La fabrique de soi


Peut-être ne choisit-on pas plus sa famille intellectuelle qu’on ne choisit sa vraie famille. La seule chose qu’on peut faire, c’est de rompre avec elle. Pour moi, les choses étaient claires : j’ai été élevé dans une famille d’intellectuels : mon père et mon grand-père étaient directeurs du journal Le Briard à Provins, où je suis né. Il s’agissait d’un journal de gauche, un journal républicain. Mon père était grand admissible à l’agrégation de philosophie, quand mon grand-père est mort ; il a dû prendre la suite parce qu’il était l’aîné. Je ne l’ai jamais connu, car il a été tué à la guerre, en 1915. Je n’ai d’autre souvenir de lui que cette espèce d’image qu’on m’en a donnée : quelqu’un qui était plus qu’un homme de gauche, un socialiste qui s’est engagé volontaire dans l’infanterie comme deuxième classe dès que la guerre a été déclarée. Tout cela a pesé sur moi. Je dis volontiers, en riant, que je ne sais pas trop ce qu’est le complexe d’Œdipe, parce que je n’ai pas eu de père. En réalité, j’avais un père imaginaire qui a joué son rôle et j’ai grandi dans une atmosphère anticléricale, antireligieuse – quand il dirigeait le journal, mon grand-père s’était résolument engagé dans les affaires dreyfusardes.

Quand j’avais quinze, seize ans, je lisais Marx et toute cette partie de l’intelligentsia qui s’était tournée vers le marxisme, mais un marxisme lié à toute la tradition de libre pensée et d’esprit critique. Et je ne crois pas du tout y être entré comme certains catholiques qui, en quelque sorte, s’y sont « convertis ». Il s’agissait d’autre chose : j’ai trouvé dans le marxisme un prolongement de ce qu’étaient les attitudes intellectuelles de ma famille.

La première organisation à laquelle j’ai adhéré était internationale et avait son siège à Moscou ; c’était l’Association internationale des athées révolutionnaires… Évidemment, pour quelqu’un qui a occupé une chaire d’histoire des religions, c’est assez paradoxal, mais je ne suis pas sûr que ce paradoxe soit aussi surprenant qu’il peut paraître à première vue.

Après avoir passé l’agrégation de philosophie, je suis parti à l’armée en 1937 et j’y suis resté jusqu’à la défaite. Ensuite, la Résistance. Pratiquement, je n’ai commencé ma carrière dans la recherche qu’en 1948, comme attaché, après avoir enseigné au lycée, à Toulouse et à Paris. J’avais alors trente-quatre ans, je n’étais plus un jeune homme… Comme ma famille était déjà loin à ce moment-là, je suis entré dans une autre famille qui, à bien des égards, sur le plan de la morale civique et de la conception de la vie comme du travail scientifique, prolongeait la mienne : je parle d’Ignace Meyerson et de Louis Gernet, qui étaient tous les deux absolument agnostiques. Ce sont les deux personnes qui m’ont formé intellectuellement.

J’ai d’abord rencontré Meyerson, dont je suivais le cours à la Sorbonne avant la guerre. Mais ce n’est qu’en 1940 que j’ai réellement fait sa connaissance, à Toulouse, où il vint lui aussi. J’ai vécu toutes ces années de la guerre et de l’Occupation en contact étroit avec lui. Il était entré aussi dans la Résistance où il avait des responsabilités. Surtout, j’ai indéfiniment parlé avec lui et, pendant toutes ces années, il a d’une certaine façon déversé en moi tout ce qu’il pouvait savoir et la façon dont il concevait ce qu’il avait créé : la psychologie historique. Mon point de départ a été, en gros, le suivant : ce qui caractérise le comportement de l’homme, contrairement à celui de l’animal, c’est qu’il construit des œuvres qui vont constituer l’ensemble d’une civilisation : techniques, sciences, institutions sociales, œuvres plastiques, œuvres littéraires, droit et religion. L’espèce homo sapiens apparaît à partir du moment où il y a les outils, le langage et aussi des rituels funéraires. Par conséquent, naissent déjà des préoccupations par rapport à ce qu’on peut appeler l’au-delà. Ce qui caractérise l’homme, c’est la pensée symbolique. Chez l’homme, tout est symbolique, tout est significatif. Or, la religion, si je puis dire, c’est ce qu’il y a dans l’homme de plus symbolique. La religion consiste à affirmer que, derrière tout ce qu’on voit, tout ce qu’on fait, tout ce qu’on dit, il y a un arrière-plan, un au-delà. C’est le symbole en action. D’où, pour le psychologue qui veut comprendre l’homme, l’importance centrale de l’étude du fonctionnement des institutions religieuses. Or, comme l’homme est historique de part en part, qu’il est au-dedans de lui-même le sujet d’une histoire, il s’agit de reconstituer cette histoire. C’est ce que Meyerson m’a appris.

Pourquoi avoir choisi l’Antiquité ? Parce que le hasard et les hasards jouent toujours un rôle. D’abord, j’étais un peu fasciné par ce que je connaissais de l’Antiquité, spécialement par Platon ; j’avais l’intention de faire une thèse sur l’idée de travail chez le philosophe. Ensuite j’ai rencontré Louis Gernet, en 1948, grâce à Meyerson. Il venait d’entrer à l’École pratique. J’ai suivi de façon régulière ses séminaires et suis devenu plus que son disciple, je crois avoir été son ami. Le savoir et l’extraordinaire intelligence de Gernet m’ont révélé une réalité de la Grèce ancienne que je ne connaissais pas. L’originalité de Gernet, c’est de s’être intéressé au passage, sur tous les plans, d’une préhistoire de la Grèce à une civilisation de la cité. Comment comprendre la transition qui mène d’un univers intellectuel en gros mythico-religieux à un autre, que Gernet appelle la raison ? Sur ce plan, il y avait convergence entre l’enseignement de Meyerson et celui de Gernet.

Comme, à cette époque, j’étais militant communiste, engagé dans l’action, le fait de choisir une période très éloignée du monde contemporain et qui avait, par rapport à l’actualité, un caractère de gratuité complète, me donnait certainement une liberté beaucoup plus grande. Tout en étant communiste, j’étais absolument catégorique sur un point dont Meyerson ne cessait d’ailleurs de me persuader : en ce qui concerne la recherche scientifique, les partis n’ont rien à dire, ils ne doivent pas intervenir, on ne doit pas changer même une virgule sous prétexte que la revue officielle d’un parti le demande. Le problème ne s’est d’ailleurs pas posé, puisqu’ils ne souhaitaient guère publier ma prose, à part un ou deux comptes rendus dans La Pensée. Manifestement, je n’étais pas leur homme sur ce terrain-là !

Si j’ai commencé avec l’idée de faire une thèse sur la notion de travail chez Platon, j’ai vite compris qu’il y avait derrière cette analyse une question de psychologie historique.

J’abordais le travail comme une catégorie psychologique parfaitement délimitée et constante : par exemple, comment les Grecs ont-il connu, jugé le travail ? La vraie question, en réalité, c’était : existait-il ce que nous appelons travail, c’est-à-dire un comportement, une attitude générale opposée au loisir, ayant une valeur économique, impliquant l’idée que l’homme est producteur et que, dans cette activité productrice, il établit des rapports sociaux avec autrui ? Il n’en était rien : c’était la catégorie elle-même qui était problématique… D’où la série d’analyses que j’ai faites sur la notion de travail en essayant de montrer que le même terme recouvre une histoire des formes techniques du travail, mais aussi une histoire de l’idéologie du travail, autrement dit, une histoire du travail comme catégorie intérieure de l’homme. A quel moment l’homme a-t-il le sentiment qu’il travaille et quel sens donne-t-il à cela ?

J’ai été amené à conclure ainsi : certes, l’homme travaille, mais il n’y a pas le travail, il y a des types de travail très différents selon qu’ils sont agricoles, artisanaux ; et l’homme est loin d’avoir toujours vécu ses activités de travail de la même façon que nous. Pourquoi ? En quoi ? Voilà, c’était ce qu’il fallait écrire ; j’ai tenté de le faire.

Dans mon premier livre, Les Origines de la pensée grecque (1962), un essai philosophique court et synthétique, j’ai essayé de repérer les différentes conditions qui ont permis l’apparition de ce qu’on appelle la pensée rationnelle. L’épopée et la poésie sapientielle d’Hésiode n’obéissent pas aux mêmes modes d’écriture et de réflexion. J’ai cherché à voir comment, dans ce passage, il y a à la fois changement et continuité. C’était mon premier livre. Il était centré sur une mutation intellectuelle : l’apparition de techniques mentales, de formes de raisonnement, de types de discours et d’écrits qui sont nouveaux par rapport à une culture antérieure. D’une certaine façon, c’est de la psychologie historique, ce n’est pas de l’histoire ! Je ne suis pas historien, je ne fais pas un travail d’historien, par exemple sur le monde mycénien ou sur l’époque archaïque, travail qui est celui des archéologues ou des historiens professionnels. J’ai voulu faire une espèce de mise en place.

J’en suis arrivé ainsi, dans Mythe et Pensée chez les Grecs (1965), à étudier à la suite un certain nombre d’activités mentales et psychologiques, en commençant par l’espace avec « Hestia-Hermès : sur l’expression religieuse de l’espace et du mouvement chez les Grecs ». A partir de ce texte, j’ai réfléchi à la façon dont l’espace pouvait être traduit religieusement dans le couple des deux dieux : une divinité féminine, Hestia, et une divinité masculine, Hermès. J’ai montré comment cette dyade, cette structure théologique, ne peut être comprise sur le plan religieux que si on la met en rapport avec une problématique de l’espace et du mouvement. En même temps, ce couple divin n’est pas seulement une façon de répondre à un problème intellectuel : comment puis-je penser l’espace, et aussi le vivre, l’organiser, que ce soit l’espace de la maison ou l’espace extérieur ? Il ne s’agit pas que d’une idée pure, puisque cette même dyade, qui a une valeur intellectuelle, a aussi une valeur institutionnelle et sociale : elle permet de comprendre certains aspects de l’opposition des sexes, du mariage, de la filiation, de la vie économique, dans la mesure où elle domine aussi l’opposition entre les biens thésaurisés de la maison et ceux qui « courent » dans la campagne, ceux qui circulent et qui ne relèvent plus d’Hestia mais d’Hermès. C’était donc une vaste question que j’avais soulevée là. Et elle se prolongeait : qu’en est-il lorsque l’espace est pensé autrement, qu’il s’agisse de l’organisation de l’espace urbain ou de ce qu’on peut appeler un espace politique ? Avec la cité, la notion d’espace se transforme.

Ensuite, j’ai abordé le problème du temps, de la mémoire, en me posant une question analogue : les Grecs font de la Mémoire, Mnémosyné, mère des Muses, une divinité : à quoi répond, du point de vue des pratiques mentales et de la place de certains personnages dans la société, cette divinisation de la mémoire ? Et quelles étaient ces techniques de mémoire, à quoi aboutissaient-elles, quel était leur objet, leur fin ? C’est ainsi que j’ai été amené à parler des aspects mythiques de la mémoire en Grèce. Une mémoire qui ne vise pas à nous constituer nous-mêmes comme des sujets ayant leur biographie et leur masse de souvenirs personnels, ni non plus, d’ailleurs, à organiser un ordre du temps, comme le fera le calendrier civique, mais une mémoire qui tente d’échapper au temps et à sa suite inexorable.

La Mort dans les yeux (1985) est, d’une certaine façon, une reprise, avec une modification d’accent, du problème de l’espace. Dans mes études des années soixante sur l’espace, je ne prenais pas en considération tous les éléments du dossier. Ce que je montrais, c’est que, pour vivre, pour penser l’espace, il faut qu’il y ait un centre clos sur lui-même – c’est le domaine d’Hestia – et, en même temps, que cet espace doit pouvoir être parcouru. Il faut pouvoir passer d’un point à un autre – c’est la fonction qu’assure Hermès. Donc : centralité et mouvement.

Mais je n’avais pas compté avec ce fait : il n’y a pas de centre sans marges ni zones périphériques de plus en plus étendues, depuis les frontières de la cité jusqu’aux marges barbares et jusqu’aux frontières du monde. Alors, quel est le statut de ces espaces complètement excentriques et comment sont-ils pensés, quelle est leur valeur religieuse ? C’est ce dont je me suis en partie occupé avec Artémis. Dans la mesure où elle est, non pas la divinité des marges absolues, des confins du monde, mais la frontière de la cité, entre un espace cultivé et un espace qui ne l’est pas, un État et les États d’à côté, la culture et la sauvagerie. Quelle est sa fonction ? D’une certaine façon, elle est proche à la fois d’Hestia et d’Hermès. D’Hestia, parce qu’elle tend à maintenir les frontières ; d’Hermès, parce qu’elle permet de les franchir. Là, j’étais devant une espèce de « champ » à explorer : de quelle façon les grandes catégories psychologiques se sont-elles constituées et quels rapports entretiennent-elles les unes avec les autres ?

A ces questions, j’ai tenté de répondre en utilisant la seule méthode que je connaisse : relire indéfiniment les textes, en regardant les termes, l’organisation du récit, sa place, les échos internes. Quand on revient sans cesse sur un texte, ou bien les questions qu’on se posait se déplacent, ou bien elles deviennent pertinentes : tout d’un coup, on peut lire le texte en fonction justement de ces questions. On a alors l’impression de mieux comprendre, de voir des choses que d’autres, en les voyant, n’avaient pas mises à la même place, des choses auxquelles d’autres n’avaient pas donné la même importance dans le système d’ensemble de la pensée d’Hésiode, par exemple.

C’est pourquoi, quand j’écris, je tente de faire passer dans mon texte cette expérience de la vie de l’autre que tout texte communique en partie. Je fais donc à la fois un effort de distanciation et de participation par rapport au texte que j’étudie. Une fois que j’ai déblayé mon terrain par une analyse du texte et de son contexte social, j’essaie d’y participer et de trouver un mode d’expression pour faire passer cette expérience-là. Les psychologues ont beaucoup insisté sur ce point : comment connaît-on l’autre ? L’autre est toujours incompréhensible, il raconte des choses, fait des gestes, a un aspect physique ; par-derrière tout cela, je construis mon interprétation de l’autre : le Paul de Pierre n’est pas le Paul de Jules, et le Paul de Pierre ou de Jules n’est pas le Paul de Paul, c’est évident. Comme je ne crois pas qu’il existe un bon Dieu, je ne crois pas qu’il y ait une transparence des consciences les unes aux autres. Peut-être Dieu scrute-t-il le secret des cœurs, mais l’homme, lui, est toujours au niveau du symbolique. Comme à partir d’un texte, j’aperçois des signes dans la façon dont se manifeste la personne de quelqu’un et, à travers ces signes, je construis un autre qui en est le support et qui fait qu’ils prennent une relative cohérence. Connaître autrui, c’est à un moment donné faire une espèce de pari, tout d’un coup sympathiser avec lui, essayer de le saisir à travers toutes ses manifestations, ses signes, ses conduites, ses confidences… C’est cela, la condition humaine, et ce n’est pas très différent lorsqu’on essaie de comprendre un texte. Maintenant que je suis plus vieux, je me sens plus libre à l’égard de la forme traditionnelle des écrits scientifiques, je m’engage davantage et je fais passer ce que j’ai cru ressentir de l’intérieur. Ainsi, pour les Bacchantes, j’ai « mon » Dionysos qui n’est peut-être pas exactement celui des autres, de sorte que, d’une certaine façon, je suis présent dans ce que j’écris.

La tragédie représente quelque chose de très privilégié pour quelqu’un qui, comme moi, fait de la psychologie historique. Ce sont des œuvres littéraires d’une extraordinaire puissance, qui ont eu un retentissement considérable. Pour celui qui s’intéresse à ce qu’on peut appeler les formes psychologiques du sujet humain dans la Grèce du Ve siècle avant J.-C., c’est un document exceptionnel. De plus, c’était une véritable institution sociale : le rapport est étroit entre la vie politique, l’organisation civique et l’organisation de la tragédie. La tragédie est le meilleur exemple que l’on puisse prendre pour étudier l’impact du fait littéraire sur la vie civique, l’imbrication de la création littéraire et de l’institution politique. Les trois ancêtres, les trois patrons – et c’était vrai pour les Grecs eux-mêmes – sont Eschyle, Sophocle et Euripide.

La tragédie est donc à la fois une innovation artistique incroyable, une institution sociale et le moyen de poser, sur le plan psychologique, les problèmes des rapports de l’homme et de ses actes, problèmes que le droit avait abordés au niveau des tribunaux et du déroulement des procès, mais jamais en les exposant aux yeux de tous. La tragédie ne pose pas cette question : qui suis-je ?, mais : que vais-je faire ? Se posent ainsi les problèmes de la responsabilité (l’agent est-il maître de ses actes ?), de l’ambiguïté de l’homme et de ses valeurs. La tragédie n’est pas une réponse théorique à ces questions, mais une interrogation, un questionnement. Et un questionnement spectaculaire. D’où l’importance de la représentation théâtrale, de la scène tragique dans l’univers mental des Grecs. En effet, la tragédie marque un changement considérable sur le plan des formes littéraires. Il n’y a plus un poète qui chante ses histoires, mais un spectacle. Par conséquent, l’attitude du public, du récepteur, n’est plus du tout la même : les acteurs sont sur la scène, on voit Œdipe, Agamemnon. C’est tout le problème de l’imitation, du style direct qui est posé. Ce changement opéré par la tragédie va de pair avec d’autres changements – la représentation plastique, l’imagerie, la statuaire – et il débouche aussi sur une réflexion philosophique chez Platon : quel est le statut du fictif, qu’est-ce que c’est qu’une image ? La tragédie est donc une sorte de point focal où toute une série de dimensions sont nouées, c’est l’exemple privilégié de ce que Marcel Mauss appelait un « phénomène social total », un phénomène où toutes les dimensions de la vie collective se trouvent condensées : le social, le politique, l’esthétique, l’imaginaire.

Ce que j’ai essayé de dégager, dans tous mes travaux, c’est la psychologie historique du monde ancien. Ce n’est pas vraiment une innovation : Fraenkel et Snell avaient déjà commencé avant moi. Mais je me démarque d’eux ; dans mon étude, je fais intervenir des questions de sociologie – j’essaie de rattacher tel ou tel phénomène aux conditions sociales : qu’est-ce que la transe, qu’est-ce qu’un thiase, qu’est-ce que le dionysisme dans l’Athènes du Ve siècle ? – et des questions de psychologie – je m’interroge sur le statut de la mémoire, des images, du désir, de la personne. C’est ainsi que j’ai abordé la tragédie grecque : avec cette double série d’interrogations préalables.

Une autre question, au centre de bon nombre de mes études, est le problème de la personne, du sujet, de l’individu, du moi. C’est une question très compliquée que j’avais abordée sur le plan religieux, avec les « Aspects de la personne dans la religion grecque1 », en constatant que ce que nous appelons « la personne » n’est pas central dans la religion grecque. Le problème n’est pas celui du rapport de la personne avec un dieu qui lui est lui-même personnel, la religion est autrement centrée. Mais il est vrai aussi qu’il y a un individu dès l’époque archaïque : Achille, par exemple, est un individu. Cela étant, la notion d’individu se dégage nettement des institutions mêmes de la cité, du droit, de la tragédie. Sur toute une série de plans, on voit les institutions sociales faire à l’individu une place de plus en plus grande. A l’individu, mais peut-être pas au moi ni à la personne. Il faut distinguer ces différentes notions et, par une analyse, montrer ce qui concerne l’individu – ce qui sera exprimé par la biographie – et ce qui concerne ce que j’appelle le sujet – lorsque l’individu s’énonce lui-même en première personne, dit « je » pour, dans un discours, communiquer à autrui certains aspects de sa propre individualité, qui peuvent être très divers. Le sujet n’est pas une catégorie unique. Ce n’est pas la même chose quand le « je » se trouve sur une épitaphe et quand Homère ou Hésiode disent « je ». Pas davantage quand Démosthène ou Isocrate, dans un discours pour plaider leur cause, se mettent eux-mêmes en scène ou quand des historiens, comme Hérodote ou Thucydide, interviennent pour donner leur avis ou manifester leurs doutes.

Mais il y a le « je » de la lyrique grecque qui, lui, me paraît avoir un caractère particulièrement intéressant, dans la mesure où il exprime le surgissement d’une forme de sensibilité que le sujet s’attribue à lui-même (Alcée, Sapho, tant d’autres) et où il communique à un cercle d’amis ses émotions, ses regrets, ses désirs, ses plaisirs, c’est-à-dire cette partie qui, en lui, à travers la communication poétique, apparaît essentielle et sur laquelle il n’a pas de prise, devant laquelle il est désarmé.

L’organisation mentale et psychique du Grec est telle qu’il ignore totalement l’introspection, il est entièrement orienté vers l’extérieur. A aucun moment le Grec de l’époque classique ne pratique ce que Foucault appelle un travail de soi sur soi, ou alors c’est un travail de type platonicien, purement noétique, qui consiste à devenir une pensée pure. L’idée, que Platon reprend à des traditions pythagoriciennes ou orphiques, selon laquelle le vrai Socrate, le vrai Platon, ce n’est pas son corps, c’est l’âme – la psuchē : c’est la psuchē de Socrate qui est le vrai Socrate. Cette idée va avoir des conséquences décisives du point de vue de la découverte des forces psychologiques, du travail de soi sur soi. Mais, si l’âme est Socrate, elle n’est certainement pas l’âme de Socrate. Elle ne peut l’être. La preuve, c’est que le nombre des âmes est fixe, nous dit Platon ; par conséquent, chaque individu n’a pas la sienne, il en trouve une qui a déjà servi et qui resservira à un autre. Il y a exactement le même nombre d’âmes qu’il y a d’astres dans le ciel, et le problème est d’aller rejoindre son astre et non pas de faire la découverte et la « fabrication » de soi-même.

Ainsi, pour libérer ce daimôn qu’est l’âme, il faudra entrer en conflit avec les autres couches du sujet qui ne sont pas Socrate aux yeux de Socrate, c’est-à-dire qui sont liées à son corps – son courage, ses appétits. C’est alors dans le dialogue de la psuchē véritable, de l’âme noétique avec celles-là, que l’individu va commencer à travailler sur lui-même : à faire de l’introspection un examen de conscience, à pratiquer la maîtrise de soi, à faire un effort de remémoration. Tout ce travail, Foucault l’a très bien montré, n’est pas un travail de fuite hors du monde, c’est un travail qui n’est compréhensible que dans le cadre de la cité. Il s’agit de s’appliquer à soi-même les mêmes normes et les mêmes conceptions qu’on applique aux autres. C’est parce que je veux être un homme libre, c’est parce que l’idéal du citoyen est de ne pas être l’esclave de quelqu’un que j’essaie de ne pas être l’esclave de moi-même. Comme le dit Foucault, le travail sur soi, c’est la même chose que la paideia pour devenir un bon citoyen. Il y a donc là toute une histoire de l’intériorité et de l’unicité du moi qui est à faire.


1.

Dans Mythe et Pensée chez les Grecs, Paris, 1965 (rééd. 1994).