Quand on reçoit une médaille, on se demande : pourquoi moi ? Si l’on est un peu historien et sociologue, on cherche à comprendre ce choix en le situant dans un cadre explicatif plus large que les seuls mérites, réels ou supposés, d’une œuvre personnelle. Une médaille, c’est un symbole. Quels sont, lorsqu’on examine la carrière scientifique, le statut universitaire, la position particulière qu’occupe un savant dans le champ de la recherche aujourd’hui, les éléments auxquels renvoient ces valeurs symboliques ? J’en évoquerai quelques-uns, j’en tairai sûrement d’autres.
J’ai connu en France la première ébauche d’institution de la recherche que le gouvernement Blum, avant-guerre, avait développée : c’était la Caisse des sciences. Au printemps 1938, j’ai eu dans ce cadre mon premier contrat de chercheur. J’étais soldat à la frontière italienne ; je devais achever mon service militaire en avril. La commission qui regroupait alors, avec la philosophie, l’ensemble des sciences sociales m’avait octroyé une bourse pour préparer une thèse sur la catégorie de la valeur. Je n’ai jamais eu cette bourse, jamais fait cette thèse. J’ai été maintenu sous les drapeaux pour trois mois, puis, de nouveau, pour trois mois ; ensuite ce fut la guerre. Et c’est seulement dix ans plus tard, en 1948, après avoir enseigné la philosophie au lycée et fait entre-temps, dans le siècle, bien autre chose, que je suis entré en tant que chercheur au Centre national de la recherche scientifique. Mon maître Meyerson m’avait, sans tarder, averti : « Vous savez, Jean-Pierre, entrer dans la recherche, c’est comme entrer en religion. Ne l’oubliez pas. » Je ne crois pas l’avoir trop oublié, encore qu’il y ait plusieurs façons d’entrer en religion et d’y rester.
J’ai été chercheur dix ans. Je travaillais seul en bibliothèque, à lire tout ce que je pouvais de textes grecs pour essayer de me faire helléniste. Pendant toute cette période, j’étais comme une éponge qui absorbe, absorbe pour, le moment venu, rendre un peu de son jus. J’ai connu les affres des bilans annuels, du travail qui n’avance pas assez vite, des culs-de-sac dans la recherche ; j’ai connu le bonheur des premières publications. En 1958, nommé directeur d’études à la VIe section de l’École pratique des hautes études, je serais passé de l’autre côté de la barricade en m’activant dans les commissions du CNRS, si je n’y avais représenté les chercheurs. Du moins pendant les huit ans où j’ai participé à la commission de sociologie. Plus tard, j’ai siégé quatre ans à celle de langues et civilisations classiques.
Un pied dans chaque commission, à cheval sur deux domaines : situation paradoxale, anomique, qui était déjà celle de mon autre maître à penser, Louis Gernet, helléniste irréprochable et directeur de L’Année sociologique. Mais, par surcroît, il m’était poussé un troisième pied qui, à travers le Journal de Psychologie, dont j’assurais le secrétariat de rédaction, m’enracinait dans les recherches de psychologie historique. Ce statut indécis, polymorphe, cette physionomie protéiforme comportaient, aux yeux des spécialistes dans les diverses disciplines classiques, des défauts ; ils avaient aussi leur avantage. Quand on est posté au carrefour, on a une perspective différente de ceux qui cheminent au long d’une même rue. Les voies que j’ai tenté d’explorer, sur le territoire de la Grèce, en prenant en compte les diverses dimensions sociales et mentales de cette culture, pourraient être intitulées, s’il fallait leur donner une étiquette, anthropologie historique. Bien entendu, sur le plan des structures de la recherche, ce type d’enquête mettait en question, avec le découpage des disciplines traditionnelles, un cloisonnement trop strict des commissions. Ma recherche est donc venue tout naturellement s’inscrire dans la ligne de ce qui a été dernièrement réalisé au CNRS : la réunion en un tout des sciences sociales et des sciences humaines, l’aménagement d’une série de passerelles entre secteurs différents, la création de structures horizontales recoupant tout le champ des différents savoirs pour les recentrer autour d’un même thème. Telle est à mes yeux la première implication symbolique de cette médaille. Une part de son éclat porte plus de lumière sur ces espaces de marge, encore peu fréquentés, où les frontières, au lieu d’obstacles, se font points de croisement, lieux de passage et de rencontre, postes d’observation privilégiés.
Chercheur, je l’ai dit, je travaillais seul. Après les années soixante, tout change : plus de Vernant isolé ; il y a Vernant et son groupe, l’équipe Vernant, ce que certains, à l’étranger, ont appelé l’école de Paris ou, pour reprendre le titre d’un article, amical et chaleureux, que nous consacrait le directeur du Center of Hellenic Studies de Washington, Bernard Knox, « la Grèce à la française ». Je ne suis pas nationaliste, du moins j’espère ne pas trop l’être. Mais je suis heureux que cette voix qui, en éloge et comme en complicité avec nous, nous proclame français dans notre approche de la Grèce, vienne de l’étranger et parle anglais.
L’histoire du Centre de recherches comparées sur les sociétés anciennes serait instructive. Je dirai seulement qu’au départ il ne comportait pas d’helléniste ; c’était moi qui en faisais fonction. Il regroupait une pléiade de savants – spécialistes de Rome comme J.-P. Brisson ; assyriologues : Elena Cassin, Garelli, puis Bottéro ; sinologue : Jacques Gernet ; orientalistes : Paul Lévy, puis Madeleine Biardeau et Charles Malamoud ; égyptologue : Yoyotte ; anthropologues : Haudricourt, Condominas, puis Godelier, auxquels se joindront bien des africanistes. Ce qui nous avait spontanément réunis, c’était une exigence de comparaison pour mieux comprendre nos propres domaines. Nous examinions, à partir de chaque société dont nous faisions l’étude, les figures diverses que pouvaient revêtir le religieux, le pouvoir, la royauté, la guerre, la vie agricole, le travail, l’économique. Chacun de nous était ainsi conduit non seulement à s’interroger sur la façon dont ces divers plans s’articulaient les uns aux autres au sein d’une même culture, mais aussi à remettre en cause la pertinence de ces catégories, qui nous paraissent aller de soi, mais qui font problème dès lors qu’on les applique à des civilisations historiquement éloignées de la nôtre.
Quand le Centre a été institutionnalisé par son rattachement à l’École des hautes études et son association au CNRS, comme « équipe de recherche associée », il est devenu essentiellement une équipe à laquelle se sont joints quelques latinistes. J’ai dirigé ce groupe pendant vingt ans. Au début nous n’étions pas beaucoup. L’équipe s’est étoffée, élargie – peut-être trop. C’est aujourd’hui un centre important, avec des couches d’âges multiples. Ses membres ont beaucoup publié, travaux individuels et volumes collectifs. Une équipe où, sur des années, la recherche se poursuit en commun, où le travail de réflexion, de création, de documentation aussi, est collectif – ce phénomène, normal dans tant de sciences, est encore exceptionnel dans les études classiques. A la demande des sociologues, le CNRS a décerné au Centre, pour son œuvre collective, en 1977, une médaille d’argent. Celle que je reçois aujourd’hui brille pour tous les membres du groupe sans exception, quelles que soient leurs tâches et leurs fonctions.
Ce n’est pas à moi de dresser le bilan de cette expérience, de la juger. Je peux seulement, en confidence, dire mon sentiment. D’abord, ce dont je suis sûr. Ni mon œuvre propre, ni ma vie, ni ma personne ne peuvent être séparées de l’équipe. J’ai été continûment porté par le travail et les recherches de tous ceux que, moi aussi peut-être, du même élan, j’entraînais. Ensuite, ce que je crois. L’avantage d’un groupement de ce type, c’est qu’en réunissant des hommes et des femmes de formation diverse, dont les habitudes d’esprit, les procédures d’enquête, les mentalités sont différentes : philologues, historiens, archéologues, iconologues, sociologues et psychologues, il permet à la fois de ratisser plus large et d’explorer le terrain suivant des angles d’attaque variés. Mais la nécessaire cohésion d’un groupe n’est pas sans présenter un double danger. D’une part, il faut que chacun reste ou devienne lui-même, qu’il fasse ce que lui seul peut faire, sans que pour autant l’affirmation des originalités, la singularité des points de vue n’entraînent clivages et conflits. D’autre part, pour toute collectivité scientifique qui n’est pas exactement dans la norme universitaire, le risque ou la tentation existe de fonctionner en vase clos, de se regarder le nombril, de devenir comme une secte repliée sur elle-même, en négligeant de s’ouvrir à tout ce que les disciplines classiques traditionnelles apportent, dans la ligne qui leur est propre, non seulement d’indispensables savoirs mais aussi de perspectives neuves.
Enfin, mes souhaits : que le Centre continue. Une équipe de recherche vivante, c’est une institution et une sorte de famille. Toute institution vieillit ; toute famille a ses tensions, comme ses fermetures et ses partis pris. Je voudrais que les jeunes chercheurs, qui viennent chez nous nombreux, renouvellent le Centre et le maintiennent, qu’ils le fassent différent en même temps que semblable à ce que j’ai connu et qui m’a donné des moments de grande joie, un certain bonheur. Que le Centre ait longue vie.
Mais laissons les états d’âme personnels. Mon vœu s’appuie sur deux raisons de fond qui ne sont pas étrangères à la médaille d’aujourd’hui. D’abord, si le Centre est une espèce de famille, c’est une famille internationale. Non seulement par les alliances que nous avons conclues avec des universités et des équipes étrangères comme autant de mariages d’où sont nés bien des livres. Mais parce qu’il n’est pas de mois, pas de semaine devrais-je dire, où nos portes ne soient ouvertes à des collègues d’un peu tous les pays du monde, désireux d’exposer leurs recherches et d’en discuter en commun. Ils viennent et reviennent chez nous parce qu’ils s’y retrouvent chez eux, qu’ils s’y sentent à la maison. De sorte qu’en retour, quand nous partons nous aussi travailler dans leurs pays, nous ne sommes pas en terre étrangère.
Ensuite parce que nous sommes restés fidèles, même regroupés en classicistes, à notre vocation d’anthropologues comparatistes. Qu’on prenne nos volumes collectifs, Problèmes de la guerre, Divination et Rationalité, La Cuisine du sacrifice en Grèce, La Mort, les morts dans les sociétés antiques, on y trouve toujours une dimension comparative et une place, souvent la plus grande, accordée aux spécialistes d’autres civilisations que la grecque. Pour reprendre une formule de Louis Gernet, les études classiques ne constituent pas à nos yeux un domaine autonome et comme un empire dans un empire. La Grèce est une expérience humaine singulière marquée par une mutation qui s’est produite en quelques siècles sur toute une série de plans à la fois. On ne peut saisir les conditions qui ont rendu possible cet avènement, les conséquences qu’il a entraînées et dont nous sentons encore aujourd’hui les effets, qu’en confrontant le monde grec aux grandes civilisations où les hommes ont fait des choix différents.
Nous voulons que la Grèce demeure présente dans notre enseignement, vivante dans notre culture, non pour qu’elle renvoie à une élite de savants, en miroir, le reflet de ce qu’ils s’imaginent ou voudraient être, mais pour que, située à sa place dans une histoire humaine qui comporte bien des chemins, elle nous engage à réfléchir plus lucidement sur les implications et les enjeux de notre civilisation, qu’elle nous éclaire sur ce que nous sommes, comparés et confrontés aux autres. Notre hellénisme est comparatif parce qu’il se veut une contribution à la connaissance de l’homme, dans la variété de ses univers de culture.
Pour cette tâche ambitieuse et qui pouvait paraître un peu gratuite ou inactuelle, vous nous avez fourni des moyens, à notre échelle ; surtout, vous nous avez fait confiance ; vous avez soutenu notre équipe en lui laissant cette pleine liberté sans laquelle il n’est pas de recherche. Et, en ce sens, ma médaille témoigne aussi pour tous ceux, au CNRS, à l’École des hautes études, au Collège de France, à la direction de la recherche, qui ont su, quand il le fallait, nous tendre la main pour nous aider à passer le gué.
André-Georges Haudricourt a naguère opposé la mentalité des peuples pasteurs comme les Grecs à celle des peuples jardiniers comme les Chinois anciens. La domestication des animaux aurait conduit les pasteurs à concevoir la domination du roi sur ses sujets, l’autorité du supérieur sur ses subordonnés, sur le modèle des rapports du berger avec son troupeau, qu’il mène à la baguette. Le sceptre royal est un bâton. Au contraire, les peuples jardiniers prendraient pour modèle de l’exercice du pouvoir cette forme d’action « indirecte et négative » qui est propre à l’horticulteur, soucieux de s’insérer dans l’ordre naturel et dont l’intervention ne vise ni à soumettre ni à contraindre, mais, en accord avec l’élan interne de chaque plante, à la laisser mieux pousser.
Quand il nous a accordé le privilège de nous prendre sous sa tutelle, le CNRS n’a pas voulu nous dominer : il a déblayé et irrigué le terrain autour de nous, écartant les obstacles, écrasant les trop grosses mottes, nous apportant l’eau dont nous avions besoin. Je souhaite qu’il en soit demain comme hier et aujourd’hui. La recherche est un jardin. Pour qu’il fleurisse, ceux qui en ont la charge doivent se faire jardiniers plutôt que bergers.
Discours prononcé le 18 décembre 1984, à l’occasion de la remise de la médaille d’or du CNRS.