Peu de temps avant sa mort, Louis Gernet avait formé le projet de réunir en volume une série d’études parues dans diverses revues. Pour fixer son choix, il avait dû tenir compte, non seulement de l’importance relative qu’il attribuait à ses écrits, mais d’autres facteurs d’ordre circonstanciel : dimension restreinte de l’ouvrage prévu, difficulté ou impossibilité de se procurer les textes originaux, caractère plus ou moins spécialisé des périodiques qui les avaient publiés et dont certains, relevant de disciplines comme la sociologie ou la psychologie, n’étaient connus ni du grand public ni des hellénistes. Finalement, Louis Gernet avait retenu les huit contributions suivantes qu’il avait lui-même revues, corrigées, complétées : « L’anthropologie dans la religion grecque », « La notion mythique de la valeur en Grèce », « Dolon le loup », « Droit et prédroit en Grèce ancienne », « Le temps dans les formes archaïques du droit », « Horoi hypothécaires », « Sur le symbolisme politique : le foyer commun », « Les origines de la philosophie ».
A ces huit études, qui figurent dans Anthropologie de la Grèce antique (1968) avec les modifications apportées par l’auteur, nous avons cru devoir en ajouter neuf autres, publiées sans changement dans leur version première.
Pourquoi cet élargissement d’un projet dont nous avions souvent discuté avec notre maître, mais qui nous est apparu, après sa disparition, à l’image de ce qu’il était lui-même, trop modeste ? C’est que tout un aspect de l’œuvre de Louis Gernet – nous dirions volontiers, si les multiples dimensions de sa recherche n’étaient si étroitement solidaires, l’aspect le plus important – a été et demeure méconnu.
Pas plus que son ami Henri Jeanmaire, qui a comme lui contribué à renouveler en France les études grecques, Gernet n’a fait carrière. Cet homme qui avait tant de choses à transmettre, et qui aurait pu former tant d’élèves, a passé presque toute sa vie à enseigner le thème et la version grecs à la Faculté des Lettres d’Alger. Il avait plus de soixante-cinq ans quand il put venir à l’École pratique des hautes études pour parler de ce qui lui tenait à cœur et qu’il était le seul à pouvoir dire. Nous étions une poignée à suivre ses séminaires, la plupart non hellénistes. Durant toutes ces années, chaque jeudi matin fut pour nous jour férié, jour de grande fête intellectuelle. Nous voyions arriver, d’un pas vif et allègre, ce vieil homme plein de jeunesse, haute stature, beau visage encadré d’une barbe bien taillée, comme si venait à nous, tel qu’on peut le voir au musée d’Athènes, le grand Poséidon, arborant en signe de non-conformisme le noir chapeau rond à la Blum et la cravate Lavallière. Pas une note, quelques références jetées sur un feuillet. Droit pénal, testament, propriété, guerre, légendes et culte de héros, famille et mariage, orphisme et sectes religieuses, tragédie… – qu’importaient les thèmes ? Quels qu’ils fussent, Gernet était à son affaire, dans son sujet, parce qu’il était chez lui en Grèce ancienne, à la façon d’un ethnologue qui, parti dès l’âge d’homme explorer une terre lointaine, ne l’aurait plus jamais quittée et en comprendrait le peuple à la fois du dedans et du dehors, avec le double regard de l’indigène et de l’étranger. Gernet avait tout lu ; dans tous les domaines de l’hellénisme, son savoir apparaissait sans défaut. Cette science nous dépassait sans jamais nous écraser, nous paralyser. Pas l’ombre d’une pédanterie chez ce savant qui ne tenait l’érudition que pour un moyen, un outil pour poser correctement les problèmes et inventer chaque fois des réponses mieux ajustées. Nous débattions librement de tout devant lui ; et je ne vois pas de plus grand éloge à faire de ce maître que celui-ci : nul d’entre nous jamais n’a redouté de perdre la face par une sottise ou une erreur. Il reprenait, rectifiait, informait. Mais c’était vétilles à ses yeux que ce genre de fautes. La recherche qu’il poursuivait continûment devant nous visait au-delà.
A travers l’analyse, précise et fine, des institutions, des œuvres écrites, des documents, la question que Louis Gernet ne cessa de poser au monde ancien nous concerne de façon directe ; elle nous met nous-mêmes en cause : pourquoi et comment se sont constitués ces formes de vie sociale, ces modes de penser où l’Occident situe son origine, où il croit pouvoir se reconnaître et qui servent aujourd’hui encore à la culture européenne de référence et de justification ? Envisagé de ce point de vue, ce qu’on appelle traditionnellement l’« humanisme » se trouve remis à sa place, situé historiquement, relativisé. Mais, dépouillée de sa prétention à incarner l’Esprit absolu, la Raison éternelle, l’expérience grecque retrouve couleur et relief. Elle prend tout son sens dès lors que, confrontée aux grandes civilisations différentes, comme celles du Proche-Orient, de l’Inde, de la Chine, de l’Afrique et de l’Amérique précolombienne, elle apparaît comme une voie, parmi d’autres, dans laquelle l’histoire humaine s’est engagée.
Louis Gernet était mieux armé que quiconque pour mener son enquête dans cette ligne. Philosophe et sociologue autant qu’helléniste, il appartenait à la génération des Hertz, Mauss et Granet, qui furent tous de ses amis et dont il avait l’envergure intellectuelle. Qu’on relise son premier article, de 1909, sur l’approvisionnement d’Athènes en blé aux Ve et IVe siècles, ou sa thèse de doctorat sur le développement de la pensée juridique et morale en Grèce, si fortement marquée par l’influence durkheimienne, qu’on les compare aux études qu’au soir de sa vie il faisait paraître dans le Journal de Psychologie, on y retrouvera ce double et constant souci : partir des réalités collectives, à tous les niveaux, en cerner la forme dense, en bien mesurer le poids social, mais ne jamais les séparer des attitudes psychologiques, des mécanismes mentaux sans lesquels ni l’avènement, ni la marche, ni les changements des institutions ne sont intelligibles. Dans le compte rendu qu’il consacrait, dans L’Année sociologique, au travail de Gernet sur le ravitaillement en blé, Simiand soulignait l’intérêt d’une recherche qui ne se contente pas d’une simple description des faits, mais retient, comme partie intégrante du service économique étudié, « une certaine somme d’états psychologiques collectifs, un certain ensemble d’idées complexes et spéciales que les Athéniens se sont faites du rôle de leur cité dans l’approvisionnement ».
Dans un rapport qu’il rédigeait, entre 1907 et 1910 à la Fondation Thiers, pour résumer l’orientation des travaux qui devaient aboutir à sa thèse, Louis Gernet écrivait : « Je conçois ce travail comme une étude de philologie et de droit. Les textes sont assez abondants et assez limités. Ce droit attique est suffisamment original pour qu’on puisse aboutir à des résultats vraiment intéressants et généraux. Quel rapport y a-t-il entre le mot et le concept ? Comment s’explique l’indétermination si souvent observée dans la terminologie juridique des Grecs, et si souvent opposée à la sûreté rigoureuse de la terminologie latine ? Comment une langue juridique s’est-elle constituée ? Comment les mots de la langue commune se sont-ils spécialisés dans cette fonction ? Comment se sont opérés les changements de sens, les changements du vocabulaire, et dans quelle mesure les uns et les autres correspondent-ils à la transformation, à l’abandon ou à la naissance de certaines idées juridiques et morales ? Enfin, s’il y a bien une histoire des concepts connotés par les mots, quel profit peut-on tirer de l’étude du vocabulaire pour la connaissance de la psychologie juridique des Athéniens du VIe au IVe siècle ? et par exemple des notions “préjuridiques” contemporaines de la vengeance privée et de la famille souveraine ? Que reste-t-il – à scruter l’emploi des mots – qui soit encore conscient ou implicite dans les idées collectives que se font du droit ou des droits les Athéniens de l’époque classique ? Voilà les principales questions que j’aurai en vue… Enfin, convaincu de l’intérêt qu’offrirait, pour mon travail, un examen comparatif, j’étudierai certains faits suggestifs de la terminologie des droits les plus voisins du droit grec. J’ai commencé l’étude du sanscrit : la connaissance directe des codes hindous me serait précieuse »1.
Pour mener à bien cette tâche dans l’étude du monde ancien, il fallait que se trouvent réunis chez le même savant le point de vue propre au spécialiste et une perspective plus large, situant l’objet de sa recherche dans l’ensemble de la vie sociale et spirituelle des Grecs, l’intégrant à cette totalité que forme une civilisation. Gernet était un spécialiste en chaque domaine, un maître en philologie, en science du droit, en histoire sociale et économique, un de ceux aussi qui ont le plus finement et le plus profondément pénétré les formes de la religiosité grecque. Familier des débats philosophiques comme de ceux du tribunal, pratiquant les œuvres des poètes comme des historiens ou des médecins, Gernet pouvait chaque fois envisager l’homme grec total, tout en respectant la spécificité des divers domaines de l’expérience humaine, leur langue et leur logique propres. Aussi les corrélations qu’il établit entre les différents faits de civilisation ne se présentent-elles jamais sous forme simplement d’influence ou de correspondance, mais aussi comme des dissonances, des décalages, des contradictions se manifestant à l’intérieur d’un même système, lui donnant le mouvement et la vie.
Ce volume vient à son heure. D’abord parce que, après la réédition de Droit et Société en Grèce ancienne – où se trouvent rassemblées les études proprement juridiques de l’auteur –, un autre volet de son œuvre est ainsi rendu accessible au public. Mais aussi pour une raison plus profonde. Au moment où l’on a pu envisager l’effacement de l’homme comme objet de science et écrire que, « de nos jours, on ne peut plus penser que dans le vide de l’homme disparu2 », la recherche de Louis Gernet prend à nos yeux valeur exemplaire. Ce qui intéresse ce sociologue, qui est aussi un historien, ce sont moins les systèmes constitués que la façon dont ils se sont successivement construits, modifiés, décomposés : les périodes de crise, les mutations, les ruptures, les innovations dans tous les domaines et sur tous les plans de la vie sociale. Ces faits de changement, brusques et profonds, qu’ils soient d’ordre technique, économique, politique, religieux, scientifique ou esthétique, comportent toujours une dimension proprement humaine. On ne saurait comprendre leur dynamique que si on s’interroge, non certes sur l’Homme, mais sur la mentalité particulière des hommes, des groupes humains qui les ont mis en œuvre, si on cherche à pénétrer ce que furent leurs modes de pensée, leurs cadres et outils intellectuels, leurs formes de sensibilité et d’action, leurs catégories psychologiques – au sens que Mauss donnait à ce terme. Louis Gernet apporte sur ce point une démonstration décisive quand il examine en Grèce ancienne toute une série de « tournants » où les mutations mentales et les changements sociaux apparaissent en liaison dialectique : avènement du droit à partir du prédroit, création de la monnaie et dégagement du plan de l’économie à partir de comportements qui impliquent une notion mythique de la valeur, naissance de la cité et d’une pensée politique, origine de la philosophie.
Dans cette France de mai 1968 où tant de choses brusquement ont changé, tant de nouveautés surgi, que nul n’aurait pu prévoir, le travail de Louis Gernet, même s’il concerne un très lointain passé, n’en constitue pas moins, par sa démarche et son projet anthropologiques, un ouvrage pleinement actuel.