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L’affaire Soljenitsyne

L’autre grande brèche dans l’horizon radieux du futur communiste va être ouverte, non par une révolution comme en 1956 en Hongrie, ni par une invasion comme en 1968 à Prague, mais par la publication d’un ouvrage qui fait l’effet d’une bombe nucléaire, L’Archipel du Goulag. L’onde de choc provoquée par les révélations de Soljenitsyne est spectaculaire, même si des informations sur le totalitarisme du monde soviétique sont connues depuis bien longtemps par tous ceux qui s’intéressent à la réalité soviétique. Dès les années 1920, Trotsky dénonce la dictature stalinienne et stigmatise la dégénérescence d’un système bureaucratique de nature criminelle, ce qu’il paiera de sa personne en 1940 en se faisant assassiner à coups de piolet par un envoyé de Staline. Nombreux sont ensuite les témoignages qui révèlent les procès, les camps, jusqu’aux Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov, dont la première édition — tronquée — paraît en France en 1969. Mais une cécité particulière, conjuguée à un effort parallèle — incarné notamment par Althusser — pour penser la théorie du socialisme sans tenir compte de sa réalité, tend à occulter toute véritable réflexion sur les enseignements historiques à tirer de la funeste expérience soviétique. La révolte de Mai 1968 et son discours largement emprunté au marxisme le plus pur empêchent de reconnaître la réalité totalitaire, pourtant spectaculairement confirmée une nouvelle fois en août 1968 lors de l’invasion de la Tchécoslovaquie. Le bain marxiste et la gangue d’une conception binaire du monde divisé en deux blocs, ainsi que la conviction d’un sens inscrit du processus historique, sont autant d’ingrédients du leurre de l’URSS qui perdure, non comme réalisation d’un paradis terrestre, mais comme expression, fantasme d’une aurore historique ouverte par la révolution d’octobre 1917.

LA SORTIE DE L’UNIVERS CARCÉRAL

Il aura fallu qu’un martyr du système concentrationnaire soviétique fasse entendre sa voix avec une détermination hors du commun pour qu’enfin un certain nombre de fausses certitudes s’écroulent. D’où vient celui qui a occupé en France ce rôle d’écrivain témoin de son siècle et qui a temporairement renoué avec la figure de l’intellectuel prophétique, à la manière de Sartre, mais avec un tout autre message ? Alexandre Issaïevitch Soljenitsyne est né à Kislovodsk, dans le Caucase, au lendemain de la révolution, en novembre 1918. Il ne connaîtra pas son père, qui meurt la même année d’une septicémie, et vit modestement avec sa mère qui exerce un travail de sténodactylo à Rostov. Tôt attiré par la littérature, il entreprend néanmoins des études de sciences exactes — mathématiques et physique —, tout en suivant par correspondance les cours de l’Institut de philosophie, de littérature et d’histoire de Moscou. Lorsque l’URSS entre dans le second conflit mondial, il a presque vingt-trois ans. Engagé dans l’Armée rouge comme simple soldat, il gravit les échelons et devient lieutenant, puis capitaine, avant d’être décoré en 1943 de l’ordre de la Guerre patriotique. Jusque-là intégré au moule idéologique du régime, il émet en 1945 certaines critiques dans une correspondance toute privée avec l’un de ses amis qui est interceptée par le NKVD, la police politique stalinienne. Dans cette lettre, Soljenitsyne critique le pacte germano-soviétique de 1939, met en doute les capacités stratégiques d’un Staline resté sourd à toutes les mises en garde contre l’imminence du plan Barbarossa d’invasion de l’URSS par Hitler, et accuse Staline d’avoir affaibli l’Armée rouge en multipliant les purges destructrices des capacités militaires du pays. Immédiatement arrêté, il commence sa vie de paria. Au terme de l’affaire, instruite par la redoutable Loubianka, siège du quartier général du KGB, il est incarcéré pour une année à la prison des Boutyrki, puis transféré en 1947 près de Moscou dans un laboratoire pour ingénieurs-détenus, où ses conditions de détention s’adoucissent. En 1949, il subit un nouveau durcissement du régime : cette fois, il est déporté pour être rééduqué à Ekibastouz, au Kazakhstan, où on l’affecte à des travaux de maçonnerie. En février 1953, quelques semaines seulement avant la disparition de Staline, il est envoyé en « exil perpétuel » à Kok-Terek, toujours au Kazakhstan. On lui découvre un cancer de l’estomac, soigné à l’hôpital de Tachkent et dont il guérit quasi miraculeusement. En 1956, il bénéficie de l’ère nouvelle de déstalinisation. Réhabilité par le Tribunal suprême de l’URSS, il s’installe à Riazan, près de Moscou, où il enseigne les sciences physiques.

Il commence alors à écrire ses témoignages du monde carcéral, Le Premier Cercle et Une journée d’Ivan Denissovitch. En 1961, il propose ce dernier ouvrage pour publication à la prestigieuse revue Novy Mir par l’intermédiaire de son ami Kopelev. Il est invité à Moscou par le directeur de la revue, le poète Tvardovski, mais il faudra la lecture et l’approbation de Nikita Khrouchtchev en personne pour qu’Une journée d’Ivan Denissovitch soit publiée en 1962 : « C’est ainsi que l’ex-bagnard, l’écrivain souterrain devient, du jour au lendemain, un écrivain officiel, célébré non seulement dans son pays — il est ainsi présenté au premier secrétaire du parti lors d’une réception au Kremlin — mais dans le monde entier, où la nouvelle de cette publication est largement répercutée1. » L’ouvrage paraît dès 1963 dans sa traduction française, avec une préface élogieuse de Pierre Daix qui compare l’univers dépeint par Soljenitsyne à l’aune de sa propre expérience de déporté au camp nazi de Mauthausen. Pierre Daix pense que l’on est désormais définitivement sorti de ce système et que communisme va pouvoir se conjuguer avec liberté. Plus tard, une fois sa rupture consommée avec le PCF, il dira de sa préface de 1963 qu’elle fut un mélange « d’audaces mesurées et de concessions à la logomachie stalinienne ».

Le tournant de 1964, qui entraîne le renversement du numéro un soviétique et son remplacement par Brejnev, va cependant faire chuter celui qui était devenu l’une des incarnations de la politique de déstalinisation : Soljenitsyne et ses amis sont alors étroitement surveillés. Le KGB perquisitionne chez ses proches et y saisit ses manuscrits. Bon connaisseur des méthodes bureaucratiques, Soljenitsyne déjoue les recherches de la police en disséminant les chapitres de L’Archipel du Goulag qu’il est en train d’écrire. En 1966, le procès des écrivains Andreï Siniavski et Jules Daniel le convainc définitivement de l’urgence de mener une dissidence ouverte face à un régime implacable : « En 1967, juste avant l’ouverture, le 22 mai, du IVe Congrès de l’Union des écrivains, il adresse aux délégués une lettre publique dans laquelle il dénonce la censure ainsi que les persécutions dont il est l’objet2. » Défiant le pouvoir, il se présente alors en animal blessé, le veau qui se heurte au chêne du pouvoir soviétique. Il prévient qu’une bête à terre peut devenir dangereuse, même si une telle joute semble opposer David à Goliath. Ses romans étant interdits en URSS, Soljenitsyne contourne l’obstacle en les faisant publier en Occident. En 1968, il publie Le Pavillon des cancéreux et Le Premier Cercle. Ce dernier reçoit en France le prix Médicis du meilleur roman étranger. François Mauriac propose Soljenitsyne pour le prix Nobel, qu’il obtient en 1970, sans pouvoir être présent lors de la cérémonie de Stockholm, de peur de ne pouvoir rentrer dans son pays.

En France, Claude Durand crée au Seuil en janvier 1968 une nouvelle collection prémonitoire, « Combats », dans laquelle il publie un recueil de textes d’Alexandre Soljenitsyne, Les Droits de l’écrivain. Ce n’est qu’une première et modeste banderille posée par celui qui va devenir le détenteur des droits mondiaux de l’illustre dissident russe. En 1972 paraît au Seuil son roman Août 14, qui assoit sa réputation. Durant l’été 1973 le KGB tombe sur un manuscrit au titre énigmatique, L’Archipel du Goulag, caché chez une citoyenne russe, Elisabeth Voronianskaïa. On la retrouvera pendue le lendemain de la perquisition. Prenant connaissance du brûlot, le pouvoir soviétique intime l’ordre à Soljenitsyne de ne communiquer en aucun cas son manuscrit à l’Ouest, or celui-ci circule déjà depuis deux ans de l’autre côté du rideau de fer, jusqu’aux États-Unis. De nouveau incarcéré, Soljenitsyne autorise depuis sa prison la publication de son livre en russe et en traduction. En octobre 1973, Luc de Goustine, responsable des secteurs Allemagne et pays de l’Est au Seuil, se trouve alors à la foire de Francfort et doit prendre une décision délicate au cours d’enchères sur le manuscrit de L’Archipel du Goulag qui font monter le prix si haut qu’il téléphone à Jean Bardet et Paul Flamand, qui se trouvent alors en comité de lecture. Il reçoit le feu vert et l’emporte. Même si le chiffre avancé par Le Seuil n’est pas le plus élevé, la réputation et l’identité de la maison font la différence. Claude Durand se voit confier le soin de gérer l’affaire : on lui demande de prendre contact avec maître Heeb, avocat à Zurich, qui informe l’éditeur qu’il va recevoir un manuscrit volumineux intitulé L’Archipel du Goulag, aussitôt mis en traduction. En cette année 1973, le terme de Goulag est encore très énigmatique, et dès son retour Claude Durand tente d’en savoir davantage. Il prend un atlas pour situer ce fameux archipel sur le territoire soviétique sans parvenir à le localiser. L’ouvrage paraît en russe à Paris le jour de Noël 1973, et la version française en mai 1974, avec un premier tirage exceptionnel de plusieurs centaines de milliers d’exemplaires.

Entre-temps, Soljenitsyne a lancé le 12 février 1974 son « appel de Moscou » à résister au règne du mensonge. Arrêté dès le lendemain, il est une nouvelle fois envoyé en prison. Mais son rayonnement international est tel que le pouvoir soviétique ne peut le réduire au silence entre quatre murs. Il est d’abord banni, puis expulsé de son pays et conduit de force en République fédérale allemande. Une trentaine d’intellectuels français signent une pétition en guise de protestation et font remarquer qu’une telle décision contrevient d’évidence à la convention de Genève de 1952 sur le droit d’auteur, signée par l’URSS, dont le préambule prône le respect des droits de la personne humaine et l’ouverture à la diffusion des œuvres de l’esprit3. Accueilli à Cologne par le Prix Nobel Heinrich Böll, Soljenitsyne s’installe pour un an à Zurich, où il rencontre tous les éditeurs étrangers, très mécontent de la circulation sauvage de ses manuscrits, des éditions pirates, des traductions non contrôlées et douteuses. C’est donc à Zurich que Claude Durand rencontre pour la première fois Soljenitsyne avec Paul Flamand et son éditeur russe, Nikita Struve. Après avoir écouté ses récriminations et ses menaces de ne plus rien publier, Claude Durand propose de centraliser la gestion des affaires de Soljenitsyne et crée à cette fin une structure éditoriale au sein du Seuil consacrée au sort international de l’œuvre du célèbre dissident soviétique : il y emploie tout son temps libre pendant deux ans. Lorsqu’il quitte Le Seuil pour Fayard, Soljenitsyne le suit, et Claude Durand sera l’agent mondial de Soljenitsyne pendant trente-cinq ans.

SÉISME EN FRANCE

Dans la vie intellectuelle française, la découverte de cet itinéraire de martyr du communisme dans le contexte de reflux révolutionnaire consécutif à Mai 1968 donne toute son ampleur au séisme de l’affaire Soljenitsyne. Le PCF, qui reste la force dominante de la gauche, est engagé dans un programme de gouvernement avec le nouveau Parti socialiste né du congrès d’Épinay et emmené par François Mitterrand, qui a compris que la bonne stratégie pour faire gagner la gauche résidait dans cette alliance et non dans la division pratiquée par la SFIO. L’attelage de gauche en est ébranlé, car le Parti socialiste doit désormais ménager son allié. Par-delà les considérations politiciennes du court terme, on ne trouve plus à l’horizon de réenchantement de l’histoire possible, comme ce fut le cas en 1956 avec les luttes anticoloniales et en 1968 avec la montée continue de la contestation de la jeunesse dans le monde.

Le tir de barrage du PCF pour isoler et discréditer Soljenitsyne n’attend pas la publication de son ouvrage en France. En août 1973, Yves Moreau, de L’Humanité, considère que les déclarations de Soljenitsyne participent d’une « campagne hostile à la détente4 ». Dès la parution de L’Archipel du Goulag en russe en décembre 1973, le PCF, par la voix du journaliste Serge Leyrac, dénonce le décalage entre les faits relatés, qui sont anciens, et le moment de la publication, ces pratiques ayant été clairement condamnées par le PCUS lors de son XXe Congrès, en 1956, comme une violation de la légalité socialiste. Il s’étonne de ce qu’il estime relever d’un « matraquage publicitaire » alors que l’ouvrage n’est encore disponible qu’en langue russe. Pour le PCF, qui le répète dans son communiqué du bureau politique du 18 janvier 1974, il s’agit de pratiques définitivement révolues en URSS : s’en prendre au Parti ne peut donc relever que d’un complot. La direction du Parti oppose classiquement à l’effet de souffle que va créer la parution de l’ouvrage la fameuse stratégie de la forteresse assiégée. Après avoir essayé de banaliser le propos en affirmant qu’il ne révèle rien et concerne une époque révolue, le PCF s’attaque à la personne de Soljenitsyne, dont il s’agit de discréditer le message percutant et l’enquête fouillée. Serge Leyrac compare Soljenitsyne au général Vlassov, condamné pour trahison au cours de la guerre contre le nazisme. Le secrétaire général du Parti relaie l’accusation à la télévision française : « La seule chose nouvelle que nous trouvons dans l’ouvrage de cet écrivain admiré du monde capitaliste, c’est un éloge du traître Vlassov5. » Serge Leyrac s’étonne que l’on puisse penser que Soljenitsyne ne jouit pas de toutes les libertés possibles dans la patrie du socialisme : « Dans le même moment où il crie à la répression, Soljenitsyne se fait photographier dans son appartement à Moscou avec ses deux enfants émouvants. Il se multiplie en conférences de presse, en déclarations, en appels, en communications téléphoniques avec l’étranger6. » Si l’arrestation et l’expulsion de Soljenitsyne balaient la rhétorique de Serge Leyrac, l’éditorialiste de L’Humanité René Andrieu n’en est nullement troublé. Il comprend et approuve : « Ce qui est certain, et il ne l’ignorait pas, c’est que l’État soviétique, pas plus que n’importe quel État, ne pouvait accepter qu’un citoyen refuse de se soumettre à la loi commune7. »

Le PCF, non content de relayer les calomnies qui courent en URSS sur Soljenitsyne, entend mobiliser tous les compagnons de route pour étendre entre ce dernier et l’opinion publique française un véritable cordon sanitaire. L’argument est celui de la défense de l’unité de la gauche, et de la détente internationale après la fin de la guerre du Vietnam. Cette campagne use des manœuvres habituelles : intimidation et menace de dénonciation de tous les thuriféraires de l’écrivain russe — traîtres au camp de la gauche et anticommunistes primaires. France nouvelle, l’hebdomadaire du PCF, se fait l’organe privilégié de cette campagne préventive alors que le livre ne circule pas encore dans sa version française. Les chrétiens progressistes de Témoignage chrétien se laissent circonvenir, et Maurice Chavardès, reprenant à son compte les arguments du PCF, dénonce la « meute des anticommunistes de tous poils8 » et soutient que les dissidents disposent d’une certaine liberté d’expression9.

Mais le PCF se heurte aux résistances d’une presse progressiste qui a longtemps été la cible de ses campagnes. La revue Esprit, par la voix de son directeur, Jean-Marie Domenach, réagit vivement au bannissement de Soljenitsyne, y voyant des similitudes avec « l’affaire Dreyfus : ce n’est pas seulement une erreur judiciaire, c’est un crime du gouvernement contre l’honneur d’un peuple10 ». Domenach prévient en même temps les communistes qu’il ne s’en laissera pas compter, comme cela a pu être le cas dans le passé : « Que va faire la Gauche française ? Depuis plusieurs semaines, le Parti communiste avait lancé une campagne de mise à l’index du Nouvel Observateur, d’Esprit et des Temps modernes. Mais ces excommunications n’impressionnent plus que quelques socialistes obsédés par la promesse de succès électoraux11. »

Dans le numéro d’Esprit de juillet-août 1974, Hélène Zamoyska fait l’éloge de L’Archipel du Goulag dès sa parution en français. Elle salue en Soljenitsyne un grand écrivain, rappelant que son ouvrage se présente comme « un essai d’enquête artistique » fidèle à la mission exprimée par son auteur lors de la remise de son prix Nobel, à savoir la transmission d’un message d’envergure universelle. Elle salue aussi l’historien et le savant qui a mené une enquête minutieuse, croisé ses sources, même si son récit relate une expérience personnelle :

Hélène Zamoyska insiste sur l’apport majeur de cette publication, qui révèle, contre tout ce qui se dit jusque-là, que le monde concentrationnaire n’est pas une création du stalinisme : il a été mis en place par Lénine lui-même dès les débuts du nouveau pouvoir et légalisé comme tel. Soljenitsyne montre comment l’impensable devient réalité avec le processus d’extorsion des aveux dans un mécanisme d’écrasement où « l’homme n’a donc plus de valeur en soi. Il est un cobaye sur lequel on fait des expériences, une marionnette13 ». Elle salue enfin une fresque impressionnante et attend, si les faits relatés sont mensongers, les démentis, étayés par des preuves : « Terrifiant et admirable, L’Archipel du Goulag, écrit à la mémoire des millions d’êtres broyés dans les camps, prouve que la barbarie concentrationnaire n’a pas réussi à éteindre chez tous le sens de la dignité humaine, de la droiture de la conscience14. » Ces mots qui frappent fort témoignent de l’engagement plein et entier de la revue aux côtés de Soljenitsyne, expulsé de son pays natal, dans son combat contre le système concentrationnaire. Pour le directeur d’Esprit, qui affirme que « le temps des inquisitions est passé15 », il n’est pas question de céder d’un pouce. Très certainement en pleine remise en question après l’époque du compagnonnage avec le PCF, supposant une certaine dose d’aveuglement sur ce qui se passait à l’Est, il appelle de ses vœux à une relation de proximité entre intellectuels de l’Est et de l’Ouest : « Puissions-nous écouter à temps les réfugiés, les bannis, qui arrivent chez nous portant le message d’un destin qu’une fois déjà, pour son malheur, l’Europe avait cru pouvoir ignorer16. » Si Soljenitsyne n’est pas le premier à révéler l’existence d’un monde concentrationnaire, il est manifestement celui qui brise des tabous au sein de la gauche progressiste non communiste. Depuis l’affaire Rajk, l’emprise exercée par le PCF sur Esprit est sérieusement ébranlée, mais la retenue qui prévalait autrefois par crainte d’être taxé d’anticommunisme dit primaire laisse cette fois la place à une dénonciation réitérée chaque mois. La revue consacre désormais systématiquement une page à la problématique antitotalitaire.

Du côté des progressistes, Le Nouvel Observateur et son directeur Jean Daniel subissent une pression d’autant plus forte de la part de la direction du PCF qu’en cette année 1974 la gauche unifiée autour du programme commun suscite de nouveaux espoirs. Le maillon fort de cet attelage PCF-PS reste alors la composante communiste, dont les forces militantes et le poids électoral demeurent supérieurs. Aux yeux des dirigeants communistes, Le Nouvel Observateur a déjà commis l’affront, sur la question tchécoslovaque, de condamner sans ménagement l’invasion soviétique, allant jusqu’à faire sa couverture du mois d’août sur « Le crime des Russes17 ». Le conflit devient ouvert et violent lorsque Jean Daniel prend fait et cause pour Soljenitsyne. Il est sous le choc de sa lecture : « L’homme, l’écrivain, le combattant, le prophète qui émergent avec ce Soviétique hors du commun, transforment toutes mes façons d’appréhender la politique18. » Son engagement auprès du dissident soviétique est total. Pour Jean Daniel, une ligne de clivage partage désormais deux camps, ceux qui sont derrière Soljenitsyne et les autres, mais le problème est délicat : cette ligne traverse et divise l’union de la gauche. Le PCF s’empare de l’argument pour dénoncer derrière Jean Daniel et son journal des diviseurs qui entendent saboter les chances de la gauche de parvenir au pouvoir. Dès le début de l’année, l’acte d’accusation est dressé par la direction du PCF à l’encontre de l’hebdomadaire : « Le Nouvel Observateur est nostalgique de la division de la gauche française, comme toujours à la pointe de l’entreprise antisoviétique et anticommuniste19. » La volonté d’intimidation prend un caractère solennel avec un communiqué officiel du bureau politique déclarant que Le Nouvel Observateur « s’y montre sous son vrai jour d’organe avant tout antisoviétique, anticommuniste et diviseur de la gauche20 ». Deux jours plus tard, le 5 février, c’est France nouvelle qui publie un dossier de quatre pages contre Le Nouvel Observateur avec la participation de Jacques de Bonis, Jean Elleinstein, Alain Decaux et Max-Pol Fouchet. Le journal de Jean Daniel risque de se retrouver très seul au milieu de cette campagne d’intimidation. Avant Soljenitsyne, ce genre de dénonciation frappait celui qui était visé de tétanie. La peur de se faire excommunier du camp de la gauche réduisait au silence, ou du moins incitait à tempérer un certain nombre de vérités, mais la situation a changé. François Mitterrand publie un article qui ne fait aucun doute sur son soutien sans faille au directeur du Nouvel Observateur : « Je le considère comme un vecteur indispensable à la diffusion des idées qui constituent le fonds commun de la gauche21. » Cela soulage l’angoisse de Jean Daniel, qui n’entend pas céder au chantage et réitère son soutien sans réserve à Soljenitsyne, conforté par nombre de ses collaborateurs du journal, qui pour beaucoup viennent du PCF et en connaissent bien le fonctionnement interne, puis ont rompu ou ont été mis dehors.

Jean Daniel déplore le caractère souvent timoré des réactions à l’ouvrage de Soljenitsyne : « Chacun se sent obligé de se justifier, de recourir à des cautions, de rappeler son passé. Avant de saluer Soljenitsyne, il faut, si j’ose dire, montrer patte rouge, parce que l’important, n’est-ce pas, c’est de ne pas être traité d’antisoviétique, d’anticommuniste et de diviseur de la gauche22. » Edgar Morin prévient Jean Daniel que la joute va être redoutable :

Les colonnes du Nouvel Observateur deviennent le lieu de la dénonciation du Goulag, que ce soit sous la plume de Jean Daniel, de Maurice Clavel ou des nouveaux philosophes qui trouvent dans l’hebdomadaire un moyen de diffuser leurs thèses : « Michel Bosquet et Maurice Clavel me signalent, sans se concerter, qu’un jeune philosophe, ancien maoïste, fait une lecture très proche de la mienne. C’est André Glucksmann24. » Le journal s’ouvre à ce dernier, qui y publie le 4 mars 1974 un article qui fait grand bruit, « Le marxisme rend sourd », et dénonce la gêne d’une gauche qui tient au fait qu’un « comité central fonctionne déjà dans nos têtes ». Le 24 juin 1974, l’affrontement se porte même sur les écrans de télévision à l’occasion de l’émission de Bernard Pivot « Ouvrez les guillemets », qui réunit, pour débattre de L’Archipel du Goulag, Jean Daniel, André Glucksmann, le directeur de La Nouvelle Critique, Francis Cohen, Max-Pol Fouchet, Olivier Clément, Alain Bosquet et l’éditeur de la version russe de l’ouvrage, Nikita Struve. Le directeur du Nouvel Observateur déplore le décalage entre la force historique du témoignage de Soljenitsyne et la médiocrité des réactions qu’il suscite. Il ajoute que la lecture de Soljenitsyne l’a tourmenté comme s’il découvrait un « second Holocauste ». Alors que le PCF fait pression sur Les Temps modernes et Esprit pour modérer les ardeurs du Nouvel Observateur, il suscite l’effet inverse, Jean-Marie Domenach affirmant son soutien résolu et sa totale solidarité « dans cette résistance à la mini-terreur25 ». Dans cette opposition tenace du directeur du Nouvel Observateur aux injonctions communistes, s’il y a, comme le dit Pierre Grémion, une part qui tient à l’idiosyncrasie de Jean Daniel, faite de ce « mélange de courage et de susceptibilité écorchée26 », les collaborateurs de l’hebdomadaire, qui sont pour partie d’anciens communistes, comme Edgar Morin, François Furet, Gilles Martinet, Claude Roy ou Emmanuel Le Roy Ladurie, le suivent résolument.

La revue Tel Quel est aussi fortement ébranlée par le témoignage de Soljenitsyne. Jacques Henric voit même dans L’Archipel du Goulag une analyse qui révèle le fonctionnement de l’univers concentrationnaire : « Soljenitsyne, en dépit de sa méconnaissance de la théorie freudienne, est un des premiers analystes de la société soviétique et du fascisme que celle-ci inaugure27. »

Les Temps modernes, avec un peu de retard par rapport aux autres publications, réagissent sous la plume de Pierre Rigoulot en juillet 197628. Il analysera plus tard dans un livre les réactions des Français au Goulag29. S’il affirme qu’il faut relativiser l’idée d’un avant et d’un après-Soljenitsyne dans la prise de conscience des camps en URSS, il souligne le caractère exceptionnel de la sortie de L’Archipel du Goulag : cette réalité regardée jusque-là de biais, de manière soupçonneuse, peut enfin être regardée de face. Soljenitsyne a soulevé le rideau de fer qui empêchait la vérité d’éclater. Comme le souligne Pierre Rigoulot, si l’on trouve déjà le terme de Goulag sous la plume de Pasternak dans Le Docteur Jivago, chez Barton, Mora ou encore Zwierniak, Soljenitsyne lui donne une ampleur toute nouvelle qui interdit de le minimiser30. Jeannette Colombel, autre collaboratrice des Temps modernes, s’exprimera dans Libération pour une « défense de gauche de Soljenitsyne31 ».

La campagne du PCF se solde donc par un échec flagrant auprès des intellectuels, même si elle contraint son allié, le PS, à adopter sur la question un ton prudent. Elle provoque la rupture définitive avec Pierre Daix, à qui on avait déjà retiré la tribune des Lettres françaises, et qui décide en 1974, à bout de patience, de renoncer à sa carte lorsqu’il découvre que L’Humanité, loin de s’alarmer de l’expulsion de Soljenitsyne, titre ironiquement : « Soljenitsyne prend des vacances en Suisse » : « J’ai décidé que la coupe était pleine32. » Selon Pierre Daix, c’est Elsa Triolet qui a convaincu Aragon d’ouvrir les yeux sur la réalité soviétique et la nécessité de découvrir, de lire Soljenitsyne.

Le PCF aura cependant réussi, non pas à museler, mais à tenir à l’écart de la polémique Le Monde, qui fait montre d’une curieuse prudence en titrant « Soljenitsyne se rend en Allemagne fédérale » pour annoncer son expulsion d’URSS. Le quotidien se livre en outre à un curieux jeu d’équilibriste, donnant d’une part la parole à Piotr Rawicz, ancien déporté d’Auschwitz, qui commente L’Archipel du Goulag et loue la faculté de Soljenitsyne à dévoiler l’essence même du système de nature concentrationnaire commun au nazisme et au communisme, publiant d’autre part dans le même numéro, et pour faire bonne mesure, trois auteurs pour lesquels le bilan de l’URSS est globalement positif : Francis Cohen, Basile Kerblay et Erik Egnell.

Sans lien avec la campagne menée par le PCF pour discréditer Soljenitsyne, Alain Bosquet, intellectuel reconnu, écrivain, poète et journaliste au Monde, publie en 1974 un violent pamphlet contre l’écrivain soviétique, Pas d’accord Soljenitsyne ! Né en 1919 à Odessa, en Ukraine, d’origine russe, Alain Bosquet, de son vrai nom Anatole Bisk, s’attaque à Soljenitsyne sur le plan littéraire : « Ce naturalisme, ce “devoir” que l’on retrouve à chaque page font de vous un écrivain du XIXe siècle attardé, coriace, puissant, mais singulièrement limité pour saisir les contradictions de son temps33. » Cet argument sera repris par le secrétaire général du PCF, Georges Marchais, qui, péremptoire, affirmera que Soljenitsyne, ce n’est pas bien écrit… Alain Bosquet, allant beaucoup plus loin dans la diatribe, remet par ailleurs en cause les sources de Soljenitsyne, et l’accuse de céder à la haine pour monter un réquisitoire unilatéral : « Vous avez réuni de quoi condamner non point une police, non point un gouvernement, mais un peuple tout entier34. » Il dénonce en Soljenitsyne « un monstre d’orgueil et de prétention » et un « obsédé » qui se prend pour un prophète d’une liberté dont il aurait une « conception surannée » : « Vous étiez le Robespierre des consciences, le Saint-Just du comportement civique, le Fouquier-Tinville des attitudes mentales. Par bonheur, votre seule arme est la plume, dont les excès ont fini par donner raison aux mesures prises contre vous35. »

L’événement Soljenitsyne ne fait qu’encourager les intellectuels libéraux à défendre leurs thèses et les convainc de saisir cette occasion pour briser l’hégémonisme idéologique et culturel dont jouit la gauche depuis la Libération. Dans la revue Contrepoint, créée en mai 1970 pour conduire une critique en règle du marxisme, Louis de Villefosse, en 1974, ne cesse de tempêter contre le silence invraisemblable des intellectuels devant ce qui relève d’un crime contre l’humanité. C’est lui qui va rétablir la vérité sur le massacre de Katyń. En 1973, la revue publie, sous le titre « L’esprit de Munich domine le siècle », un large extrait du discours qu’aurait prononcé Soljenitsyne à Stockholm s’il avait pu s’y rendre. Elle transcrit ensuite les débats organisés par la télévision française sur Soljenitsyne. Évidemment, la publication de Soljenitsyne et l’écho qu’elle produit sont vécus comme une divine surprise. Jean Blot, Jean Laloy et Georges Nivat rendent compte de l’événement : « Contrepoint s’engage vigoureusement dans ce qui deviendra dès le printemps 1974 l’affaire Soljenitsyne36. » En 1976, cependant, la revue est en perte de vitesse. Une nouvelle génération entend bien reprendre le flambeau, déterminée à mener le nécessaire et désormais populaire combat contre le totalitarisme, et à faire barrage à la perspective de l’arrivée au pouvoir en 1978 d’une gauche encore largement dominée par les communistes.

Jean-Claude Casanova, professeur à l’Institut d’études politiques de Paris (IEP), conduit l’équipe rédactionnelle qui crée la revue Commentaire en mars 1978. Pierre Manent et Marc Fumaroli, bientôt rejoints par Alain Besançon, occupent les postes de rédacteurs en chef37. À la faveur du combat antitotalitaire, qui rassemble de plus en plus d’intellectuels, la nouvelle revue sort du confinement, malgré un nombre d’abonnés modeste (autour de deux mille cinq cents), grâce à un réseau relationnel et institutionnel qui en fait un porte-voix. Comme le note Rémy Rieffel38, la revue étend ses ramifications de l’IEP à l’EHESS en passant par le Collège de France, et ouvre ses colonnes à des personnalités de la deuxième gauche. Dans l’édition, ce courant bénéficie de positions fortes avec les collections « Liberté de l’esprit » de Raymond Aron et « Archives des sciences sociales » de Jean Baechler chez Calmann-Lévy, « Pluriel » de Georges Liébert chez Hachette, « Preuves » chez Julliard/Plon, ainsi que de la publication d’un nombre croissant d’ouvrages par Jean-François Revel chez Laffont. Éditorialiste à L’Express, Jean-François Revel publie en 1976 un brûlot dénonçant les dangers sous-jacents au programme commun d’un totalitarisme dont la perversion fait place à la tentation : « Existe-t-il en nous un désir d’être gouvernés de façon totalitaire ? C’est une hypothèse qui expliquerait bien des comportements, bien des discours et bien des silences39. » Jean-François Revel fait le pronostic de la progression du totalitarisme dans le monde, qui semble inexorable, et dénonce la stratégie du PS en France, soumis aux oukases communistes et porteur d’un programme qui emprunte à la voie totalitaire pour sortir du capitalisme.

L’arrivée en France d’universitaires d’Europe centrale fuyant le totalitarisme renforce encore le dynamisme de ce pôle. En 1976, à l’occasion du vingtième anniversaire de la révolution hongroise et du révisionnisme polonais, un colloque international est organisé à Paris par Pierre Kende et Krzysztof Pomian. Kende, collaborateur hongrois de la revue Contrepoint, qui suit le séminaire de Raymond Aron, a réalisé le livre blanc sur le procès Nagy. Pomian, quant à lui, historien d’origine polonaise, déporté avec sa famille en Sibérie, où il a passé sa jeunesse, et privé de poste en 1968, décide d’émigrer en France en 1973 : « Il a été en Pologne l’assistant du philosophe Leszek Kołakowski jusqu’à l’expulsion de celui-ci du parti ouvrier polonais, en 1966. À son arrivée à Paris, Pomian a été en contact avec le Comité international contre la répression, animé par un trotskiste, Jean-Jacques Marie40. » Ce colloque contribue à cristalliser un pôle antitotalitaire qui déborde les limites du courant aronien en réunissant autour des deux initiateurs d’Europe de l’Est aussi bien Raymond Aron que Jean-Marie Domenach, François Fejtö, Pierre Hassner, François Furet, Annie Kriegel, Claude Lefort, Branko Lazitch, Jean-Jacques Marie ou Gilles Martinet.

En avril 1975, Soljenitsyne, incarnant la figure de l’intellectuel rédempteur pour certains, pour d’autres le diable, le Mal, fait son apparition sur le petit écran télévisuel à l’occasion de l’émission littéraire de Bernard Pivot, où il est invité à débattre avec Jean Daniel, Jean d’Ormesson et Pierre Daix. C’est la consécration :

Celui qui est au cœur des polémiques depuis déjà quelques années est auréolé de sa condition de martyr. Le rayonnement dont il bénéficie est à la hauteur du calvaire qu’il a subi. Ses mots ne peuvent que frapper les esprits lorsqu’il se présente ainsi : « Toute ma détermination d’homme et d’écrivain vient de ce que j’ai été un bagnard. » Peu après cette émission, l’historien François Furet pose cette question lancinante : Soljenitsyne ne s’est-il pas arrêté en chemin en limitant la matrice totalitaire à Lénine et au léninisme ? Ne faudrait-il pas remonter jusqu’à Marx, se demande Furet, célébrant un avant et un après-Soljenitsyne : « Seul Soljenitsyne a su donner à son combat un caractère d’universalité politique et […] seul il a réussi à réincarner un très vieux modèle de l’histoire européenne, celui de l’intellectuel qui triomphe du pouvoir. Dès lors, il avait gagné. Exilé, il a vaincu Brejnev42. »

Par-delà la puissance de ce témoignage, le contexte dans lequel est parue la traduction française de L’Archipel du Goulag a beaucoup facilité l’accueil réservé à ce livre-événement qui devient un best-seller : à la fin de 1974, le premier tome a déjà été vendu à six cent mille exemplaires. En 1974 le gauchisme est en pleine déroute et la gauche classique française progresse dans le cadre du programme commun signé en 1972 : plus de grand soir révolutionnaire, plus de petit matin enchanteur de sortie de crise à attendre. Au moment où le chômage progresse, où les espérances révolutionnaires s’éloignent, l’« effet Goulag » montre que si l’on ne peut imputer à Marx la responsabilité du Goulag, comme certains s’empresseront de le faire, le marxisme ne peut plus se penser sans le cortège funèbre de ses réalisations concrètes dans l’histoire de l’humanité. La crise est profonde : il devient impossible d’invoquer un simple dérapage, les excès du culte de la personnalité, ou une simple saturation de bureaucratie… pour sauver le système.

Par ailleurs, la fin en 1975 de la guerre du Vietnam, qui a radicalisé toute une partie de la jeunesse mondiale, offre un contexte favorable à la réévaluation des valeurs portées par les démocraties européennes ; une nouvelle logique binaire tend à s’imposer, qui oppose de plus en plus la démocratie au totalitarisme. L’« effet Goulag » est maintenant décisif et reconnu comme tel, au-delà de ceux qui n’ont pas attendu 1974 pour s’émouvoir et s’engager contre ce système. Peu à peu, les combats menés ciblent la défense des droits de l’homme que l’on avait tendance, avant cette période, à qualifier de formels. L’énorme somme de la mémoire collective recueillie par Soljenitsyne de 1958 à 1967 ne permet plus de recourir à ce genre de subterfuge. L’Occident qui reçoit l’auteur de L’Archipel, banni d’URSS en février 1974, se met à l’écoute des voix qui lui parviennent peu à peu de l’autre côté du rideau de fer, de ceux qu’on enferme dans les hôpitaux psychiatriques pour avoir réclamé le respect des droits de l’homme : Vladimir Boukovski, Leonid Pliouchtch… Le marxisme reflue au rythme de l’arrivée de ces dissidents et de l’horreur dévoilée de ce qu’ils ont vécu.

En 1977, la révélation de ce que vient d’accomplir la révolution cambodgienne de Pol Pot discrédite définitivement la pensée de la table rase, puisque c’est au nom de celle-ci qu’ont été exterminés systématiquement deux millions d’hommes et de femmes sur une population de neuf millions d’habitants. Dans sa chronique de la décennie 1968-1978, Jean-Claude Guillebaud situe bien la date de 1977 comme moment de rupture majeure pour les naufragés de l’archipel : « La singulière glissade 1968-1978 paraît lugubre. Un vrai jeu de massacre43. » Ce qui s’effondre durant cette décennie, ce n’est pas seulement l’icône qu’a été Marx pour toute une génération soixante-huitarde, c’est l’idée même de révolution : « Je veux dire du concept sentimentalo-héroïque de la révolution qui, depuis l’après-guerre, précipitait les ferveurs militantes des jeunes gens d’Europe ou d’Amérique vers un tiers-monde technicolor44. » Dans la disparition de tout horizon d’attente, l’année 1977 joue donc le rôle de scansion essentielle, et Jean-Claude Guillebaud de se demander pourquoi justement cette date. La réponse ne peut se trouver que dans une série de facteurs qui recouvrent une dimension internationale. Le tsunami capable d’ensevelir cette idée-force de révolution qui a soulevé les espérances de tant de générations résulte de plusieurs secousses dont le tragique de l’histoire a enfanté. Aux ruptures de Budapest en 1956, puis de Prague en 1968, viennent s’ajouter l’« effet Goulag » et le rôle des dissidents soviétiques venus trouver refuge en Occident : « Nul doute que cette irruption des Zeks en Occident, ces réquisitoires pesant leur poids de sang et de larmes contre notre irresponsable complaisance pour le totalitarisme oriental ont ébranlé beaucoup de consciences45. » Cette explication ne satisfait pourtant pas vraiment Jean-Claude Guillebaud, qui admet que ces bombes à retardement déposées dans les librairies depuis 1974 ont certes contribué à un basculement certain, mais rappelle que d’autres les avaient précédées, et que Kravtchenko avait déjà, en 1949, dénoncé ce système carcéral sans susciter un véritable séisme. La question reste donc de savoir pourquoi en 1977. Guillebaud reprend pour y répondre un argument très parisien défendu par un courant qui stigmatise « le parti intellectuel » et son « terrorisme », à savoir les anathèmes d’une inquisition qui aurait fait régner un ordre mental oublieux des réalités au profit de la défense du dogme, écartant comme pestiférés tous ceux qui ne pensaient pas de manière correcte : « Ses quatre bêtes noires furent longtemps Jean-François Revel, Jean Cau, Pierre Chaunu et Louis Pauwels46. » Ce parti intellectuel se serait fracturé en 1977 en même temps que le programme commun de la gauche et l’alliance entre PCF et PS. Cette explication parisianiste reste cependant incomplète, convient Guillebaud. La source essentielle du basculement constaté serait alors à rechercher dans la clôture au cours des dix dernières années de trois grandes phases manichéennes : l’après-guerre, la période coloniale et l’affrontement Est-Ouest. En 1968, la génération contestataire, à qui l’on a reproché d’oublier le passé, reprenait pourtant spontanément un slogan : « CRS = SS », en référence à la Seconde Guerre mondiale et à son passé résistant, tandis qu’un groupe maoïste prenait le nom de Nouvelle Résistance populaire pour s’en faire le porte-parole. Le génocide perpétré par les Khmers rouges après la prise de Phnom Penh en 1975 met fin à la vision binaire de la confrontation entre le bien incarné par le colonisé et le mal par le colon : « Il apparaît que plusieurs verrous ont cédé en même temps ; que des camisoles historiques ont finalement craqué47. » Dix ans après Mai 1968, le point de vue de Guillebaud ne consiste pas à déplorer la perte d’un trésor perdu, à se lamenter et à se réfugier dans la mélancolie. Tout au contraire, il achève son propos par un exaltant appel à l’imagination devant ce qui est devenu une page blanche. Mais tout est à reconstruire, et entre-temps l’idée de futur reste bien opaque.

L’idée d’un dépassement du système existant, d’un devenir différent, disparaît au rythme de ces révélations. Avec le reflux du marxisme, c’est l’instrument d’analyse globale de la société et de l’histoire comme téléologie qui est abandonné. L’« effet Goulag » révèle qu’il suffit d’entendre, de lire et de voir pour comprendre, à rebours d’une spéculation conceptuelle à prétention scientifique dissimulant derrière un écran de fumée la possibilité de saisir les vrais enjeux de la tragédie en cours, avec la complicité objective de ceux qui soutenaient les tortionnaires.

Symptôme de la nouvelle situation des intellectuels, cette situation paradoxale d’attachement à ce que l’on appelait encore le socialisme réel alors que grandissait la conscience de sa dégénérescence conduit nombre d’entre eux à trancher le nœud gordien pour faire face aux exigences nouvelles de la réalité politique, notamment à l’Est. Cette évolution s’amplifie tout au long de cette décennie qui s’achève sur les succès du syndicat Solidarność en Pologne (août 1980) et l’état de guerre de Jaruzelski (décembre 1981). De ce nouveau front de combats menés au nom des valeurs du droit et de la démocratie, beaucoup concluent qu’il est impossible de tenir deux discours contradictoires sur la modalité d’un soutien critique. Progressivement, les intellectuels se réconcilient avec un certain nombre de valeurs occidentales considérées jusque-là comme mystificatrices et purement idéologiques. Brocarder les valeurs démocratiques devient plus difficile et la déconstruction de tous les appareils de cette démocratie doit être réévaluée positivement. L’intellectuel organique étant déjà mort depuis longtemps, c’est alors l’intellectuel hypercritique qui connaît une crise de langueur.