[IV]

[L’ART DES ARTS]

La direction spirituelle, l’examen de soi-même, le contrôle attentif par le sujet de ses actes et de ses pensées, l’exposé qu’il en fait à un autre, la demande de conseils à un guide et l’acceptation de règles de conduite qu’il propose : tout ceci est une tradition fort ancienne. Les auteurs chrétiens n’ont pas masqué cette antériorité ni renié la parenté entre ces pratiques et les exercices qu’ils prescrivaient eux-mêmes. Saint Jean Chrysostome recommande l’examen de conscience en se référant à l’exemple des philosophes païens et en citant Pythagore1. Le Manuel d’Épictète a pu être reproduit par saint Nil comme s’il s’agissait d’un texte chrétien donnant une règle d’existence susceptible de former, comme il faut, l’âme des fidèles et de les conduire au salut. Des maîtres de conduite de l’Antiquité aux guides de la vie ascétique — appelée d’ailleurs vie philosophique — il y a une certaine continuité. Les différences pourtant ne doivent pas être négligées.

La pratique de la direction de vie a couvert chez les Grecs et les Romains un éventail assez large de procédures différentes. On la trouve sous forme de relations discontinues et circonstancielles : Antiphon le sophiste tenait ouvert un cabinet de consultations où il vendait à ceux qui en avaient besoin des conseils de conduite pour faire face à des situations difficiles2 ; et les médecins répondaient à la demande de ceux qui les sollicitaient non seulement pour des maux physiques, mais pour des malaises moraux : les régimes qu’ils prescrivaient étaient, tout autant que des méthodes préventives ou des préceptes d’hygiène, des règles de vie qui devaient assurer la maîtrise des passions, le contrôle de soi, l’économie des plaisirs, l’équité des rapports avec autrui3. Mais les consultations pouvaient être aussi des actes d’amitié et de bienveillance, sans rétribution : conversations, échanges de correspondance, rédaction d’un petit traité à l’adresse d’un ami dans l’embarras. Ces formes épisodiques de direction répondaient en général à une situation déterminée : un revers de fortune, l’exil, un deuil pouvaient en être l’occasion, mais aussi une crise, un passage difficile, un moment d’incertitude. C’était le cas de Serenus lorsqu’il expose son état à Sénèque en lui demandant l’aide de son diagnostic et de ses conseils4. Il avait le sentiment de ne plus progresser sur le chemin de la sagesse stoïcienne ; des mouvements opposés agitaient son âme, non pas jusqu’à provoquer « une tempête », mais avec assez de force pour lui donner « comme le mal de mer »5.

Mais il existait aussi des formes beaucoup plus continues et beaucoup plus institutionnalisées de la direction : elles avaient cours en particulier dans les écoles de philosophie. Là, la discipline de vie collective qui était imposée à chacun était complétée par des relations beaucoup plus individualisées. Le maître y était un guide permanent pour le disciple : tout à la fois, il lui enseignait peu à peu la vérité, l’aidait à progresser sur le chemin de la vertu, de la maîtrise de soi et de la tranquillité d’âme, éprouvait son avancement et lui donnait au jour le jour des conseils de vie. Ainsi, chez les épicuriens, des entretiens individuels étaient aménagés, une règle de franchise était imposée aux membres de l’École, incitant chacun à dévoiler son âme et à n’en rien cacher pour qu’on puisse les guider efficacement ; seuls les maîtres les plus sages pouvaient se charger de cette direction individuelle des élèves, alors que les autres avaient la responsabilité collective d’un groupe6.

La direction, pour s’exercer, faisait appel à tout un ensemble de pratiques diverses7. L’une des plus importantes était l’examen de conscience. Depuis les pythagoriciens, il figure, comme pièce capitale, dans un grand nombre de règles de vie. Mais il n’a pas eu toujours la même forme, il n’a pas porté toujours sur les mêmes objets et on n’en attendait pas toujours les mêmes effets8. On sait peu de choses sur l’examen pythagoricien en dehors des vers célèbres du Carmen aureum, dont les deux premiers seulement représenteraient la tradition la plus ancienne : « Ne permets pas que le doux sommeil se glisse sous tes yeux avant d’avoir examiné chacune des actions de ta journée9. » Outre son rôle d’épreuve par rapport au progrès moral, cet examen était peut-être un de ces exercices de mnémotechnique que les pythagoriciens cultivaient ; il valait aussi sans doute comme rituel purificatoire pour induire des songes favorables et préparer un sommeil dans lequel l’École voyait une préfiguration de la mort10.

Dans le grand développement de la philosophie hellénistique comme direction de conscience, l’examen de l’âme joue un rôle considérable. Il y constitue une sorte d’échangeur : relais entre le dirigé et le directeur, charnière entre la période où on est dirigé et le moment où on ne le sera plus. C’est par l’examen que le disciple ou le consultant peut se mettre en état de découvrir l’état de son âme à son directeur, afin que celui-ci puisse porter un jugement et déterminer le remède approprié. Ainsi commence l’examen de Serenus lorsqu’il vient demander l’aide de Sénèque : « Il m’est moins facile de te faire connaître en résumé qu’en détail cette infirmité de mon âme […]. Je te dirai les accidents que j’éprouve : à toi de nommer la maladie11. » C’est par l’examen aussi que le dirigé peut estimer lui-même la manière dont les avis de son directeur agissent sur son âme et lui permettent de se perfectionner ; c’est par lui qu’il peut contrôler en permanence s’il les suit comme il faut et s’il est capable ainsi d’acquérir son autonomie. C’est encore l’examen qui, une fois terminé le temps de la direction, permet de prolonger les effets et d’exercer sur sa propre âme une activité permanente de direction. Ce quadruple rôle de l’examen comme ouverture de l’âme à autrui, intériorisation des règles de direction, épreuve de leur succès, et exercice de contrôle de soi lorsque l’autonomie est acquise apparaît clairement dans le traité que Galien a consacré aux Passions de l’âme : « Il faut en remettre le discernement aux autres, non à nous-mêmes ; ensuite il ne faut pas y préposer comme surveillants les premiers venus, mais des vieillards unanimement estimés comme sages, éprouvés par nous-mêmes, en maintes occasions, comme exempts de ces maladies […]. Il faut y repenser chaque jour, autant que possible plusieurs fois, tout au moins dès l’aurore, avant le début de nos actions, et le soir avant de s’endormir. Quant à moi, j’ai pris l’habitude de méditer d’abord, ensuite de prononcer à haute voix, deux fois par jour, les avis qui nous sont transmis comme de Pythagore, car il ne suffit pas d’obtenir l’égalité d’âme, mais de faire aussi la cure de la gourmandise et de la débauche […]. Au milieu de ceux qui sont leurs propres guides, il faut en appeler aux autres : qu’ils observent, qu’ils nous signalent nos écarts ; plus tard, observons-nous sans pédagogue12. »

Dans ce rôle de relais et de charnière, l’examen de conscience est orienté vers un but et pose, de façon privilégiée, une question : la maîtrise de soi. Si le dirigé s’examine, s’il relève chacune de ses faiblesses, c’est bien pour qu’un jour il puisse devenir pleinement maître de lui-même et n’ait plus à avoir recours, en une passe malaisée, à l’aide d’un autre. Cette finalité de l’examen de soi apparaît clairement par la comparaison de deux textes qui l’un et l’autre relèvent de la pratique stoïcienne : ils montrent, le premier ce que peut être l’examen à l’intérieur d’un rapport de direction, et le second ce qu’il est chez celui qui a atteint l’autonomie philosophique.

Il s’agit d’abord de la lettre de Serenus à Sénèque. Avançant pas à pas dans la philosophie stoïcienne, Serenus demande l’aide du philosophe à un moment où il éprouve comme un malaise : sensation de ne plus avancer, crainte que l’attachement à ce qui est mal et à ce qui est bien ne se soit incrusté de manière définitive, sentiment d’être immobilisé dans un état qui n’est ni tout à fait la délivrance ni tout à fait l’esclavage. Bref, il n’est ni malade ni en bonne santé13. L’examen auquel se livre alors Serenus pour que Sénèque puisse intervenir, diagnostiquer, et proposer des remèdes consiste à établir une sorte de bilan des forces : quelles sont celles qui assurent la stabilité de l’âme, son calme, son indépendance ? Quelles sont celles au contraire qui l’exposent au trouble extérieur et la mettent sous la dépendance de ce qui ne lui appartient pas ? L’examen porte successivement sur le problème de la richesse, des devoirs publics et du souci de la gloire posthume. Sur ces trois points, il fait le partage : d’un côté, ce qui marque la capacité de l’âme à se satisfaire de ce qui est à sa disposition (un train de maison suffisant, une nourriture simple, des meubles dont il a hérité), à accomplir exactement ce qui est du devoir de l’homme public (servir les amis, les concitoyens, l’humanité), à prendre en considération quand on parle les choses réelles et présentes ; mais, de l’autre côté, il y a le plaisir qu’il éprouve au spectacle du luxe déployé, l’enthousiasme qui le soulève parfois, les paroles qui s’enflent comme s’il voulait surtout que la postérité parle de lui.

L’examen de Serenus ne porte donc ni sur des actes définis, ni sur un passé plus ou moins lointain ; il ne s’agit ni de fixer le tableau de ce qui a été fait en bien ou en mal, ni de relever les fautes commises pour s’en repentir. Le regard de la conscience est dirigé vers le présent, un présent qui est envisagé comme un « état »14, le jeu de ce qui le pousse soit à rester chez lui satisfait de son sort, soit à courir au forum et à y parler d’une voix qui ne s’appartient plus. Mais de cet état, l’examen ne tente pas de rechercher les causes : il ne descend pas vers les racines cachées du mal, il essaie de le restituer tel qu’il se présente à la conscience, sous la forme des satisfactions qu’elle éprouve ou des mouvements qu’elle sent en elle-même. La répétition systématique du mot placet est significative : c’est le sentiment que l’âme éprouve à propos de ce qu’elle fait ou de ce qu’elle voit qui constitue l’objet spécifique de l’examen. Il constitue en effet la manière dont se manifestent à l’âme les mouvements qui l’agitent — et qui, dans le cas particulier de Serenus, la tirent simultanément dans des directions opposées, l’immobilisant sur le chemin du progrès et la faisant osciller au point de lui donner le mal de mer. On a ainsi le tableau de l’« infirmitas » de l’âme à travers la conscience qu’elle prend en permanence d’elle-même.

Au livre III du De ira, Sénèque propose l’exemple d’un autre type d’examen : celui qu’il exerce tous les soirs, avant de s’endormir, une fois que toutes les lumières sont éteintes. Il s’agit cette fois de faire l’enquête de la journée en en « scrutant » le déroulement entier. Il reprend ses actes et ses paroles et il les jauge : il se rappelle qu’il a perdu son temps à vouloir instruire des ignorants, ou que, voulant reprendre un de ses proches, il lui a parlé avec tant de vivacité que l’autre a été blessé plutôt que corrigé. C’est là un examen clairement rétrospectif : il est orienté vers des actions définies et il a pour but, en en « reprenant la mesure »15, de séparer celles qui ont été mauvaises de celles qui étaient bonnes. Chacune doit ainsi recevoir « sa part d’éloge et de blâme ». Le modèle judiciaire, ici, est présent (et non plus le médical), les mots le disent sans ambiguïté : cognoscit de moribus suis ; apud me causam dico. Mais il faut remarquer que cette enquête ne conduit pas à une condamnation et à une peine. Ni châtiment ni même remords. Pas de crainte par conséquent, ni désir de se dissimuler à soi-même quoi que ce soit. Car celui qui s’examine se dit seulement : « Je te pardonne maintenant » ; « veille à ne plus recommencer ». C’est que le modèle est peut-être plus administratif que réellement judiciaire : l’image latente dans le texte fait penser moins à un tribunal qu’à une inspection. On scrute, on examine, on détecte, on reprend les mesures16.

Or les deux exemples que donne Sénèque indiquent bien quelles sont les actions qu’il faut se reprocher : avoir voulu instruire des gens qui n’étaient pas capables d’entendre, avoir blessé celui qu’on voulait corriger. Donc n’avoir pas atteint le but qu’on se proposait. Selon un principe caractéristique de ce stoïcisme, c’est en fonction des fins ou des buts qu’on peut qualifier une action et la déclarer bonne ou mauvaise17. Et c’est pour avoir méconnu des principes rationnels d’action — inutile d’instruire ceux qui n’ont jamais rien pu apprendre ; ou encore : il faut tenir compte quand on parle de la capacité chez l’interlocuteur de recevoir la vérité — que Sénèque a commis des « fautes » par rapport aux objectifs qu’il visait. Autant d’« erreurs » par conséquent18. Et le rôle de l’examen est de permettre de les corriger pour l’avenir, en faisant apparaître les règles de conduite qui ont été méconnues. Il s’agit non de se reprocher ce qu’on a fait, mais de constituer des schémas de comportement rationnel pour les circonstances futures, et d’asseoir ainsi son autonomie de manière à ce qu’elle coïncide avec l’ordre du monde, en faisant jouer les principes de l’universelle raison. On peut dire que l’examen du De ira, tout rétrospectif qu’il soit et centré sur les fautes passées, a une fonction de « programmation » : reconnaître, à travers les « erreurs » et les objectifs manqués, les règles qui permettront d’assurer la maîtrise des actions qu’on entreprend, et donc de soi-même.

 

Ces pratiques n’ont pas été aussitôt accueillies dans le christianisme. Ce n’est guère avant le IVe siècle qu’on voit définir l’obligation et les règles de l’examen de conscience19, ou développer les techniques d’une direction des âmes. Les thèmes de la philosophie antique ont imprégné la pensée chrétienne bien avant que n’y pénètrent les procédures propres à la vie philosophique.

Bien sûr, dès les second et troisième siècles, les textes sont nombreux qui soulignent l’importance de se connaître soi-même ou de réfléchir sur les actes à faire ou sur ceux qu’on a déjà commis. Clément d’Alexandrie, au début du troisième livre du Pédagogue, rappelle que « la plus grande des connaissances est la connaissance de soi (to gnônai hauton) ». Mais il ne s’agit pas là d’une investigation de soi-même, d’une rétrospection du passé ou de la réactualisation dans la mémoire des fautes dont on a pu se rendre coupable. Il s’agit de reconnaître en soi l’élément par lequel on peut connaître Dieu, celui dont Dieu est le guide, celui qui par conséquent peut conduire jusqu’à lui et, détachant l’homme du monde extérieur, avec ses ornements matériels, le revêt d’une beauté pure qui le fait ressembler à Dieu lui-même20. La connaissance de soi n’est ici, en aucune manière, un examen de conscience, ni une plongée dans les profondeurs de soi-même, il s’agit d’une ascension vers Dieu à partir de l’instance de l’âme qui peut monter vers lui. Dans un esprit très différent, saint Hilaire recommande au chrétien de réfléchir avec soin à ses actes21, mais il songe surtout à une vigilance qui permet de ne pas s’engager à la légère dans une action, d’en prévoir les dangers et de ne l’accomplir que lorsqu’elle a atteint le point nécessaire de maturité ; réflexion prospective par conséquent, bien conforme à ce qu’exigeaient la philosophie courante et tout particulièrement les stoïciens22, mais qui ne prend pas la forme d’un examen systématique de soi-même.

On peut dire la même chose à propos de la direction. Le thème du pasteur qui doit guider vers les prairies du salut à la fois le troupeau et chacune des brebis est présent dans les formes les plus anciennes du christianisme. Mais il ne coïncide pas avec l’idée d’une « direction » qui prendrait en charge la vie d’un individu, la guiderait pas à pas, lui prescrirait un régime spécifique, lui donnerait des conseils de conduite quotidienne, prendrait, en permanence, connaissance de ses progrès et exigerait une obéissance continue et sans faille. Un texte de Clément d’Alexandrie est sur ce point significatif23 : il y souligne la nécessité pour celui qui est riche et puissant (pour qui, par conséquent, l’entrée au paradis est singulièrement malaisée) d’avoir quelqu’un qui lui vienne en aide, et il emploie les métaphores traditionnelles de la direction (un « pilote », un « maître de gymnastique ») ; ce guide parlera avec franchise et rudesse, il faudra l’écouter avec d’autant plus de crainte et de respect. Mais cette activité de conseil n’est qu’un aspect d’un rôle plus complexe, où celui qui « dirige » doit prier, jeûner, se livrer à des veilles, se soumettre à des macérations, en faveur de celui qu’il dirige. Il est ainsi, auprès de Dieu, son intercesseur, son représentant, son garant, tout comme il est, auprès du pécheur, un ange envoyé par Dieu. Il s’agit là d’une substitution ou du moins d’une participation sacrificielle qui déborde largement la technique de direction. L’exemple que cite Clément en donne la confirmation : on y voit l’apôtre Jean baptiser un jeune homme, puis le confier, pendant son absence, à l’évêque du lieu ; et lorsqu’à son retour il trouve le néophyte retombé au péché, il fait reproche à l’évêque de la mauvaise garde exercée24 et il va chercher le fautif : « Je te défendrai auprès du Christ ; s’il le faut, je mourrai à ta place, et de bon cœur, à l’exemple du Seigneur. J’immolerai ma vie à la tienne[25]. » Ainsi il le ramène à l’Église, versant avec lui des larmes et partageant ses jeûnes. Le modèle, on le voit, n’est pas celui du maître apprenant à son élève comment vivre et se conduire : c’est celui du Christ qui se sacrifie pour les hommes après qu’ils sont tombés et qui intercède pour eux auprès de Dieu. L’échange du sacrifice pour le rachat est là plus important que les procédés permettant de conduire une âme et de la faire peu à peu progresser26.

En fait, les pratiques de direction et d’examen de conscience que la philosophie ancienne avait élaborées n’ont guère été accueillies dans le christianisme, et n’y ont pris un développement, des formes et des effets nouveaux qu’avec le monachisme : à l’intérieur de ses institutions et à partir d’elles. Que ces procédés de la vie philosophique y aient été mis en œuvre, il n’y a à cela rien d’étonnant. Destiné à mener vers la vie parfaite — c’est-à-dire à « une existence où la pureté de la conduite est associée à la connaissance véritable de ce qui est »27 —, le monachisme a pu se présenter comme la vie philosophique par excellence : philosophie selon le Christ[28], philosophie par les œuvres[29]. Et les monastères ont pu être définis comme des écoles de philosophie30. C’est donc là — soit dans la semi-anachorèse telle qu’on la pratiquait en Basse-Égypte, par exemple, où quelques disciples venaient s’initier à la vie du désert auprès d’ascètes renommés, soit dans les cénobies où la vie communautaire était aménagée selon des règles générales et strictes — que la conduite des individus va être organisée selon des procédures complexes. Elles ont donné lieu à réflexion et élaboration, et à la constitution d’un art, dont Grégoire de Nazianze dira, en reprenant l’expression d’ordinaire utilisée pour désigner la philosophie, qu’il est tekhnê [tekhnôn*1], art des arts : « Je ne sais en quelle science ou en quelle puissance il pourrait prendre la hardiesse d’assumer pareille prélature. En toute réalité, ce me paraît être l’art des arts et la science des sciences de guider l’homme, le plus divers et le plus variable des animaux[31]. » Constamment, et jusqu’à l’époque contemporaine, la direction des individus, la conduite de leur âme, le guidage, pas à pas, de leur progrès, l’exploration, en commun avec eux, des mouvements secrets de leur cœur seront placés sous le signe de cet ars artium32.

Sur ces pratiques de direction et d’examen, je suivrai, de façon non pas exclusive mais privilégiée, les informations données par Cassien. Sans doute ne représente-t-il pas les formes les plus hautes de la pensée ascétique, mais, d’une part, il a été, avec saint Jérôme, un des principaux véhicules des expériences orientales en Occident ; et d’autre part, il ne se contente pas, aussi bien dans les Institutions que dans les Conférences, de citer les exploits des moines les plus célèbres ou de transmettre leurs règles d’existence. Il expose d’après son expérience propre « la vie simple des saints » ; au schéma des institutions et des règles, il ajoute l’exposé « des causes des vices principaux » ainsi que « la façon d’en guérir ». Moins que « les merveilles de Dieu », il s’agit pour lui de faire connaître « la correction des mœurs et la manière de mener la vie parfaite »33.

Témoignage donc qui, entre les règles institutionnelles et les exemples les plus édifiants, cherche à faire connaître une manière de faire, une pratique avec ses méthodes et ses raisons. En somme, pour reprendre une expression qu’il développe au début des Conférences, la vie des moines y est traitée comme « art » et étudiée comme relation entre des moyens, des buts particuliers et une fin qui lui est propre34.

I. LE PRINCIPE DE DIRECTION

« Ceux qui ne sont pas dirigés tombent comme des feuilles mortes. » Ce texte des Proverbes[35] a été régulièrement cité dans la littérature monastique à l’appui du principe que la vie du moine ne saurait se passer d’une « direction ». Elle ne saurait s’en passer s’il entreprend de mener, dans la solitude, l’existence de l’anachorète. Et elle ne doit même pas en être dispensée si elle se déroule dans un monastère sous la férule d’une règle commune. Dans un cas comme dans l’autre est exigée cette relation singulière qui lie un disciple à un maître, le place sous son contrôle continu, l’oblige à suivre le moindre de ses ordres et à lui confier son âme, sans aucune réticence. La direction est indispensable à qui veut cheminer vers la vie parfaite : ni l’ardeur individuelle de l’ascèse ni la généralité de la règle ne peuvent la remplacer.

Dans la dix-huitième conférence, Cassien rapporte, d’après l’abbé Piamun, la distinction des moines en trois ou plutôt quatre catégories36. Aux deux qu’il condamne — les sarabaïtes et de faux anachorètes apparus depuis peu —, il fait essentiellement reproche de refuser la pratique de la direction. Les sarabaïtes « n’ont cure de la discipline cénobitique » et refusent de « s’assujettir à l’autorité des anciens » ; « nulle formation régulière, point de règle dictée par une sage discrétion », « leur moindre désir est d’être gouvernés… », ils tiennent à « rester libres du joug des anciens afin de garder toute licence d’accomplir leurs caprices »37. De même les faux anachorètes, parce qu’ils sont sans humilité ni patience, ne supportent pas d’être « exercés » (lacessiti) par quiconque38. Le mauvais moine est celui qui n’est pas dirigé : c’est parce qu’il vient au monachisme dans de mauvaises intentions — il veut se donner l’apparence, mais non la réalité de la vie monastique — qu’il refuse de se laisser diriger ; et parce qu’il refuse cette direction, les vices en lui ne font que progresser39.

C’est donc par le fait de la direction qu’on entre dans la réalité de l’existence monastique. À ceux qui choisissent les « hauts lieux de l’anachorèse », Cassien conseille de s’éprouver d’abord eux-mêmes dans la communauté régulière d’une cénobie40, puis de chercher ensuite un maître auprès duquel apprendre la solitude. Il rappelle un conseil de saint Antoine : pour un si difficile apprentissage, il ne suffit pas d’un seul maître, il faut, auprès de plusieurs, prendre l’exemple des vertus que chacun possède — « le moine désirant faire provision de miel spirituel doit, comme une abeille très prudente, butiner chaque vertu auprès de celui qui se l’est rendue plus familière, et la recueillir soigneusement dans le vase de son cœur »41.

Quant à celui qui veut entrer dans la cénobie, il est soumis d’abord à la grande épreuve du seuil : on le fait attendre à la porte du couvent où il supplie d’entrer ; mais, feignant de ne soupçonner en lui que des motifs intéressés, les moines, pendant dix jours, le repoussent, « l’accablent d’injures et de reproches », afin d’éprouver son intention et sa constance. S’il est accepté, sa formation se déroule alors en deux phases. On le confie en un premier temps à un ancien, qui « demeurant à part, non loin de l’entrée du monastère, a la charge des étrangers et des hôtes » : là, on le dresse au service — famulatus —, à l’humilité et à la patience. Après une année entière, et si on n’a pas eu à se plaindre de lui, il est intégré à la communauté, et confié à un autre ancien, lequel est chargé d’instruire et de gouverner — instituere et gubernare — un groupe de dix jeunes gens. Sur la durée de ce noviciat, Cassien ne donne pas d’indications, sans doute sa longueur dépendait-elle des aptitudes et des progrès de chacun. Cassien ne dit rien non plus de l’existence d’un rapport de direction entre les anciens42. D’un côté, rien n’indique de façon précise que les anciens aient été tenus à avoir recours, régulièrement ou épisodiquement, à un directeur. D’un autre côté cependant, Cassien, comme tous les auteurs de son époque, insiste sur le principe que toute âme quelle qu’elle soit a besoin de direction43 ; que même après de longs exercices et lorsqu’on a déjà une grande réputation de sainteté, il arrive qu’on retombe44 ; et que les moines, même parmi les plus rigoureux, éprouvent, jusqu’à la fin de leur vie, le besoin d’être dirigés. À deux reprises — dans les Institutions et dans les Conférences —, Cassien rappelle la grande sainteté de Pinufius : le respect dont on l’entourait dans son couvent lui ôtait « la possibilité de progresser dans la vertu de soumission à laquelle il aspirait » ; à deux reprises, il s’enfuit en cachette pour reprendre ailleurs la vie de novice, désolé lorsqu’on le retrouve et pleurant de ne pouvoir terminer sa vie dans cette soumission qu’il avait acquise45. Toujours est-il que, pour Cassien, non seulement ne peut être appelé à commander que celui qui a appris à obéir, et a acquis « par la formation reçue des anciens ce qu’il devra transmettre aux plus jeunes » ; mais encore la plus haute sagesse, mieux, « le don le plus élevé » du Saint-Esprit consiste en la possibilité à la fois de « bien diriger les autres » et « de se faire diriger »46. Ce qui caractérise la sainteté d’un ancien, ce n’est pas que chez lui l’aptitude à diriger s’est substituée au besoin de l’être, mais que le pouvoir de diriger les autres reste lié, fondamentalement, à l’acceptation d’être prêt à accepter une direction. Le saint n’est pas celui qui « se dirige » lui-même : c’est celui qui se laisse diriger par Dieu.

Universalité donc du rapport de direction. Même s’il y a une phase d’initiation à la vie monastique où la direction doit prendre une forme dense, institutionnelle, organisée par des règles communes à tous les novices, la volonté d’accepter une direction, la disposition à se laisser diriger est une constante qui doit caractériser l’existence monastique tout entière47. De cette direction, et de la manière dont elle doit s’exercer, Cassien indique les deux aspects principaux.

— La direction consiste dans un dressage à l’obéissance, entendu comme renonciation aux volontés propres par soumission à celle d’autrui : « Le souci et l’objet principal de son enseignement [il s’agit du maître des novices], qui rendra le jeune moine capable de s’élever ensuite jusqu’aux plus hauts sommets de la perfection, sera de lui apprendre d’abord à vaincre ses volontés. L’exerçant en cela avec application et diligence, il veillera à toujours lui commander exprès ce qu’il aura remarqué être contraire à son tempérament48. »

— Et pour parvenir à cette obéissance parfaite et exhaustive, pour que puisse s’opérer ce jeu d’annulation-substitution (annulation de la volonté propre, substitution de la volonté d’un autre), un exercice est indispensable : l’examen permanent de soi et l’aveu perpétuel : « Pour y parvenir facilement [à l’obéissance parfaite et à l’humilité de cœur], on enseigne aux débutants à ne cacher par fausse honte aucune des pensées qui leur rongent le cœur, mais, dès qu’elles sont nées, à les manifester à l’ancien, et, pour en juger, à ne pas se fier à leur opinion personnelle, mais à croire mauvais ou bon ce que l’ancien, après examen, aura déclaré tel49. »

II. LA RÈGLE D’OBÉISSANCE

Que la direction suppose l’obéissance exacte du disciple au maître n’est évidemment pas un principe propre au monachisme chrétien. Dans la vie philosophique de l’Antiquité, le maître devait être écouté avec fidélité. Mais cette obéissance était à la fois finalisée, instrumentale et limitée. Elle avait en effet un objet défini : elle devait permettre de s’affranchir d’une passion, de surmonter un deuil ou un chagrin, de sortir d’une phase d’incertitude (c’était le cas de Serenus consultant Sénèque), ou d’atteindre à un certain état (de tranquillité, de maîtrise de soi, d’indépendance à l’égard des événements extérieurs). Pour atteindre cette fin, le directeur utilisait des moyens ajustés et l’obéissance requise du disciple ne portait que sur les formes nécessaires d’obéissance. Enfin c’était une soumission provisoire qui devait cesser aussitôt atteint le but poursuivi par la direction. Elle n’était rien de plus qu’un des outils mis en œuvre par celle-ci, mais selon une stricte économie qui la limitait au seul moment et aux seuls objectifs où elle pouvait être utile.

L’obéissance monastique est d’un tout autre type.

a) Elle est d’abord globale : il ne s’agit pas d’obéir dans la seule mesure où cette soumission pourrait permettre d’atteindre un résultat, il faut obéir en tout. Aucun aspect de la vie, aucun moment de l’existence ne devrait échapper à la forme de l’obéissance. Celui qui est dirigé doit faire en sorte que la moindre de ses actions, celle même qui semble devoir le plus échapper à sa propre volonté, soit soumise à la volonté de celui qui le dirige. Le rapport d’obéissance doit traverser l’existence jusque dans ses moindres parcelles. C’est la subditio, qui a pour effet qu’en toutes ses conduites le moine doit faire en sorte d’être conduit. Conduit par la règle, conduit par les commandements de l’abbé, par les ordres de son directeur, éventuellement même par les volontés de ses frères[50], car s’il est vrai que celles-ci n’émanent pas d’un supérieur ou d’un ancien, elles ont ce privilège d’être volontés d’un autre. Il n’y a donc pas à faire la distinction entre ce qu’on fait pour soi-même et ce qu’on fait sur le conseil d’un autre. Tout doit être fait sur ordre.

L’officium du moine, dit saint Jérôme, est d’obéir[51]. Il faudra donc qu’il fasse toute chose sur un commandement exprès, ou du moins selon une permission donnée — « Tout acte qui se fait sans l’ordre ou la permission du supérieur est un vol et un sacrilège qui mène à la mort, et non pas au profit même s’il te paraît bon52. » « Les jeunes gens non seulement n’osent pas quitter la cellule sans que leur préposé le sache et y consente, mais ils ne présument même pas son autorisation pour satisfaire à leurs besoins naturels53. » Et plus tard Dorothée de Gaza racontera l’exploit d’un disciple de Barsanuphe qui, épuisé par la maladie, s’est pourtant retenu de mourir aussi longtemps que son maître ne lui en avait pas donné l’autorisation54.

b) De plus, la valeur de cette obéissance n’est pas dans le contenu de l’acte prescrit ou permis. Elle réside avant tout dans sa forme — dans le fait qu’on est soumis à la volonté d’un autre et qu’on s’y plie, sans accorder d’importance à ce qui est voulu, mais en s’attachant au fait que c’est un autre qui veut. À cette volonté autre, l’essentiel est de ne rien opposer : ni sa volonté propre, ni sa raison, ni quelque intérêt, même s’il paraissait légitime, ni la moindre inertie. Il faut accepter de « subir » entièrement cette volonté, d’être, par rapport à elle, comme ductile et transparent. C’est le principe de la patientia, qui fait tout accepter de ce que veut le directeur et tout supporter de lui. Cassien, comme les autres témoins de la vie monastique, rapporte les plus célèbres épreuves de cette patience. Épreuve d’absurdité. Même dépourvu de signification, un ordre doit être exécuté exhaustivement : ainsi fit l’abbé Jean, héros de l’obéissance, lorsque son maître l’envoya arroser pendant une année entière un bâton desséché planté en plein désert55. Épreuve d’immédiateté. Un ordre donné doit être accompli aussitôt sans le moindre retard : à peine énoncé, il l’emporte sur toute autre obligation quelle qu’elle soit, il n’y a rien qui ne doive céder devant l’actualité du commandement. Ainsi ce moine occupé à recopier les Écritures les plus saintes, qui s’interrompt dès qu’il est appelé à la prière ; son stylet se lève aussitôt et la lettre qu’il était en train d’écrire reste inachevée56. Épreuve de la non-révolte : l’injustice d’un commandement, ce qu’il peut avoir de contraire soit à la vérité, soit à la nature, ne doit jamais empêcher qu’on l’exécute. C’est là au contraire que l’obéissance prend sa plus haute valeur. Accusé injustement d’une faute qu’un autre a commise contre lui, Pafnutius accepte sa condamnation et court au-devant de la pénitence qu’on lui impose57. Patermutus, entré au couvent avec son jeune fils, supporte avec patience de voir les mauvais traitements qu’on fait subir devant lui à l’enfant, et dès qu’on lui en donne l’ordre il se précipite pour le jeter à la rivière58. Comprise comme non-résistance à tout ce que l’autre veut et impose, la patientia fait du moine une sorte de matière inerte entre les mains de celui qui le dirige. « Ne différer en rien d’un corps inanimé ou de la matière employée par un artiste […], comme l’artiste fait preuve de son savoir-faire sans que la matière l’empêche en quoi que ce soit dans la poursuite de son but59. »

c) Enfin l’obéissance monastique n’a pas d’autre fin qu’elle-même. Elle ne constitue pas la dépendance d’un moment, une étape qui serait couronnée enfin par le droit de s’affranchir. Si le moine doit obéir, c’est pour parvenir à l’état d’obéissance. Pourquoi, dans la direction, met-on tant d’insistance à dresser le novice pour qu’il obéisse à quelqu’un ? C’est pour le mener à « être obéissant », dans l’absolu. L’obéissance n’est pas simplement une relation à tel ou tel, c’est une structure générale et permanente de l’existence. Et donc une forme de rapport à soi. Mais ce rapport ne consiste pas à intérioriser en quelque sorte le mécanisme de la direction, à devenir pour soi-même son propre directeur et à faire en sorte que rien de nous-même n’échappe à notre volonté souveraine. L’état d’obéissance au contraire trouve son expression dans l’humilitas. Celle-ci, au lieu d’être une structure fermée, comme chez celui qui en obéissant a appris à devenir son propre maître, est une « figure ouverte » : elle fait en sorte que le sujet donne prise aux autres sur lui-même. Dans l’humilité, j’ai conscience d’être si bas que non seulement je me reconnais inférieur à quiconque — et par conséquent je me sens tenu à préférer sa volonté à la mienne et je me sens prêt à lui obéir en tout, aussi petit qu’il soit —, mais aussi je n’accorde à ma propre volonté aucune légitimité ni aucune justification à vouloir. L’obéissance qu’on impose aux moines ne leur promet aucune royauté sur eux-mêmes, mais une humilité qui n’est rien d’autre que l’obéissance devenue état définitif, disponibilité permanente à l’égard de tout autre, et rapport incessant de soi à soi. Elle est à la fois l’effet du long exercice de l’obéissance et la racine, même chez le plus solitaire, de toute obéissance possible. Il n’est pas étonnant que Cassien, dressant la liste des marques de l’humilité, n’y relève guère que les formes de « l’être obéissant » : mortifier sa propre volonté, ne rien cacher à son ancien, ne pas s’appuyer sur son propre discernement, obéir sans aigreur et pratiquer la patience, ne pas s’affliger des injures qu’on subit, ne rien faire d’autre que ce que commandent la règle et les exemples, se contenter des choses les plus viles et se regarder comme sans mérite aucun, se proclamer le dernier de tous jusque dans le fond de son cœur, et ne jamais élever la voix60.

Sous ces trois aspects, l’obéissance constitue donc un exercice de la volonté sur elle-même et contre elle-même. Vouloir ce que les autres veulent, en vertu du privilège intrinsèque et formel que détient la volonté d’autrui, parce qu’elle vient d’autrui : c’est la subditio. Vouloir ne pas vouloir, vouloir ne pas s’opposer ni résister, vouloir qu’en rien la volonté propre fasse obstacle à la volonté de l’autre : c’est la patientia. Ne pas vouloir vouloir, renoncer à la moindre de ses volontés propres : c’est l’humilitas. Et cet exercice de l’obéissance, au lieu d’être un simple instrument pour la direction, constitue avec elle un cercle indissociable. L’obéissance est la condition initiale pour que la direction puisse opérer son travail — de là les épreuves de soumission auxquelles on expose le postulant avant même qu’il ait franchi la porte du monastère ; elle est l’instrument essentiel de l’action du directeur ; elle est la forme générale du rapport entre celui-ci et le dirigé ; elle est enfin le résultat auquel conduit la direction, résultat qui met le dirigé en position d’accepter indéfiniment, aux lieux et places de la sienne, une volonté autre. Elle prend donc le rang de première des vertus. Première, puisque c’est par elle que doit commencer l’institution monastique et la formation des novices. Première aussi, parce qu’elle est au principe de toutes celles que la direction peut faire fleurir chez celui qui veut s’acheminer vers la perfection. Les moines la préfèrent, dit Cassien, « non seulement au travail manuel, à la lecture ou au silence et au repos de la cellule, mais aussi à toutes les vertus, à tel point qu’ils estiment devoir tout faire passer après, et qu’ils sont heureux de subir n’importe quel dommage plutôt que de paraître l’avoir en quelque façon transgressée »61.

On comprend la place que Cassien, dans le cheminement vers la perfection, donne à l’humilité, entendue comme état permanent d’obéissance, acceptation de toute soumission, volonté de ne pas vouloir, et renonciation à toute volonté. Ce cheminement a pour point de départ un sentiment négatif : la « peur de Dieu », la crainte de ses châtiments, la peur, en l’offensant, de provoquer sa colère. Le point d’arrivée, c’est la « charité », c’est-à-dire la possibilité d’agir « pour l’amour du bien lui-même et la joie que donne la vertu »[62]. Or de la crainte à la charité, le passage s’effectue par l’humilité dans la mesure où celle-ci, en renonçant à toute volonté propre (et par conséquent à la volonté d’échapper au châtiment), conduit à accepter la volonté de l’autre comme principe de toute action (et dans la charité, c’est la volonté de Dieu qui est le principe de l’action)63. La relève de la crainte par la charité suppose, comme préparation et comme intermédiaire, l’exercice de l’obéissance et la pratique de la vertu d’humilité. Certes l’ascèse demandée au moine ne se résume pas au seul fait d’obéir : les jeûnes, les veilles, les prières, le travail, les œuvres de charité sont requis également. Mais pour pouvoir conduire à une humilité où la volonté propre aura disparu, toute ascèse doit se faire dans la forme générale de l’obéissance.

On peut ainsi mesurer la distance qui sépare la direction chrétienne de celle qui avait cours, par exemple, chez les stoïciens. La visée de celle-ci était pour l’essentiel d’établir les conditions d’un exercice souverain de la volonté sur soi-même. Il s’agissait de conduire le dirigé au point de retournement où il devient maître de lui-même et de ce qui peut dépendre de lui. Ce qui impliquait qu’il apprenne à distinguer ce qui relève de sa volonté et ce qui n’est pas de son domaine ; et qu’il arme cette volonté d’une raison qui a pour triple rôle de fixer ce partage, de définir la conformité à l’ordre du monde, et de dissiper les erreurs d’opinion qui entraînent le désordre des passions ou l’excès des désirs64.

La direction chrétienne, en revanche, a pour point de mire la renonciation à la volonté. Elle repose sur le paradoxe d’un acharnement à ne plus vouloir. La soumission au maître qui en est l’instrument indispensable ne conduit jamais au point où on peut établir la souveraineté sur soi-même, mais au point où, dessaisi de toute maîtrise, l’ascète ne peut plus vouloir que ce que Dieu veut. Et la tranquillité d’âme, qui constitue, dans le vocabulaire de Cassien, l’équivalent de l’apatheia grecque, ne consiste pas en ceci qu’on a pu établir sur les mouvements involontaires une domination si parfaite que rien ne peut plus l’ébranler du moment qu’on n’y consent pas. Elle consiste en ceci qu’ayant renoncé à vouloir par soi-même, on ne doit plus sa force qu’à celle de Dieu, on est en présence de celle-ci. La vie contemplative alors peut commencer.

III. LE RECOURS À DIEU

Pour justifier la nécessité d’une direction et l’obligation d’obéir, Cassien donne une raison qui n’a rien de nouveau ni d’inattendu. Tout au long de son existence monastique, celui qui aspire à la perfection doit éviter deux dangers : d’un côté, le relâchement à l’égard des tâches de la vie ascétique, les petites complaisances à peine perceptibles qui conduisent l’âme jusqu’aux plus grandes faiblesses ; et, de l’autre, un excès de zèle qui, par des chemins différents, conduit souvent aux mêmes effets que le relâchement. « Les extrêmes se touchent. L’excès du jeûne et la voracité ont même aboutissement ; les veilles immodérées ne sont pas moins désastreuses pour le moine que l’appesantissement d’un sommeil prolongé. Les privations excessives, en effet, débilitent, et ramènent à l’état où croupissent la négligence et l’apathie65. » Thème banal que le péril des deux excès et le principe que l’homme, dans sa conduite, doit éviter le trop et le trop peu. La sagesse antique l’avait bien souvent développé. Pour désigner la capacité de trouver sa voie entre deux extrêmes, Cassien emploie le terme de discretio, comme équivalent du grec diakrisis (à la fois capacité à distinguer les différences, aptitude à décider entre deux partis et acte de jugement mesuré). « S’éloignant également des deux excès contraires, la discrétion enseigne le moine à marcher toujours par une voie royale, et ne lui permet de s’écarter ni à droite, dans une vertu sottement présomptueuse et une ferveur exagérée, qui passent les bornes de la juste tempérance, ni à gauche, vers le relâchement et le vice66. »

À cette notion classique, Cassien, comme les théoriciens de la vie monastique de la même époque, donne une importance fondamentale. Il lui consacre la seconde de ses Conférences, aussitôt après avoir expliqué, dans la première, le but et la fin de la vie monastique, et avant d’envisager, dans les suivantes, les différents aspects de cette existence, ses combats et ses devoirs. Elle apparaît donc comme l’instrument premier du cheminement vers la perfection. « Lampe du corps », soleil qui ne doit jamais se coucher sur notre colère, conseil auquel nous devons nous soumettre même quand nous buvons le vin de l’esprit — en elle « gît la sagesse, l’intelligence aussi et le jugement, sans lesquels il ne nous sera possible ni de bâtir notre édifice intérieur, ni d’amasser les richesses spirituelles »67. Or cet éloge de la discrétion, auquel font écho bien d’autres passages des Conférences, a une coloration particulière. C’est plutôt contre les excès du zèle que contre la mollesse qu’il est dirigé. L’exagération y apparaît comme le danger majeur68. Tous les exemples invoqués sont ceux de moines qui présument de leurs forces et, trop confiants dans leur propre jugement, sont tombés au moment où l’ardeur de leur zèle les a poussés trop loin69. Cassien place sous l’autorité de saint Antoine cet avertissement à l’ascétisme immodéré : « Combien en avons-nous vu se livrer aux jeûnes et aux veilles les plus rigoureuses, provoquer l’admiration par leur amour de la solitude, se jeter à un dépouillement si absolu, qu’ils n’eussent pas souffert de se réserver même un jour de vivres […]. Puis soudain, ils sont tombés dans l’illusion ; à l’œuvre entreprise, ils n’ont pas su donner son couronnement ; ils ont terminé la plus belle ferveur et une vie digne d’éloge par une fin abominable70. » Et le combat contre l’excès d’ascétisme, Cassien le présente comme plus rude et plus dangereux que l’autre. Bataille difficile : « J’en ai vu maintes fois qui étaient demeurés sourds aux séductions de la gourmandise, déchoir par suite de jeûnes immodérés ; la passion qu’ils avaient vaincue prit sa revanche à la faveur de leur affaiblissement71. » Et défaite particulièrement redoutable : « L’une et l’autre guerre viennent du démon ; mais la chute est plus grave par un jeûne immodéré que par un appétit satisfait. De celui-ci, on peut, une componction salutaire intervenant, remonter à la mesure de l’austérité ; de l’autre, c’est impossible72. »

À cette pointe anti-ascétique qui anime tout l’éloge de la discrétion, il y a une raison historique bien connue : au IVe siècle, la discipline de la vie monastique, les règles de cénobie qu’on formule, mais aussi les prescriptions et conseils dont on entoure la solitude du désert ou la semi-anachorèse, ont été — en Basse-Égypte surtout, d’où Cassien a tiré l’essentiel de ses leçons et de ses exemples — élaborées en réaction contre les formes sauvages, anarchiques, individuelles et concurrentielles de l’ascétisme. En face des ermites isolés ou des moines vagabonds, rivalisant en joutes ascétiques et en merveilles thaumaturgiques, confrontant les exploits de leur macération, la régulation de la vie monastique avait pour but de fixer une voie médiane, accessible à la majorité des moines et intégrable à des institutions communautaires. Ce qui était demandé à la discrétion, c’était de déterminer cette voie médiane et de faire le partage entre le trop et le trop peu ; mais c’était aussi, d’une façon particulière, de percevoir ce qu’il pouvait y avoir d’excès dangereux dans l’élan ascétique, dans l’ardeur vers la perfection ; de distinguer ce qui pouvait se mêler de faiblesse, de complaisance, d’attachement à soi-même dans la soif à aller à l’extrême des exercices ; de reconnaître les éléments de son contraire sous les apparences trompeuses de la plus grande sainteté. Dans la préoccupation d’une juste mesure, d’un modus convenablement réglé de la vie monastique, il y avait le souci d’éviter la faiblesse et l’excès de rigueur, mais aussi et peut-être surtout de déceler ce qu’il y a de faiblesse cachée dans tout excès de macération.

Cette même situation historique explique un autre infléchissement du thème de la discrétion. Dans la conception ancienne, la capacité à faire le partage entre le trop et le trop peu et l’aptitude à tenir la mesure dans la manière de se conduire étaient liées à l’usage par chacun de sa propre raison. Pour un théoricien de la vie monastique comme Cassien73, le principe de la mesure ne saurait venir de l’homme lui-même. Si le moine doit s’observer sans cesse et porter sur soi le plus attentif des regards, ce n’est pas dans l’espoir d’y découvrir un principe de juste équilibre : c’est plutôt pour y découvrir toutes les raisons d’en chercher le point d’appui hors de sa propre conscience. Le moine chrétien ne peut jamais être mesure de lui-même, aussi avancé qu’il soit sur la route de la sainteté. En témoigne un récit de Cassien à propos de la récitation des psaumes74. Dans les hauts temps du tout premier christianisme, le zèle poussait chacun à chanter autant de psaumes qu’il en avait la force. Mais on se rendit bientôt compte que « la dissonance » et même seulement la variété peuvent faire germer à l’avenir « l’erreur, la rivalité et le schisme ». Les Pères vénérables se réunirent alors pour fixer la bonne mesure : mais c’est un frère inconnu, glissé parmi eux, qui, en chantant seul douze psaumes et en disparaissant soudain, montre à la fois quelle est la limite convenable et que c’est Dieu lui-même qui l’a fixée.

Récit banal que celui de l’instauration divine et miraculeuse des règles. Mais il prend ici une signification précise. L’hétéronomie de l’homme est fondamentale et ce n’est jamais à lui-même qu’il doit avoir recours pour définir les mesures de sa conduite. Il y a à cela une raison : c’est que, depuis la chute, l’esprit du mal a établi son empire sur l’homme. Non pas qu’il ait exactement pénétré son âme et que leurs deux substances se soient mêlées et confondues, ce qui ôterait à l’homme sa liberté. Mais avec l’âme humaine, l’esprit du mal a à la fois parenté d’origine et ressemblance ; il peut donc venir prendre place dans le corps, l’occuper en concurrence avec l’âme et, profitant de cette similitude, agiter le corps, lui imprimer des mouvements, en troubler l’économie ; ainsi il affaiblit l’âme, il lui envoie des suggestions, des images, des pensées, dont l’origine est difficile à discerner ; l’âme dupée peut les accueillir sans reconnaître qu’elles lui sont inspirées par l’Autre qui cohabite avec elle dans le corps. Ainsi est-il en position de déguiser les pensées qui viennent de lui, de les faire prendre pour des inspirations divines et de cacher, sous les apparences du bien, le mal dont elles sont porteuses. Satan est donc principe d’illusion à l’intérieur même de la pensée75. Et tandis que le sage ancien pouvait prendre appui sur sa propre raison contre le mouvement involontaire de ses passions, le moine chrétien ne saurait trouver dans les idées qui lui paraissent les plus vraies ou les plus saintes un recours qui soit certain. Dans la trame même de sa pensée, il risque toujours d’être trompé. Et la discrétion, qui doit lui permettre de trouver la voie droite entre les deux dangers, ne doit pas consister dans l’exercice d’une raison maîtrisant les passions qui agitent le corps, mais dans un travail de la pensée sur elle-même s’efforçant d’échapper aux illusions et tromperies qui la traversent.

C’est dire que la discretio, qui est indispensable pour tenir la voie droite de la conduite, ne peut être demandée à l’individu lui-même. Contre les pièges qui hantent sa pensée, masquent l’origine et la fin des idées qui lui viennent, il lui faut un recours extérieur. Ce recours, c’est d’abord la grâce divine. Sans l’intervention de Dieu, l’homme n’est pas capable de discrétion : celle-ci « n’est pas une vertu médiocre où l’humaine industrie puisse atteindre à l’aventure ; nous ne la pouvons tenir que de la largesse divine. […] Vous le voyez, le don de la discrétion n’est rien de terrestre ou de petit, mais un très haut présent de la grâce divine. Si le moine ne met tous ses soins à l’obtenir […], il sera la victime désignée des pièges et des précipices, et, même dans les sentiers unis et droits, choppera plus d’une fois »76. Mais si la discrétion est grâce, elle doit aussi être vertu77 : une vertu qui s’apprend. Et Cassien définit ce nécessaire apprentissage par deux exercices ou plutôt par le couplage permanent de deux exercices. D’une part, il faut opérer sur soi-même un examen constant, il faut observer avec soin tous les mouvements qui se déroulent dans la pensée : il faut que jamais ne se referme « l’œil intérieur » par lequel nous explorons ce qui se passe en nous78. Mais, d’autre part et en même temps, il faut ouvrir son âme à un autre — au directeur, à l’ancien auquel on est confié —, il faut faire en sorte que rien ne lui reste caché. « Déchirant le voile dont la fausse honte les voudrait couvrir, manifestons à nos anciens tous les secrets de notre âme, et allons en toute confiance chercher près d’eux le remède à nos blessures et des exemples de sainte vie79. »

Cette discrétion qui comme art du discernement et de la mesure est indispensable pour avancer vers la sainteté, et qui pourtant nous fait défaut, non seulement du fait de nos passions, mais du fait de la puissance d’illusion qui menace perpétuellement notre pensée, c’est la grâce divine qui seule nous l’accordera. Mais ce qui nous l’apprendra, c’est la combinaison de l’observation et de l’ouverture de l’âme, c’est l’exercice indissociable de l’examen et de l’aveu. En somme, ce qui justifie la permanence d’un rapport de direction, c’est la nécessité de rester sur la voie médiane entre les extrêmes qui risquent toujours d’attirer et de séduire. Ce juste cheminement ne peut être assuré que par l’usage d’une discrétion dont le principe ne se trouve pas naturellement en l’homme. Il devra la recevoir de Dieu, mais aussi l’acquérir par l’exercice constant du regard et du dire-vrai sur soi-même. Dans la forme générale de l’obéissance et de la renonciation à la volonté propre, la direction a pour instrument majeur la pratique permanente de « l’examen-aveu », ce que, dans le christianisme oriental, on appelle l’exagoreusis : « Chacun des subordonnés doit d’une part éviter de tenir caché dans son for intérieur aucun mouvement de son âme ; d’autre part se garder de lâcher une parole quelconque sans contrôle et découvrir les secrets du cœur à ceux des frères qui ont reçu la mission de soigner les malades avec sympathie et compréhension80. »

IV. L’EXAMEN-AVEU

Malgré un certain nombre de traits communs, cette technique diffère assez profondément de la remémorisation des actes passés telle qu’on la rencontre dans le De ira de Sénèque. Non pas que cette recollection de la journée au moment du sommeil ait été inconnue de la spiritualité chrétienne. On la trouve conseillée par saint Jean Chrysostome et dans des termes à peu près semblables à ceux des philosophes anciens : « C’est le matin que nous nous faisons rendre compte de nos dépenses pécuniaires ; c’est le soir, après notre repas, lorsque nous sommes couchés, et que personne ne nous trouble et ne nous inquiète, c’est alors qu’il nous faut demander compte à nous-mêmes de notre conduite[81]. » Mais il faut remarquer que Cassien ne mentionne jamais une telle comptabilité du soir parmi les obligations de la vie monastique. Et il est vraisemblable que cette pratique est restée mineure par rapport à l’exagoreusis proprement dite.

Celle-ci a pour caractère le plus manifeste de porter non pas sur les actes passés, mais sur le mouvement des pensées — qui peuvent être d’ailleurs le souvenir d’un acte commis ou l’idée d’un acte à exécuter82. Mais c’est la pensée en elle-même, la cogitatio, qui est la cible de l’examen. Que la pratique de l’examen dans la vie monastique soit ainsi centrée sur le mouvement de la pensée plutôt que sur le passé des actes, il n’y a à cela rien de surprenant. D’une part le strict système de l’obéissance implique que rien ne se fasse, que rien ne soit entrepris sans l’ordre ou du moins la permission du directeur ; il s’agit donc de prendre en compte et d’examiner pour la soumettre la pensée de l’acte avant que celui-ci ait eu lieu. Et plus fondamentalement, puisque le but de l’existence monastique, c’est une vie contemplative où Dieu devra être accessible grâce à la pureté du cœur83, et puisque vers cette fin on s’achemine par la prière, la méditation, le recueillement, la fixation de l’esprit en direction de Dieu, la « cogitatio » constitue le problème principal. Elle forme en quelque sorte la matière première du labeur du moine sur lui-même. Et s’il est vrai que les macérations du corps, avec un très strict régime de l’alimentation, du sommeil, du travail manuel, jouent un rôle capital, c’est dans la mesure où il s’agit par là d’obtenir les conditions pour que le flux des cogitationes soit aussi ordonné et pur que possible. Comme le disait Évagre, « avec les séculiers, les démons luttent et utilisent de préférence les objets. Mais avec les moines, c’est le plus souvent en utilisant les pensées »84. Le terme de logismoi, qu’utilisent les spirituels grecs, est traduit chez Cassien par cogitationes, il garde là les mêmes valeurs négatives qu’on lui trouvait chez Évagre. La cogitatio de Cassien n’est pas simplement une « pensée » parmi d’autres, c’est ce qui risque, dans l’âme tendue vers la contemplation, d’apporter à chaque instant le trouble. Ainsi entendue, elle est moins l’acte d’une âme qui pense que la perturbation dans une âme qui cherche à saisir Dieu. Elle est le danger intérieur. Contre elle doit être dressée une incessante méfiance qui la suspecte et l’examine.

1. Le combat intérieur

Le trouble qu’elle peut introduire prend deux aspects principaux. Celui d’abord de la multiplicité, de la mobilité, du désordre, là où l’âme a besoin d’ordre, de stabilité, d’unité sans mouvement. Aller à la contemplation unique de l’être unique suppose que la pensée se tienne à cette seule fin et jamais n’en dévie. Tâche extrêmement difficile. « De qui pourra-t-on croire, fût-il de tous les justes et les saints le plus éminent, qu’il ait réussi, dans les liens de ce corps mortel, à posséder immuablement le bien souverain, ne s’écartant jamais de la contemplation divine, ne se laissant point distraire un instant, par les pensées terrestres85. » C’est que l’esprit est agité sans répit, ce n’est jamais de son plein gré qu’il s’immobilise sur un objet unique, « il est en proie à une perpétuelle et extrême mobilité »[86]. Au nonce Germain qui demandait pourquoi, dans l’effort pour s’élever à la contemplation, « les pensées superflues se glissent en nous malgré nous, et, qui plus est, à notre insu », Moïse le vieillard donne pour réponse la répétition de la question elle-même : « Il est impossible, j’en conviens, que l’esprit ne soit traversé de pensées multiples87. » Et dans tout le début de la conférence que Serenus consacre à la mobilité de la pensée, le thème revient sans cesse du mouvement perpétuel de l’esprit : le nous [esprit] est toujours et sous des formes variées « cinétique »88.

Mais il y a un autre danger qui vient se mêler à celui de l’instabilité, et qui en est la conséquence : au profit de ce désordre et dans la rapidité du flux, des pensées se présentent auxquelles on n’a guère le temps de faire attention et qu’on accueille sans méfiance. Or, sous leur aspect innocent, ces pensées peuvent bien, sans qu’on s’en aperçoive, être dangereuses, apporter à l’âme des suggestions nocives ou même introduire des impuretés. Les pensées volettent dans l’esprit comme un duvet qu’agite le vent, mais certaines sont souillées et, comme une plume mouillée, elles sont plus lourdes que les autres et tendent vers le bas[89].

On peut, à partir de là, comprendre le rôle que Cassien prête à l’exercice de l’examen. Il l’explique, ou plutôt le fait expliquer par les Pères dont il rapporte les conférences, par trois métaphores. Celle du moulin90 : tout comme l’eau fait tourner le moulin, sans que le meunier y puisse rien, l’âme est agitée par « un flot continu de pensées bouillonnantes » ; ce mouvement qui l’assaille, elle ne peut l’interrompre ; mais tout comme le meunier peut faire moudre du bon ou du mauvais grain, du blé, de l’orge ou de l’ivraie, de même l’âme doit, par l’examen, faire le tri entre les pensées utiles et celles qui sont « coupables ». Le centenier de l’Évangile est aussi une bonne comparaison91 : l’officier surveille le mouvement des soldats, il dit aux uns d’aller et aux autres de venir ; de la même façon, l’examen doit contrôler le mouvement des pensées, renvoyer celles dont nous ne voulons pas, garder au contraire et disposer comme il faut celles qui peuvent combattre l’ennemi. Enfin la comparaison avec le changeur de monnaie qui inspecte les pièces avant de les accepter est encore une manière de montrer la fonction de l’examen92. On le voit : elle consiste en une vigilance permanente sur le flux permanent et incoercible de toutes les pensées qui se bousculent en se présentant à l’âme, et en un mécanisme de sélection qui permet de trier celles qu’on peut accueillir et celles qu’on doit rejeter.

Pour saisir la tâche spécifique de l’examen, les développements que Cassien apporte à la métaphore du changeur sont significatifs. Quand on lui présente les pièces de monnaie, le banquier a pour tâche de « vérifier » : il vérifie l’effigie et le métal. Dans l’ordre des idées, plusieurs cas peuvent se présenter. Elles brillent comme si elles étaient de l’or (c’est le cas par exemple des maximes philosophiques), mais c’est une illusion, le métal n’est pas celui qu’on croit. Il arrive au contraire que le métal soit pur — ainsi une maxime tirée de l’Écriture —, mais le séducteur en nous lui a surimposé une interprétation fausse, comme si un usurpateur avait frappé monnaie et imposé au métal une effigie sans légitimité ni valeur. Il peut aussi se produire que la pièce soit de bon métal et l’effigie conforme, mais en fait elle vient d’un mauvais atelier. C’est le cas lorsque Satan nous suggère un principe d’action qui en lui-même est bon, mais l’utilise pour une fin qui nous est nuisible : il peut nous suggérer le jeûne, non pour perfectionner notre âme, mais pour affaiblir notre corps93. Enfin une pièce peut être tout à fait légitime par son métal, son effigie, son origine ; mais le temps l’a usée ou la rouille altérée : quelque mauvais sentiment a pu s’incorporer à une idée valable et en altérer ainsi la valeur (la vanité peut se mélanger au désir de faire une bonne œuvre).

C’est donc bien une question de vérité qui est posée, par l’examen, aux cogitationes venant battre l’âme dans leur flux ininterrompu. Mais il ne s’agit pas de savoir si on a une idée vraie ou fausse, si on porte un jugement qui est exact ou non — ce qui était la tâche de l’examen stoïcien94. Bref, il ne s’agit pas de savoir si on se trompe ou non, il s’agit de faire le partage entre les vraies et les fausses idées, entre celles qui sont bien ce qu’elles paraissent être et celles qui font illusion. Le problème est de savoir si on est trompé. L’examen ne consiste pas à réfléchir pour déterminer si le jeûne est bon ou non. Le moine sait qu’il est bon. Mais il ne sait pas si la venue de cette idée au moment où elle se présente n’est pas l’effet du Trompeur qui, se cachant sous ce principe salutaire, prépare en secret sa chute.

L’examen a donc bien pour effet d’opérer une discretio, une différenciation qui permet de suivre la voie droite. Mais elle ne sépare pas les opinions vraies des opinions fausses. Elle cherche l’origine de l’idée, sa marque, ce qui pourrait en altérer la valeur. Il s’agit de tester « la qualité des pensées » — qualitas cogitationum95 — en s’interrogeant sur les profondeurs secrètes d’où elles sont issues, les ruses dont elles peuvent être les instruments et les illusions qui font qu’on se trompe non pas tellement, non pas seulement sur les choses dont elles sont l’idée — sur leur réalité objective, comme on dira plus tard —, mais sur elles-mêmes : leur nature, leur substance, leur auteur. En examinant les pensées avec soin, en opérant sans cesse le tri entre celles qu’il faut accueillir et celles qu’on doit rejeter, le moine obéissant et bien dirigé n’envisage pas ce qui est pensé dans ces idées, mais le mouvement de la pensée dans celui qui la pense. Ce que Cassien appelle les arcana conscientiae. Problème du sujet de la pensée et du rapport du sujet à sa propre pensée (qui pense dans ma pensée ? ne suis-je pas d’une certaine façon trompé ?), et non plus question de l’objet pensé ou du rapport de la pensée à son objet. Quand on songe à l’examen de type stoïcien où il fallait vérifier la justesse des opinions pour mieux assurer la prise de la raison sur le mouvement des passions, on mesure à quelle distance en est cette mise en question du mouvement de la pensée, de son origine dans le sujet et des illusions de soi sur soi qu’il peut faire naître.

2. La nécessité de l’aveu

Si cette vérification des pensées et ce tri permanent ne prenaient que la forme d’un examen intérieur, il y aurait un paradoxe : comment en effet celui qui s’examine pourrait-il reconnaître en toute certitude l’origine de ses pensées, comment pourrait-il être sûr de ne pas se tromper dans la valeur qu’il leur prête, alors que le danger d’être trompé — et d’être trompé sur soi-même — n’est pas conjuré ? Comment la pensée qui se forme dans l’examen serait-elle plus sûre que celle qui est examinée ? C’est là que se fonde la nécessité de l’aveu — cet aveu qu’il ne faut pas concevoir comme le résultat d’un examen qui se ferait d’abord dans la forme de l’intériorité stricte, et qui offrirait ensuite son bilan dans la forme de la confidence. Il s’agit d’un aveu qui doit être aussi proche que possible de l’examen, il faudrait qu’il puisse en être le versant extérieur, la face verbale tournée vers autrui. Le regard sur soi-même et la mise en discours de ce qu’il saisit ne devraient faire qu’une seule et même chose. Voir et dire en un acte unique — tel est l’idéal auquel doit tendre le novice : « On enseigne aux débutants à ne cacher par fausse honte aucune des pensées qui leur rongent le cœur, mais, dès qu’elles sont nées, à les manifester à l’ancien96. »

Mais comment l’aveu peut-il dissiper les illusions, ruses et tromperies qui hantent la pensée ? Comment la verbalisation peut-elle jouer un rôle de vérification ? Sans doute est-ce parce que l’ancien auquel on se confie peut, en usant de son expérience, de la discrétion qu’il a acquise et de la grâce qu’il a reçue, voir ce qui échappe au sujet lui-même et lui donner avis et remèdes. L’Ennemi, qui peut duper l’inexpérimenté et l’ignorant, échouera devant le discernement de l’ancien97. Cassien accorde un grand rôle à ces conseils du directeur, et il montre même à quels effets négatifs peut conduire une direction maladroite98. Pourtant, il accorde aussi au seul fait de l’extériorisation verbale un effet de tri et une vertu de purification. Former des mots, les prononcer, les adresser à un autre — et jusqu’à un certain point à un autre quel qu’il soit, pourvu qu’il soit un autre —, détient le pouvoir de dissiper les illusions et de conjurer les tromperies du séducteur intérieur99. À ce pouvoir de l’aveu, comme opérateur de discrimination, Cassien donne plusieurs raisons.

D’abord la honte. Si on éprouve du mal à avouer une pensée, si celle-ci se refuse à être dite, si elle cherche à rester secrète, c’est le signe qu’elle est mauvaise. « Le diable si subtil ne pourra pas jouer ou faire tomber le jeune autrement que s’il l’attire, par orgueil ou par respect humain, à cacher ses pensées. Les anciens affirment en effet que c’est un signe universel et évident d’une pensée diabolique que nous rougissions de la manifester à l’ancien100. » Plus une pensée se dérobe, plus elle tend à échapper aux mots qui essaient de la saisir, plus, par conséquent, il faudra s’acharner à la poursuivre et à en faire l’aveu exact. La honte, qui devrait retenir lorsqu’on commet un acte, doit être bravée lorsqu’il s’agit de manifester en mots ce qui se cache au fond du cœur : elle est une marque indubitable du mal.

Si l’idée qui vient de l’esprit du mal cherche toujours à rester enfouie dans la conscience, c’est pour une raison cosmo-théologique. Ange de la lumière, Satan a été condamné aux ténèbres ; le jour lui a été interdit et il ne peut plus sortir des replis du cœur où il s’est caché. L’aveu, qui le tire à la lumière, l’arrache à son royaume et le rend impuissant. Il ne peut régner que dans la nuit. « Une mauvaise pensée produite au jour perd aussitôt son venin. Avant même que la discrétion ait rendu son arrêt, l’affreux serpent, que cet aveu a, pour ainsi dire, arraché de son antre souterrain et ténébreux, pour le jeter à la lumière et donner sa honte en spectacle, s’empresse de battre en retraite101. » L’idée mauvaise perd sa force de séduction et sa puissance de tromperie du seul fait qu’elle est dite, qu’elle est prononcée à voix haute et qu’elle sort ainsi de l’intériorité secrète de la conscience.

Cassien va même plus loin. La formulation serait parfois expulsion matérielle. Avec la phrase qui avoue, c’est le diable lui-même qui est chassé du corps. Telle est la leçon qu’il faut tirer d’un souvenir de l’abbé Sarapion. Enfant, il était habité par l’esprit de gourmandise et volait tous les soirs un pain ; mais « il rougissait de découvrir » au saint vieillard qui le dirigeait ses « vols clandestins ». Enfin un jour, frappé par une exhortation de l’abbé Théon, il ne peut s’empêcher d’éclater en sanglots : « Il tire de son sein, complice et recéleur de son larcin, le pain qu’il avait dérobé […], et le produit à tous les regards. Prosterné contre terre, il confesse, en demandant pardon, le secret de ses repas quotidiens ; il implore, au milieu de ses larmes, les prières de tous, afin que le Seigneur le délivre d’une captivité si dure. » Et aussitôt « une lampe allumée sortit de son sein et remplit la cellule d’une odeur de soufre ; l’infection fut telle qu’à peine fut-il possible de demeurer ». Or les paroles que prononce, selon le récit de Cassien, l’abbé Théon au cours de cette scène sont importantes. Elles soulignent d’abord le fait que la délivrance n’est pas due directement à des paroles que le directeur aurait prononcées102, mais à celles du fautif qui avoue : « Ta délivrance est accomplie ; sans que j’aie dit une parole, l’aveu que tu viens de faire y a suffi. » Cet aveu a pour effet de faire passer en plein jour ce qui était recélé dans l’ombre du secret : c’est un jeu de lumière. Et c’est en même temps, par là même, une inversion de pouvoir : « Ton adversaire gagnait la victoire ; tu triomphes de lui aujourd’hui ; et ton aveu le terrasse plus complètement qu’il ne t’avait lui-même abattu à la faveur de son silence. […] En le dénonçant, tu as enlevé à l’esprit de malice le pouvoir de t’inquiéter désormais. » Et cette inversion de pouvoir se traduit dans une expulsion matérielle. Au sens strict l’aveu qui porte à la lumière l’esprit du mal lui fait quitter la place : « Le Seigneur […] a voulu que tu visses de tes yeux l’instigateur de cette passion expulsé de ton cœur par ton salutaire aveu, et que tu reconnusses, à cette fuite manifeste, que l’ennemi une fois découvert n’aurait plus dorénavant de place chez toi[103]. »

Il y a donc dans la forme même de l’aveu, dans le fait que le secret est formulé en mots et que ces mots sont adressés à un autre, un pouvoir spécifique : ce que Cassien appelle, d’un mot qu’on retrouvera constamment dans le vocabulaire de la pénitence et de la direction des âmes, la virtus confessionis. L’aveu a une force opératoire qui lui est propre : il dit, il montre, il expulse, il délivre.

Ainsi s’explique que la discrétion — cette pratique qui permet de dénouer les confusions, de séparer les mélanges, de dissiper les illusions, de différencier dans le sujet ce qui vient de lui-même et ce qui lui est inspiré par l’Autre — ne puisse être opérée par le seul examen de soi sur soi, mais qu’il lui faille aussi, et simultanément, un perpétuel aveu. Il faut que l’examen prenne forme aussitôt (« dès que naissent les pensées ») dans un discours effectif et adressé à un autre. Celui-ci, en position d’extériorité, pourra-t-il être un meilleur juge ? Sans doute. Mais surtout l’acte de parole qui lui est adressé effectue, par la barrière de la honte, le jeu de l’ombre et de la lumière, et l’expulsion matérielle, l’opération réelle du partage. L’indispensable discretio qui permet de tracer entre les deux dangers du trop et du trop peu le droit chemin vers la perfection, cette discretio dont l’homme, hanté par le pouvoir de séduction de l’Ennemi, n’est pas doté naturellement, ne pourra s’exercer avec la grâce de Dieu que par ce jeu de l’examen-aveu : ce jeu où le regard de soi sur soi doit être sans cesse associé au « dire-vrai » à propos de soi-même. C’est alors, après cette discrimination qui porte en permanence sur l’origine, la qualité et le grain des cogitationes, que l’âme n’accueillera plus que des pensées pures, conduisant à Dieu seul puisqu’elles viennent seulement de lui. Telle est la puritas cordis, condition de cette contemplation qui est la fin de la vie monastique. Au début du livre V des Institutions, Cassien se réfère à un texte d’Isaïe, où l’Éternel promet à Cyrus, son serviteur, « de terrasser les nations devant lui », de « rompre les portes d’airain », de « briser les verrous de fer » et de lui donner « des trésors cachés, des richesses enfouies » (45, 1-3). Par une étrange inflexion du commentaire, Cassien interprète ces portes renversées et ces verrous brisés, comme le travail qu’on doit faire sur les « noires ténèbres des vices » pour « les manifester au grand jour ». Sous l’effet de cette investigation (indagini) et de cette exposition (expositioni), les « secrets des ténèbres » seront révélés, tout ce qui nous sépare de la vraie science sera abattu, et « nous mériterons par la pureté du cœur d’être conduits au lieu du parfait rafraîchissement »104.

 

L’exagoreusis qui s’est développée dans le monachisme comme pratique d’un examen ininterrompu de soi lié à un aveu incessant à l’autre est donc fort éloignée, malgré certains traits communs, de la consultation qu’on trouvait dans la pratique ancienne, et de la confiance que le disciple du philosophe devait faire au maître de vérité et de sagesse. Tout d’abord l’examen-aveu est lié dans sa permanence au devoir, lui aussi permanent, d’obéissance. Si tout de ce qui se passe dans l’âme et jusqu’à ses moindres mouvements [doit être révélé à l’autre], c’est pour permettre une obéissance parfaite. Pas plus que l’acte en apparence le plus indifférent, la pensée la plus fugitive ne doit échapper au pouvoir de l’autre. Et en retour l’obéissance exacte en toutes choses a pour but d’empêcher que jamais l’intériorité ne se referme sur elle-même et qu’elle puisse, en se complaisant dans son autonomie, se laisser séduire par les puissances trompeuses qui l’habitent. La forme générale de l’obéissance et l’obligation permanente de l’examen-aveu vont nécessairement de pair.

En outre, cet examen-aveu ne porte pas sur une catégorie définie d’éléments (comme des actes, ou des infractions), il a devant lui une tâche indéfinie : pénétrer toujours plus avant dans les secrets de l’âme ; saisir toujours, le plus tôt possible, les pensées même les plus ténues ; s’emparer des secrets, et des secrets qui se cachent derrière les secrets, aller aussi profond que possible vers la racine. Dans ce labeur rien n’est indifférent, et il n’y a pas de limite préétablie à respecter. La pratique de l’examen-aveu doit suivre une ligne de pente qui l’incline indéfiniment vers la part quasi imperceptible de soi-même.

Il s’agit donc d’autre chose que de la reconnaissance verbale des fautes commises. L’exagoreusis n’est pas comme un aveu au tribunal. Elle ne prend pas place dans un mécanisme de juridiction, elle n’est pas une manière pour celui qui a enfreint une loi de reconnaître sa responsabilité pour atténuer le châtiment. Elle est un travail pour découvrir non seulement à l’autre, mais encore à soi-même ce qui se passe dans les mystères du cœur et dans ses ombres indistinctes. Il s’agit de faire éclater comme vérité ce qui n’était encore connu de personne. Et cela de deux façons : en portant à la lumière ce qui était si obscur que nul ne pouvait le saisir ; et en dissipant les illusions qui faisaient prendre la fausse monnaie pour l’authentique, une suggestion du diable pour une vraie inspiration de Dieu. Et c’est de ce passage de l’obscurité à la lumière, du mélange séducteur au partage rigoureux, qu’on attend la délivrance elle-même. On est dans l’ordre non de la juridiction des actes dont on se reconnaît responsable, mais de la « véridiction » des secrets qu’en soi-même on ignore.

Enfin, si l’exagoreusis incline à s’examiner soi-même et sans répit, ce n’est ni pour pouvoir s’établir soi-même dans sa propre souveraineté, ni même pour pouvoir se reconnaître dans son identité. Elle se déroule en permanence dans la relation à l’autre : dans la forme générale d’une direction qui soumet la volonté du sujet à celle de l’autre ; avec comme objectif de déceler au fond de soi-même la présence de l’Autre, de l’Ennemi ; et avec pour fin dernière d’accéder à la contemplation de Dieu, en toute pureté de cœur. Cette pureté, elle-même, il ne faut pas la comprendre comme la restauration de soi-même, ou comme un affranchissement du sujet. Elle est, au contraire, l’abandon définitif de toute volonté propre : une façon de n’être pas soi-même, ni par aucun lien attaché à soi-même. Paradoxe essentiel à ces pratiques de la spiritualité chrétienne : la véridiction de soi-même est liée fondamentalement à la renonciation à soi. Le travail indéfini pour voir et dire le vrai de soi-même est un exercice de mortification. On a donc dans l’exagoreusis un dispositif complexe où le devoir de s’enfoncer indéfiniment dans l’intériorité de l’âme est couplé à l’obligation d’une extériorisation permanente dans le discours adressé à l’autre ; et où la recherche de la vérité de soi doit constituer une certaine manière de mourir à soi-même.

1. Non sans un certain mépris : « “Va voir la fourmi, paresseux ! Observe ses mœurs et deviens sage” (Prov., 6) », SAINT JEAN CHRYSOSTOME, XVIIe Homélie sur saint Matthieu, 7 (P. G., t. 57, col. 263).

2. Cf. J. HANI, « Introduction », in PLUTARQUE, Consolation à Apollonios, Paris, 1972.

3. « Il faut remettre aux autres le discernement des maladies de l’âme, et non à nous-mêmes ; il ne faut pas y préposer comme surveillants les premiers venus […]. Il faut en appeler aux autres : qu’ils observent, qu’ils nous signalent nos écarts », GALIEN, Traité des passions de l’âme, VI, 23.

4. « Dicam quae accidant mihi ; tu morbo nomen invenies []. Rogo itaque, si quod habes remedium » [« Je vais t’indiquer ce que j’éprouve : tu trouveras le nom de la maladie […]. Ainsi je t’en conjure, si tu connais un remède… », trad. R. Waltz], SÉNÈQUE, De tranquillitate animae, I, 4 et 18.

5. « Non tempestate vexor sed nausea », ibid.

7. Sur ces exercices multiples, cf. P. RABBOW, Seelenführung. Methodik der Exerzitien in der Antike, Munich, 1954.

8. Exemple : la discussion entre stoïciens et épicuriens sur le problème de savoir s’il faut penser aux malheurs qui pourraient arriver (praemeditatio malorum) pour examiner la manière dont on y réagirait.

9. Les vers suivants seraient plus tardifs : « Commence par la première à toutes les parcourir. Et ensuite si tu trouves que tu as commis des fautes, gourmande-toi ; mais si tu as bien agi, réjouis-toi. »

10. Sur la valeur mnémotechnique de cette pratique et son sens comme préparation au sommeil et aux songes, cf. H. JAEGER, « L’examen de conscience dans les religions non chrétiennes et avant le christianisme », Numen, t. VI, 1959, pp. 191-194.

11. SÉNÈQUE, De tranquillitate animae, I, 4.

13. « Nec aegroto nec valeo », SÉNÈQUE, De tranquillitate animae, I, 2.

14. « Illum tamen habitum in me maxime deprehendo » [« Cependant la disposition où je me surprends le plus souvent », trad. R. Waltz], ibid.

15. « Facta ac dicta mea remetior », SÉNÈQUE, De ira, III, 36.

17. Cf. ÉPICTÈTE.

18. SÉNÈQUE, De ira, III, 36.

19. Cf. J.-C. GUY, article « Examen de conscience (chez les Pères de l’Église) » du Dictionnaire de Spiritualité, t. IV.

22. Cf. ÉPICTÈTE.

23. CLÉMENT D’ALEXANDRIE, Quis dives salvetur, XLI.

24. « Quel beau gardien ai-je donné à l’âme de mon frère ! », [ibid., XLI, 10].

26. Il faut noter que, même lorsque les techniques de la direction chrétienne se seront développées, le modèle du sacrifice christique ne sera pas pour autant effacé. On le retrouvera constamment, mais avec une place plus restreinte.

27. Cf. SAINT NIL : « [Philosophia gar estin] êthôn katorthôsis meta doxês tês peri tou ontos gnôseôs alêthous », [Logos askêtikos, III, P. G., t. 79, col. 721].

30. [Note vide.]

32. Ainsi à titre d’exemples : [note incomplète].

*1. [Manuscrit : tekhnê tekhnês, mais le texte de Grégoire de Nazianze porte : « tô onti gar autê moi phainetai tekhnê tis einai tekhnôn kai epistêmê epistêmôn, to polutropôtaton tôn zôôn kai poikilôtaton ».]

36. La conférence annonce trois espèces de moines : cénobites, anachorètes et sarabaïtes ; mais une quatrième est ajoutée au § 8.

39. « Ce n’est pas assez dire que leurs vices ne se corrigent point ; ils empirent, du seul fait que personne ne les excite (a nemine provocata) », ibid.

40. Tel fut le cas de Pafnutius dont la vie et la leçon sont évoquées dans la IIIe Conférence.

43. Pacôme, mourant, fait profession d’avoir accepté les remontrances même des plus petits (Fragments captés de la vie de Pacôme, traduits par R. DRAGUET, in Les Pères du Désert, Paris, 1949, pp. 116-117).

48. J. CASSIEN, Institutions, IV, 8.

50. [J. CASSIEN, Institutions, IV, 30.]

51. [« Nec de majorum sententia judices, cujus officium est obedire », SAINT JÉRÔME, lettre 125 au moine Rusticus (P. L., t. 22, col. 1081).]

59. SAINT NIL, Logos askêtikos, chap. XLI (P. G., t. 79, col. 769d-772a) [trad. in I. HAUSHERR, Direction spirituelle…, p. 190].

64. Sur le sens des exercices stoïciens, surtout chez Marc Aurèle, cf. P. HADOT, « Théologies et mystiques de la Grèce hellénistique et de la fin de l’Antiquité », Annuaire de l’École pratique des hautes études, 5section, t. LXXXV, pp. 297-309.

69. Ainsi Héron [qui] après cinquante ans de désert et d’abstinence s’imagine qu’il peut se jeter dans un puits et que ses mérites le protégeront de tout danger ; les deux moines qui veulent traverser le désert sans provisions ; celui qui voulut imiter le sacrifice d’Abraham ; ou cet autre célèbre moine de Mésopotamie qui « roula d’une chute lamentable jusqu’au judaïsme et à la circoncision » ou encore le maître trop rigoureux saisi par la tentation de son disciple [(ibid., II, 5-8)].

73. Cf. de même saint Jérôme.

74. J. CASSIEN, Institutions, II, 5.

75. Sur le mode [d’action] de l’esprit du mal sur l’âme de l’homme, cf. la VIIe Conférence, chap. 7-20.

76. J. CASSIEN, Conférences, II, 1.

77. « Discretionis gratiam atque virtutem », ibid., II, 26.

82. Le caractère « gestionnaire » de cet examen est, comme chez Sénèque, très appuyé : « Examinons ce qui est à notre avantage et à notre préjudice […]. Cessons de dépenser mal à propos et tâchons de mettre des fonds utiles à la place de dépenses nuisibles » (ibid.).

89. [J. CASSIEN, Conférences, IX, 4.]

94. Ainsi SÉNÈQUE se demandait s’il avait eu raison de croire qu’on pouvait éduquer tout le monde ; ou que toute vérité était bonne à n’importe qui (De ira, III, 36).

95. L’expression se trouve entre autres dans J. CASSIEN, Institutions, VI, 11.

98. Cf. l’anecdote du vieillard qui sur des reproches excessifs pousse un novice au désespoir. Il trouve sa punition dans le fait qu’il devient à son tour victime de la tentation qui assaillait le jeune homme (J. CASSIEN, Conférences, II, 13).

99. Significatif le conseil que saint Antoine aurait donné aux solitaires : noter sur une tablette, comme s’ils devaient le montrer à quelqu’un, leurs actions et les mouvements de leur âme (sAINT ATHANASE, Vita Antonii, 55, 9).

102. Il y a pourtant un effet indirect, que Théon souligne lui-même : le disciple avait été convaincu par le sermon du vieillard sur la gourmandise et les pensées secrètes [(ibid., II, 2)].

104. J. CASSIEN, Institutions, V, 2.