Un des « effets Goulag » les plus spectaculaires est le regroupement d’un certain nombre d’intellectuels autour de l’étendard de ce que l’on appelle les « nouveaux philosophes ». L’effet n’est pourtant pas immédiat, comme le rappelle Philippe Cohen dans sa biographie de la figure emblématique de ce courant, Bernard-Henri Lévy, alias BHL1. Ce dernier, au moment de la publication de L’Archipel du Goulag, semble encore profondément plongé dans son sommeil dogmatique, sous influence althussérienne. Responsable de la page « Idées » du Quotidien de Paris, il écrit en avril 1974, introduisant un dossier sur « La nouvelle avant-garde russe à Paris » : « On a beaucoup parlé de Soljenitsyne, qui n’est pas un grand écrivain, mais qui arrangeait bien nos affaires. » Le mois suivant, présentant une série d’articles sur les opposants soviétiques, il met en garde le lecteur en précisant que certains relèvent de « parfaits torchons réactionnaires2 ». BHL prend plus que des distances avec Soljenitsyne en le traitant de « mythomane », de « gaffeur » et de « show-bizman3 » ! À la fin de la série de témoignages, le 31 mai, BHL fait un éloge de l’opposition nouvelle : « Rien à voir non plus avec les quelques pitres qui nous arrivent périodiquement, romanciers du XIXe siècle égarés au XXe, du type Soljenitsyne4. » C’est donc dans le plus pur style stalinien que Soljenitsyne est accueilli par BHL. Peu après, il abandonnera tout à fait ce type de raisonnement. Son biographe s’interroge pour savoir ce qui a pu provoquer un tel retournement de position ; il semble que ce soit la lecture du livre d’André Glucksmann La Cuisinière et le mangeur d’hommes qui ait constitué en 1975 son chemin de Damas. Dans cet ouvrage, Glucksmann, qui a été fervent militant maoïste, expose des thèses qui vont devenir la doxa de la nouvelle philosophie.
Né en 1937, Glucksmann est issu d’une famille juive et communiste. Il a vécu son enfance avec sa mère, résistante, son père ayant été tué par les nazis. Normalien de Saint-Cloud, il s’engage au PCF avec lequel il rompt à la fin des années 1950, puis, à la faveur de 68, devient maoïste au sein de la Gauche prolétarienne (GP). Après le reflux du gauchisme, l’autodissolution de la GP et l’effacement de l’horizon révolutionnaire, le témoignage de Soljenitsyne revêt pour lui une importance capitale. Alors que le PCF a commencé son tir de barrage, il enjoint dès mars 1974 à l’intelligentsia française d’écouter l’écrivain soviétique5. À la lecture de cet article, Claude Durand, qui édite Soljenitsyne et dirige la collection « Combats » au Seuil, lui commande un livre qui va devenir la rampe de lancement du phénomène « nouveaux philosophes » : La Cuisinière et le mangeur d’hommes6. Glucksmann rédige cet essai sur l’État, le marxisme et les camps de concentration, tirant de l’expérience de Soljenitsyne la leçon que l’histoire n’exprime nullement le combat entre l’État capitaliste et le prolétariat, mais la confrontation entre le Léviathan, l’État et la plèbe. Le destin tragique de cette opposition oblige à remettre radicalement en question Marx, qui a partie liée avec l’État, donc avec les camps, et le totalitarisme : « Marxisme et camps ne sont pas extérieurs l’un à l’autre, à la manière dont le moraliste classique pense que l’erreur est une chose, la vérité une autre […]. Nous n’avons pas encore réfléchi sur ce qui fait du marxisme l’âme d’un régime sans âme, et de sa raison, la raison d’État, et de son efficace, l’arme d’un empire7. » Se débarrassant de ses oripeaux maoïstes, Glucksmann pose souvent de bonnes questions, comme celle-ci : « Comment peut-on parler à la fois du travail forcé et de la propriété collective des moyens de production ? Comment l’esclavage mène-t-il à la société sans classes8 ? » Il apporte cependant chaque fois des réponses binaires et réductrices, comme lorsqu’il conclut à l’asymétrie entre l’État et la plèbe, pôle positif et pôle négatif, de même que dans les circuits électriques. Faute d’horizon révolutionnaire possible, il ne reste plus qu’à compter sur les capacités de résistance de la plèbe. Il reprend à son compte, en propagandiste, la théorie du panoptique de Michel Foucault et de la multiplication des résistances possibles à l’exercice du biopouvoir sur les corps. Dans Les Maîtres penseurs9, Glucksmann, poursuivant sa démarche éradicatrice à l’endroit des pensées philosophiques menant à la glorification des fonctions étatiques, ne s’arrête pas à Marx : il passe par Hegel et remonte jusqu’à Platon, décrivant toute une filiation philosophique qui porte en elle-même les germes du totalitarisme et de l’univers concentrationnaire. Dans cet ouvrage de 1977, Glucksmann reprend le thème très lacanien du « ça n’existe pas ». Il en va ainsi du Capital qui « n’existe pas plus en tant que réalité une qu’en tant que livre10 ». Le travail n’existe pas non plus : « Pas plus que “le” capital “le” travail ne se laisse saisir à part. Ni comme valeur (salaire). Ni comme effort, peine, vécu du travailleur11. » Cette démonstration, qui ne recule pas devant le recours massif au dispositif médiatique afin de jouer devant le plus large public, relève de l’exorcisation de son engagement maoïste et exprime avec passion son désir de rompre avec un passé militant lourd d’actions d’intimidation.
L’eschatologie révolutionnaire étant moribonde, c’est le moment où toute une partie d’une génération, dans un même élan collectif, rejette son passé soixante-huitard et passe au confessionnal pour soulager ses péchés. André Glucksmann, Christian Jambet, Guy Lardreau, Bernard-Henri Lévy et bien d’autres, ces apôtres terrorisant tous les tièdes de l’adhésion mystique au Grand Timonier, découvrent avec stupeur les charmes discrets du libéralisme, troquant leur col Mao pour un costume trois pièces. À l’approche du dixième anniversaire de Mai 1968, l’heure est venue de se montrer raisonnable. Le marxisme devient alors synonyme de barbarie et Marx doit répondre du Goulag qu’il a engendré. Puisque le monde déçoit, il suffira d’affirmer qu’il n’y en a plus et de le remplacer par la toute-puissance du Verbe : au commencement était le Verbe. Sous Mao se love Moa qui se réveille d’une longue cure de sommeil. Un peu engourdi, il entame l’Acte d’exorcisme qui doit tout balayer de la surface de ce pauvre monde et de sa matérialité illusoire. À la limite, il n’y a plus de monde, proclament Guy Lardeau et Christian Jambet : « Je dis le réel n’est rien que discours12. » Sous la logique implacable du manque, les « nouveaux philosophes » redécouvrent la loi du Maître, celle, vivante, de Lacan et celle, cachée, de Dieu : « Nous retrouvons le détachement chrétien : mépris de toutes choses, oubli des parents, et horreur du monde lui-même13. » Et Jean-Marie Benoist de défendre la rébellion de Mgr Lefebvre et la beauté de l’office en latin. Mai 1968 est rejeté comme la figure du Mal absolu. Jean-Pierre Le Dantec dénonce Les Dangers du soleil14, s’en prenant à ce qu’il appelle « la gangrène » issue du marxisme qui vient de l’idée même de révolution et de sa « propension congénitale à la terreur15 ».
Plus qu’un bruit, c’est un vacarme qui se répand. Les Nouvelles littéraires confiant chaque semaine à une personnalité la direction d’un dossier, Paul Guilbert donne carte blanche à Bernard-Henri Lévy pour s’exprimer sur les tendances dominantes de la philosophie du moment. Ce fameux dossier sur la « nouvelle philosophie16 » confirme le caractère collectif de l’entreprise et sa volonté de s’ériger en vulgate. Le coup médiatique est magnifiquement réussi puisque ces néophytes de la philosophie se voient confier la charge de s’entretenir avec leurs aînés : Roland Barthes, François Châtelet, Jean-Toussaint Desanti, Michel Serres, Claude Lévi-Strauss, ce qui leur donne la légitimité d’une filiation prestigieuse. Quant à l’appellation de « nouveaux philosophes », si elle répond bien à l’opération médiatique de BHL, elle résulte en fait d’un concours de circonstances qui débute par une discussion entre BHL et Jean-Paul Dollé, lequel retient d’abord l’idée d’un titre : « Du nouveau en philosophie ». C’est Paul Guilbert qui rectifie, « au moment de la mise en page du texte, le titre “Le retour de la philosophie” et le remplace par cette fameuse formule : “Les nouveaux philosophes”17. » Déjà expert en marketing, BHL dramatise le propos de ce dossier pour en faire un événement : « Un mal qui répand la terreur, une punition du Ciel sans doute, qui décime les rangs de l’ultra-gauche, s’est abattu sur Paris et y fait, dit-on, des ravages. On parle déjà de complot, de troubles machinations, tramées on ne sait d’où, et pour des raisons mystérieuses18. » Le produit culturel est lancé et fera florès. Par-delà les différences qui les opposent, ces jeunes philosophes, tout juste sortis des désillusions de Mai 1968, reconvertissent leur désenchantement en triomphe médiatique. Le qualificatif de « nouveaux philosophes » va gagner ses lettres de noblesse, comme hier le nouveau roman, prenant place dans l’avant-garde des idées contre tous les conservatismes. Le thème fait fortune sous diverses variantes. Peu après la publication de ce dossier, Le Nouvel Observateur fait sa une sur les « Nouveaux gourous », qualificatif que reprend Libération. Le phénomène intrigue et, bénéficiant du retentissement de l’« effet Goulag » suscité par Soljenitsyne, apparaît vite comme générationnel. Jacques Paugam fait défiler nombre d’entre eux dans une série d’émissions de France Culture, bientôt retranscrites dans Génération perdue19. En 1977, Bernard-Henri Lévy, qui a orchestré ce bel accueil, prépare un livre embrassant si bien l’air du temps qu’il en devine le probable succès : La Barbarie à visage humain. Il reconnaît derrière Mai 1968 l’image du Mal, l’ombre du Maître inaugurant le crépuscule blême et plat de notre XXe siècle : « Nous vivons la fin de l’histoire parce que nous vivons dans l’orbe du capitalisme continué20. »
Ce succès est en fait enfanté par l’éditrice de BHL, Françoise Verny, qui découvre et façonne le personnage alors qu’il n’a que vingt-cinq ans. Un jour de 1973, elle trouve sur son bureau un manuscrit transmis par Jean-Edern Hallier où le jeune philosophe, de retour du Bangladesh après avoir répondu à l’appel humanitaire lancé par Malraux, raconte l’enquête qu’il y a menée. Elle dévore le texte, transportée par le style plus que par le sujet, et prend aussitôt rendez-vous avec son auteur : « Je vois surgir un personnage romantique avec sa longue chevelure noire et son teint pâle. Un prince par l’élégance de ses manières et la désinvolture de sa tenue : une chemise blanche ouverte sur son torse nu21. » Verny lui signifie aussitôt son intention de le publier ; Bernard-Henri Lévy lui objecte qu’il vient de signer un contrat chez Maspero et entend le respecter. Il se fait tancer et injurier, mais lâche sur le pas de la porte qu’il a d’autres projets d’écriture. Un nouveau rendez-vous est pris. Il n’est pas question pour Verny de lâcher ce garçon, elle en fera son affaire. Avec ce jeune philosophe, elle renoue avec ses emportements de jeunesse, sans fioritures, sans nuances, les jugements hâtifs, portés ici par une voix bien timbrée et un physique d’éphèbe. Elle voit en lui non seulement une vedette possible, mais l’incarnation même d’un phénomène générationnel. Elle veut le prendre sous son aile protectrice, et pas seulement comme auteur : dès 1973, elle le présente à Bernard Privat, qui dirige Grasset, où il devient instantanément directeur de collection. Les voilà sous le même toit, ce qui va favoriser l’opération éditoriale à venir. Pour alimenter ses trois collections, Bernard-Henri Lévy s’entoure de tous ses anciens camarades de khâgne de la fin des années 196022. Leur idée commune est simple : tourner la page de leur militantisme, en général maoïsant, dénoncer le marxisme comme matrice de tous les maux et annoncer la bonne nouvelle de l’avènement de la « nouvelle philosophie », nom de baptême que Bernard-Henri Lévy officialise en 1976.
Grisé par son succès immédiat, Bernard-Henri Lévy nourrit le projet d’un quotidien. Il quitte donc Grasset, au grand désespoir de sa protectrice, persuadée que ce projet est promis à l’échec, ce qui sera en effet le cas : cet éphémère journal, L’Imprévu, sorti des presses en janvier 1975, n’aura que onze livraisons. Lorsque son directeur veut revenir chez Grasset, la direction s’y oppose. C’est compter sans la détermination de Verny : « Le lundi matin, je le réinstalle dans son bureau, plaçant la maison devant le fait accompli. Je le fais entrer pour la deuxième fois chez Grasset. Et nous nous remettons à travailler ensemble. Pour ma plus grande joie23. »
Verny est fascinée par la percée de son auteur, dont le nom va se transformer en sigle : BHL. Son engagement dans cette affaire est total, et chaque matin elle se rend chez un BHL qui a passé sa nuit à travailler. Chaque jour, dès sept heures, elle découvre les pages qui composeront La Barbarie à visage humain, dont Jean-Edern Hallier possède les droits. Verny, qui ne peut se résoudre à laisser le livre lui échapper, obtient qu’il soit coédité par Hallier et Grasset et reçoit cette lettre de BHL :
Je conserve de nos séances de lecture rue des Saints-Pères un extraordinaire souvenir. Chaque jour, je me disais que, le lendemain, tu ne reviendrais pas et que tu trouverais une plus extrême urgence ; et chaque jour, pourtant, tu revenais, ponctuelle et attentive, chaleureuse et pourtant presque distante, d’une distance qui ne trompait pas et où je voyais la marque de cette étrange et délicieuse surprise que nous éprouvons, nous autres éditeurs, quand il nous est donné de découvrir un texte. En bref, tu as découvert La Barbarie et je ne l’oublierai pas24.
Quel est le propos de ce livre à succès ? C’est une version vulgarisée de la thèse de Glucksmann selon laquelle l’État Léviathan guette le moindre rêve d’émancipation, empêchant toute échappatoire à l’individu moderne. Le livre s’ouvre d’ailleurs sur un aveu sinistre : « Je suis l’enfant naturel d’un couple diabolique, le fascisme et le stalinisme. » Il n’y a rien à espérer de l’histoire puisque « l’histoire, c’est l’État », et « partout où il y a de l’histoire, il y a du Maître ». BHL y développe aussi la thématique en vogue du « ça n’existe pas ». Après avoir balayé la réalité, il ne reste plus que l’échappée belle hors des enjeux sociétaux vers la métaphysique, la morale et la création artistique. BHL ne voit plus de choix possible entre socialisme et barbarie. Pour lui, seule l’issue barbare se prépare car « le fascisme est irrésistible » et « la barbarie à venir aura, pour nous, Occidentaux, le plus tragique des visages : le visage humain d’un “socialisme” qui reprendra à son compte les tares et les excès des sociétés industrielles25 ».
Le socialisme comme la barbarie sont donc regardés comme deux horizons à la fois inéluctables et superposés. La religion de l’histoire est bel et bien terminée, il n’y a rien à espérer de ce côté-là, et comme le dit le biographe de BHL : « En refermant le livre, le lecteur ressort pénétré de la douloureuse impression que le destin de l’homme tient de celui de la guêpe que l’on piège, avec une larme de miel, dans un verre retourné26. » Le livre vient à point nommé pour cristalliser l’intense désillusion vis-à-vis de l’histoire de cette génération à peine sortie de sa croyance absolue dans le sens de l’histoire. On ne peut même pas opposer les Lumières au Goulag, puisque le Goulag, c’est « les Lumières moins la tolérance27 ». L’ouvrage, comme ceux de ses amis, traduit le repli sur le présentisme qui ne va cesser de gagner du terrain, scellant l’effondrement du futur et de tout horizon d’espérance. C’est un adieu à l’histoire : « Jamais plus nous ne serons les conseillers des Princes, jamais plus nous n’aurons ni ne viserons le pouvoir […]. Jamais plus nous ne serons les guides et les phares des peuples ; jamais plus nous ne nous mettrons au service des révoltés28. » On comprend bien le triomphe de ces « nouveaux philosophes » qui ont su capter l’air du temps, celui de la désespérance politique, même si c’est au prix d’une erreur flagrante de pronostic puisque toutes ses prédictions se sont montrées erronées : aussi bien l’idée d’une montée du totalitarisme que celle de l’acheminement vers un collectivisme mou, ou encore la conviction que le marxisme était en train de conquérir une position hégémonique. Les années 1980 contrediront chacune de ces prédictions.
Dans ce pamphlet, Bernard-Henri Lévy pourfend avec virulence, entre autres, Deleuze et Guattari, considérés eux aussi comme expressions d’un fascisme ordinaire, des « figures de la barbarie ». Assimilant abusivement leur philosophie à une idéologie du désir, il y dénonce une nouvelle manière d’être barbare : « On les connaît bien, ces chevaliers à l’allègre figure, apôtres de la dérive et chantres du multiple, antimarxistes en diable et joyeusement iconoclastes […]. Ils ont leurs timoniers, ces matelots de la moderne nef des fous, saint Gilles et saint Félix, pasteurs de la grande famille et auteurs de L’Anti-Œdipe29. » Faire du fascisme une affaire de libido à la surface du corps social au gré des fluctuations des rapports de force participe de cette « barbarie à visage humain » stigmatisée par Bernard-Henri Lévy. Le verdict est sans appel : « L’idéologie du désir est une figure de barbarie au sens très rigoureux où je l’ai définie30. » Et la leçon à tirer n’est pas vraiment rose : « La vie est une cause perdue et le bonheur une idée vieille31 » ; « le monde est un désastre dont l’homme est le sommet32 » ; « Non, le monde ne va pas bien, et il n’ira sans doute pas mieux33. »
Peu importent ses erreurs d’appréciation, le succès spectaculaire est au rendez-vous. Le livre fait événement et se vend à trente-sept mille exemplaires dès les deux premières semaines ; il atteindra les quatre-vingt mille exemplaires en un an. Sa sortie est soigneusement préparée : l’art des coups éditoriaux de Françoise Verny comme la mobilisation des réseaux de BHL n’y sont pas pour rien, et on assiste à une déferlante médiatique. BHL, qui dirige trois collections chez Grasset : « Enjeux », « Théoriciens » et « Figures », occupe alors une position éditoriale de premier plan. En outre, il dispose d’un réseau d’amis qui occupent des places stratégiques dans le dispositif médiatique : Jean-Paul Enthoven au Nouvel Observateur, Jean Bothorel au Matin, Paul Guilbert aux Nouvelles littéraires, Denis Bourgeois à Playboy. « C’est aussi un superbe “plateau” littéraire avec Roland Barthes, Lucien Bodard, Philippe Sollers (à la une du Monde s’il vous plaît !), Thierry Maulnier, de l’Académie française, Maurice Nadeau, de La Quinzaine littéraire, et le politologue Maurice Duverger34. »
Philippe Sollers, lui-même à peine sorti de sa maophilie, exprime à la une du Monde, sous le titre « La révolution impossible », toute son admiration pour le libelle de BHL, qui l’avait sollicité avant sa parution :
À l’invitation du philosophe, Sollers se rend dans l’appartement de la rue des Saints-Pères où habite Lévy. Ce dernier, au cours d’une longue après-midi, lui donne lecture de son manuscrit. Immédiatement Sollers salue la force du livre et en comprend l’importance. Il promet à Lévy son soutien à condition que soit consommée la rupture avec Hallier. Sur la table de verre fumé qui orne le salon, Sollers, à l’intention de Lévy, se met à tracer le plan de campagne imaginaire des prochains mois, il désigne d’invisibles concentrations de forces, montre du doigt les lieux immatériels sur lesquels devront porter les offensives prioritaires. Le plateau de la table devient la carte sur laquelle se déroule un gigantesque Kriegspiel politico-littéraire35.
Ce plan d’attaque a fort bien fonctionné : Claude Jannoud dans Le Figaro salue un « livre limpide et acéré36 », Lucien Bodard dans France Soir loue en BHL un « dynamisme de saint surmontant la neurasthénie des temps limités37 », et André Frossard ne boude pas son plaisir dans Le Point : « Me promenant avec ravissement dans le livre du très jeune philosophe Bernard-Henri Lévy, La Barbarie à visage humain, je traverse quelques clairières spirituelles pleines d’agréables murmures38. » Maurice Clavel écrit son panégyrique dans Le Nouvel Observateur : « Il est jeune, joli, élégant, talentueux, célèbre… ce long jeune homme doué par la nature et qui se permet en plus de réussir dans la culture39. » Dans Le Magazine littéraire, Dominique-Antoine Grisoni n’est pas avare de compliments : « Un grand livre vient de naître et prend place au rang de ceux, rares entre tous, où l’analyse fulgure et le génie tressaille40. »
L’écho médiatique prolonge et amplifie les états d’âme de BHL, également adoubé comme styliste et loué pour son écriture. Dans ce concert de louanges, la palme revient à Roland Barthes : « Je voudrais vous dire d’un mot en quoi, spécialement, votre livre me touche […] ce qui m’a enchanté (mettez dans ce mot le plaisir, la solidarité, la fascination), c’est que votre livre est écrit41. » BHL bénéficie en plus du ralliement du Monde, où Jacques Fauvet veut ouvrir ses colonnes à la jeune génération pour renouveler son lectorat. Roger-Pol Droit contribue au lancement et au succès du livre de BHL. Il faut ajouter à cela les élans lyriques et mystiques de l’« oncle » des « nouveaux philosophes », le « tonton », Maurice Clavel, qui se fait lui aussi le chantre de ces jeunes penseurs.
Néanmoins, trop de louangeurs peuvent devenir nuisibles pour transformer un essai en événement, il y manque encore l’épreuve du feu d’une bonne polémique. Si l’intention des auteurs n’était pas de lui faire ce cadeau, l’occasion est offerte par deux jeunes philosophes, François Aubral et Xavier Delcourt, qui publient au même moment un pamphlet à charge chez Gallimard42, s’en prenant à cette constellation de désillusionnés et dénonçant à la fois l’amateurisme philosophique, le simplisme et le succès d’une « pub-philosophie » : « Au bazar des croyances, la “nouvelle philosophie” prend d’abord la figure de ce que l’on nomme “un phénomène de société” […]. La “nouvelle philosophie” se joue d’apparences et se contemple complaisamment, plus qu’elle ne s’écoute sérieusement. Sa propre image la fascine43. » Bernard Pivot, qui cherche à composer des plateaux attirants pour « Apostrophes », trouvant là l’occasion rêvée d’une confrontation au sommet, met au point une émission sur le thème : « Les nouveaux philosophes sont-ils de droite ou de gauche ? » Le jour de l’émission, Le Monde publie un dossier sur la même question, donnant la part belle aux « nouveaux philosophes » avec un article de Jean-Paul Dollé et un grand article favorable de Roger-Pol Droit, et ne laissant à François Bott que deux minces colonnes pour se faire l’avocat d’Aubral et Delcourt. L’émission de Pivot, qui a lieu le 27 mai 1977, est regardée par six à sept millions de personnes, chiffre exceptionnel pour une joute philosophique qui fait figure d’événement. Le téléspectateur assiste toutefois à un combat bien inégal entre les deux pamphlétaires et les très médiatiques BHL, Glucksmann et Clavel. L’émission lance l’intellectuel médiatique BHL, dont Angelo Rinaldi dira avoir vu en lui « le plus beau décolleté de Paris ». Il perce l’écran, aimante tous les regards, au point que la fille de Bernard Pivot confiera le lendemain à son père avoir vu « Rimbaud à la télé44 ». C’est la consécration cathodique. Réagissant à cette mise en cause de toute possibilité d’avenir, Claude Mauriac publie un point de vue critique dans les colonnes du Monde sous le titre : « Il ne faut pas tuer l’espérance » : « Il est trop facile, au nom d’une perfection qui n’est pas de ce monde, d’un absolu qui n’existe que dans notre nostalgie, de récuser ce que certains essaient de faire tant bien que mal avec les moyens dont ils disposent, dans des conditions politiques et économiques données et dans l’attente d’un succès relatif, certes, mais appréciable45. » Pierre Viansson-Ponté, de son côté, s’apitoie sur le sort de cette génération pressée de soixante-huitards repentis : « Ces enfants gâtés, ces grands gosses attardés voulaient la révolution tout de suite, non ! Elle n’est pas venue, alors ils tapent du pied. […] Pauvres chatons égarés46. »
Pour Gilles Deleuze et Félix Guattari, violemment mis en cause dans l’ouvrage de BHL, cette agitation relève davantage du cirque que de la spéculation philosophique et prête plutôt à sourire. Mais lorsque Michel Foucault, faisant l’apologie de l’ouvrage de Glucksmann Les Maîtres penseurs dans Le Nouvel Observateur47, s’en mêle pour se faire l’avocat des « nouveaux philosophes », il n’est plus possible de garder le silence. Selon Foucault, Glucksmann « fait surgir au cœur du plus haut discours philosophique ces fuyards, ces victimes, ces irréductibles, ces dissidents toujours redressés — bref, ces “têtes ensanglantées” et autres formes blanches, que Hegel voulait effacer de la nuit du monde48 ». Avec cette bénédiction de Foucault, que Deleuze tient en grande estime, l’affaire devient sérieuse et appelle une riposte appropriée.
Deleuze sait par son ami François Châtelet qu’un ouvrage polémique se prépare sur les « nouveaux philosophes ». Découvrant à la télévision François Aubral, dont il apprécie le ton irrévérencieux, il demande à le rencontrer puis invite à dîner les deux auteurs du livre à paraître. François Aubral et Xavier Delcourt commencent par exprimer leur étonnement face au silence de personnalités comme Deleuze ou Châtelet, signifiant à Deleuze qu’il suffirait de quelques mots de sa part pour réduire à néant les « nouveaux philosophes ». Au cours de la soirée, Deleuze envisage plusieurs hypothèses avec ses invités. Il songe notamment à un petit livre qui serait écrit par lui-même et préfacé par Aubral et Delcourt, mais cette proposition suscite l’hilarité. Deleuze se dit que le mieux est de faire appel à Jérôme Lindon aux Éditions de Minuit. Il songe alors à écrire quelques feuillets sous la forme d’une petite plaquette, et comme il n’est pas question d’en tirer un bénéfice financier, il demande à Lindon de distribuer gratuitement ce fascicule chez tous les libraires, qui seraient invités à le mettre à disposition de leur clientèle près de leur caisse. Aussitôt dit, aussitôt fait, Jérôme Lindon donne son accord et le tout doit rester secret. Mais quelques indiscrétions parviennent jusqu’au Monde qui publie immédiatement le texte dans sa page « Idées » des 19-21 juin 1977. Pendant ce temps, la plaquette s’arrache en librairie.
Le texte de Deleuze se présente sous la forme d’un entretien. À situation exceptionnelle, réaction exceptionnelle : Deleuze déroge à son principe de ne jamais perdre son temps à polémiquer pour ne pas parasiter sa force d’affirmation. En cette occasion, il se fait mordant, conscient du danger que font courir ces philosophes de pacotille à la pensée elle-même. À la question « Que penses-tu des “nouveaux philosophes” ? », Deleuze répond vertement :
« Rien. Je crois que leur pensée est nulle. Je vois deux raisons possibles à cette nullité. D’abord ils procèdent par gros concepts, aussi gros que des dents creuses. LA loi, LE pouvoir, LE maître, LE monde, LA rébellion, LA foi, etc. Ils peuvent faire ainsi des mélanges grotesques, des dualismes sommaires, la loi et le rebelle, le pouvoir et l’ange. En même temps, plus le contenu de pensée est faible, plus le penseur prend d’importance, plus le sujet d’énonciation se donne de l’importance par rapport aux énoncés vides49. »
Deleuze explique que ce qui a changé dans la situation et motivé son intervention est la publication du « beau livre tonique » d’Aubral et Delcourt.
La gravité dans cette affaire, selon Deleuze, est qu’elle n’est pas sérieuse et que cette simili-pensée séduit en laissant croire que l’on peut se passer de tout le travail de complexification, de mise au point conceptuelle. « Ils cassent le travail », commente-t-il, et en particulier celui qu’il a entrepris avec Guattari ; il est temps de remettre les choses à leur place. Deleuze repère dans le phénomène « nouveaux philosophes » un casting particulier, un minutieux ordonnancement des rôles50. La nouveauté du phénomène tient, selon lui, à l’introduction des règles du marketing dans le domaine de la philosophie : il fallait y penser.
À l’origine du triomphe des « nouveaux philosophes », Deleuze trouve deux raisons majeures. D’une part, le renversement du rapport entre le journalisme et la création intellectuelle. L’acte journalistique fait l’événement et produit, lorsqu’on ne laisse plus le temps à la pensée de se déployer, une « pensée-minute ». En second lieu, ce qui anime ces bateleurs est la haine de 68 : « C’était à qui cracherait le mieux sur Mai 1968 […]. Une rancœur de 68, ils n’ont que ça à vendre51. » À l’approche du dixième anniversaire de Mai, toute une partie de cette génération se délecte de renier ses espérances déçues au nom de l’échec des ruptures révolutionnaires. On retrouve là un sentiment profond exprimé par Deleuze dans son rejet de ces « nouveaux philosophes », qui évoque leur compagnonnage avec une culture de mort :
Ce qui me dégoûte est très simple : les nouveaux philosophes font une martyrologie, le Goulag et les victimes de l’histoire. Ils vivent de cadavres […]. Il a fallu que les victimes pensent et vivent tout autrement pour donner matière à ceux qui pleurent en leur nom, et qui pensent en leur nom, et donnent des leçons en leur nom. Ceux qui risquent leur vie pensent généralement en termes de vie, et pas de mort, d’amertume et de vanité morbide. Les résistants sont plutôt de grands vivants52.
Face aux dangers mortifères qui menacent des siècles d’effort de la pensée, c’est à un hymne à la vie qu’invite Deleuze. Alors que tout le travail de Deleuze et de Guattari vise à maintenir des interstices pour penser, les nouveaux philosophes « ont reconstitué une pièce étouffante, asphyxiante, là où un peu d’air passait. C’est la négation de toute politique, et de toute expérimentation. Bref, ce que je leur reproche, c’est de faire un travail de cochon53 ».
Par ailleurs, cette déferlante engloutit dans le néant ceux-là même qui ont stigmatisé, dès 1946, le totalitarisme et le caractère non socialiste du système soviétique, à savoir le courant Socialisme ou barbarie, qui a prêché dans le désert et se voit confisquer toute reconnaissance tardive par ces jeunes loups qui se présentent comme les premiers pourfendeurs de la barbarie à visage humain. Castoriadis, qui entre dans la danse en stigmatisant le phénomène dans Le Nouvel Observateur54, s’en prend avec virulence à ces successions de modes qui, depuis le succès de Sartre en 1945, des maîtres du structuralisme dans les années 1960, puis des chantres du désir dans les années 1970, constituent le mode d’être de la vie intellectuelle en France : « La succession des modes n’est pas une mode : c’est le mode sous lequel l’époque, en particulier en France, vit son rapport aux “idées”55. » Castoriadis qualifie de « divertisseurs » ces icônes des moments successifs qui ont emporté la pensée dans leurs errements, les « nouveaux philosophes » en incarnant la dernière version, dans leur visée d’annihiler toute réflexivité en répondant par avance aux questions qu’il conviendrait de poser. Il n’y a pas lieu de savoir quelle politique mener, puisque la politique, c’est le Mal ; de situer le langage tenu, puisque tout discours est référé au discours du Maître ; de s’interroger sur la nature du savoir dispensé, puisque tout savoir n’est que l’expression du pouvoir : « Qu’est-ce qui donne donc la possibilité à Bernard-Henri Lévy de parler et de publier par exemple ? Comment se fait-il qu’il peut faire du marketing de “philosophie”, au lieu d’être huitième parfumeur dans le harem d’un sultan — ce qui serait peut-être davantage dans “l’ordre des choses”56 ? » Castoriadis dénonce le plagiat d’idées développées par le courant qu’il représente depuis plus de trente ans, le pillage sans vergogne débouchant sur le franchissement d’« un nouveau cran à l’irresponsabilité, à l’imposture et aux opérations publicitaires57 ». La charge est sévère, à la hauteur du dépit ressenti devant ce qui a pu légitimement paraître comme le comble de l’injustice : la consécration en 1977 de ces nouveaux philosophes comme révélateurs de la réalité totalitaire qui clamaient depuis plus de dix ans leur adhésion au Grand Timonier.
En 1979, avec l’ouvrage de BHL Le Testament de Dieu, la polémique rebondit. Pierre Vidal-Naquet envoie au directeur du Nouvel Observateur une lettre publiée le 18 juin 1979 protestant contre la recension très élogieuse du livre de BHL, qui comporte une foule « d’erreurs grossières, d’à-peu-près, de citations fausses, ou d’affirmations délirantes58 ». Il établit un petit florilège des « perles » qu’il a notées au fil de sa lecture, comme celle qui voit BHL placer le péché originel au septième jour de la création, ce que Pierre Vidal-Naquet commente ironiquement : « Il faut croire qu’Adam et Ève ont profité du repos du Seigneur59. » Dans un autre passage de son livre, BHL, faisant témoigner Himmler à Nuremberg, met en scène un fantôme, Himmler s’étant suicidé dès son arrestation. Bernard-Henri Lévy réplique dans la même livraison de l’hebdomadaire et dénonce ce « rapport de police philosophique60 » ayant la prétention de faire passer toute publication devant un tribunal des agrégés. Il décerne en passant à son accusateur le titre de procureur qui se serait trompé de lieu pour l’exercice de sa profession. La semaine suivante, Pierre Vidal-Naquet reprend la plume dans les mêmes colonnes du Nouvel Observateur pour répondre aux accusations de censure dont il est l’objet. Castoriadis enfonce le clou, dénonce « l’industrie du vide61 », et récuse à son tour l’accusation de censure portée contre son ami Vidal-Naquet, qui n’a, à ses yeux, jamais demandé de renforcer le contrôle des publications, comme l’affirme BHL. Il s’est simplement dressé « contre la honteuse dégradation de la fonction critique dans la France contemporaine62 ». Castoriadis juge que le règne des imposteurs et de leur démagogie va conduire tout droit à la tyrannie et que « ce dont nous sommes responsables, c’est de la présence effective de cette vérité dans et pour la société où nous vivons63 ». C’est le sort même de la démocratie qui est en jeu, car ce système politique présuppose un ethos, un sens de la responsabilité, une conscience des enjeux qui ne permet pas d’écrire n’importe quoi, de le porter aux nues, et de le laisser suivre par un public docile.
Une fonction essentielle de la démocratie étant fragilisée, la fonction critique perd pied et laisse place à « l’asservissement commercial-publicitaire [qui] ne diffère pas tellement, de ce point de vue, de l’asservissement totalitaire64 ». Castoriadis appelle à ne pas abdiquer : « Que cette camelote doive passer de mode, c’est certain : elle est, comme tous les produits contemporains, à obsolescence incorporée. Mais le système dans et par lequel il y a ces camelotes doit être combattu dans chacune de ses manifestations65. » À propos de BHL, Pierre Vidal-Naquet écrit à Castoriadis : « Il me vient cette formule sur le rôle du Bailly dans sa formation historique. Il ne cite pas ce qu’il a lu et n’a pas lu ce qu’il cite66. »
L’éditrice de BHL, Françoise Verny, occupant la première place avec son protégé, auquel le triomphe a fait pousser des ailes qui, trop grandes, l’empêchent de marcher, n’est pas peu fière d’être à l’origine d’un aussi spectaculaire déplacement des lignes du paysage intellectuel français. Ne s’encombrant pas de détours, BHL nourrit le projet d’écrire rien de moins que le pendant de L’Idéologie allemande de Marx, que Verny publie en 1981 sous le titre L’Idéologie française67. L’auteur y traverse l’histoire française contemporaine à grand galop avec une seule idée en tête : démontrer à tout prix que la France a été la matrice de l’antisémitisme. Le même dispositif matutinal se met en place, et Françoise Verny se rend encore régulièrement chez son auteur pour avoir la primeur de ses cogitations nocturnes. Si celle qui se présente en disant « Je suis une mère maquerelle qui lit la Bible » émet quelques réserves à propos de certaines simplifications, elle n’est pas écoutée et assume finalement la thèse de BHL, si éloignée soit-elle des réalités historiques, au prix de nombre de citations tronquées. Cette fois, c’en est trop, et le point de vue de BHL est largement contesté de tous bords. Raymond Aron « s’en prendra, lui, à l’effet terriblement simplificateur de ses arguments et à des dénonciations hâtives dignes d’un “Fouquier-Tinville de café littéraire68” »69.
Peu enclin aux polémiques, Pierre Nora écrit pourtant l’un des textes les plus sévères sur BHL70, dépassant en vigueur le fameux brûlot de Gilles Deleuze sur les « nouveaux philosophes » de 1977. BHL y est dépeint comme le produit radicalement nouveau de l’âge médiatique de la figure de l’intellectuel. Pierre Nora dénonce dans le dernier ouvrage de BHL l’écriture du n’importe quoi, tout en précisant que là n’est pas l’essentiel dans le cas de BHL, mais qu’il est largement écouté et que ses thèses font mouche. La démarche de Pierre Nora consiste à déplacer l’approche critique. Inutile, à ses yeux, d’accumuler les objections et d’en rajouter sur les erreurs historiques déjà abondamment soulignées. Ce qu’il examine, c’est « le phénomène Bernard-Henri Lévy dans sa splendeur naissante », pour comprendre la signification de son entreprise de transformation du champ culturel. Et pour cela, il démonte les mécanismes bien ajustés d’une opération médiatique de prise de pouvoir personnel, d’affirmation de soi, stigmatise l’absence d’un vrai travail intellectuel mais lui reconnaît une belle technique de « judoka » qui combine savamment les coups de chapeau réflexes, la rhétorique de l’outrance et le hold-up de « mafioso ». Ni effort de vérité, ni souci de vérité : un discours qui ne vise que l’effet social. En outre, pour Pierre Nora, la dénonciation par Bernard-Henri Lévy du nationalisme français est porteuse de relents « nationalitaires » qu’il prétend combattre : « Comment ne pas voir, dans ce nombrilisme incantatoire et appropriateur, l’obsession à la fois provinciale et gaullienne de la grenouille qui n’a pas renoncé à se faire bœuf71 ? » Pierre Nora stigmatise la pensée slogan, en laquelle il reconnaît les caractéristiques de la pensée totalitaire, avec toute sa panoplie : l’appel aux tripes, l’intimidation, l’anesthésie du contradicteur, le souci de l’effet produit au plus grand mépris de la vérité, etc., et oppose à ce mélange détonant « l’humble soumission au principe de réalité72 ». En lieu et place de cela, BHL fait un procès stalinien à la France accusée de tous les maux au nom d’un « je » débridé, d’un « je dis que » impératif ne souffrant aucune contradiction. Et Pierre Nora d’historiciser le phénomène BHL : « Dans les sociétés primitives, on a connu le “fripon divin”, plus près de nous, dans les sociétés monarchiques, le bouffon. Mais c’est un droit à la vérité qu’exerçaient autrefois les bouffons. C’est le droit à l’erreur que l’on reconnaît à nos modernes amuseurs73. »
Lorsque paraît en 1974 L’Archipel du Goulag, c’est un choc y compris pour ceux qui, comme Claude Lefort ou Cornelius Castoriadis, combattent le totalitarisme bureaucratique dans le désert depuis 1946. À la différence des « nouveaux philosophes », leurs interventions cherchent à accomplir un aggiornamento nécessaire des thématiques de la gauche en préservant un espace de possibles dans l’action, et en continuant à contribuer à avancer dans le sens d’une œuvre émancipatrice, d’un horizon d’attente libéré d’une téléologie tragique. Toute une constellation se dessine qui prendra le nom de deuxième gauche, regroupant des personnalités venues d’horizons divers. Textures, revue franco-belge d’origine belge qui réunit quelques intellectuels, dont les deux fondateurs de Socialisme ou barbarie, Castoriadis et Lefort74, recense avec ferveur le témoignage de Soljenitsyne : « Un livre tel que celui-là… nous sommes un petit nombre qui l’attendions depuis longtemps75. » L’intérêt majeur de L’Archipel du Goulag, selon Lefort, ne réside pas tant dans son récit des horreurs du système pénitentiaire que dans le fait qu’il a voulu penser ce qui prive de penser. Et Lefort de relier l’expérience de Robert Antelme à celle de Soljenitsyne, soit deux expériences du totalitarisme, nazie et stalinienne, en rappelant les mots du dissident soviétique en avant-propos de son long témoignage en trois volumes : « moi qui… me suis presque épris de ce monde monstrueux ». Antelme et Soljenitsyne, en des circonstances historiques éloignées, ont éprouvé ce qui forme le socle indestructible de l’humanité confrontée à l’horreur d’un univers mortifère d’oppression. Lefort voit dans cette œuvre un éclairage tout à la fois historique, sociologique et ethnographique cherchant à répondre à la question : « qu’est-ce donc que le monde pour un indigène du Goulag ? », l’ensemble étant animé par une interrogation politique sur la logique du totalitarisme. Pour lui, en même temps qu’une enquête de terrain d’une exceptionnelle ampleur, il y a là une contribution théorique fondamentale au dévoilement de la logique totalitaire :
Tant les observations formulées sur l’efficacité et les limites de l’idéologie — puisées aux sources des témoignages et des documents les plus divers —, que la description sur le vif du fonctionnement de la bureaucratie, de la monstrueuse alliance de cohérence et d’incohérence, de discipline et d’irresponsabilité qui la caractérise, fournissent une contribution inégalée à l’étude du système76.
L’autre intérêt majeur du témoignage de Soljenitsyne vient de l’endroit d’où il prend la parole : il porte la voix de ceux d’en bas, du zek, du bagnard, du moujik, qui se rebellent contre ceux d’en haut. Après 1956 en Hongrie, Lefort voit là une nouvelle illustration de ce que ne cesse de dénoncer le courant Socialisme ou barbarie depuis 1949 : l’imposture d’un pouvoir qui se réclame du peuple tout en renforçant jusqu’à l’extrême la division radicale entre dirigeants et exécutants.
Marcel Gauchet, qui est en 1976 la cheville ouvrière de la revue Textures, insiste dans Esprit sur la centralité du phénomène totalitaire : « Réfléchir sur la politique aujourd’hui, ce doit être réfléchir d’abord sur l’État totalitaire. N’est-il pas temps en effet de considérer dans l’État totalitaire le phénomène qui domine notre siècle[…]77 ? » Son analyse revient à montrer que le totalitarisme procède au renversement sans précédent d’une entreprise en son contraire. Loin des anathèmes des « nouveaux philosophes » par rapport à Marx, Gauchet suit ce dernier sur l’idée que les modes de gouvernement résultent du conflit civil. En revanche, il s’en dissocie sur l’idée que ces luttes des classes qui animent le processus historique seront un jour dépassées dans une société unitaire, qui aura accompli la pleine égalisation des conditions entre individus. Ce que l’expérience totalitaire oblige à repenser, car Gauchet y voit là sa matrice, c’est cette idée d’une société sans divisions, ayant fait disparaître la pluralité : « C’est sur ce postulat que repose l’édification du régime totalitaire78. » Cette affirmation d’une société unitaire, d’un État total ayant pour ambition d’incarner l’identité de tout le corps social, se retrouve aussi bien dans le communisme que dans le fascisme. Comme l’avait déjà analysé Hannah Arendt, ce trait commun constitue, selon Gauchet, ce qui fonde la spécificité du phénomène totalitaire. Ce rêve totalitaire se révèle pourtant un échec : « en fait d’abolition, la division sociale ressort de partout79 ». Dans le cas du communisme, sous le couvert d’un gouvernement du peuple par le peuple, se constitue une classe bureaucratique, dominante et exploiteuse, qui s’approprie le reste de la société, la détruisant de l’intérieur par la terreur. Très tôt, dans cette intervention de 1976, alors que les informations en provenance du Cambodge sont encore peu nombreuses, Gauchet voit le déploiement de « l’abomination », s’appuyant à propos de la Chine sur les analyses du très solitaire sinologue Simon Leys :
« Comme jamais dans l’histoire, le totalitarisme nous oblige à penser contre notre désir. Il nous force à concevoir que ce que nous haïssons et dont nous voulons la fin a de solides raisons d’être. Nous ne pouvons croire après lui que l’opposition entre les hommes et l’oppression dont elle est inséparable ne constituent qu’un détour du processus historique où elles se trouveront nécessairement surmontées. Nous ne pouvons même plus nous limiter à ne voir dans la scission de la société qu’une forme sociale après tout contingente. La division sociale intéresse le processus même par lequel se donne un espace social. Elle fournit sa matrice à l’être-social. Avec le pouvoir et le conflit, nous touchons aux éléments premiers qui ont jusqu’à présent permis aux sociétés d’exister, au noyau d’être de toutes les sociétés connues80. »
Dans la même livraison d’Esprit, Olivier Mongin81 expose ses différences d’analyse avec les « nouveaux philosophes », notamment avec Jambet et Lardreau, auteurs de L’Ange82. Pour lui, comme pour Lefort, le combat antitotalitaire doit relancer la réflexion sur le politique, sa complexité, sa double nature d’expression positive qui affirme la force du lien social et son versant négatif fait d’exploitation et de domination, conduisant à ce que Paul Ricœur a appelé en 1957, après les événements de Budapest, le « paradoxe politique »83. Or, il ne voit rien de tel dans la lecture des « nouveaux philosophes » qui s’en prennent au Grand Pouvoir, sorte d’épouvantail sorti de la société, sans lien sinon monstrueux avec elle. Cette conception mène à la désertion du politique, qui serait devenu l’incarnation du Mal. C’est ce à quoi appellent Guy Lardreau et Christian Jambet en proposant de devenir des « Anges » et de fonder ainsi métaphysiquement le manichéisme : « Nous ne craignons pas de le dire, nous avons été staliniens parce que nous étions politiques […]. Le Goulag, c’est peut-être en ce sens la logique de la gauche en Occident84. »
Olivier Mongin oppose à ce fatalisme totalitaire les enseignements d’un classique de la pensée politique avec le Discours sur la servitude volontaire de La Boétie, qui devait initialement constituer le premier chapitre des Essais de Montaigne : « Il y a la face Machiavel : qu’un Prince puisse abuser de ses sujets, et la face la boétienne : que le peuple puisse se laisser abuser. La question politique surgit de cette bipolarisation, de cette double énigme85. » En 1976, ce Discours de la servitude volontaire venait d’être réédité avec des commentaires de Miguel Abensour, Marcel Gauchet, Pierre Clastres et Claude Lefort86. Les préfaciers de cette réédition soulignent l’actualité de cette œuvre : « C’est une retraversée destructrice de l’espace du discours politique démocratique et révolutionnaire que nous entreprenons87. » L’ambition est de penser les liens paradoxaux qui peuvent se tisser entre démocratie et totalitarisme sans éluder les défis du politique comme le font les « nouveaux philosophes », mais en les relevant. Le texte de La Boétie pose frontalement l’énigme de la transformation du geste de rupture d’où devrait naître la liberté en celui d’une acceptation de la servitude. Il souligne la nécessité de penser que cette servitude « habite encore le moment de la révolte, qu’elle l’épouse tout au long de sa trajectoire. La servitude reste intérieure au mouvement qui veut produire la liberté88 ». Dans cette présentation du texte de La Boétie, Pierre Clastres donne le point de vue de l’anthropologue qui a mis en évidence la pratique au sein de la société des Guayaki consistant à se défendre contre toute forme d’État. Il considère que La Boétie, par les questions qu’il pose, est « le fondateur méconnu de l’anthropologie de l’homme moderne, de l’homme des sociétés divisées89 ». La Boétie a perçu l’émergence de cet homme nouveau qui n’a rien perdu de sa volonté mais a simplement changé d’objet, ayant troqué son désir de liberté pour un désir de servitude : « Le Peuple, comme s’il était victime d’un sort, d’un enchantement, veut servir le tyran. Et de n’être pas délibérée, cette volonté recouvre dès lors sa véritable identité : elle est le désir90. » Claude Lefort clôt le dossier par une longue analyse du Discours de La Boétie au miroir de Machiavel. Le grand apport de La Boétie est d’avoir situé le conflit politique au cœur même du sujet conçu comme clivé. Lefort défend la thèse selon laquelle la liberté ne relève pas tant pour La Boétie du désir d’avoir la liberté que d’un désir d’être libre.
Olivier Mongin élargira peu après ses critiques à tout le courant des « nouveaux philosophes »91. Après avoir montré à propos de Lardreau et Jambet que l’on aurait pu croire le politique de retour, alors qu’il n’est question que de déserter cette dimension, il revient à la charge en se demandant si les questions sociales seraient de retour sous le congédiement donné à l’histoire par les « nouveaux philosophes ». Il n’en est rien. Certes, admet-il, « ils ont indiqué un certain nombre de questions décisives, ils ont pu libérer ceux que la vulgate marxiste muselait […]. En ce sens, il y a un événement92 ». En revanche, sur le fond de la polémique avec BHL, on n’a affaire qu’à une série d’affirmations péremptoires : « De fondement, l’homme n’en a point puisqu’il n’y a d’ontologie que de l’État […] Au commencement, disais-je, était l’État ; et c’est pourquoi le rêve de changer le monde n’a jamais pesé bien lourd face à la pesante vérité de ce qu’il faut bien appeler le Mal radical93. » Olivier Mongin montre ainsi comment BHL court-circuite toutes les médiations possibles et indispensables qui tissent le lien social entre les individus et l’État, au prix d’une absolutisation de ce dernier. Le rêve inversé de BHL serait donc une société composée d’individus simplement mis en position de juxtaposition dans « une société sans histoire, sans État, sans socialisation, sans Autrui, une société morte94 ». Et Olivier Mongin de poser cette pertinente question : « La fin des fins, est-ce vraiment la fin de tout95 ? » Plus sévère encore qu’Aubral et Delcourt parlant de « pub-philosophie », Olivier Mongin souligne la soumission de BHL à la loi des médias, qui produisent leur propre vulgate, leurs clichés, leurs mots de passe, leurs éléments de langage : « Ce discours n’est qu’une série d’effets de discours plutôt que des effets du discours, des effluves dirait Averty, ce qui fait qu’on en parle sans aucune raison qu’on en parle, des bruits, et finalement une rumeur96. »
Fin novembre 1975, Esprit organise un colloque dont le maître d’œuvre est Paul Thibaud, à qui Jean-Marie Domenach a donné carte blanche, sur la question du totalitarisme qui réunit des personnalités dont la diversité donne une idée du large rayonnement intellectuel de la revue97. Esprit étaye ses analyses sur celles du courant Socialisme ou barbarie, d’autant que Castoriadis, avec les quatre volumes qu’il a fait paraître en 10/18 en 1973 et 1974, assume ses positions en son nom propre et devient, avec Claude Lefort, une des ressources essentielles pour penser le phénomène totalitaire et approfondir la remise en question du marxisme, accompagnant une critique qui gagne en fermeté contre toute tentation communiste.
L’équipe rédactionnelle d’Esprit et un cercle d’émigrés des démocraties populaires organisent une réunion sur le thème « Révolution et totalitarisme » à laquelle participent, entre autres, François Furet et Marc Richir, dont les interventions convergent pour dénoncer l’illusion révolutionnaire, qui conduit inéluctablement au désastre. François Furet considère que la matrice de l’idée de révolution remonte à une date récente, 1789, qui « institue un avant et un après98 » : la révolution russe de 1917 se situe dans la filiation de la Révolution française, dont elle est l’enfant légitime. Furet rappelle que l’historien robespierriste Albert Mathiez a établi une parenté entre montagnards et bolcheviks, ces derniers voyant dans les risques de la réaction thermidorienne le plus grand danger que devait affronter la révolution russe. L’intervention de Marc Richir, stigmatisant « l’aporie révolutionnaire99 », suscite néanmoins de sérieux remous parmi les membres de l’équipe de Textures. Richir affirme en effet que le rabattement de la société sur elle-même est la matrice du totalitarisme, que cette tentation remonterait à la Révolution française et se serait poursuivie dans l’utopie socialiste :
Il apparaît que toute Révolution, pour autant qu’elle vise à réaliser et à incarner la transcendance pratique, et dans la mesure où elle se donne les moyens de la force (la guerre civile, la dictature, le terrorisme idéologique et moral), conduit inéluctablement, par ce court-circuit même, à cette insaisissable dualité qui est l’énigme instituante de l’État totalitaire, ou ce que nous nommerons l’aporie révolutionnaire100.
Ce texte suscite un si profond malaise qu’il va provoquer la fin de l’aventure pour Textures. Castoriadis exprime à Marc Richir son désaccord :
Quatre membres parisiens du comité se sont trouvés d’accord pour considérer que vos deux derniers textes soulevaient des problèmes graves. […] Les conclusions deviennent politiquement tout à fait inacceptables — du moins pour moi101.
La position de Marcel Gauchet est encore plus ferme. Pour lui, le point de rupture est dépassé et, n’étant pas favorable aux exclusions, il propose sa démission. En réponse, Marc Richir adresse à Castoriadis une lettre qui annonce l’irréversibilité de la rupture. Force est de constater que le travail intellectuel commun est devenu impossible.
Esprit, qui reproduit les interventions de Furet et Richir, interroge les liens à penser entre révolution et totalitarisme, sans pour autant considérer que ce rapport serait naturel et inéluctable, à rebours du climat ambiant, orchestré par les « nouveaux philosophes », qui conçoit ce lien comme fatal : « À côté d’une idée doublement figée de la révolution, il y a comme dit Hannah Arendt des “trésors perdus” dans la tradition révolutionnaire, grâce auxquels peut être désamorcé le cycle stérile de l’illusion fanatique et du désabusement conservateur. Il s’agit en somme de fonder à nouveau le contenu et la pratique de la révolution102. » Dans ce numéro d’Esprit, Paul Thibaud s’appuie sur l’œuvre de Castoriadis pour recentrer l’idée de révolution autour de la perspective de la créativité sociale et de la conquête de l’autonomie et en évitant sa perversion bureaucratique103.
Tout en partageant le questionnement de Furet et Richir, Claude Lefort se distingue de leur analyse dans sa contribution sur « La question de la Révolution104 ». Spécialiste du moment machiavélien, il rappelle que l’idée de révolution est déjà présente au sein des cités italiennes au début du XVe siècle dans le contexte culturel de la Renaissance. Claude Lefort ne suit ni Richir ni Furet dans leur approche du phénomène révolutionnaire. Celui-ci ne peut être appréhendé à partir de l’idée de révolution, mais doit être étroitement corrélé au type de société qui le génère. Il oppose à l’analyse unitaire du phénomène la pluralité de sa réalité historique, soulignant par ailleurs l’importance du caractère émancipateur de cette passion révolutionnaire dans son désir de conquête d’une auto-organisation des collectivités humaines qui luttent pour le droit de décider de leur sort ici et maintenant. Lefort, ne désespérant pas d’une perspective historique de rupture qui tirerait les leçons des expériences funestes du passé, souligne l’aporie dans laquelle s’est enfermé Richir en posant le caractère insécable de la révolution et du totalitarisme : « Si nous affirmions que l’une engendre inéluctablement l’autre, nous devrions conclure qu’il n’y a pas de révolution antitotalitaire possible ou qu’elle ne servirait qu’à renforcer le régime établi105. »
Avec la disparition de Textures se présente l’occasion de lancer la revue Libre, éditée par Jean-Luc Pidoux-Payot aux éditions Payot, où se retrouve une partie de l’ancienne équipe de Textures. Le premier numéro paraît en 1977, avec comme sous-titre : « Politique-anthropologie-philosophie106 » :
La critique de l’imposture savante ne va pas sans une redécouverte de la question politique. En effet, c’est sur le refus de considérer le fait fondamental de notre époque : le totalitarisme, fasciste ou communiste, que s’établissent les formes avancées du mensonge social. Le désir de vérité ne se sépare pas de la volonté d’une société libre107.
Claude Lefort rédige le texte manifeste du premier numéro de la revue et y rappelle l’importance que revêt le mouvement de Mai 1968 pour cette équipe : « Fixons ce repère : 1968, il semble que deviennent mieux sensibles certains déplacements de l’idéologie108. » Libre entend montrer la fécondité d’une pensée politique renaissante, et Lefort rappelle dans ce texte liminaire, sans nommer Socialisme ou barbarie, la source du projet intellectuel de cette revue au titre évocateur : « Tout incite à interroger la genèse de notre propre société en regard de cet événement sans précédent que constitue la naissance du totalitarisme109. » À partir de cet événement traumatique, il convient de redonner une épaisseur à la fois historique et anthropologique à la pensée du social et à la réflexivité sur le présent. L’interrogation sur l’institution du social, ou sur le social-historique, comme l’appelle Castoriadis, passe par un décentrement de l’Occident, tel que le réalise Pierre Clastres, au cœur du dispositif intellectuel de Libre. Auteur d’une étude qui fait date sur les Indiens Guayaki du Paraguay et d’un ouvrage majeur, La Société contre l’État, il a montré qu’une société peut se passer d’État et même construire le lien social contre son institutionnalisation110. Au-delà des frontières civilisationnelles, ce qui fonde l’unité du projet, selon Lefort, est son horizon philosophique. La mort de Pierre Clastres dans un accident de voiture le 29 juillet 1977 frappe de plein fouet la nouvelle revue. Marcel Gauchet propose alors à Krzysztof Pomian de rejoindre Libre.
Le trio Morin, Lefort, Castoriadis approfondit la critique du totalitarisme et de l’alternative démocratique à promouvoir dans le cadre du Cercle Saint-Just, créé au début des années 1960 par le docteur Pitchall, ami de Lefort, riche médecin et franc-maçon. Opposé à la guerre d’Algérie, ce cercle est d’abord composé de membres de sa loge maçonnique, puis s’ouvre à d’autres intellectuels. Pitchall réussit à convaincre Lefort qu’il y a matière à des réunions périodiques pour répondre à un désir d’approfondissement théorique :
Le cercle s’est mis à fonctionner régulièrement ; j’ai amené certains de mes camarades qui avaient été à ILO [Informations et liaisons ouvrières] ; puis, un peu plus tard, j’ai invité Castoriadis, que je ne voyais plus depuis la brouille de 1958 et qui participa activement à cette entreprise. Je proposais de centrer les débats autour du thème de la démocratie, ce qui fut accepté. Il y eut une ou deux discussions publiques sur la démocratie dans la Grèce ancienne, auxquelles ont participé Vernant, Vidal-Naquet, Châtelet, d’ailleurs très intéressantes ; il y eut aussi une discussion sur la Révolution française ; une autre sur la Yougoslavie111.
Le Cercle Saint-Just changera de nom pour devenir le Cresp (Centre de recherche et d’élaboration sociale et politique), se consacrant plus spécifiquement à l’approfondissement des fondements théoriques de la démocratie. Dans ce trio, les échanges se multiplient et Morin demande plusieurs fois à son ami Castoriadis d’écrire dans Communications : « Lefort, Castoriadis et moi-même avions eu, chacun de notre côté, une évolution semblable. Nous avions, à des rythmes différents, mais nous trouvant synchrones à partir de 1962, “provincialisé” et “dépassé” Marx en détectant de plus en plus fortement les insuffisances ou carences de sa pensée112. »
En quête d’une nouvelle voie, Esprit s’engage dans une réflexion de fond sur l’autogestion, liée à la deuxième gauche. La jonction avec la pensée antibureaucratique de Castoriadis et Lefort permet un rapprochement fécond. Dans sa livraison de décembre 1976, Jean-Marie Domenach annonce qu’il passe la main à une plus jeune génération et désigne Paul Thibaud, qui l’assistait déjà dans ses fonctions de directeur depuis dix-huit ans et qui va prendre en main la revue, secondé par Olivier Mongin113. Le tournant, déjà pris par Domenach, s’accentue avec son successeur, qui approfondit la critique systématique du totalitarisme : « Trop longtemps nous avons répété, après Mounier, que le parti communiste était l’armature des pauvres et l’espoir du prolétariat. C’est fini depuis qu’une autre pauvreté s’est levée à l’Est pour requérir contre la “dictature du prolétariat”. La vérité est que nous vivons l’effondrement du stalinisme et qu’il faut le précipiter114. »
Une autre mutation au sein de la revue tient à la participation active à Esprit de Jacques Gautrat, alias Daniel Mothé, ancien de Socialisme ou barbarie, ouvrier chez Renault. En 1963, Daniel Mothé adhère à la CFDT. À partir de 1966, il est invité par Jean-Marie Domenach à participer au « Journal à plusieurs voix » d’Esprit. Il devient un collaborateur actif et une voix très écoutée dans la revue, dont il intègre vite le comité de rédaction. En 1971, un accident change brusquement la vie de Daniel Mothé qui abandonne sa profession d’ouvrier pour celle d’intellectuel. Il vient d’acheter une maison dans l’Oise, et pour amuser ses enfants il joue à Tarzan dans la forêt, mais il chute et se blesse grièvement. Le médecin lui annonce qu’il ne pourra plus exercer son métier de fraiseur chez Renault, la station debout toute la journée n’étant plus possible. On lui conseille de prendre contact avec Edgar Morin, qui pourrait l’aider à décrocher un titre universitaire, d’autant que Mothé a déjà publié un ouvrage115. Morin le rassure et lui suggère de passer un diplôme de l’EHESS. Il lui faut cependant se dépêcher car il ne reste plus que deux jours pour constituer un dossier, que son ami Véga porte à l’administration. Il y joint par ailleurs un manuscrit sur le métier de militant116. Et voici l’ouvrier Mothé, titulaire de son certificat d’études de 1939, soutenant en 1972 son diplôme de l’EHESS devant un jury composé d’Alain Touraine et Henri Desroche.
C’est grâce à Paul Thibaud, le futur directeur d’Esprit, que Mothé trouve l’occasion de se reconvertir. Mis en contact avec François Sellier et Guy Roustang, qui animent le laboratoire d’économie et de sociologie du travail (LEST) à Aix-en-Provence, Mothé est embauché comme chargé de recherche en sociologie pour travailler sur les problèmes d’amélioration des conditions de travail. Il intègre le CNRS en 1979 et y consolide le pôle émergent, que l’on commence à qualifier de deuxième gauche antitotalitaire, laquelle se range derrière Michel Rocard au sein du nouveau PS et dispose avec la CFDT d’un relais majeur pour diffuser et populariser l’autogestion. Pierre Rosanvallon, responsable de la revue de l’organisation syndicale, CFDT aujourd’hui, et animateur d’une collection de livres militants, « Objectifs », y joue un rôle de premier plan en tant que conseiller économique d’Edmond Maire, secrétaire général du syndicat. Comme Paul Thibaud, Pierre Rosanvallon nourrit manifestement ses analyses sur l’autogestion des thèses castoriadiennes exposées dans L’Institution imaginaire de la société.
En 1977, il intervient de nouveau en ouvrant la perspective autogestionnaire avec Patrick Viveret117. Ils prennent acte de l’effondrement des références théoriques de la gauche qui s’enracinent historiquement dans les ruptures de 1789 et de 1917 : « Il n’existe pas, à gauche, d’autre référence idéologique que révolutionnaire118. » Selon eux, pour sortir de l’impasse et des fausses solutions, il est nécessaire de repenser le politique en opposant à la culture de l’État la culture autogestionnaire. Dressant le constat d’une triple crise de la culture de gauche, atteinte en son cœur par le doute sur les idées de révolution, de progrès et d’État, ils estiment avec Jorge Semprún que « Notre génération n’est pas près de se remettre de l’échec de l’URSS119 », et que le courant socialiste ne peut faire l’impasse sur la question du lien entre le projet révolutionnaire et le totalitarisme. Ils ne peuvent que rejeter tout ce qui dans l’héritage risque de mener vers des horizons monstrueux. Ils se proposent de définir une voie qui éviterait cet écueil et permettrait de défendre une théorie positive du conflit social. Cette voie qui rouvrirait un champ des possibles serait fondée sur la conquête de l’autonomie : « L’autonomie commence à devenir une référence clef et n’est peut-être pas loin de supplanter l’égalité au panthéon des valeurs démocratiques. C’est au nom de l’autonomie que se mènent aujourd’hui des combats décisifs120. »
À Esprit, le tandem Paul Thibaud et Olivier Mongin entend donner à la revue une inflexion du côté de la philosophie politique en accentuant son identité antitotalitaire. Paul Thibaud, directeur de la revue à partir de 1977 et lecteur de Socialisme ou barbarie depuis 1956, est très sensible à cette question. Olivier Mongin, secrétaire de rédaction de Thibaud, qui deviendra directeur de la revue en 1988, entre à Esprit en 1967, alors qu’il travaille sur Merleau-Ponty, cherchant dans sa philosophie une aide à la compréhension du totalitarisme. La « nouvelle série » de la revue, lancée par Thibaud en janvier 1977, s’ouvre par un retentissant : « L’imposture totalitaire a fini par éclater », et marque la volonté de l’équipe dirigeante d’avoir une part active dans la quête d’une nouvelle culture et d’une nouvelle politique.
Esprit prend alors de sérieuses distances avec le prophétisme et le catastrophisme qui a été le lot de la pensée personnaliste d’Emmanuel Mounier, le fondateur de la revue. On invoque désormais une démocratie sans qualificatif « érigée au rang de valeur essentielle. Mieux, elle est un “avenir”121 ». L’été 1978, Esprit publie un dossier sur « Les fissures du totalitarisme et la démocratie en germes », présenté par Paul Thibaud qui considère le phénomène totalitaire comme la volonté utopique d’unifier la société et de la rendre transparente. Pour réaliser le dossier, il sollicite Castoriadis qui synthétise en vingt-cinq thèses ses analyses sur la société soviétique depuis 1946122. Les témoignages viennent pour l’essentiel d’intellectuels des pays de l’Est, comme le Tchèque Aleksander Smolar, dont Thibaud comprend l’article comme une « illustration d’un des thèmes de Castoriadis sur l’intrication de l’idéologique dans le social123 ». D’autres penseurs de l’Est contribuent à ce numéro sur le totalitarisme : Pierre Kende, Akos Puskas, Marc Rakovski et Tadeusz Mazowieski.
L’objectif affiché de jeter les fondements d’un changement de la culture et de la politique se cristallise dans un numéro thématique pour penser ce nouveau cap sous le titre : « Que penser ? que dire ? qu’imaginer124 ? » Dans ce numéro, Paul Thibaud consacre son éditorial à « L’autre modernité » : « Avec le discrédit des totalitarismes, réapparaît l’interrogation moderne, le politique et la philosophie rencontrent à nouveau la fondamentale indétermination humaine, l’infini, le “sans-fond”, comme dit ici Castoriadis, par quoi l’être humain échappe non pas à toute règle mais à toute maîtrise125. » De ce « sans-fond » peut resurgir un imaginaire social-historique qui ne soit pas condamné à se métamorphoser en monstruosité totalitaire, à condition d’exercer sur lui une vigilance forte de l’expérience tragique du XXe siècle.