Il ne fait pas de doute qu’Illich a beaucoup compté pour Gorz et qu’à partir des années 1970 celui-ci s’est pénétré des catégories illichiennes37. » Leur aspiration à un monde autogéré leur est commune et passe par une critique radicale des effets délétères de la technostructure. Dans son ouvrage Réforme et révolution, écrit pour l’essentiel avant 1968 mais publié en 1969, André Gorz, qui conteste les thèses d’une intégration de la classe ouvrière dans les structures capitalistiques, se trouve conforté par la brèche de Mai 1968, qui a montré la voie à suivre, celle de la valorisation de toutes les formes de stimulation des initiatives pour se doter d’objectifs à la fois réalisables et disruptifs :
« L’autodétermination à la base des objectifs et des méthodes de lutte, l’autogestion de la lutte elle-même, grâce au débat permanent, aux comités d’atelier et d’usine, aux comités de grève, élus et révocables, sont autant d’expériences émancipatrices révélant à la classe ouvrière sa souveraineté possible38. »
Ce thème autogestionnaire est repris et porté comme idéal par la CFDT, très active dans un certain nombre de conflits sociaux qui expriment cette volonté d’un meilleur contrôle sur la gestion des entreprises par les travailleurs eux-mêmes. Cette nouvelle radicalité qui contourne l’obstacle de l’État est aussi portée par Esprit. Jean-Marie Domenach voit là un nouvel horizon d’attente qui lui apparaît comme le prolongement du personnalisme : « Le retour sur l’exigence de participation des travailleurs à la gestion de l’outil de production confirme à cet égard le constat d’échec du projet modernisateur39. » Daniel Mothé, ancien membre de Socialisme ou barbarie, ouvrier chez Renault, participe en ce début des années 1970 au « Journal à plusieurs voix » d’Esprit. Il dénonce les effets funestes de la taylorisation, conférant un sens plus large à la notion d’autogestion, celui de la volonté exprimée par les travailleurs de se voir reconnus dans leur dignité et de ne plus se contenter d’être de simples exécutants. Un courant autogestionnaire au sein de la CFDT s’organise et regroupe la tendance rocardienne du nouveau Parti socialiste, né à Épinay en 1971. Pierre Rosanvallon y joue un rôle majeur en tant que conseiller économique du secrétaire général de la CFDT, Edmond Maire, rédacteur en chef de la revue de l’organisation syndicale, CFDT Aujourd’hui, et animateur d’une collection de livres militants, « Objectifs ». C’est lui qui demande à Daniel Mothé d’écrire le premier de la série, Militant chez Renault. À la CFDT, Rosanvallon côtoie Marcel Gonin, ancien ouvrier de la Manufacture d’armes de Saint-Étienne qui a fréquenté le Cercle Saint-Just, où il a fait la connaissance de Lefort et de Castoriadis. Il signale justement à Pierre Rosanvallon un certain Castoriadis qui vient de publier en 1973-1974 toute une série de « 10 / 18 ». À l’époque, la CFDT se réclame d’un programme autogestionnaire et se trouve souvent à l’origine des mouvements sociaux les plus avancés, comme celui de l’usine Lip. Rosanvallon nourrit sa réflexion sur l’autogestion de la lecture de Castoriadis et invite ses lecteurs à prendre connaissance de L’Institution imaginaire de la société40 pour mieux comprendre la dialectique de l’institué en tant qu’ordre établi et de l’instituant comme « contestation en train de germer41 ». L’institution est à comprendre comme la résultante d’incessants compromis entre ces deux pôles : « L’Institution imaginaire de la société de Castoriadis peut d’ores et déjà être considéré comme un livre fondateur. Il présente une analyse magistrale de la difficulté du marxisme à se saisir de la question du pouvoir et plaide pour une société qui s’auto-institue en s’émancipant des schémas positivistes42. » Cette aspiration autogestionnaire vise, au-delà du monde de l’entreprise, à faire valoir le désir d’approfondissement de la démocratie, de partage des décisions, de remise en question des rapports hiérarchiques. L’autogestion devient alors un mot-totem qui recouvre des idéaux variés et une notion qui « fonctionne enfin comme le terme fédérateur de lectures, de sensibilités et d’orientations relativement diverses43 ». La référence à l’autogestion sert aussi à Jean-Marie Domenach pour maintenir un équilibre dans sa rédaction entre les tenants d’une posture radicale et révolutionnaire et ceux qui cherchent à définir une voie réformatrice. De nombreux conflits sociaux éclatent au début des années 1970 à l’écart des appareils syndicaux, suscitant la défiance de la CGT et le soutien de la CFDT. Ils affectent le plus souvent des zones sans tradition de lutte ouvrière, des secteurs récemment industrialisés, à peine sortis de la ruralité, et des catégories jusque-là marginalisées, comme les femmes, les OS, les immigrés : « Ce phénomène s’accompagne d’un durcissement des pratiques, qui s’exprime par le recours plus fréquent à l’illégalité : occupations, séquestrations, violences, sabotages44. »
La grève avec occupation d’usine au Joint français, filiale de la CGE (Compagnie générale d’électricité), à Saint-Brieuc en mars 1972, est significative de ce type de mouvement. En zone rurale, cette usine implantée en 1962 emploie mille personnes, dont 60 % de femmes, qui n’ont jamais débrayé. Moins payés pour le même travail que leurs camarades de la région parisienne, ils décident d’occuper leur usine. On leur envoie les gendarmes mobiles, qui les délogent sans ménagement. La situation est bloquée, les OS refusant de reprendre le travail avant d’avoir obtenu satisfaction de leurs revendications : augmentation de leur salaire horaire de 70 centimes et paiement d’un treizième mois. Le patron refusant toute concession, la grève s’éternise et la solidarité s’organise dans la région : « Les agriculteurs des environs leur apportent des légumes, du beurre, des œufs, des volailles. Les meetings et les galas de soutien rassemblent chaque fois des milliers de personnes45. » Le conflit du Joint français prend alors une dimension nationale et la CGE choisit l’épreuve de force, menaçant de fermer l’usine si le travail ne reprend pas. Tout Saint-Brieuc se mobilise, et cinquante-cinq prêtres de la région se réunissent et déclarent :
« Les impératifs économiques si souvent mis en avant ne sauraient justifier ni le mépris de la dignité des personnes, ni le refus du dialogue, ni la méconnaissance des organisations syndicales et professionnelles, ni l’intervention des forces de police, ni l’exploitation économique des régions défavorisées46. »
La mobilisation se renforce et la petite ville de Saint-Brieuc voit défiler le 18 avril quelque dix mille personnes pour soutenir les ouvriers du Joint français, qui après huit semaines de conflit obtiennent, le 8 mai, ce qu’ils revendiquaient.
Deux grandes luttes, particulièrement longues et devenues hautement symboliques de cette exigence autogestionnaire, parviennent l’une et l’autre à transformer une situation singulière et locale en bataille de dimension nationale et à unir à leur cause de nombreux intellectuels et une bonne partie de l’opinion publique. En 1971, la première partie de bras de fer avec l’État s’engage en plein monde rural, sur le plateau du Larzac, où le ministre de la Défense, Michel Debré, entend agrandir le camp militaire en le faisant passer de trois mille à dix-sept mille hectares, expropriant ainsi cent trois agriculteurs, éleveurs de brebis, producteurs de roquefort. Ces paysans reçoivent le soutien de l’évêque de Rodez, de la FDSEA de l’Aveyron, mais aussi d’une myriade d’organisations d’extrême gauche. Forts de ces soutiens, ils signent le 28 mars 1972 un pacte : le serment de rester unis dans leur détermination à ne pas céder leurs terres et à faire obstacle au projet d’extension du camp militaire. Parmi eux, Pierre Burguière, un des responsables du mouvement, qui a vingt-huit ans en 1971, souligne l’impact différé de Mai 1968 sur le mouvement de révolte du Larzac : « Disons que Mai 1968 est passé sur le Larzac dans les années 1970. Nous, notre Mai 1968, on l’a fait au moment de la lutte du Larzac, et donc avec tout ce que ça veut dire aussi par rapport à notre éducation chrétienne47. » Le pouvoir restant ferme, les paysans du Larzac décident de riposter par des actions spectaculaires et non violentes comme le lâcher de troupeaux de moutons sur la place de la mairie de la commune de La Cavalerie, puis sur le Champs-de-Mars, au pied de la tour Eiffel, en octobre 1972 : « Une grande manifestation est organisée avec un convoi de tracteurs qui convergent vers Paris. À chaque ville étape, les paysans sont accueillis par des comités de soutien48. » Arrivé à Paris, le cortège est accompagné d’une foule de Parisiens, impressionnante, silencieuse. En août 1973, ce sont près de cent mille personnes qui se retrouvent sur le plateau du Larzac pour soutenir une lutte devenue exemplaire. La cause des paysans du Larzac est soutenue par un nombre croissant de comités qui se constituent dans soixante-quinze départements du pays. Malgré ces soutiens, en 1981 les paysans du Larzac en lutte depuis 1971 sont à bout de force et le candidat Giscard d’Estaing leur signifie que sa réélection mettrait un terme à leurs prétentions. C’est le succès de Mitterrand en mai 1981 qui assure la victoire de leur combat.
L’autre lutte symbolique est ouvrière. Elle commence en 1973 chez les salariés de l’usine d’horlogerie Lip, à Besançon. Quelques années plus tôt, Fred Lip a tenté un plan d’économies : souhaitant fermer quelques ateliers, il se heurte alors à un front syndical uni qui l’oblige à céder sa place en février 1971 à un nouveau patron, Jacques Saint-Esprit. Le blocage subsiste, car le plan de restructuration impliquerait des licenciements parmi les mille trois cents salariés. Les banques n’accordant plus de crédit, Jacques Saint-Esprit part à son tour, relayé par deux administrateurs provisoires. En réaction à l’annonce d’un plan de licenciement de quatre cent quatre-vingts travailleurs, les salariés séquestrent les deux administrateurs. On découvre une petite note manuscrite dans le porte-documents d’un des responsables : « 480 à dégager ». Les CRS interviennent pour libérer les administrateurs. Dès le lendemain, les salariés occupent l’usine et décident d’autogérer la fabrication des montres Lip : « Charles Piaget, Raymond Burgy, Roland Vittot, Jeannine Pierre-Émile et Michel Jeanningros lancent la grève et l’occupation de l’usine49. » Les ouvriers et ouvrières s’emparent des soixante-cinq mille montres en stock comme butin de guerre et font eux-mêmes tourner l’usine et ses chaînes de fabrication : « Le mouvement devient un laboratoire de l’utopie autogestionnaire50. » Toute la ville, solidaire, se porte aux côtés des Lip. Le 15 juin, les rideaux des magasins restent fermés et les cloches de l’église sonnent le tocsin pendant que le maire prend la tête d’un cortège de manifestants. Le caractère exemplaire de cette lutte s’appuie sur un réseau national de soutien. Nombre d’intellectuels défendent activement « les Lip », et viennent voir comment se déroule concrètement cette expérience d’autogestion. Parmi ces intellectuels, Maurice Clavel, particulièrement impliqué dans ce conflit, lui consacre un ouvrage51 :
J’étais allé aux usines Lip de Palente le 23 juin 1973, cinq jours après que les ouvriers, maîtres des lieux et de leurs instruments de travail, eurent décidé de produire et de vendre eux-mêmes, à l’émerveillement du peuple, à la stupeur de l’État, à l’épouvante du patronat. Je fus peut-être remué plus que tout autre, et par l’audace naturelle de leur acte, et par l’immense richesse interne des êtres, qui allait croissant. Je l’écrivis comme je pus dans Libération52.
Ce catholique passionné qu’est Clavel adhère totalement à ce mouvement porteur d’une dimension métaphysique. Le démantèlement de l’usine Lip provoque une vive réaction de l’archevêque de Besançon, Mgr Lallier : « Ce n’est pas possible, ce n’est pas humain de maintenir les travailleurs dans une telle ignorance du lendemain53. »
Pendant plus de sept mois, les ouvriers de l’entreprise organisent des ventes « sauvages » partout en France pour appuyer le mouvement, qui a trouvé en Charles Piaget, militant syndicaliste de la CFDT et militant politique au PSU, son chef charismatique. La composante chrétienne est très forte dans ce mouvement, dont de nombreux militants, comme Charles Piaget, sont issus de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) et le principal animateur du comité d’action est un dominicain, Jean Raguenès : « Il faisait partie de la communauté du centre Saint-Yves en mai 1968, lorsque celui-ci était l’un des principaux lieux de la contestation étudiante chrétienne à Paris54. » Le 29 septembre 1973, une marche sur Besançon est organisée et cent mille manifestants se retrouvent dans les rues de la ville pour soutenir « les Lip ». La presse de gauche s’enthousiasme : « Un rêve devenu réalité », titre Libération ; « Plus jamais comme avant », avance Le Nouvel Observateur. Le contexte général se prête particulièrement à la popularité de cette lutte : dans le même temps, la jeunesse scolarisée se mobilise pleinement contre la loi Debré qui supprime les sursis militaires des étudiants. Finalement, c’est un patron de gauche, proche du PSU et numéro deux de Publicis, Claude Neuschwander, qui reprend l’entreprise fin janvier 1974 au terme d’un protocole d’accord avec la majorité des salariés.
En plein bois de Vincennes, à côté d’un champ de tir, le ministère de la Défense rétrocède pour un temps limité un terrain de la Ville de Paris, qui y bâtit en toute hâte une université expérimentale, ouverte dès la rentrée universitaire 1968-1969. Cette université nouvelle, Paris VIII, doit être l’anti-Sorbonne, un véritable concentré de modernité ; sa vocation est de sortir des sentiers battus et d’ouvrir des perspectives scientifiques originales. Vincennes fait de la pluridisciplinarité sa religion et récuse les cursus traditionnels de préparation aux concours nationaux pour privilégier la recherche. À quelques exceptions près, le cours magistral est proscrit : la parole doit circuler dans les groupes des « unités de valeur » qui travaillent dans de petites salles de cours. L’académisme et la tradition doivent rester à la porte de cette université qui se veut résolument contemporaine, ouverte aux technologies les plus sophistiquées et aux méthodes les plus avancées des sciences de l’homme pour assurer la rénovation des anciennes humanités.
Puisque la modernité s’est identifiée au structuralisme, Vincennes sera structuraliste. Elle symbolise même le triomphe institutionnel de ce courant de pensée jusque-là marginal, qui fait ici son entrée par la grande porte. L’aménagement intérieur de la faculté est fabuleux, c’est un véritable joyau de la couronne d’un régime gaulliste usé qui s’offre là une vitrine : de la moquette partout, un téléviseur relié à une régie centrale dans chaque salle de cours, un décor signé Knoll, le tout sans les bruits de la ville, dans un cadre verdoyant troublé seulement par les tirs lointains des conscrits à l’entraînement.
Les éléments les plus contestataires du mouvement de Mai trouvent refuge à Vincennes. On y croise beaucoup de maoïstes en mal de gardes rouges, qui ont tendance à considérer ce microcosme comme le centre du monde ou à limiter celui-ci au campus de l’université. Les forces vives de la contestation de 68 se donnent rendez-vous dans cet univers confiné, ouaté, où l’agitation peut s’épanouir à l’abri de la société, en toute liberté : ses échos arrivent émoussés à ses destinataires, trop heureux d’avoir circonscrit le mal au milieu d’une forêt qui en constitue le cordon sanitaire. Une génération est néanmoins passée par là pour y acquérir les armes de la critique, et en 1980 le pouvoir finira par exorciser le danger de ce brasier en rasant le tout à coups de bulldozers pour réinstaller l’université sur la plaine Saint-Denis. À Vincennes, le projet de modernisation et de faculté-vitrine tombe vite en déshérence : l’université, asphyxiée par l’absence de budget suffisant, est laissée aux limites de la clochardisation. Privée de moyens matériels convenables, victime de détériorations quotidiennes et en proie à un afflux d’inscriptions excédant largement sa capacité d’accueil55, Vincennes, dont les plafonds sont défoncés par des étudiants cherchant à savoir si la police n’y aurait pas installé des micro-émetteurs, devient vite un terrain vague. Le lieu sera cependant toujours animé par le désir des enseignants et des étudiants, tous jalousement attachés à préserver les libertés conquises, la qualité des échanges et la parole émancipée, acquis fondamental de Mai, de poursuivre l’expérience. Derrière la vitrine, l’agitation des militants affairés d’un côté et l’hédonisme affiché des autres, il y a les travaux et les jours, le labeur souterrain qui se veut le plus moderne, le plus scientifique de toutes les universités de lettres de l’Hexagone, et aspire à un rayonnement international. Si Paris n’est pas la France, Vincennes pourrait être le monde.
Incarnation de la modernité, de la pensée épistémologique ou structuraliste, trois chauves devisent ensemble sur le campus de Vincennes, prenant un malin plaisir à se promener autour du bassin central sous le regard ébahi des étudiants : le philosophe Michel Foucault, le linguiste Jean-Claude Chevalier et le littéraire Pierre Kuentz. Avec d’autres, ils incarnent le succès du structuralisme, l’aboutissement d’un long combat qui, grâce aux barricades, ouvre sur la réalisation d’un rêve impossible : une université littéraire réconciliée avec la science, qui fait la part belle à la pensée structurale.
Le professeur contacté par le ministre de l’Éducation nationale, Edgar Faure, pour devenir doyen de Vincennes n’est autre que Jean Dubois, maître d’œuvre à Nanterre et chez Larousse du programme structuraliste en linguistique, et membre du PCF réputé pour son ouverture d’esprit. Il accepte de s’occuper de la mise en place d’un département de linguistique, et se rétracte pour le reste. Ce sera le doyen de la Sorbonne, l’angliciste Raymond Las Vergnas, qui va se charger de l’installation de cette nouvelle université et solliciter Hélène Cixous, Bernard Cassen et Pierre Dommergues pour constituer un noyau cooptant et diriger l’équipe constitutive :
Autour de moi, les enthousiastes ne se font guère prier. Je demande à Jacques Derrida d’être mon conseiller (secret : il n’est pas nommé, mais reconnu par Las Vergnas). Par lui, j’assure aussi le recrutement de la commission d’experts, un cercle savant qui est garant de la qualité des recrutés, et parmi lesquels on verra Georges Canguilhem, ou Roland Barthes56.
Dans l’urgence d’une rentrée à assurer au plus vite, le plan établi par Hélène Cixous et son équipe est soumis à Las Vergnas, qui le transmet au ministère, qui l’approuve. Il reste à le déployer : « Comment fais-je ? Je téléphone, j’écris, je rencontre : cela commence légendairement avec Michel Foucault. Ces jours-là, venant de Tunisie, il traverse Paris, décidé à quitter le Vieux Monde, direction États-Unis. Je l’appelle. Je lui fais le Récit. Il répond aussitôt oui à la Forêt pensante57. » En octobre 1968, une commission d’orientation d’une vingtaine de personnalités se réunit sous sa présidence, parmi lesquelles Roland Barthes, Jacques Derrida, Jean-Pierre Vernant, Georges Canguilhem, Emmanuel Le Roy Ladurie… Très vite, une douzaine de personnes sont désignées pour former le noyau cooptant qui se charge de la nomination de l’ensemble du corps enseignant : professeurs, maîtres assistants et assistants de la faculté.
Les nominations respectent une certaine cohérence, privilégiant le courant structuraliste. En sociologie, les deux membres du noyau cooptant sont Jean-Claude Passeron et Robert Castel, soit les deux branches du structuralisme sociologique : bourdieusienne avec Passeron et foucaldienne avec Castel. À l’occasion d’une assemblée générale (AG) à la Sorbonne en novembre 1968, le sociologue Georges Lapassade fait part à Castel de son désir d’enseigner à Vincennes. Il s’entend répondre que les sociologues forment une équipe qui a besoin de maintenir sa cohérence épistémologique : « Plus tard, Jean-Marie Vincent et Serge Mallet, tous deux sociologues, se sont également heurtés à une espèce de “veto” du même département58. » Dans le département de sociologie, Nicos Poulantzas incarne une sociologie althussérienne de haut vol. Dans celui de philosophie, c’est Michel Foucault qui s’occupe des nominations ; en littérature française, c’est Jean-Pierre Richard ; en linguistique, Jean Dubois, Jean-Claude Chevalier et Maurice Gross. Et, grande première, l’université compte un département de psychanalyse, sous la responsabilité du second de l’organisation lacanienne : Serge Leclaire.
Le grand projet est de faire de Vincennes un petit MIT, une université à l’américaine, un modèle de modernité, une enclave au rayonnement international dont l’ambition affichée est l’interdisciplinarité. La réalisation est loin du modèle, faute de moyens matériels, mais aussi parce que l’investissement des enseignants à l’intérieur de l’université n’est pas du tout le même en France qu’aux États-Unis, même si les professeurs passent à Vincennes plus de temps qu’ailleurs : la réunionite est la maladie infantile de cette université. C’est surtout dans les AG et les comités d’action que les professeurs les plus actifs sont présents, et finalement, malgré quelques tentatives, les contacts transversaux entre disciplines et entre spécialistes sont assez peu nombreux. Quant aux échanges avec les étudiants, certes pratiqués dans les unités de valeur — ce qui est déjà exceptionnel —, ils se font surtout à la cafétéria.
On mesure la force d’attraction de Vincennes au nombre d’étudiants qui ont quitté leur université d’origine, insatisfaits du savoir qui leur était transmis. Ils arrivent boulimiques dans cet univers de rêve où ils peuvent passer d’un département à l’autre sans cloison à traverser. Les étudiants salariés et les non-bacheliers de Vincennes peuvent envisager un cursus universitaire en nocturne : la faculté fonctionne jusqu’à 22 heures pour leur permettre de suivre les enseignements. Pour eux, c’est la nuit. Ils seront la légende et la fierté de cette université hors du commun, ainsi de ce chauffeur-livreur qui profite de ses arrêts à la faculté pour s’inscrire au département d’histoire, y suivre le cursus et décrocher l’agrégation.
Le rayonnement de la linguistique est alors à son zénith, et les enseignants ont de nombreux étudiants pour diffuser un savoir particulièrement difficile et technique. C’est cette scientificité qui oriente le choix de la nouvelle génération soixante-huitarde. Cette fascination pour la démarche scientifique se conjugue alors très bien avec l’engagement marxiste vécu comme la science de l’action politique. Une des orientations qui caractérise ce département est la sociolinguistique, qui connaît un essor spectaculaire dans l’après-68. Pierre Encrevé, spécialiste de ce domaine, est recruté par Maurice Gross pour l’enseigner, ainsi que la phonologie. Assistant d’André Martinet, professeur à la Sorbonne, Pierre Encrevé confie à Gross qu’il s’est brouillé avec lui, critère suffisant pour être embauché : « Gross lui dit : “Je n’ai pas besoin de savoir si vous êtes un bon phonologue ou pas, je vous engage” […]. Car Vincennes sera une machine de guerre contre la Sorbonne, Censier et Martinet59. »
Si le département des lettres, en principe moins « scientifique », se trouve d’emblée dévalué au regard des linguistes, il contribue pleinement à la modernité structuraliste. Les partisans de la nouvelle critique que l’on retrouve là ont participé au milieu des années 1960 aux grandes rencontres de Strasbourg, de Besançon, et envisagent l’étude de la littérature à partir du paradigme structural et des techniques linguistiques. L’interdisciplinarité et la modernité sont les deux mamelles de ce nouveau département, animé par Henri Mitterand, Jean-Pierre Richard, Claude Duchet, Jean Levaillant, Pierre Kuentz, Jean Bellemin-Noël, Lucette Finas… Soucieux de ne pas se limiter au champ traditionnel de la littérature, les littéraires de Vincennes s’ouvrent largement à une approche interdisciplinaire, notamment en direction des psychanalystes et des historiens, selon les deux modèles d’analyse freudien et marxiste revisités par le structuralisme auxquels adhèrent la plupart des enseignants du département : « Le champ de ces études n’est pas limité par principe à la littérature française ni même à l’expression “littéraire”60. »
L’annonce la plus spectaculaire est incontestablement la nomination à la tête du département de philosophie d’une des étoiles du structuralisme : Michel Foucault. Responsable du recrutement, il sollicite d’abord son ami Gilles Deleuze qui, trop malade, ne rejoindra Vincennes que deux ans plus tard. Michel Serres suit aussitôt Foucault dans l’aventure vincennoise. À l’automne 1968, Foucault s’adresse à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm par l’intermédiaire des Cahiers pour l’analyse avec un objectif précis : celui de recruter pour Vincennes parmi les althusséro-lacaniens. C’est ainsi qu’il réussit à convaincre Judith Miller, Alain Badiou, Jacques Rancière, François Regnault. La tonalité dominante est structuralo-maoïste, même si quelques autres nominations permettent d’échapper à la coupe exclusive des « maos », notamment celles d’Henri Weber, de la Ligue communiste, et d’Étienne Balibar, althussérien, membre du PCF. Pour permettre à l’ensemble de fonctionner sans heurts, Foucault sollicite un homme de concorde : François Châtelet, récemment converti à la cause structuraliste.
Le chaudron vincennois vibre aux accents d’une révolution ininterrompue, et le département de philosophie annonce lors de son AG constitutive du 11 décembre 1968 la ligne à suivre. Sa vocation n’est pas de « fabriquer des chiens de garde » mais de poursuivre la lutte politique et idéologique. L’exercice de la philosophie doit se plier étroitement à cet impératif. Les tâches du département définies en mars 1969 se fixent pour ambition de saisir la nature exacte du « front philosophique », d’étudier la science comme enjeu de la lutte des classes, et de contribuer ainsi à « l’implantation dans les masses étudiantes de la prépondérance théorique du marxisme-léninisme61 ». La première année vincennoise (1968-1969), directement adossée au mouvement de Mai, est rythmée par la préparation active de la révolution à venir qui semble pour demain, avec les cours de Jacques Rancière sur « Révisionnisme-gauchisme » et « Formation du concept d’idéologie », de Judith Miller sur « La révolution culturelle », d’Alain Badiou sur « La contradiction chez Hegel et Marx » et « La lutte idéologique », d’Étienne Balibar sur « Science des formations sociales et philosophie marxiste »62.
Le pouvoir, qui a bien voulu concéder à Mai 1968 et à la contestation étudiante ce concentré révolutionnariste, commence en janvier 1970 à s’alarmer de la radicalité dont fait preuve ce département de philosophie si éloigné des normes académiques. Le ministre de l’Éducation nationale, Olivier Guichard, dénonce en janvier 1970 le caractère « marxiste-léniniste » des enseignements philosophiques de Vincennes et l’attribution trop laxiste des unités de valeur aux étudiants. Le département de philosophie se voit privé de l’habilitation nationale de ses diplômes. Foucault proteste et justifie l’orientation très engagée des philosophes vincennois : « La philosophie ne doit pas consister simplement en un commentaire des textes canoniques et scolastiques » ; elle doit être « une réflexion sur le monde contemporain, donc nécessairement politique63 ».
Ce début de l’année 1970 est également marqué par l’affaire Judith Miller, qui va encore accentuer le caractère marginal des philosophes vincennois. Dans un entretien accordé à L’Express, cette militante de la Gauche prolétarienne (GP) déclare benoîtement : « Certains collectifs se sont décidés pour un contrôle des connaissances au moyen d’une copie, d’autres ont opté pour l’attribution du diplôme à tout étudiant qui pensait l’avoir64. » Cette annonce provocatrice suscite une réaction immédiate. Le 3 avril 1970, Judith Miller reçoit une lettre du ministre mettant un terme à son affectation dans le supérieur et la renvoyant dans le secondaire. Cette expulsion provoque l’occupation de l’université le 22 avril 1970 et son évacuation à 1 heure du matin par la police, qui embarque à Beaujon cent quinze personnes, dont cinquante enseignants. À cette tension, il faut ajouter un climat de surenchère qui a encore pour cible privilégiée le département de philosophie, conquis par la GP et ses figures de proue : Judith Miller en martyre, ou Gérard Miller, qui dirige les troupes militantes de l’organisation. Ce dernier débarque en pleine réunion du département de philosophie, invitant ses membres à participer à sa campagne de masse dans le métro, cherchant à déborder « sur sa gauche » le clan Badiou et son groupe Foudre. De son côté, Badiou affiche un dazibao qui se veut encore plus radical que les positions incendiaires de Judith Miller : « Auront leurs UV ceux qui auront condensé toute leur pensée philosophique dans un bombage ou dans une inscription murale, ceux qui ne sont jamais venus mais qui ainsi ont montré par leur absence un détachement louable des choses de ce monde et une méditation profonde. »
Au cours de l’année 1970, Foucault quitte Vincennes, non pas comme le bruit en a couru sur le campus parce qu’il aurait été relégué dans un collège du secondaire, mais parce qu’il vient d’être élu professeur au Collège de France. Il laisse la direction du département à François Châtelet, seul professeur en titre capable de faire naviguer ce vaisseau fantôme. Celui-ci doit faire face à une grave crise d’un département qui prend l’eau de toutes parts et connaît une véritable hémorragie de ses effectifs étudiants, en train de fondre au soleil de l’Orient rouge : quatre cent seize inscrits en philosophie la première année (1968-1969), deux cent quarante-sept en 1970-1971, deux cent quinze en 1971-1972, soit la perte de la moitié des effectifs alors que dans le même temps l’université passe de sept mille neuf cents étudiants en 1968 à douze mille cinq cents en 1971-197265.
C’est dans ce contexte de crise aiguë, de batailles intramaoïstes pour la conquête d’une position hégémonique, que Deleuze arrive à l’automne 1970 et consacre ses premiers cours à des thèmes quelque peu en décalage avec l’esprit ambiant : « Logique et désir » et « Logique de Spinoza ». Il se trouve néanmoins immédiatement en phase avec son public, sans pour autant céder sur le contenu très philosophique de son enseignement, qui ne subit aucune instrumentalisation politique. Sa notoriété déjà acquise lorsqu’il arrive à Vincennes, son talent hors pair de pédagogue et la rumeur qui court dans Paris sur le caractère exceptionnel de son cours vont lui valoir tout de suite un très vaste auditoire. On se presse pour l’entendre dans la petite salle où il donne son cours du mardi, refusant jusqu’au bout de se couper de ses étudiants et donc d’officier dans un amphithéâtre. Deleuze, qui ne quittera Paris VIII déplacé à Saint-Denis que pour prendre sa retraite à la fin de l’année 1986-1987, est aussitôt séduit, conquis par son public composite : « C’était un public d’un nouveau type qui mélangeait tous les âges, venant d’activités très différentes, y compris des hôpitaux psychiatriques comme malades. Public le plus bigarré et qui trouvait une unité mystérieuse dans Vincennes66. » Cette diversité au sein de son public convient magnifiquement à l’enseignement transversal de Deleuze, qui entend déborder le corpus classique de la philosophie pour l’ouvrir sur les sciences et les arts. Pour lui, Vincennes accomplit un saut dans le temps et parvient à une certaine forme de modernité. Il accueille des étudiants venus du monde entier, attirés par la qualité de ses publications et fascinés par sa personnalité : « Des vagues, tout à coup il y a eu cinq ou six Australiens qui étaient là on ne savait pas pourquoi. Les Japonais, c’était constant : quinze ou vingt tous les ans, les Sud-Américains67. » Son public compte aussi bon nombre de non-philosophes.
Au-delà du département de philosophie, Foucault intervient dans la mise en place du Centre expérimental. Il souhaite surtout écarter les psychologues au profit des psychanalystes, qui pourraient ainsi fonder à eux seuls un département autonome, disposant de tous les crédits et responsable des nominations au sein de celui-ci. L’idée d’un tel département, mis en place par Foucault, vient en fait de Jacques Derrida. C’est Serge Leclaire qui en prend la direction. Une brouille ayant déjà éclaté entre Lacan et Derrida, ce dernier empêchera le gourou de la psychanalyse de trouver à Vincennes un débouché universitaire solide. Alors que Foucault prend le département de philosophie, l’autre étoile du structuralisme sera privée du département de psychanalyse.
Si Lacan reste en marge de Vincennes, le lacanisme s’y introduit massivement et amène la psychanalyse à faire son entrée officielle au sein d’une université littéraire : les enseignants sont tous membres de l’École freudienne de Paris (EFP) et n’animent pas moins de seize séminaires. On y retrouve Serge Leclaire, Michèle Montrelay, François Baudry, René Tostain, Jacques Nassif, Jean Clavreul, Claude Rabant, Luce Irigaray, Claude Dumézil, Michel de Certeau et Jacques-Alain Miller. C’est là que bat le cœur de l’université, et pas uniquement parce que la création de ce département constitue l’innovation la plus marquante de cette période. La GP règne en effet en maître sur le campus, et c’est la famille Miller qui en assure la direction locale : Jacques-Alain, Judith, sa femme, qui enseigne la philosophie, et son frère Gérard, qui s’occupe de l’organisation politique. Gérard Miller fait face à la concurrence acharnée d’un autre mouvement maoïste, qualifié de « mao-spontex » (la tendance spontanéiste des maoïstes) par la Ligue communiste : le Comité de base pour l’abolition du salariat et la destitution de l’université, animé par Jean-Marc Salmon. Le rayonnement de ce département de psychanalyse est tel qu’il siège en forum permanent. Inscrits ou pas, nombreux sont ceux qui viennent le visiter pour la beauté du spectacle : il se passe tous les jours quelque chose de nouveau. Le sommet est atteint lorsque Lacan, invité par le département de philosophie, se rend à Vincennes, le 3 décembre 1969, pour y tenir une séance de son séminaire dans l’amphi 1, où se pressent les plus contestataires du campus, ravis à l’avance de pouvoir se payer « le » Lacan. La confrontation est surréaliste, digne de Dali :
— J. Lacan (un chien passant en l’estrade qu’il occupe) : Je parlerai de mon égérie qui est de cette sorte. C’est la seule personne que je connaisse qui sache ce qu’elle parle — je ne dis pas ce qu’elle dit — car ce n’est pas qu’elle ne dise rien : elle ne le dit pas en paroles. Elle dit quelque chose quand elle a de l’angoisse — ça arrive —, elle pose sa tête sur mes genoux. Elle sait que je vais mourir, ce qu’un certain nombre de gens savent aussi. Elle s’appelle Justine […]. Intervention : Hé, ça va pas ? Il nous parle de son chien ! — J. Lacan : C’est ma chienne, elle est très belle et vous l’auriez entendue parler. […] La seule chose qui lui manque par rapport à celui qui se promène, c’est de ne pas être allée à l’université68.
Le maître n’est en effet plus seul sur l’estrade, un perturbateur monte, et commence à se déshabiller. Lacan l’encourage à aller jusqu’au bout : « Écoutez, mon vieux, j’ai déjà vu ça hier soir, j’étais à l’Open Theatre, il y a un type qui faisait ça, mais il avait un peu plus de culot que vous, il se foutait à poil complètement. Allez-y, mais allez-y bien, continuez, merde69. » L’assistance exige du maître une critique de la psychanalyse, du discours universitaire, et une autocritique en règle, comme en Chine pendant la Révolution culturelle. Mais Lacan répond aux agitateurs que l’opération révolutionnaire ne peut qu’aboutir au discours du maître : « Ce à quoi vous aspirez comme révolutionnaires, c’est à un Maître. Vous l’aurez […]. Vous jouez la fonction des ilotes de ce régime. Vous ne savez plus ce que ça veut dire ? Le régime vous montre. Il dit : “Regardez-les jouir” […]. Bien. Voilà. Au revoir pour aujourd’hui. Bye. C’est terminé70. »
Lacan supporte de moins en moins bien l’autonomie et le pouvoir qu’a gagnés Serge Leclaire à Vincennes, dont il se sent exclu. Serge Leclaire, qui souhaitait faire du département de psychanalyse un département à part entière, libéré de la tutelle des philosophes et assurant la délivrance de ses unités de valeur, est alors attaqué de toutes parts : mis en cause par Alain Badiou qui l’accuse d’être un agent de la contre-révolution, il est désavoué par l’EFP, dont des membres débarquent sur le campus pour dénoncer cet alignement hérétique sur des normes universitaires, tandis que Lacan de son côté attise le feu, encourageant chacun à abandonner Serge Leclaire. Jean Clavreul succède à Serge Leclaire à la tête du département, mais il se contente d’expédier les affaires courantes, laissant à chacun le champ libre.
Quelques petites années plus tard intervient le second acte : celui de la normalisation et de la mise au pas du département sous la férule de la direction de l’EFP, donc de Lacan, par gendre interposé. En 1974, Jacques-Alain Miller se voit confier la direction des enseignants de psychanalyse de Vincennes. Roger-Pol Droit ébruite l’affaire de cette prise de pouvoir dans Le Monde et la qualifie d’épuration, dénonçant l’esprit vichyssois de l’entreprise71. Le putsch fait quelques vagues, et l’on peut en juger au contenu d’un tract signé par Gilles Deleuze et Jean-François Lyotard qui dénonce une « opération stalinienne », véritable première en matière universitaire, la tradition interdisant à des personnes privées d’intervenir directement dans l’université pour y procéder à des destitutions et nominations : « Tout terrorisme s’accompagne de lavage : le lavage d’inconscient ne semble pas moins terrible et autoritaire que le lavage de cerveau72. » Désormais normalisé par le Husák local, Jacques-Alain Miller, le département de psychanalyse de Vincennes soutient Lacan dans une stricte orthodoxie. En 1969, Lacan avait prévenu : « vous trouverez votre maître » ; si les étudiants croyaient naïvement qu’il pensait à Pompidou, il parlait de lui. La psychanalyse vincennoise redevient alors une structure d’ordre qui aura eu raison de l’agitation pour restaurer la hiérarchie.
Dans les autres départements de Vincennes, les conflits de pouvoir sont moins aigus : on espère mener les confrontations dans la pluridisciplinarité. C’est l’objectif affiché du département d’histoire, qui vise à détruire l’illusion qu’il existerait une science historique acquise, et qui s’interroge sur l’objet même de cette discipline en confrontant ses méthodes avec celles des autres sciences sociales.
Cette pluridisciplinarité est également à l’origine d’un département nouveau dans une université littéraire, celui d’économie politique. Le projet a été préparé par André Nicolaï, qui pourtant n’enseignera pas à Vincennes. Le département, s’arrêtant au seuil de la licence, n’assurera finalement que les deux premières années. Au moment où triomphe l’économétrie, autrement dit la mathématisation du langage économique, ce département d’économie politique, largement ouvert à une réflexion d’ordre historique, sociologique, philosophique et anthropologique, partant du postulat qu’il n’y a pas d’économie pure, fait figure d’exception. Michel Beaud, qui dirige ce département, estime renouer avec la tradition de l’économie politique du XVIIIe siècle. Même la géographie, discipline quelque peu sinistrée dans la hiérarchie des savoirs, revêt à Vincennes des aspects innovants avec l’enseignement d’Yves Lacoste, qui crée la revue Hérodote. Celle-ci fera autorité dans la mise en intelligibilité des relations entre les logiques spatiales et les logiques de pouvoir, notamment militaires73.
L’autre grande innovation à succès de Vincennes est la création d’un département de cinéma, qui connaît une affluence spectaculaire : mille deux cents étudiants, dont plus de cinq cents en dominante. S’il assure un apprentissage technique à la manière de l’Idhec (Institut des hautes études cinématographiques), ce département s’inscrit essentiellement dans une perspective critique et contribue à l’épanouissement de la sémiologie naissante du cinéma. L’œuvre de Christian Metz devient la source d’inspiration essentielle du travail théorique de Paris VIII. Michel Marie applique notamment à Muriel, le film de Resnais, la méthode du découpage en unités discrètes, les plus fines possibles : l’analyse textuelle permet de rechercher les unités pertinentes, minimales, du langage cinématographique.
Un autre département très novateur, celui d’urbanisme, est créé tout à fait fortuitement par le géographe Jean Cabot. Ce sont quatre cent trente et un étudiants qui s’y inscrivent à l’automne 1968, en majorité issus des Beaux-Arts. Ils contestent l’implantation de ce département dans l’université de Dauphine, moins propice à l’expression de leurs idéaux gauchistes. Il n’était pas prévu de le mettre en place à Vincennes, mais l’administration, devant l’afflux des demandes, enregistre les inscriptions pour un département fantôme qui sera finalemenent créé en 1969 par l’administrateur provisoire du Centre expérimental de Vincennes.
Discours scientifique d’un côté, discours délirant de l’autre, parfois portés successivement par les mêmes : c’est la double réalité vincennoise, qu’illustre bien le moment de folie particulier atteint dans les années 1970 avec le groupe Foudre, patronné par Alain Badiou et animé par Bernard Sichère. Ce groupe maoïste se veut un noyau d’intervention culturelle, et ne recule pas devant la manière terroriste : il inscrit à son actif l’interdiction de la projection sur le campus du film de Liliana Cavani Portier de nuit. Sa cible privilégiée est une enseignante, pourtant grande admiratrice de la Chine, Maria-Antonietta Macciocchi. Cette intellectuelle et militante italienne, qui travaille alors en collectif sur le fascisme, se voit accusée de fascisme, de vouloir transformer son unité de valeur en officine de propagande, pour avoir, entre autres, projeté Le Juif Süss. Bien que son objectif soit de comprendre pourquoi les masses ont adhéré au fascisme, c’en est trop pour les maoïstes, convaincus que la pureté du peuple ne peut être altérée d’aucune façon. Lorsque Macciocchi arrive à l’université de Vincennes, où elle enseignera comme assistante du département de sociologie entre 1972 et 1980, elle y découvre une grande banderole sur laquelle est inscrit en caractères noirs sur fond rouge : « Pi-Ling-pi-Kong-pi-Macchiocchi », ce qui signifie : « Contre Lin-Piao, contre Confucius, contre Macchiocchi ». Ce qui était de bon augure, et la suite fut à la hauteur :
Ceux qui s’étaient baptisés Groupe Foudre marxiste-léniniste (tendance Lin Piao) : ils arrivaient chaque vendredi, jour de ma leçon, ponctuels, garçons et filles, pour mettre ma salle sens dessus dessous. Ils heurtaient rythmiquement chaises et tables, en hurlant, par exemple : « La révisionniste à la porte ! » et même « La Ritale à la porte ! » […] « Macchiocchi fasciste. » Puis ils lançaient les chaises en l’air, contre les murs, et les livres, tandis que d’autres lisaient, hurlaient dans ce vacarme infernal, la feuille chinoise, Renmin ribao, faisaient sauter les plombs des compteurs électriques pour nous empêcher de projeter les films sur le fascisme74.
Le sommet du délire est atteint en mars 1976, lorsque le groupe Foudre diffuse un tract intitulé « Boules qui roulent n’émoussent pas masses » :
Hélas ! Nous ne reverrons plus l’illustre Pythonisse du Monde Occidental, celle qui nous faisait tant rire ! […] Un jour, elle crut trouver la solution — pourquoi chercher dans la réalité alors qu’elle avait une boule de verre ! Excellente chiromancienne, selon qu’elle penchait sa boule vers l’Orient ou vers l’Occident, elle voyait apparaître des moustaches, sans très bien savoir si elles étaient de Staline ou de Hitler, mais qui se terminaient toutes en queue de ces poissons qui croisent, disait-elle, dans l’archipel du Goulag. Un jour, elle crut voir passer en rêve un Vaisseau-Fantôme et sentit les galons du Commandant Sollers lui pousser la tête, elle se regarda sérieusement dans la glace et elle se trouva belle. Ce fut la fin, elle devint bègue et confondit tout, le marxisme et la psychanalyse, les assassins et les étudiants, la paranoïa et la paranoïa, l’encre et le foutre, les barricades et le divan de M. Dadoun, le Marquis de Sade et les camps de concentration, le fascisme et les groupes marxistes-léninistes75.
Vincennes la Folie ? Au-delà du folklore et du défoulement délirant d’un désir impuissant à incarner un peuple absent, ce fut surtout Vincennes la Structuraliste.
La contestation en Mai 1968 de la politique culturelle de Malraux et de son caractère jugé élitiste conduit le gouvernement, au début des années 1970, à un infléchissement de cette politique, dont le maître d’œuvre, de 1971 à 1973, est Jacques Duhamel. Renonçant aux grandes déclarations lyriques et aux spectaculaires actions malruciennes, Jacques Duhamel préfère parler de « développement culturel » en profondeur pour réaliser un véritable élargissement du public en favorisant les initiatives locales : « Convaincu qu’en la matière plus rien ne se décrète et que la liberté doit régner, il efface la censure, installe des Drac, délégations régionales du ministère plus proches du terrain, met les collectivités locales face à leurs responsabilités, aide à la création76. » À partir de 1971, avec Jacques Duhamel, le volontarisme unitaire de Malraux fait place à une politique plus proche du terrain, s’appuyant davantage sur la diversité des projets d’équipement culturel. Pris en étau entre le désir d’un retour à l’ordre et la critique radicale soixante-huitarde, « les initiatives et les discours de Jacques Duhamel à la tête du ministère sont indissociables d’une volonté de décrispation politique77 ». La notion même de « développement culturel » devient le mot de passe de l’époque, le vecteur d’une politique de compromis, de négociation entre élus, artistes, créateurs et animateurs.
Au début des années 1960, une étude précise sur l’état des pratiques culturelles des Français, dont la nécessité se faisait ressentir, s’impose dans le cadre de la planification, impliquant le ministre, Malraux, et le commissaire général au Plan, Pierre Massé. En 1963, Jacques Delors charge Augustin Girard de mettre en place une cellule d’étude et de recherche sur l’action culturelle, qui voit le jour en 1965. Girard la présente comme « à mi-chemin entre la plaisanterie et le sacrilège78 » : la culture se trouve prise dans une réflexion qui peut paraître iconoclaste au regard d’une vision romantique peu coutumière de la prise en compte de paramètres économiques et sociaux. Dans l’après-68, la culture des professionnels est qualifiée de « bourgeoise » et présentée, conformément aux schémas d’analyse althussériens, comme un pur produit des appareils idéologiques d’État. Quant aux études sur les pratiques culturelles, elles font apparaître le rêve de Malraux d’une culture pour tous comme un horizon toujours aussi lointain. Les données statistiques montrent en effet que « la diffusion de la “culture noble” : sorties au théâtre, au musée, au concert, ne touche toujours qu’une minorité79 ». Une vaste réflexion est alors lancée par le ministère des Affaires culturelles, où un groupe d’étude intégré à la commission du VIe Plan, animé par le poète Pierre Emmanuel, associe des personnalités de tendances politiques très diverses80. Parallèlement, le petit service d’étude animé par Augustin Girard mobilise un certain nombre d’intellectuels réunis au sein d’un Conseil supérieur de développement culturel que Jacques Duhamel décide d’instituer à la demande de Pierre Emmanuel. Augustin Girard est ensuite désigné comme membre du Conseil supérieur de développement culturel mis en place par l’arrêté du 19 octobre 1971, et ce groupe devient la source d’inspiration majeure des travaux de la commission du VIe Plan en tant que structure chargée de penser en termes de finalités et de points de rencontre de multiples réseaux, ce qui implique d’être au contact des demandes concrètes du terrain, des collectivités locales, et d’accepter des projets d’équipements culturels diversifiés81.
Augustin Girard, cheville ouvrière de cette période marquée par la personnalité d’un Pierre Emmanuel faisant figure de « vice-ministre82 », relaye les intentions de son ministre en plaçant à un haut niveau ses ambitions dans ce domaine : « Le développement culturel n’est donc plus désormais pour les sociétés et pour les individus un luxe dont ils pourraient se passer, l’ornement de l’abondance : il est lié aux conditions mêmes du développement général83. » C’est dans ce contexte que, séduit par la personnalité de Certeau, Girard lui demande de préparer avec lui et Geneviève Gentil un colloque européen qui doit se tenir au printemps 1972 à Arc-et-Senans, dans le Doubs, sur le thème « Prospective du développement culturel84 ».
Étonnamment, cet homme des marges qu’est Certeau devient la source essentielle d’inspiration de la politique culturelle conduite par le gouvernement français dans les années 1970. Ce colloque d’Arc-et-Senans réunit une vingtaine de participants, chercheurs de diverses disciplines représentant une dizaine de pays. Son objectif est de préparer la réunion des ministres de la Culture européens de juin 1972 à Helsinki pour y définir les bases de stratégies à long terme en matière de politique culturelle. Au début du colloque, le constat est établi d’une crise générale de la culture, liée à toute une série de tendances lourdes de la société qui vont du mode d’urbanisation à l’émiettement du travail, en passant par la complexification et la bureaucratisation de l’organisation sociale. L’idée novatrice de cette réunion consiste à briser la séparation entre la politique culturelle et son substrat social.
Le titre du rapport préparatoire de Certeau, « La culture dans la société85 », est significatif d’une conception devenue globalisante de la culture qui ne doit plus être envisagée comme simple pellicule, expression d’un phénomène d’élite. La définition que donne Certeau de la notion même de culture est très large : elle désigne tout à la fois les traits de l’homme cultivé — « c’est-à-dire conforme au modèle élaboré dans les sociétés stratifiées par une catégorie qui a introduit ses normes là où elle imposait son pouvoir86 » —, un patrimoine d’œuvres à préserver, ainsi que la compréhension du monde spécifique à un milieu ou à un temps donnés, les comportements, institutions, idéologies et mythes constitutifs de cadres de référence (les patterns of culture), l’acquis en tant que distinct de l’inné et enfin tout un système de communication de plus en plus prégnant.
Certeau dresse le tableau de la crise culturelle que traverse l’Europe en insistant sur l’hypertrophie des institutions culturelles dont la tendance à s’éloigner des acteurs de la vie encourage les comportements attentistes. Plutôt que de dresser un constat de déploration, il entreprend d’élargir le champ des possibilités stratégiques d’action. S’écartant des analyses dominantes à l’époque sur le dévoilement à large échelle des entreprises de manipulation idéologique, il privilégie la singularité du terrain et des groupes engagés dans une dynamique de mutation, de transformation du quotidien : « Il n’est possible de dire le sens d’une situation qu’en fonction d’une action entreprise pour la transformer87. » Aux articulations institutionnelles, les actions les plus efficaces seront celles qui sortent des modèles, renonçant à quelque exemplarité. À la dialectique propre à l’action culturelle qui visait jusque-là à répondre à des besoins supposés intangibles, doit se substituer la constitution de laboratoires d’expérimentation sociale. L’objectif, dont la réussite nécessite une politisation de la culture, est d’éviter que la créativité ne soit reléguée dans les marges d’une société productiviste qui en ferait un simple loisir, un supplément de sens superfétatoire.
Le ministre des Affaires culturelles, Jacques Duhamel, présent lors de ces journées d’Arc-et-Senans, est à l’écoute, et son intervention au terme des travaux témoigne de sa détermination à relayer au plus haut niveau l’analyse et les suggestions qui en ressortent. Elles deviennent la source d’inspiration de sa politique :
Imaginer, découvrir les lieux d’articulation, définir les initiatives, préciser quelles sont les actions institutionnelles dont Michel de Certeau a parlé, voilà ce qui me semble indispensable et à court terme, car les jeunes — dans aucun pays et sûrement pas dans le mien — n’attendront pas des années maintenant que l’on puisse réinventer ce qui sera leur culture88.
Définissant le rôle de l’État en matière culturelle, Jacques Duhamel énonce les maîtres mots qui vont guider son action : créativité et non pas reproduction, activité et non pas consommation, responsabilité et non pas facilité, pluralité et non pas unicité, communication et non pas conservation. Comme le note Claude Mollard : « Le nouveau ministre se réclame de la “culture au pluriel” chère à Michel de Certeau, beaucoup plus que d’une vision savante de la culture89. »
La grande réalisation de ce milieu des années 1970 est l’ouverture du centre Georges-Pompidou au cœur de Paris, grand centre d’art contemporain auquel tient particulièrement le président Georges Pompidou. Le Centre de création industrielle (CCI), né en 1969 à l’initiative de François Mathey et François Barré, s’installe au Centre Beaubourg et devient le fer de lance de l’art contemporain : « La vocation du CCI s’est immédiatement affichée comme vocation critique90. » Prônant une lecture critique de la marchandise et de la consommation et engageant sa prospection au cœur des éléments de la vie quotidienne, le CCI crée une revue en 1975, Traverses, qui se veut résolument pluridisciplinaire et dont la direction de la publication est confiée par François Mathey à Huguette Le Bot et François Barré91. Avec ce Centre, s’il s’agit encore d’une réalisation parisienne, la politique culturelle de Jacques Duhamel trouve des points d’application dans le rayonnement des théâtres de la banlieue parisienne et des grandes villes de province. C’est le grand moment où les metteurs en scène créatifs et les festivals rencontrent les théâtres décentralisés92.
Sur les écrans, les films projetés au début des années 1970 sont encore très inspirés par la contestation soixante-huitarde, le désir d’un changement de vie et la volonté d’exprimer un point de vue politique. En 1972, dans Tout va bien, film culte des Cahiers du cinéma, Jean-Luc Godard, mettant en scène Yves Montand et Jane Fonda, fait le récit d’une occupation d’usine et de la séquestration d’un patron. De son côté, Marin Karmitz filme une grève dans Coup pour coup en 1971, tout comme Chris Marker à l’usine Rhodiacéta de Besançon en 1967 pour son film À bientôt j’espère, qui sort sur les écrans en 1968. À ce cinéma militant se juxtapose un cinéma plus grand public mais tout aussi politique, comme celui de Costa-Gavras, qui connaît avec Z un grand succès en 1969 en dénonçant la dictature des colonels en Grèce. En 1971, le cinéaste suisse Alain Tanner porte au plus haut sur l’écran la sensibilité de la nouvelle génération avec La Salamandre et ses acteurs fétiches : Bulle Ogier, Jean-Luc Bideau et Jacques Denis. C’est aussi le moment où le public français découvre, avec la sortie en 1973 du Dernier Tango à Paris de Bernardo Bertolucci et de La Grande Bouffe de Marco Ferreri, que la société de consommation et les actes sexuels sont représentés côté italien avec autant d’audace et de causticité.
L’heure est aussi à l’exacerbation du discours critique qui pousse au plus loin l’esprit de dérision des dessinateurs de Hara-Kiri et de Charlie Hebdo. La une de ce dernier lors de la disparition du général de Gaulle fait scandale et restera dans les mémoires : « Bal tragique à Colombey : 1 mort ». Certains périodiques naissent pour relayer la volonté de développer toute une contre-culture à la fois révolutionnaire et festive, communautaire et individuelle : « Actuel annonce ce monde parallèle. Les thèmes orientalistes, hédonistes, beat, underground s’y agrègent dans une contre-culture bariolée93. » Ce périodique est lancé par Jean-François Bizot, revenu enthousiaste de son séjour aux États-Unis durant l’été 1969 et qui entend importer en France le succès que connaît chez les Américains la culture underground. D’autres choisissent des lignes de fuite et font de grands voyages vers l’Inde, vers Katmandou ou sur la route 66 pour traverser d’est en ouest le continent nord-américain et échapper au conformisme de la société de consommation. On assiste à un engouement certain pour la culture, relevant soit de la quête de novation, soit de la quête de racines, débuts d’un goût patrimonial qui ne cessera de croître au fil des années 1970 et 1980.