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Les intellectuels en question

DISPARITION DE L’ICÔNE SARTRE, NAISSANCE DU DÉBAT

Le 15 avril 1980, Sartre, qui incarnait depuis 1945 la posture de l’intellectuel universel, meurt à l’hôpital Broussais. La presse lui rend un vibrant hommage, consciente qu’avec lui une époque se clôt. À la tête de Libération, Serge July, qui lui doit tant, considère qu’il a occupé son siècle comme Voltaire le XVIIIe et Hugo le XIXe. Le Monde consacre huit pages à « l’histoire passionnée d’un intellectuel engagé ». Même Le Figaro participe à la cérémonie des adieux sous la plume de Jean d’Ormesson qui salue « le dernier des maîtres de la pensée française ». Bernard Pivot déprogramme son émission culte « Apostrophes » pour un « Spécial Sartre ». Une conscience critique disparaît, laissant place à un travail de deuil collectif à l’échelle nationale :

Le premier cercle des amis des Temps modernes veille sa dépouille toute la nuit avant la cérémonie de l’enterrement au cimetière Montparnasse. Là, une foule compacte et hétéroclite de plus de cinquante mille personnes rend un dernier hommage au philosophe disparu, témoignant par sa présence d’un sentiment de vive gratitude devant celui qui a défendu, en dépit de ses erreurs et errements nombreux, les valeurs de la liberté et de la vie contre le tragique de l’histoire. Il aura été jusqu’à défier la mort, à laquelle, confie-t-il deux ans avant sa disparition, il ne pense pas : « Un jour, ma vie cessera mais je veux qu’elle ne soit obérée par la mort en aucun cas. Je veux, insistait le philosophe, que ma mort ne rentre pas dans ma vie, ne la définisse pas, que je sois toujours un appel à vivre2. »

Cette disparition symbolise un changement d’époque et un basculement des attentes confiées aux intellectuels. Depuis la fin des années 1970, on sentait déjà bien comme un parfum de fin de règne, que les modèles qui avaient fait la fortune des sciences humaines jusque-là avaient vécu. Ceux qui ne supportent plus le prêt-à-penser des chapelles qui se disputent des lambeaux de magistrature à coups d’excommunications et d’anathèmes cherchent le catalyseur qui manque à leur désir de changement. La philosophie du soupçon, nourrie du structuralisme, du marxisme et autres -ismes, est en perdition, et sur ses décombres les voies de sortie de l’impasse sont multiples, mais aucune encore ne parvient à ouvrir sur une issue prometteuse. Une page se tourne sur le constat d’échec des visées globalisantes. C’est dans ce contexte que Pierre Nora lance chez Gallimard la revue Le Débat en 1980, désireux de rompre avec la période qui précède et proclamant de manière provocatrice : « Le Débat, parce qu’en France il n’y en a pas ». La nouvelle revue ne prétend plus être le support d’un système de pensée, d’une méthode à vocation unitaire, mais un lieu de dialogue, un carrefour des idées, un support d’engagement intellectuel : « Le Débat n’a pas de système à imposer, pas de message à délivrer, ni d’explications ultimes à fournir3. » Le Débat prend acte d’un changement d’ère intellectuelle, de la fin des grands systèmes interprétatifs, qu’ils soient marxistes, freudiens, structuralistes ou formalistes, de la fin du prophétisme intellectuel et du besoin d’une autre forme de développement de la société — une ère qui appelle plutôt le rassemblement des intelligences que leur rivalité combative.

Cette nouvelle orientation rompt radicalement avec le paradigme de l’hypercritique des années 1960. La création du Débat témoigne de la réconciliation des intellectuels avec les valeurs de la société occidentale, mais exige une réévaluation historique de celle-ci. La revue constate l’épuisement des modèles de dépassement, que ce soit dans la relation à un avenir désormais forclos, en deuil de perspectives progressistes ou révolutionnaires, ou sur le plan scientifique d’une méthode enfin en voie de se débarrasser du parasitage idéologique. Le temps n’est plus pour les intellectuels à un engagement politique et militant d’ordre scientiste ou protestataire, mais d’ordre intellectuel, destiné à comprendre et à interpréter un monde entièrement nouveau. Il est symptomatique de cette époque où les disciplines qui ont joué un rôle pilote pendant l’heure de gloire du structuralisme — l’anthropologie, la linguistique, la psychanalyse — connaissent toutes une situation de crise, de reflux, d’éclatement et de désarroi théorique que Le Débat choisisse pour sous-titre : « Histoire, politique, société ».

Dans le numéro inaugural du Débat, Pierre Nora pose frontalement et sans complaisance la question : « Que peuvent les intellectuels ? » La neutralité apparente de la question comporte, en fait, un aspect profondément polémique. Pierre Nora s’en prend, en fait, à une certaine forme de terrorisme intellectuel qu’a fait régner la génération structuraliste. Il entend rompre, grâce aux vertus d’ouverture prônées par sa nouvelle revue, avec ce fantasme du pouvoir absolu que véhiculent les intellectuels dominants de la période précédente : « Dans ce modeste fonctionnaire de l’intellect, il y a un despote. Et nulle part ce despote ne s’est plus exprimé que dans la tradition française4. » Quelques grands penseurs français se sont en effet érigés en figures tutélaires autoproclamées, persuadés de porter la parole de la vérité historique, coupés du public par un délire de plus en plus paranoïaque.

Le directeur du Débat condamne vivement cette dérive qui fait de l’intellectuel « quelque chose du tyran archaïque et de l’empereur du Bas-Empire5 ». Sur fond de narcissisme et de solitude, chaque intellectuel n’aurait pas tant pour cible le pouvoir que la mort de l’autre intellectuel faisant obstacle à son désir de toute-puissance si bien décrit par Elias Canetti. Il s’agit bien de trancher, de rompre radicalement avec un certain type de pratiques. Un décalogue liminaire à cette aventure éditoriale vise à définir les tâches indispensables pour faire enfin naître un « régime de démocratie intellectuelle ».

Dans le premier numéro de la revue, Marcel Gauchet s’en prend avec une verve meurtrière à la manie rhétorique des plus grands intellectuels critiques, de Paul Veyne à Jacques Lacan, sans doute par réaction à l’existentialisme, de nier systématiquement la réalité de toute chose : « le pouvoir n’existe pas », « la femme n’existe pas »... Les quelques pavés lancés lors du numéro inaugural provoquent des tensions parmi les ténors en vue du monde intellectuel. La charge iconoclaste menée par Marcel Gauchet lors du deuxième numéro contre quelques idoles du moment, dont le respectable et respecté professeur Jankélévitch ou le sociologue Pierre Bourdieu, suscite une véritable fronde. Il constate d’abord que la publicité échoue quand la science paie, ce qui semble augurer des temps nouveaux. Alors que le livre publié par Jacques Séguéla est vite mis au pilon malgré une énorme orchestration publicitaire, Pierre Bourdieu, au même moment, publie La Distinction, « mêlant de manière inimitable la grisaille bureaucratique et les vives couleurs néologiques des belles années sémiotico-structurales, une précoce ossification dans des catégories de bois d’un type inédit et supérieur6 », et fait un malheur, signe que quelque chose bouge dans le royaume, et que le discours scientifique n’est peut-être pas mort. Cela ne fait pas pour autant de Marcel Gauchet un thuriféraire de Bourdieu : il stigmatise sa raideur dogmatique et range son « manuel oblique de civilité » au rayon des « encyclopédie[s] des filles à marier, cherchant chez leur partenaire, par de subtiles questions sur Vivaldi, Brahms et Bach, des signes qui ne trompent pas quant au rang véritable et quant aux chances d’ascension7 ». Marcel Gauchet achève sa pochade sur une vision digne des mystères d’Éleusis : « Les momies elles-mêmes, au contact du souverain élixir de jouvence que dispensent les ondes, reviennent de leur embaumement. La dalle du tombeau de la thèse se soulève. À quelle nuit des morts-vivants n’allons-nous pas devoir assister8 ? »

Du côté du 54, boulevard Raspail, à l’EHESS, cela provoque plus que des remous. Bourdieu fait retirer de la salle de la bibliothèque Le Débat des présentoirs des revues. Michel Foucault demande à rencontrer Claude Gallimard et lui signifie qu’il n’écrira pas dans Le Débat et veut la tête de Pierre Nora, sous peine d’aller chercher un éditeur ailleurs : un des joyaux de la couronne risque de disparaître. Si Claude Gallimard défend Pierre Nora sans réserve, en interne il lui dit qu’il va peut-être falloir renoncer à la revue, pour ne pas se mettre tous les universitaires à dos. Antoine Gallimard, le fils de Claude, est missionné pour jouer les médiateurs et convaincre Foucault de rester dans la maison où il a conquis un petit espace éditorial en 1978 avec son éphémère collection sur « Les vies parallèles » dans laquelle il n’aura fait paraître que deux titres9. Foucault, sans toutefois quitter Gallimard, lance avec Paul Veyne une collection au Seuil, « Des travaux », annonçant qu’il n’y aura ni service de presse ni publicité : la collection s’imposera par le sérieux et la qualité scientifique de ses publications. Elle est placée sous la direction conjointe de Michel Foucault, Jean-Claude Milner, Paul Veyne et François Wahl10.

La naissance fracassante du Débat ne passe donc pas inaperçue, et l’essentiel pour installer la revue dans le paysage intellectuel français est d’éviter à la fois les écueils d’une spécialisation universitaire qui produirait un langage trop ésotérique pour le lectorat et les facilités de la communication journalistique. Avec cinq mille à dix mille exemplaires vendus par numéro, le pari est gagné.

Le Débat, dirigé par Pierre Nora, entouré de Marcel Gauchet et de Krzysztof Pomian, qui animaient jusque-là la revue Libre tout juste disparue, se différencie des autres revues généralistes par l’absence de comité de rédaction, de réseau de correspondants et même de comité de parrainage. Pour Pierre Nora, la revue doit être le projet d’un homme, et il entend en assumer l’entière responsabilité. En outre Le Débat souhaite s’ouvrir à tous les vents et échapper à toutes les chapelles, à toutes les écoles, à toutes les institutions. La gageure est de taille : si la revue aspire à préserver une totale liberté de choix quant au nom de ses collaborateurs et au contenu de leurs articles, elle est née au cœur même de l’institution la plus légitime et la plus puissante du monde éditorial, Gallimard.

Le hasard fait paraître Le Débat au moment même de la mort de Jean-Paul Sartre, le 15 avril 1980. La publication chez l’éditeur de Sartre d’une revue qui entend rompre avec le mode d’engagement intellectuel qu’il a incarné depuis 1945, bousculant le nécessaire temps du recueillement et du bilan de l’œuvre sartrienne, est ressentie par les animateurs des Temps modernes comme une véritable provocation. La colère est d’autant plus vive que Pierre Nora, accordant un entretien à Jacqueline Piatier dans Le Monde du 2 mai 1980, a l’imprudence, lorsqu’on l’interroge sur cette coïncidence de dates, de répondre : « Oui, c’est comme le signe d’une relève11. » L’éditorial des Temps modernes réplique avec fureur, se demandant comment rester fidèle à leur maître disparu. Selon le souhait de Simone de Beauvoir, la rédaction décide de poursuivre sans prétendre représenter sa « relève », ajoutant cette note assassine qui vise Pierre Nora :

Quant au frère ennemi de Sartre, Raymond Aron, son accueil n’est pas plus chaleureux. Aron, peu loquace en ce genre de circonstances, s’étonne d’apprendre cette création de manière fortuite, chez son propre éditeur. Rappelant à Pierre Nora l’existence de sa propre revue, Commentaire, qui n’a alors que deux années d’existence, il lui demande si cette revue rivale est une déclaration de guerre.

La réaction de Michel Foucault est d’autant plus violente qu’il entretient depuis longtemps avec Pierre Nora des relations de grande proximité intellectuelle — Nora est son éditeur depuis 1966 — et amicale. Ce que Foucault prend immédiatement pour un affront est le choix que fait Pierre Nora de nommer Marcel Gauchet rédacteur en chef de la revue. Avec Gladys Swain, Marcel Gauchet est celui qui a contesté le schéma du grand renfermement de la folie à l’époque moderne. En cette année 1980, Foucault est encore sous le coup des critiques qui lui ont été adressées lors de la publication en 1976 du premier volume de son Histoire de la sexualité, et quiconque n’est pas totalement avec lui ne peut être que contre lui. À ce titre, il vient de se brouiller avec son grand ami Gilles Deleuze.

Cette revue qui connaît une naissance si controversée cherche pourtant à accueillir tous les courants, toutes les contributions, sans exclusive ni anathème, dans un esprit de confrontation de la vie intellectuelle. Les autres revues comme Esprit ou Commentaire sont perçues comme des revues amies. Le Débat entend être une revue intellectuelle pour les intellectuels, selon la boutade de Pierre Nora qui suggère de lui donner pour devise : « Les intellectuels parlent aux intellectuels ». La revue ne se présente pas non plus comme une simple entreprise éclectique et attrape-tout : « La démocratie, c’est la confrontation, au niveau le plus élevé, de visions du monde, d’options fondamentales touchant les sujets les plus divers, dont, si on est démocrate, on admet qu’elles sont irréductiblement destinées à être contradictoires13. »

Une confrontation au sommet est organisée par Jean-Paul Enthoven, ami de Pierre Nora et journaliste au Nouvel Observateur, qui tient à relayer dans son journal l’événement que représente la création du Débat. Il demande à Régis Debray, qui incarne alors l’intellectuel de gauche pourfendant avec talent toutes les formes de pouvoir et vient de publier Le Pouvoir intellectuel en France14, et à Pierre Nora de répondre à une série de questions sur les intellectuels et de dire quelle représentation chacun a de l’autre. À l’époque, cette confrontation n’est pas publiée, car les deux protagonistes, pris au jeu, ont développé leur point de vue de manière disproportionnée pour un hebdomadaire ; elle le sera dans le numéro du Débat de mai-août 2010, à l’occasion du trentième anniversaire de la revue15. Ce violent duel n’en est pas moins significatif du climat encore très clivé qui se mène à coups de serpe en ce tournant des années 1980. Le portrait que dresse Pierre Nora de Régis Debray, particulièrement caustique, dissocie l’image publique du personnage : « C’est l’enfant chéri des années folles du marxo-gauchisme […]. Ce n’est pas la génération perdue, c’est la génération battue […]. Il est le représentant le plus talentueux de la lumpen-intelligentsia de Marx. Un homme qui se cambre dans la gauche avec une morale de droite16. » Il voit l’homme lui-même travaillé par une faille secrète, douloureux, mal à l’aise, malheureux, rêvant d’un pouvoir auquel il aspire tout en sachant qu’il n’y accédera jamais. De son côté, le portrait que Régis Debray fait de son interlocuteur est celui d’un patricien subtil et désabusé, « une sorte de Paulhan des sciences humaines, téléguidant le trafic des bons travaux de pointe17 ». Selon Nora, l’enjeu politique de la création de la nouvelle revue n’est pas là où le croit Debray, ce n’est pas la lutte de classes, mais la relation ambivalente de l’intellectuel à la violence politique, et sur ce point Debray incarne à ses yeux ce dont il faut se défaire : « Il y a chez Debray, comme chez Sorel, ou même parfois chez Sartre, de la brute salvatrice18. » Pierre Nora invoque une longue tradition de ruptures par lesquelles les avant-gardes se sont manifestées de manière tonitruante, des surréalistes appelant à descendre dans la rue pour abattre le premier venu à l’acte gratuit de Gide renvoyant lui aussi au meurtre. Ce que révèle cette tradition, c’est une haine du « bourgeois », une nature aristocratique — le « Seigneur saigneur » — « restée tyrannique et despotique ».

De son côté, Régis Debray accuse Le Débat d’être « une revue de mauvaise foi » lancée par un homme de bonne foi, qui sous des déclarations d’ouverture et de récusation du terrorisme intellectuel assure le passage en force de choix politiques précis, ceux de « l’establishment intellectuel d’aujourd’hui, comme on coupe un bordeaux avec l’eau du robinet. Mais à la cave et dans le dos des invités19 ». Régis Debray lance ironiquement à son interlocuteur qu’il nous promet Lévi-Strauss et nous sert Glucksmann : loin d’échapper à l’air du temps, il le « décalque ». Il voit même en lui le soutier du box-office qui se justifie de parler des best-sellers comme symptômes d’une époque, attitude qu’il juge bonapartiste : « À ce compte-là, Pétain était légitime jusqu’en mars 194420. » Et de dénoncer chez Pierre Nora sa fascination du « showbiz des idées actuelles » et une « realpolitik de l’intelligence ». Il lui reconnaît une redoutable habileté, mais l’accuse, à se vouloir arbitre et boxeur, de tricherie. Le pouvoir intellectuel étant le fruit récolté par ceux qui occupent simultanément les trois étages de l’université, de l’édition et des médias, Debray fait de Nora un évêque du genre, alors que lui fait plutôt figure de gladiateur n’ayant que ses propres livres pour se défendre dans la fosse aux lions. Dépassé par cet échange de tirs abondamment nourris de part et d’autre, Jean-Paul Enthoven renonce à y donner suite dans son hebdomadaire. Il suggère aux deux duellistes de se rencontrer par son entremise, sans armes, pour un déjeuner et, surprise, les deux adversaires tombent dans les bras l’un de l’autre ; cette rencontre sera le point de départ d’une complicité amicale non démentie depuis.

Le Débat contribue à l’émergence d’un intellectuel d’un nouveau type qui n’est pas loin de la figure promue par Olivier Mongin dans Esprit, un intellectuel démocratique qui aurait renoncé à sa posture de surplomb, d’expert omnipotent prompt à donner des leçons de choses à tout le monde sur tous les sujets. L’intellectuel nouveau ne parlerait qu’au nom d’une compétence acquise par la traversée des ateliers de la raison pratique et, à ce titre, pourrait servir d’éclaireur de la complexité, renonçant aux charmes faciles des oppositions binaires, tout ou rien, blanc ou noir, bien ou mal.

En s’ouvrant à des collaborateurs de tous bords, en rendant caducs les murs élevés entre chapelles qui permettaient jusque-là de s’enfermer dans un autisme rassurant, Le Débat contribue à décrisper la vie intellectuelle française. Œuvrant à la démocratisation du débat intellectuel, le trio n’en est pas moins conscient des risques encourus avec cette pacification de la vie des idées : « Singulier moment. La démocratie triomphe, donc. Mais dans le temps même où elle s’installe dans l’incontestable, on la découvre en proie à un profond malaise. Elle se voit frappée par un profond mouvement de désertion civique21 », déplore Marcel Gauchet en 1990, soit dix ans après la création de la revue. Le consensus atone qui semble éclore de la dernière décennie n’est à ses yeux qu’un trompe-l’œil et ne signe en rien une quelconque fin de l’histoire. Il indique les lieux des vrais enjeux qui se sont déplacés vers la sphère du vivant, de l’âge, du sexe, de la fécondité, de la morbidité, de la santé, des flux de population : « À force de socialisation de la vie, voici l’ordre vital en passe de devenir le cœur de la question sociale22. » Marcel Gauchet met en garde contre le rêve de cette pacification totale qui relèverait d’une vision totalitaire se donnant pour ambition de subsumer les contradictions dans une résorption du conflit, alors qu’il convient tout au contraire d’accepter la confrontation de points de vue différents, l’autre ne pouvant être réduit au même ; il faut renoncer à l’espérance d’une réconciliation généralisée. Le politique est le lieu même de cristallisation de la fracture propre à la vérité. L’intellectuel démocratique doit apprendre à vivre avec le conflit des interprétations, et non s’ériger en arbitre suprême d’une vérité représentative d’une collectivité redevenue homogène.

Marcel Gauchet situe la fonction de l’intellectuel, et celle de la revue Le Débat, dans la mise en service de sa compétence acquise au profit d’un public plus large que celui de son champ de spécialité, partout où les choses de l’esprit pèsent dans le domaine politique. C’est dans cette fonction de médiation que se définit l’intellectuel démocratique : « Il y a des intellectuels, en un mot, là où il y a des intermédiaires, des attentes intermédiaires capables de transcender leur spécialité pour en rendre accessibles les développements significatifs sans rien sacrifier des exigences de la spécialité23. »

EN MAL D’AVENIR

En cette année tournant 1980, Krzysztof Pomian fait le diagnostic d’une « crise de l’avenir24 ». À distance de quelques années de l’effet Soljenitsyne, il prend la mesure de l’épuisement des espoirs, de l’opacification des perspectives et du caractère funeste des projets qui avaient laissé croire en un sens de l’histoire. La science elle-même, qui jusqu’alors offrait l’asurance d’un monde meilleur, plus rationnel, mieux maîtrisé, est affectée par cette crise d’historicité. Quant aux idéologies politiques, elles subissent de plein fouet les désastres du siècle et ne semblent plus en capacité de créer un nouvel imaginaire prometteur. Selon Pomian, les deux certitudes nées de la Révolution française qui soutenaient les attentes collectives — un certain nombre de problèmes sociétaux peuvent être résolus par des transformations institutionnelles ; les inventions techniques constituent une perspective de progrès et de mieux-être — sont battues en brèche. La fin de l’optimisme politique se double de la disparition de la croyance en une croissance indéfinie des forces productives. Pomian rappelle que notre société a déjà connu une telle crise de langueur à la fin du XIXe siècle, qui ne touchait alors que les milieux de la création culturelle. En 1980, tous les secteurs d’activité étant touchés, c’est le régime d’historicité dans son ensemble qui bascule : « Il devient de moins en moins possible de concevoir un avenir qui soit simultanément accessible et souhaitable, un avenir dont on aurait des raisons convaincantes d’attendre l’avènement25. » Un tel repli sur le présent coupé de tout devenir est lourd de conséquences : « Cela est grave. Car notre civilisation dépend de l’avenir comme elle dépend du pétrole : qu’il s’épuise, et elle tombe comme un avion que ses moteurs ne propulsent plus26. » Pomian confesse ne pas avoir de remède à proposer : ni chaman ni prophète, il enjoint simplement de récuser avec la même véhémence tout passéisme nostalgique et tout futurisme aventureux, préconisant une voie médiane qui reste à inventer.

Dans ses premiers numéros, Le Débat, s’interrogeant sur ce que peuvent apporter les intellectuels de la nouvelle génération, demande à vingt-deux d’entre eux, ayant déjà publié, de quoi, selon eux, l’avenir intellectuel sera fait. Le Débat prend acte de la clôture d’une époque avec la disparition de Sartre et celle du modèle identificatoire : « Un cycle de la conscience morale, un cycle national se clôt sans que l’identité intellectuelle qui lui a succédé soit claire, ni assurée de son avenir27. » Il ressort de cette enquête auprès d’intellectuels d’orientations très différentes le sentiment partagé d’un avenir que l’on ne peut plus envisager ni sous sa forme prospective ni sous sa forme utopique. Chacun, renonçant aux projets collectifs pour un présent refermé sur lui-même, s’emploie, dans sa spécialité, à revitaliser son domaine de compétences. Jugeant que le danger qui guette ne se dissimule pas tant dans l’obscurité des signes annonciateurs d’un changement que dans la confusion du langage, Vincent Descombes insiste sur le « besoin de philosophie28 » pour dissiper cet embarras. Ancien maoïste, Guy Lardreau entend bien, après avoir été touché par l’« effet Goulag », ne plus céder sur la pensée : « La tâche de l’intellectuel, qui lui dessine son avenir, s’il en a un, c’est d’oser à nouveau penser, à son propre compte, d’avoir à nouveau le courage de se servir de son propre entendement, comme eût dit Kant, de produire du savoir29. »

Ce que révèle principalement cette enquête est la généralisation d’un rapport présentiste au temps. « L’humanité saura-t-elle vivre sans de grandes espérances ? Saura-t-elle enfin accéder à sa “majorité”, pour citer Kant, parvenir enfin aux “Lumières” ? Ce pourrait bien être cela, la grande tâche, aujourd’hui, de l’humanité européenne : après avoir saoulé le monde de grandes espérances, lui montrer qu’on peut faire sans30. » Toute une jeune génération ainsi privée de futur envisage l’avenir sous l’angle d’un présent étale, indéfini, d’un espace d’expérience coupé de devenir envisageable. Significativement, le psychanalyste lacanien et ancien maoïste Gérard Miller intitule sa contribution « No future », le philosophe catholique Jean-Luc Marion « La modernité sans avenir », pendant que le libéral Bernard Manin fait « l’éloge de la banalité » en insistant sur la faillite du marxisme : « La faillite des réalisations politiques se réclamant de lui a discrédité en retour l’idée d’un sens assignable de l’Histoire31. »

Sur fond d’affaissement du sens de l’histoire, cette enquête révèle l’inquiétude de certains vis-à-vis de lendemains qui, loin de chanter, pourraient annoncer une catastrophe de dimension mondiale. En 1980, en effet, de vives tensions entre les deux blocs, engagés dans une course aux armements, menacent la stabilité internationale. En 1977, les Soviétiques installent sur leur territoire des SS 20, missiles hautement performants, avec une précision de tir et une portée sans comparaison avec l’ancienne génération des SS 4 et SS 5. C’est toute l’Europe occidentale, à portée immédiate de ces missiles, qui se trouve virtuellement prise en otage. Lancé dans une course en avant, l’Empire soviétique élargit sa sphère d’influence et envahit l’Afghanistan en 1979. Non loin, l’Iran échappe à l’attraction occidentale et tombe entre les mains de l’ayatollah Khomeyni. Comment va réagir le camp occidental ? Le spectre d’une nouvelle guerre mondiale plane sur l’Ancien Continent. Lorsque les États-Unis décident à leur tour en 1979 d’installer des missiles de croisière et des Pershing II en Europe occidentale, ils se heurtent aux fortes réticences des gouvernements européens et à une grande campagne d’opinion orchestrée par Moscou, relayée par les divers partis communistes, destinée à convaincre que la paix doit être fermement défendue face au fauteur de guerre américain. De nombreuses manifestations pacifistes ont lieu en Europe, notamment en Allemagne, où certains n’hésitent pas à se clamer « plutôt rouges que morts ! ». En France, François Mitterrand se déclare favorable à l’installation des Pershing, constatant que « les pacifistes sont à l’Ouest et les missiles à l’Est ». Dans sa contribution, Blandine Barret-Kriegel analyse « la guerre et la crise des démocraties32 », dont elle craint la déroute dans un proche avenir. Dans une situation qu’elle compare à celle de l’Europe à la veille de la Seconde Guerre mondiale, elle en appelle à un ressourcement démocratique. Un appel similaire au courage et à la défense des valeurs démocratiques est lancé par François Ewald, qui considère que la question la plus urgente est d’évaluer la possibilité de la guerre : « La question morale serait la suivante : quel prix payons-nous, et devrons-nous payer, à faire que la guerre reste impossible33 ? »

Castoriadis, qui a animé Socialisme ou barbarie avec Claude Lefort, partage ce point de vue alarmiste et publie en 1980 un ouvrage qui va dans ce sens, Devant la guerre34, où il précise qu’il ne s’agit pas de jouer les prévisionnistes, mais de prendre conscience de la perspective d’une nouvelle guerre mondiale, les forces de l’Otan étant dans l’incapacité d’arrêter une éventuelle offensive soviétique. Afin de démontrer que l’URSS a acquis une stature d’hyperpuissance malgré les incapacités structurelles de son économie, il fait la distinction entre deux sociétés russes, la société civile laissée à l’abandon et la société militaire devenue un exemple de productivité et d’efficacité et faisant l’objet de tous les soins par le gouvernement. Il affirme que le pays a connu une transmission du pouvoir de la bureaucratie à une « stratocratie » qui lui a permis de devenir la « première puissance militaire mondiale35 ». Dans cette reconfiguration du totalitarisme soviétique, le Parti et son idéologie sont réduits à des coquilles vides et font place nette à la seule instance de domination qui fonctionne efficacement, l’armée, et tout l’appareil sociétal qui lui est lié. Aux yeux de Castoriadis, la supériorité russe serait donc double, à la fois technologique et stratégique, plaçant toute l’Europe en position d’otage : « Les divisions russes seraient à Biarritz en quelques jours36. »

Castoriadis se livre à une étude minutieuse et chiffrée du rapport de force militaire qui oppose les deux blocs pour étayer sa thèse de la supériorité soviétique. Il fait le constat de cette supériorité à tous les niveaux : en matière d’armement, les cent soixante-quatre Pershing déployés font peu de poids face aux mille trois cents missiles russes ; dans le domaine des forces conventionnelles, il retrouve une même disparité avec un rapport de deux à un pour les soldats sous les drapeaux. Castoriadis juge qu’il ne faut pas s’arrêter à ce qu’il qualifie de « quincaillerie militaire37 », mais porter attention aux rapports des forces vives, à la confrontation de deux stratégies soutenues chacune par un imaginaire social distinct. Sur ce plan, la confrontation se joue entre un monde occidental qui a renoncé à l’expansion et l’Empire soviétique, qui s’oriente inexorablement vers une politique de domination mondiale. Les chiffres et les annexes documentaires qui nourrissent son livre viennent étayer sa thèse de la force brute qui anime la stratocratie, nouvelle classe dominante en Russie : « La Russie est vouée à préparer la guerre parce qu’elle ne sait et ne peut rien faire d’autre38. » Au contraire de nombreuses analyses de l’époque, Castoriadis critique ceux qui voient en URSS le pouvoir d’une idéocratie. Pour lui, le marxisme s’est dévitalisé au point de ne plus rien signifier et de tourner comme une rhétorique vide de contenu. Il y a bien longtemps, selon lui, que l’on n’adhère plus au PCUS pour défendre des idées, mais pour faire carrière, et Castoriadis de dépeindre la singularité de l’homo sovieticus devant répondre aux conditions sans lesquelles il n’est pour lui pas d’avenir : « Il faut savoir mentir astucieusement et efficacement […]. La lâcheté devant les forts, l’arrogance devant les faibles en sont les vertus essentielles39. » Le syllogisme mis en avant par Castoriadis est implacable : l’URSS est animée par une force brutale qui la conduit à accroître son empire, tandis que l’Occident applique la politique de l’autruche pour cacher son infériorité, ce dont l’URSS va profiter pour devenir la seule superpuissance mondiale ; la guerre est donc inéluctable et son issue fatale. Même Paris Match consacre au thème soviétique un énorme dossier40. Un sondage BVA dévoile que l’URSS représente une menace pour 63 % des Français. Dans le même esprit, Le Figaro Magazine se mobilise par la plume d’Henri-Christian Giraud, qui écrit : « L’URSS fait peur. Il est vrai qu’elle a de quoi effrayer. Par sa nature d’abord : le philosophe Castoriadis, auteur de Devant la guerre, voit en elle, à juste titre, un “animal historique nouveau”, une “stratocratie”41. » Fait exceptionnel, le 26 novembre 1986, le petit écran s’ouvre à Castoriadis, invité à l’émission de Georges Suffert « La rage de lire », avec André Fontaine et Aleksander Smolar.

ÉMERGENCE DE L’INTELLECTUEL DÉMOCRATIQUE

L’arrivée au pouvoir de la gauche à l’issue de l’élection présidentielle de 1981 s’est faite sans l’accompagnement des intellectuels. En revanche, ces années 1980 sont pleines d’une interrogation sur la nature, l’histoire et la fonction des intellectuels dans un monde en total renouvellement. Les seuls titres de deux ouvrages importants parus au tournant des années 1980, Le Pouvoir intellectuel en France, de Régis Debray, et Les Intellocrates. Expédition en haute intelligentsia, d’Hervé Hamon et Patrick Rotman, expriment suffisamment le changement de climat.

Régis Debray se penche sur le sort de ces intellectuels qui occupent une position forte de pouvoir, quasiment monopolistique, détériorée en « médiocratie42 » par un processus de fusion avec les animateurs des médias. Historisant ce processus de domination, il distingue trois cycles : universitaire entre 1880 et 1930, éditorial entre 1920 et 1960, et médiatique depuis. Cette évolution tient lieu d’une involution, avec perte progressive de contenu et de sens : « Les mass media sont une machine à produire du simple43. » Debray dénonce un nouveau pouvoir à la solde de la bourgeoisie : « La médiocratie régnante constitue en France le pilier principal de la domination bourgeoise44. » Il y aurait même là quelque machiavélisme de la part de cette classe stigmatisée dans la mesure où elle se réserve les avantages de l’autorité conférée au savoir et aucun des inconvénients du pouvoir. Régis Debray fait remonter l’origine de cette mise sous tutelle de la haute intelligentsia à la première moitié du XIXe siècle, à l’époque où Balzac dénonçait déjà une littérature sous la dépendance de la presse, elle-même sous la coupe des détenteurs de capitaux. Debray brosse un tableau ultracritique des intellectuels, passés maîtres en trahison, comme l’avait compris Julien Benda, sous le joug d’une corruption qui n’a même plus besoin d’être financière depuis que « l’achat des consciences se fait sous les sunlights45 ». En 2000, Régis Debray reprendra cette réflexion critique dans un brûlot encore plus polémique en opposant ce qu’il appelle l’intellectuel originaire (l’IO) de 1900 à l’intellectuel terminal (l’IT) de 200046. À cette occasion, il dresse le tableau clinique de la perte de la fonction intellectuelle que subit l’intellectuel au stade terminal, caractérisé par cinq traits de personnalité : « l’autisme collectif, la déréalisation grandiloquente, le narcissisme moral, l’impression chronique et l’instantanéisme47 ».

Dans leur enquête journalistique sur les intellectuels, Hamon et Rotman procèdent à une étude ethnographique de leurs mœurs et de leurs réseaux comme on le ferait d’une tribu. Publiée chez Ramsay en 1981, cette enquête part du principe d’un pouvoir encore certain de ces intellectuels qui dominent en maîtres l’université, l’édition, investissent les médias et gagnent en visibilité ce qu’ils perdent en épaisseur et en capacité créative. Les évolutions du marché des productions intellectuelles ont fortement contribué à minorer le statut de l’intellectuel incarnant la défense des valeurs universelles. Le silence des intellectuels de gauche après la victoire de François Mitterrand serait le symptôme de la disparition d’une certaine forme d’intervention dans l’espace public : « Alors que la France s’était autrefois distinguée par l’importance culturelle et politique de l’intellectuel de gauche traditionnel à vocation universelle et prosélyte, ce type social aurait tout simplement cessé d’exister48. » Le marché intellectuel a basculé du côté des savoirs spécialisés et des compétences parcellaires, et l’intellectuel universel a progressivement fait place à l’intellectuel spécifique n’intervenant qu’au nom de sa compétence singulière. Avec le développement des technologies modernes de communication et l’informatisation de la société, une mutation du savoir a eu lieu ; il devient la face indissoluble du pouvoir des décideurs et des programmateurs qui relèguent peu à peu la classe politique traditionnelle à un rôle subalterne. Dans un tel cadre, la question de la légitimation des discours à vocation globale s’infléchit pour provoquer une crise des grands récits, « une érosion interne du principe de légitimité du savoir49 ». La déconstruction de l’Un, des métadiscours, fait place à une prolifération de discours multiples non assignés à un sujet, simples jeux langagiers, fibre sans mailles. L’horizon humaniste s’efface, remplacé par un enjeu performatif, une « légitimation par le fait50 ». À cet égard, on peut, selon Jean-François Lyotard, écrire le « tombeau de l’intellectuel51 », qui n’est plus en mesure de parler au nom de l’homme en général, de la nation, du peuple ou du prolétariat : « Il ne devrait donc plus y avoir d’“intellectuels”, et s’il y en a, c’est qu’ils sont aveugles à cette donnée nouvelle dans l’histoire occidentale depuis le XVIIIe siècle : il n’y a pas de sujet-victime universel, faisant signe dans la réalité52. » Lyotard ne ressent aucune nostalgie vis-à-vis de l’ancien passé glorieux de l’intellectuel incarnant l’universel. Tout au contraire, le tombeau édifié en son honneur contribue au travail de deuil nécessaire pour se débarrasser de visions et visées totalisantes et totalitaires : « Le déclin, peut-être la ruine, de l’idée universelle peut affranchir la pensée et la vie des obsessions totalisantes53. »

Outre la disparition des métarécits, du sens téléologique de l’histoire, on observe une prolifération des biens culturels et une dissémination de leurs lieux de production et de diffusion. L’intellectuel, qui émergeait hier d’un vide culturel qu’il comblait de son omniprésence, se trouve débordé et presque enseveli sous la pléthore de forces concurrentes qui prennent sa place. La production d’une culture de masse et la médiatisation sapent les bases de la figure traditionnelle de l’intellectuel isolé, adoptant une position de surplomb, concentrant sur lui toutes les attentes. La fonction intellectuelle s’en trouve sensiblement modifiée, appelée à entrer au contact du grand public, précipitée dans une temporalité plus courte, davantage en proie à l’événementialité et à l’instant présent : « Petit à petit, les rythmes traditionnels du travail intellectuel s’en trouvent modifiés […]. Il a fallu se plier à ces nouvelles normes, c’est-à-dire travailler sur ce qui était ou pouvait devenir un événement “chaud”, y travailler de manière expéditive, écrire de telle sorte que cela soit accessible au plus grand nombre54. » En 1980, le sociologue François Bourricaud insiste lui aussi sur les transformations du marché culturel et leurs incidences sur la fonction intellectuelle. La posture critique de l’intellectuel serait sapée par l’inflation culturelle, qui aurait pour effet de dissocier trois marchés : celui des intellectuels au degré de qualification incontestable et qui s’adressent en priorité à leurs pairs selon la procédure classique de la République des savants ; celui des intellectuels qui s’adressent en priorité au public ; et enfin un troisième marché ouvert à la faveur de la prolifération des biens culturels qui « paraît surtout caractérisé par la prépondérance des médiateurs et des courtiers55 », et non par les producteurs d’idées. Ce marché a ses règles qui consistent à jouer à la fois sur la rareté et sur la banalité en faisant passer le déjà-vu pour de l’inattendu : « Le bricolage est donc de règle56. » Dans Esprit, Joël Roman constate lui aussi la multiplication de la figure de l’intellectuel, corollaire de la progression de l’espace public : « À la figure unifiée de l’intellectuel vont succéder diverses figures, distinctes et parfois antagonistes : celle du journaliste, celle de l’universitaire, celle de l’expert. Le savant aussi fait son apparition, qui se distingue de l’intellectuel57. » Les modifications relatives au statut de l’intellectuel tiennent pour l’essentiel, selon lui, à une reconfiguration de ses rapports avec ces trois grandes institutions.

Le dernier sursaut public de l’éthique de conviction guidée par la posture de dévoilement pourrait être daté de 1978, lorsque Michel Foucault, envoyé par Le Nouvel Observateur en Iran, en rapporte un récit de la révolution iranienne en marche. Impressionné par l’ampleur de la contestation des valeurs occidentales modernes qui s’exprime, il voit dans cette révolution un mouvement de réconciliation avec une spiritualité politique positive oubliée par l’Occident : « La situation en Iran semble être suspendue à une grande joute entre deux personnages aux blasons traditionnels : le roi et le saint, le souverain en armes et l’exilé démuni ; le despote avec en face de lui l’homme qui se dresse les mains nues, acclamé par un peuple58. » Foucault croit voir dans l’islamisme un réveil de l’histoire : « À l’aurore de l’histoire, la Perse a inventé l’État et elle en a confié les recettes à l’islam : ses administrateurs ont servi de cadres au Calife. Mais de ce même islam, elle a fait dériver une religion qui a donné à son peuple des ressources indéfinies pour résister au pouvoir de l’État59. » Il rend même visite à l’ayatollah Khomeyni, exilé à Neauphle-le-Château. Fasciné par sa personnalité et son intransigeance, son refus de tout compromis, il en fait l’apologie dans le Corriere della Sera et dresse le portrait d’un « personnage presque mythique » ; « Aucun chef d’État, aucun leader politique même appuyé sur tous les médias de son pays ne peut aujourd’hui se vanter d’être l’objet d’un attachement aussi personnel et aussi intense60. » On sait aujourd’hui à quel degré de brutalité dictatoriale s’est élevé ce gouvernement islamique, que Foucault présente alors comme libérateur, précurseur d’un nouveau modèle politique et symbole incarné de la résistance à l’oppression. Ce genre d’errement, devenu exceptionnel et incongru après 1975, largement partagé au contraire dans la période précédente, peut être perçu comme le résultat des effets pervers d’une position hypercritique vis-à-vis de la démocratie et de ses institutions.

Si la fonction des intellectuels réside dans l’exercice de cette critique, elle implique, pour éviter un certain nombre de délires politiques, de considérer que la démocratie ne va pas à ce point de soi qu’il faille en oublier les acquis pour mieux exalter un quelconque ailleurs. Le problème n’est pas que l’on ait produit ce genre de discours critique contre la démocratie, mais que l’on n’ait pas pris la peine de l’assortir d’une déclaration de solidarité. Malgré ces errements, Foucault continue à revendiquer haut et fort en 1979 sa posture d’intellectuel spécifique, fidèle à sa stratégie ciblée de soupçon :

Dans les années 1980, l’intellectuel du soupçon laisse peu à peu la place à un intellectuel réconcilié avec les valeurs démocratiques, soucieux cependant de son autonomie critique. Ce dernier retiendra de l’enseignement foucaldien qu’il lui faut limiter ses interventions à son domaine spécifique de compétences. L’intellectuel se situe alors dans un espace intermédiaire : entre les laboratoires de l’innovation, sources d’une culture d’experts, et la divulgation publique. Son nouveau rôle consiste à renforcer les médiations afin de susciter des débats sur la place publique et d’éclairer les décisions stratégiques sociétales. Il doit favoriser l’émergence d’un véritable espace de délibération qui présuppose une prise de distance avec sa position classique hypercritique pour lui substituer une posture plus constructive.