Que voulons-nous dire au juste quand nous parlons de l’homme grec et en quel sens sommes-nous en droit de prétendre en dresser le portrait ? Le singulier déjà fait problème. D’Athènes à Sparte, de l’Arcadie, la Thessalie ou l’Épire aux cités d’Asie Mineure, aux colonies de la mer Noire, de l’Italie du Sud, de Sicile, retrouverait-on toujours et partout, derrière la diversité des situations, des genres de vie, des régimes politiques, un même modèle d’homme ? Et ce Grec, dont on cherche à fixer l’image, serait-ce celui des temps archaïques, le héros guerrier chanté par Homère, ou cet autre, à tant d’égards différent, qu’au IVe siècle Aristote définit comme un « animal politique » ? Même si les documents dont nous disposons nous ont conduits à centrer l’enquête sur la période classique et à braquer le projecteur le plus souvent sur la cité d’Athènes, le personnage qui se dessine au terme de l’étude présente moins une figure unique qu’un visage éclaté en une multiplicité de facettes reflétant les divers points de vue que les auteurs de cet ouvrage1 ont choisi de privilégier. On découvrira ainsi, défilant tour à tour suivant l’angle de vision retenu, un Grec citoyen, religieux, militaire, économique, domestique, rustique, auditeur et spectateur, engagé dans des formes caractéristiques de socialité, cheminant de l’enfance à l’âge adulte au long d’un parcours imposé d’épreuves et d’étapes pour devenir un homme pleinement homme, conforme à l’idéal grec de l’homme accompli.
Dans cette galerie de portraits brossés par des savants modernes, la série des tableaux – même si chacun répond à une visée ou à une interrogation particulière : qu’est-ce pour un Grec qu’être citoyen, soldat, chef de famille… ? – ne compose pas une suite de pièces juxtaposées, mais un ensemble dont les éléments se recoupent ou se complètent pour former une configuration originale dont on ne trouve pas l’exact équivalent ailleurs. Construit par les historiens, ce modèle veut en effet dégager les traits caractéristiques des activités déployées par les Grecs anciens dans les grands domaines de la vie collective. Ce schéma n’est pas arbitraire : il s’appuie, pour la mettre en forme, sur une documentation aussi complète et précise que possible. Il n’est pas non plus « banal » dans la mesure où, délaissant les généralités sur la nature humaine, il s’attache à repérer ce que les conduites des Grecs comportent de particulier, la façon qui leur est propre de mettre en œuvre des pratiques aussi universellement répandues que celles qui relèvent de la guerre, de la religion, de l’économie, de la politique, de la vie domestique.
Singularité grecque, donc. La mettre en lumière, c’est adopter d’entrée de jeu un point de vue comparatif et, dans cette confrontation avec d’autres cultures, placer l’accent, par-delà les traits communs, sur les divergences, les écarts, les distances. Distances par rapport à nous, d’abord, aux façons d’agir, de penser, de sentir, qui nous sont si familières qu’elles nous semblent aller naturellement de soi, mais dont il faut tenter de nous déprendre quand nous nous tournons vers les Grecs, pour ne pas bloquer la mise au point du regard que nous posons sur eux. Distances aussi par rapport aux hommes d’autres temps que l’Antiquité, d’autres civilisations que la grecque.
Mais peut-être le lecteur, s’il est prêt à nous concéder l’originalité du cas grec, sera-t-il tenté de déplacer l’objection et de nous interroger sur le mot homme. Pourquoi l’homme, et non la civilisation ou la cité grecques ? C’est, plaidera-t-il, le contexte social et culturel qui est soumis à des changements incessants ; l’homme adapte ses conduites à ces variations mais en lui-même il demeure identique. En quoi l’œil du citoyen d’Athènes, au Ve siècle avant notre ère, serait-il différent de celui de nos contemporains ? Sans doute. Aussi n’est-ce pas de l’œil ni de l’oreille qu’il est question dans ce livre mais des façons grecques de s’en servir : la vision et l’audition, leur place, leurs formes, leur statut respectif. Un exemple pour me faire comprendre, dont on pardonnera ce qu’il comporte de personnel : comment pourrions-nous voir aujourd’hui la lune avec les yeux d’un Grec ? J’ai pu m’y essayer du temps de ma jeunesse, à mon premier voyage en Grèce. Je naviguais de nuit, d’île en île ; couché sur le pont je regardais, au-dessus de moi, le ciel où elle brillait, nocturne visage lumineux, étendant son clair reflet, immobile ou dansant, sur le sombre dos de la mer. Je m’émerveillais, fasciné de cette douce et étrange clarté qui baignait les flots endormis ; j’étais ému comme d’une présence féminine, à la fois proche et lointaine, familière et cependant inaccessible, dont l’éclat serait venu visiter l’obscurité de la nuit. C’est Séléné, me disais-je, nocturne, mystérieuse et brillante, c’est Séléné que je vois. Quand je regardais, bien des années plus tard, sur l’écran de mon téléviseur les images du premier explorateur lunaire, sautillant lourdement dans son scaphandre de cosmonaute sur le terrain vague d’une banlieue désolée, à l’impression de sacrilège que j’éprouvais se joignait le sentiment douloureux d’une rupture qui ne pourrait plus être réparée : d’avoir, comme tout le monde, contemplé ces images, mon petit-fils ne saurait plus jamais voir la lune comme il m’était arrivé de le faire, en la regardant au miroir des yeux grecs. Le mot Séléné est devenu une référence purement érudite ; la lune, telle qu’elle apparaît dans le ciel, ne répond plus à ce nom-là.
L’illusion pourtant est tenace qu’un homme étant un homme, si les historiens parvenaient à reconstituer parfaitement le décor dans lequel vivaient les Anciens, ils auraient accompli leur tâche et, à les lire, chacun se retrouverait dans la peau d’un Grec. Saint-Just n’était pas le seul, parmi les révolutionnaires, à s’imaginer qu’il lui suffisait de pratiquer à l’antique les vertus de simplicité, frugalité, inflexibilité, pour que le républicain de 1789 s’identifiât au Grec et au Romain. C’est Marx qui, dans La Sainte Famille, remet les choses au point : « Cette erreur apparaît comme tragique lorsque Saint-Just, le jour de son exécution, montrant le grand tableau des droits de l’homme accroché dans la salle de la Conciergerie, s’écrie avec une fierté justifiée : “C’est pourtant moi qui ai fait cela.” Mais justement, ce tableau proclamait le droit d’un homme qui ne peut être l’homme de la communauté antique, pas plus que les conditions d’existence économiques et industrielles ne sont celles de l’Antiquité. » Comme l’écrit François Hartog, qui cite ce passage : « L’homme des droits ne peut pas être celui de la cité antique. » Et pas davantage ne peuvent l’être le citoyen des États modernes, le fidèle d’une religion monothéiste, le travailleur, chef d’industrie ou financier, le soldat des guerres mondiales entre nations, le père de famille avec son épouse et ses enfants, l’individu privé dans sa vie personnelle intime, le jeune, courant aujourd’hui après l’âge adulte au long d’une adolescence qui n’en finit pas de durer.
Cela dit, quelle doit être, en introduction à un ouvrage sur l’homme grec, la tâche du présentateur ? Certainement pas de résumer ou de commenter les textes que, dans les domaines de recherche qui leur revenaient, les plus qualifiés des hellénistes ont bien voulu nous confier et dont nous tenons, au seuil de ce livre, à les remercier chaleureusement. Plutôt que de répéter ou de gloser ce qu’ils ont su dire mieux que personne, je voudrais, dans le même esprit comparatif, adopter une perspective un peu différente, une vue transversale par rapport à la leur ; chacun d’eux s’est en effet astreint à limiter son analyse à un type de conduite et à découper ainsi, dans la vie du Grec ancien, une série de plans distincts. Abordant sous un autre angle le même problème et recentrant cette fois autour de l’individu tout le réseau des fils qu’ils ont démêlés, je me demanderai quels sont, dans les rapports de l’homme grec avec le divin, avec la nature, avec les autres, avec lui-même, les quelques points forts qu’il faut retenir pour bien marquer la « différence » qui le caractérise dans ses formes d’agir, de penser, de sentir – je dirais volontiers dans son mode d’être au monde, à la société, à soi.
Projet dont l’ambition prêterait à sourire si je n’avais, pour m’y essayer, deux justifications. En premier lieu, le moment n’est-il pas venu, après quarante ans de recherches, menées à la suite et en compagnie d’autres savants, sur ce que j’ai appelé l’histoire intérieure de l’homme grec, de m’aventurer à faire le point en risquant quelques conclusions générales ? J’écrivais au début des années soixante : « Qu’il s’agisse de faits religieux (mythes, rituels, représentations figurées), de science, d’art, d’institutions sociales, de faits techniques et économiques, toujours nous les considérons en tant qu’œuvres créées par les hommes, comme expression d’une activité mentale organisée. A travers ces œuvres, nous recherchons ce qu’a été l’homme lui-même, cet homme grec ancien qu’on ne peut séparer du cadre social et culturel dont il est à la fois le créateur et le produit2. » Je souscris encore, un quart de siècle plus tard, aux termes de cette déclaration programmatique. Pourtant, même s’il peut paraître trop hasardeux dans son ambition d’atteindre des traits généraux, mon projet – et c’est ma seconde justification – est plus modeste parce que mieux délimité. Laissant de côté les résultats – partiels et provisoires, bien sûr, comme c’est le cas pour toute étude historique – de l’enquête que j’ai poursuivie sur les changements affectant chez l’homme grec, entre le VIIIe et le IVe siècle avant notre ère, tout le tableau des activités et fonctions psychologiques – cadres de l’espace, formes de la temporalité, mémoire, imagination, volonté, personne, pratiques symboliques et maniement des signes, modes de raisonnement, outillage intellectuel –, je placerai la silhouette dont je tente d’esquisser les traits sous le signe, non du Grec, mais du Grec et nous. Non pas le Grec tel qu’il fut en lui-même, tâche impossible parce que l’idée même en est dénuée de sens, mais le Grec tel qu’il nous apparaît aujourd’hui au terme d’une démarche qui procède, à défaut de dialogue direct, en incessants aller et retour, de nous à lui, de lui à nous, en conjuguant analyse objective et effort de sympathie, en jouant de la distance et de la proximité, nous éloignant pour nous rapprocher sans tomber dans la confusion, nous rapprochant pour mieux percevoir les distances en même temps que les affinités.
Commençons par les dieux. Qu’est-ce pour un Grec que le divin et comment l’homme se situe-t-il par rapport à lui ? Formulé en ces termes, le problème risque d’être biaisé au départ. Les mots ne sont pas innocents : celui de dieu n’évoque pas seulement dans notre esprit un être unique, éternel, absolu, parfait, transcendant, créateur de tout ce qui existe ; associé à une série d’autres notions qui lui sont proches, le sacré, le surnaturel, la foi, l’Église et son clergé, il délimite, en solidarité avec elles, un domaine particulier d’expérience – le religieux – dont la place, la fonction, le statut sont nettement distincts des autres composantes de la vie sociale. Le sacré s’oppose au profane, le surnaturel au monde de la nature, la foi à l’incroyance, les clercs aux laïques, de la même façon que Dieu se sépare d’un univers qui à chaque moment dépend tout entier de lui puisqu’il l’a créé, et créé de rien. Pourtant, les dieux multiples du polythéisme grec ne possèdent pas les caractères qui définissent ainsi le divin. Ils ne sont ni éternels, ni parfaits, ni omniscients, ni tout-puissants ; ils n’ont pas créé le monde ; ils sont nés en lui et par lui ; surgissant par générations successives au fur et à mesure que l’univers, à partir de puissances primordiales comme Chaos, Béance, et Gaia, Terre, se différenciait et s’organisait, ils résident en son sein. Leur transcendance est donc toute relative ; elle ne vaut que par rapport à la sphère humaine. Comme les hommes, mais au-dessus d’eux, les dieux font partie intégrante du cosmos.
C’est dire qu’entre le mondain et le divin n’existe pas cette coupure radicale qui sépare pour nous l’ordre de la nature du surnaturel. L’appréhension du monde dans lequel nous vivons, tel qu’il s’offre à nos yeux, et la quête du divin ne constituent pas deux approches divergentes, ou opposées, mais des attitudes qui peuvent se rejoindre ou se confondre. La lune, le soleil, l’aurore, la lumière du jour, la nuit, et aussi bien une montagne, une grotte, une source, un fleuve, un bois, peuvent être perçus et éprouvés dans le même registre de sentiment qu’un des grands dieux du panthéon. Ils provoquent les mêmes formes de respect et de déférence admirative qui marquent les rapports de l’homme à la divinité. Où passe alors la frontière entre les humains et les dieux ? D’un côté, des êtres incertains, éphémères, soumis aux maladies, au vieillissement, à la mort ; rien de ce qui donne à l’existence valeur et éclat – jeunesse, force, beauté, grâce, courage, honneur, gloire –, rien chez eux qui bientôt ne se fane pour disparaître à jamais, rien non plus qui n’implique, face à tout bien précieux, le mal qui lui répond, son contraire et son pendant : pas de vie sans mort, de jeunesse sans vieil âge, d’effort sans fatigue, d’abondance sans labeur, de plaisir sans souffrance. Toute lumière ici-bas a son ombre, tout éclat son revers d’obscurité. C’est l’inverse chez ceux qu’on appelle non-mortels (athanatoi), bienheureux (makares), puissants (kreittous) : les divinités. Chacune dans son domaine propre incarne les pouvoirs, les capacités, les vertus et les bienfaits dont les hommes, au cours de leur vie passagère, ne peuvent disposer que sous la forme d’un reflet fugace et assombri, à la façon d’un songe. Décalage donc entre les deux races, humaine et divine. De cette disparité, le Grec garde, à l’époque classique, une conscience aiguë. Il sait qu’entre hommes et dieux existe une frontière infranchissable : en dépit des ressources de l’esprit humain et de tout ce qu’il est parvenu à découvrir ou à inventer au cours du temps, l’avenir lui reste indéchiffrable, la mort sans remède, les dieux hors de son atteinte, au-delà de son intelligence comme l’éclat de leur face est insoutenable à son regard. Aussi, l’une des règles majeures de la sagesse grecque concernant les rapports avec les dieux est que l’homme ne saurait prétendre, de quelque façon que ce soit, s’égaler à eux.
L’acceptation, comme un fait inscrit dans la nature humaine et contre lequel il serait vain de récriminer, de toutes les déficiences qui nécessairement accompagnent notre condition entraîne plusieurs ordres de conséquences. En premier lieu, le Grec ne saurait attendre des dieux – ni leur demander – qu’ils lui concèdent une forme quelconque de cette immortalité dont ils possèdent le privilège. L’espoir d’une survie de l’individu après la mort – autrement que comme ombre sans force et sans conscience dans les ténèbres de l’Hadès –, cet espoir n’entre pas dans le cadre du commerce que le culte institue avec la divinité, ou, en tout cas, il n’en constitue ni le principe ni un élément majeur. L’idée d’une immortalité individuelle devait paraître aux Athéniens du IVe siècle bien étrange et incongrue si l’on en juge par les précautions que Platon se sent obligé de prendre avant d’affirmer, dans le Phédon, par la bouche de Socrate, qu’il existe en chacun de nous une âme immortelle. Encore cette âme, dans la mesure où elle est impérissable, est-elle conçue comme une sorte de dieu, un daimôn : loin de se confondre avec l’individu humain dans ce qui fait de lui un être singulier, elle s’apparente au divin dont elle est comme une parcelle momentanément égarée ici-bas.
Deuxième conséquence. Pour infranchissable qu’elle soit, la distance des dieux aux hommes n’exclut pas entre eux une forme de parenté. Ce sont gens du même monde, mais d’un monde à étages et strictement hiérarchisé. De bas en haut, de l’inférieur au supérieur, la différence est du moins au plus, de la privation à la plénitude, dans une échelle de valeurs qui s’étend sans véritable rupture, sans ce changement complet de plan qu’exige, en raison de leur incommensurabilité, le passage du fini à l’infini, du relatif à l’absolu, du temps à l’éternité. Les perfections dont les dieux sont dotés prolongeant dans la même ligne celles que manifestent l’ordre et la beauté du monde, l’harmonie heureuse d’une cité réglée selon la justice, l’élégance d’une vie conduite avec mesure et contrôle de soi, la piété de l’homme grec n’emprunte pas la voie du renoncement au monde, mais de son esthétisation.
Les hommes sont soumis aux dieux comme le serviteur au maître dont il dépend. C’est que l’existence mortelle ne se suffit pas à elle-même. Naître fait déjà référence, pour chaque individu, à un au-delà de lui-même : les parents, les ancêtres, les fondateurs de la lignée, sortis directement du sol ou enfantés par quelque dieu. Dès que ses yeux s’ouvrent à la lumière, l’homme est donc en état de dette. Il s’en acquitte en rendant scrupuleusement à la divinité, par l’observance des rites traditionnels, l’hommage qu’elle est en droit d’exiger. Tout en impliquant un élément de crainte dont pourront se nourrir à la limite les angoisses obsessionnelles du superstitieux, la dévotion grecque comporte un autre aspect bien différent. En établissant le contact avec les dieux et en les rendant en quelque façon présents au milieu des mortels, le culte introduit dans la vie des hommes une dimension nouvelle, faite de beauté, de gratuité, de communion heureuse. On célèbre les dieux par des processions, des chants, des danses, des chœurs, des jeux, des concours, des banquets où l’on consomme en commun la chair des animaux offerts en sacrifice. Dans le temps même où il accorde aux Immortels la vénération qu’ils méritent, le rituel de fête se présente, pour ceux qui sont voués à la mort, comme la parure des jours de leur vie, une parure qui, en leur conférant grâce, joie, accord mutuel, les illumine d’un éclat où rayonne un peu de la splendeur divine. Comme le dit Platon, pour devenir des hommes accomplis les enfants doivent dès leur premier âge apprendre « à vivre en jouant, et jouant des jeux tels que les sacrifices, les chants, les danses » (Lois, 803 c). C’est qu’à nous autres hommes, explique-t-il, « les dieux ont été donnés non seulement pour partager nos fêtes, mais pour nous accorder un sens du rythme et de l’harmonie accompagnés de plaisir, par lequel ils nous mettent en branle en se faisant nos chorèges et en nous entrelaçant les uns aux autres par le chant et la danse » (Lois, 653 d). Dans cet entrelacs qu’institue le rituel entre les célébrants, ce sont aussi les dieux qui se trouvent, par le jeu plaisant de la fête, associés et accordés aux hommes.
Les hommes dépendent de la divinité : sans son assentiment rien ne s’accomplit ici-bas. Il faut donc à tout moment se mettre en règle avec elle en assurant, sans défaut, son service. Mais service n’est pas servitude. Pour marquer sa différence avec le Barbare, le Grec proclame hautement qu’il est, lui, un homme libre, eleutheros, et l’expression « esclave du dieu », qu’on trouve largement attestée chez d’autres peuples, n’est pas en usage, non seulement dans la pratique cultuelle courante, mais même pour désigner des offices religieux ou les prêtrises d’une divinité dès lors qu’il s’agit de citoyens exerçant à titre officiel leurs fonctions sacerdotales. Liberté, esclavage : pour ceux qui ont conféré à ces deux termes, dans le cadre de la cité, leur pleine et stricte signification, ces notions apparaissent trop exclusives l’une de l’autre pour qu’elles puissent s’appliquer toutes deux au même individu. Qui est libre ne saurait être esclave, ou plutôt : on ne saurait être esclave sans cesser du coup d’être libre. D’autres raisons, sur ce point, interviennent. Le monde des dieux est assez lointain pour que celui des hommes garde, par rapport à lui, son autonomie ; sa distance cependant n’est pas telle que l’homme se sente, devant l’infini du divin, impuissant, écrasé, réduit à rien. Pour que le succès couronne ses efforts, dans la paix comme dans la guerre, pour acquérir richesse, honneur, excellence, pour que la concorde règne dans la cité, la vertu dans les cœurs, l’intelligence dans les esprits, l’individu doit y mettre du sien ; à lui de prendre l’initiative et de poursuivre l’ouvrage sans ménager sa peine. Dans tout le champ des choses humaines, c’est l’affaire de chacun d’entreprendre et de persévérer pour réussir. En accomplissant sa tâche comme il convient, on a les meilleures chances de s’assurer la bienveillance divine.
Distance et proximité, anxiété et joie, dépendance et autonomie, résignation et initiative – entre ces pôles opposés, toutes les attitudes intermédiaires peuvent se présenter en fonction des moments, des circonstances, des individus. Mais, si diverses, si contrastées qu’elles soient, elles ne comportent aucune incompatibilité ; toutes s’inscrivent dans un même champ de possibilités, leur éventail dessine les limites à l’intérieur desquelles peut opérer, dans la forme qui lui est propre, la dévotion des Grecs ; il indique les voies multiples, mais non indéfinies, qu’autorise ce type de rapport avec le divin caractéristique du culte antique.
Je dis culte, non religion ou croyance. Comme Mario Vegetti le fait justement observer3, le premier de ces deux termes n’a pas son équivalent en Grèce où n’existe pas un domaine religieux regroupant des institutions, des conduites codifiées, des convictions intimes en un ensemble organisé nettement distinct du reste des pratiques sociales. Il y a du religieux un peu partout ; tous les actes quotidiens comportent, à côté d’autres aspects, mêlée à eux, une dimension religieuse ; c’est vrai du plus prosaïque au plus solennel, de la sphère privée à la vie publique. M. Vegetti rappelle une anecdote bien significative : des hôtes venus visiter Héraclite s’arrêtent sur le pas de sa porte quand ils l’aperçoivent en train de se chauffer au feu de son fourneau. Selon Aristote, qui entend prouver que, comme l’observation des étoiles et des mouvements célestes, l’étude des choses les plus humbles ne manque pas de dignité, Héraclite, pour les inviter à entrer, leur aurait dit : « Là aussi [dans le fourneau de la cuisine] il y a des dieux » (Des parties des animaux, I, 5, 645 a). Mais, à force d’être présent en tout lieu et à toute occasion, le religieux risque de ne plus avoir ni une place ni une façon de se manifester qui soient bien à lui. Aussi ne devrait-on parler de « religion » chez l’homme grec qu’avec les précautions et les réserves qui nous ont paru s’imposer pour la notion de dieu.
En ce qui concerne la croyance, les choses sont plus compliquées. Pour nous, aujourd’hui, on est, sur le plan religieux, croyant ou incroyant : la ligne de démarcation est nette. Faire partie d’une Église, être un pratiquant régulier, accorder créance à un corps de vérités constitué en credo à valeur de dogme, tels sont les trois volets de l’engagement religieux. Rien de semblable en Grèce : il n’y a pas d’Église ni de clergé, il n’y a aucun dogme. La croyance aux dieux ne saurait donc prendre la forme ni de l’appartenance à une Église, ni de l’acceptation d’un ensemble de propositions posées comme vraies et échappant, par leur caractère de révélation, à la discussion et à la critique. Le « croire » aux dieux de l’homme grec ne se situe pas sur un plan proprement intellectuel ; il ne vise pas à fonder une connaissance du divin ; il n’a aucun caractère doctrinal. En ce sens, le terrain est libre pour que se développent, en dehors de la religion et sans conflit ouvert avec elle, des formes de recherche et de réflexion dont le but sera précisément d’établir un savoir et d’atteindre la vérité en tant que telle.
Le Grec ne se trouve donc pas à un moment ou à un autre en situation d’avoir à choisir entre croyance et incroyance. En honorant les dieux, conformément aux traditions les plus solides, et en ayant confiance en l’efficacité du culte pratiqué par ses ancêtres comme par tous les membres de sa communauté, le fidèle peut faire preuve soit d’une extrême crédulité, comme le superstitieux moqué par Théophraste, soit d’un prudent scepticisme, comme Protagoras, jugeant qu’on ne peut savoir si les dieux existent ou n’existent pas ni rien connaître à leur sujet, soit d’une complète incrédulité, comme Critias, soutenant que les dieux ont été inventés pour maintenir les hommes en sujétion. Mais incrédulité n’est pas incroyance, au sens qu’un chrétien peut donner à ce terme. La mise en doute sur le plan intellectuel n’atteint pas de plein fouet, pour la ruiner, la piété grecque, dans ce qu’elle a d’essentiel. On n’imagine pas Critias s’abstenant de participer aux cérémonies du culte ou refusant de sacrifier quand il convient. Hypocrisie ? Il faut plutôt comprendre que, la « religion » étant inséparable de la vie civique, s’en exclure serait se mettre hors société, cesser d’être ce qu’on est. Il y a bien pourtant des gens qui se veulent étrangers à la religion civique et extérieurs à la polis ; leur attitude ne tient pas à leur degré plus ou moins grand d’incrédulité ou de scepticisme, c’est tout au contraire leur foi et leur engagement dans des mouvements sectaires à vocation mystique, comme l’orphisme, qui font d’eux, religieusement et socialement, des marginaux.
Mais il est temps d’en venir à un autre des thèmes que j’ai annoncés : le monde – encore que, étant « plein de dieux », suivant la formule fameuse, c’était déjà de lui dont il était question quand on s’occupait du divin. Un monde donc où le divin est impliqué en chacune de ses parties comme dans son unité et dans son ordonnance générale. Non de la façon dont le créateur est concerné par ce qu’il a tiré du néant et qui, en dehors et loin de lui, porte sa marque, mais sur le mode autrement direct et intime d’une présence divine répandue partout où apparaît une de ses manifestations. La phusis, terme que nous traduisons par « nature » quand nous disons après Aristote que les philosophes de l’école de Milet furent, au VIe siècle avant J.-C., les premiers à engager une historia peri phuseôs, une enquête sur la nature, cette phusis-nature a peu de choses en commun avec l’objet de nos sciences naturelles ou de la physique. Qu’elle fasse croître les plantes, se déplacer les êtres vivants, se mouvoir les astres sur leurs orbites célestes, la phusis est une puissance animée et vivante. Pour le « physicien » Thalès, même les choses inanimées, comme une pierre, participent de la psuchē, qui est à la fois souffle et âme, alors que le premier de ces termes a pour nous une connotation « physique », et le second, « spirituelle ». Animée, inspirée, vivante, la nature est par son dynamisme proche du divin, par son animation proche de ce que nous sommes nous-mêmes, en tant qu’hommes. Pour reprendre l’expression dont se sert Aristote à propos du phénomène des rêves qui viennent peupler notre sommeil, la nature est proprement daimonia, « démonique » (De la divination dans le sommeil, 2, 463 b 12-15) ; et comme, au cœur de chaque homme, l’âme est un daimôn, un démon, il y a entre le divin, le physique et l’humain plus que de la continuité : une parenté, une conaturalité.
Le monde est beau, comme un dieu. Dès la fin du VIe siècle, le terme qui servira à désigner l’univers dans son ensemble est celui de kosmos ; dans les textes plus anciens, il s’applique à ce qui, heureusement ordonné et réglé, a valeur de parure conférant à qui en est orné un surcroît de grâce et de beauté. Uni dans sa diversité, permanent à travers le temps qui fuit, harmonieux dans l’agencement des parties qui le composent, le monde est comme un merveilleux joyau, une œuvre d’art, un objet précieux semblable à l’un de ces agalmata que leur perfection qualifie pour servir d’offrande à un dieu dans l’enceinte de son sanctuaire. L’homme contemple et admire ce grand vivant qu’est le tout du monde ; il y est englobé. D’emblée, cet univers se découvre et s’impose à lui, dans son irrécusable réalité, comme une donnée première, antérieure à toute expérience qui peut en être faite. Pour connaître le monde, l’homme ne saurait situer en lui-même le point de départ de sa démarche comme si, pour aller jusqu’aux choses, il fallait passer par la conscience que nous avons d’elles. Le monde que vise notre savoir n’est pas atteint « dans notre esprit ». Rien de plus éloigné de la culture grecque que le cogito cartésien, le « je pense » posé comme condition et fondement de toute connaissance du monde, de soi et de dieu, ou que la conception leibnizienne suivant laquelle chaque individu est une monade isolée, sans porte ni fenêtre, contenant au-dedans d’elle-même, comme dans la salle close d’un cinéma, tout le déroulement du film qui raconte son existence. Pour être appréhendé par l’homme, le monde n’a pas à subir cette transmutation qui ferait de lui un fait de conscience. Se représenter le monde ne consiste pas à le rendre présent dans notre pensée. C’est notre pensée qui est du monde et présence au monde. L’homme appartient au monde auquel il est apparenté et qu’il connaît par résonance ou connivence. L’être de l’homme, originellement, est un être-au-monde. Si ce monde lui était étranger, comme nous le supposons aujourd’hui, s’il était un pur objet, fait d’étendue et de mouvement, s’opposant à un sujet, fait de jugement et de pensée, l’homme ne pourrait effectivement communiquer avec lui qu’en l’assimilant à sa propre conscience. Mais, pour le Grec, le monde n’est pas cet univers extérieur chosifié, coupé de l’homme par l’infranchissable barrière qui sépare la matière de l’esprit, le physique du psychique. Avec l’univers animé auquel tout le rattache, l’homme est dans un rapport d’intime communauté.
Un exemple pour mieux faire comprendre ce que Gérard Simon appelle « un style de présence au monde et de présence à soi que nous ne pouvons plus saisir sans un sérieux effort de distanciation méthodique, exigeant une véritable restitution archéologique4 ». Je veux parler de la vue et de la vision. Dans la culture grecque, le « voir » a un statut privilégié. Il est valorisé jusqu’à occuper dans l’économie des capacités humaines une position sans égale. D’une certaine façon, l’homme est regard, dans sa nature même. Et cela pour deux raisons, l’une et l’autre décisives. En premier lieu, voir et savoir, c’est tout un ; si idein, « voir », et eidenai, « savoir », sont deux formes verbales d’un même terme, si eidos, « apparence, aspect visible », signifie également « caractère propre, forme intelligible », c’est que la connaissance est interprétée et exprimée sur le mode du voir. Connaître est une forme de vision. En second lieu, voir et vivre, c’est aussi tout un. Pour être vivant, il faut à la fois voir la lumière du soleil et être visible aux yeux de tous. Quitter la vie signifie perdre en même temps la vue et la visibilité, abandonner la clarté du jour pour pénétrer dans un autre monde, celui de la Nuit où, perdu dans la Ténèbre, on est dépouillé tout ensemble de sa figure et de son regard.
Mais ce « voir » d’autant plus précieux qu’il est connaissance et vie, les Grecs ne l’interprètent pas comme nous le faisons – depuis que Descartes, entre autres, est passé par là –, en distinguant trois niveaux dans le phénomène visuel : la lumière d’abord, réalité physique, qu’elle soit onde ou corpuscule ; l’organe de l’œil ensuite, montage optique, sorte de boîte noire dont la fonction est de projeter sur la rétine une image de l’objet ; enfin l’acte proprement psychique de percevoir à distance l’objet regardé. Entre l’acte final de perception, qui suppose une instance spirituelle, une conscience, un « je », et le phénomène matériel de la lumière, il y a ce même fossé qui sépare le sujet humain du monde extérieur.
A l’inverse, pour les Grecs, la vision n’est possible que s’il existe entre ce qui est vu et ce qui voit une entière réciprocité, traduisant, sinon une identité complète, du moins une très proche parenté. Parce que le soleil éclaire toute chose, il est aussi, dans le ciel, un œil qui voit tout ; et si notre œil voit, c’est qu’il irradie une sorte de lumière comparable à celle du soleil. Le rayon lumineux qui émane de l’objet et qui le rend visible est de même nature que le rayon optique issu de l’œil et qui le rend voyant. L’objet émetteur et le sujet récepteur, les rayons lumineux et les rayons optiques appartiennent à une même catégorie de réalité dont on peut dire qu’elle ignore l’opposition physique-psychique ou qu’elle est à la fois d’ordre physique et psychique. La lumière est vision, la vision est lumineuse.
Comme le note Charles Mugler dans une étude intitulée « La lumière et la vision dans la poésie grecque5 », la langue témoigne elle-même de cette ambivalence. Les verbes qui désignent l’action de voir, de regarder, blepein, derkesthai, leussein, sont employés avec, pour complément d’objet direct, non seulement l’objet que vise le regard, mais la substance ignée lumineuse que l’œil projette comme on lance un trait. Et ces rayons de feu, que nous dirions physiques, transportent avec eux les sentiments, les passions, les états d’âme, que nous dirions psychiques, de celui qui regarde. Les mêmes verbes se conjuguent en effet avec comme complément d’objet des termes signifiant la terreur, la sauvagerie, la fureur meurtrière. Le regard, quand il atteint l’objet, lui transmet ce qu’éprouve, à sa vue, le voyant.
Certes, le langage de la poésie a ses règles et ses conventions propres. Mais cette conception du regard plonge dans la culture grecque des racines assez profondes pour qu’elle apparaisse encore transposée dans certaines remarques, pour nous étonnantes, de philosophes comme Aristote. Dans le De insomniis, le maître du Lycée soutient que, si la vue est affectée par son objet, « elle exerce aussi une certaine action sur lui », comme le font tous les objets brillants, car elle rentre dans la classe des choses brillantes et colorées. Et il en donne pour preuve que, si les femmes se regardent dans un miroir à l’époque de leurs menstrues, la surface polie du miroir se couvre d’une sorte de buée couleur de sang ; cette tache imprègne si profondément les miroirs quand ils sont neufs qu’on ne peut aisément l’effacer (De insomniis, 2, 459 b 25-31).
Mais c’est peut-être chez Platon que la « parenté » entre la lumière, le rayon de feu émis par l’objet et celui que l’œil projette au-dehors s’affirme avec le plus de netteté comme cause de la vision. Comment les dieux ont-ils, en effet, façonné les « yeux porteurs de lumière (phôsphora ommata) » ?
Ils ont fait en sorte que le feu pur qui réside au-dedans de nous et qui est frère (adelphos) du feu extérieur s’écoule au travers des yeux de façon subtile et continue […] lors donc que la lumière du jour (methēmerinon phôs) entoure le courant de la vision, le semblable rencontre son semblable, se fond avec lui en un seul tout, et il se forme, tout le long de la droite issue des yeux, un seul corps homogène, approprié au nôtre. De la sorte, où que vienne buter le feu qui jaillit de l’intérieur des yeux, il rencontre et choque celui qui vient des objets extérieurs. Il se forme ainsi un ensemble qui a des propriétés uniformes dans toutes ses parties, grâce à la similitude (Timée, 45 b sq.).
Résumons : au lieu de trois instances distinctes – réalité physique, organe sensoriel, activité mentale –, on a, pour expliquer la vision, une sorte de bras lumineux qui, à partir des yeux, s’étend comme un tentacule et prolonge au-dehors notre organisme. En raison de leur parenté (tous consistent également en un feu très pur qui éclaire sans brûler), le bras optique s’intègre à la lumière du jour et aux rayons émis par les objets. Mêlé à eux, il constitue un corps (sôma) unique, parfaitement continu et homogène, qui appartient d’un seul tenant et à nous-mêmes et au monde physique. Nous pouvons ainsi toucher, là où il est, et si loin qu’il soit, l’objet extérieur en projetant jusqu’à lui une passerelle extensible faite d’une matière commune à l’objet vu, à nous qui voyons, à la lumière qui nous fait voir. Notre regard opère dans le monde où il trouve sa place comme un morceau de ce monde.
Aussi ne s’étonnera-t-on pas de lire sous la plume de Plotin, au IIIe siècle de notre ère, que, lorsque nous percevons un objet quelconque par la vue,
il est clair que nous le voyons toujours là où il est et que nous nous projetons contre lui (prosbalomen) par la vision. L’impression visuelle a lieu directement à l’endroit où se tient l’objet ; l’âme voit ce qui est en dehors d’elle […]. Car elle n’aurait pas à regarder dehors si elle avait en elle la forme de l’objet qu’elle voit ; elle regarderait seulement l’empreinte qui, du dehors, est entrée en elle. De plus, l’âme assigne une distance à l’objet et sait dire à quelle distance elle le voit ; comment verrait-elle séparé d’elle et loin d’elle un objet qui est en elle ? En outre, elle sait dire les dimensions de l’objet extérieur ; elle sait que tel objet, par exemple le ciel, est grand. Comment serait-ce possible puisque l’empreinte qui est en elle ne peut être aussi grande que l’objet ? Enfin, et c’est la plus forte objection, si nous nous bornons à saisir les empreintes des objets que nous voyons, nous ne pourrons voir les objets eux-mêmes, mais seulement des images, des ombres, et ainsi autres seront les objets mêmes, autres ce que nous en voyons (Ennéades, IV, 6, 1,14-32).
Pourquoi avoir cité ce texte tout au long ? Parce qu’il met en pleine lumière l’écart qui, à propos de la vue, nous sépare des Grecs. Aussi longtemps que le champ interprétatif où ils ont situé la vision n’aura pas cédé la place à un autre, tout différent, les problèmes de la perception visuelle tels qu’ils sont débattus à l’époque moderne, en particulier celui de l’évaluation de la distance, où intervient la vision binoculaire, et celui de la constance de la grandeur apparente des objets en dépit de leur éloignement, qui met en jeu des facteurs multiples, n’auront pas même à être posés. Tout est réglé du moment que notre regard se promène au milieu des objets dans le monde auquel lui-même appartient, nous entraînant à sa suite jusque dans l’étendue du ciel. La difficulté, dans un tel contexte, n’est pas de comprendre comment il se fait que nous voyons comme nous voyons – cela va en quelque sorte de soi –, mais comment nous pouvons voir autrement que ce qui est, ou voir l’objet ailleurs que là où il est, par exemple dans un miroir.
Quelle formule choisir pour caractériser ce style particulier d’être-au-monde ? Le mieux est sans doute de le définir négativement par rapport au nôtre en disant que l’homme n’y est pas disjoint de l’univers. Les Grecs savent, bien sûr, qu’il existe une « nature humaine » et ils n’ont pas manqué de réfléchir sur les traits qui distinguent l’homme des autres êtres, choses inanimées, bêtes et dieux. Mais la reconnaissance de cette spécificité ne retranche pas l’homme du monde ; elle ne conduit pas à dresser, face à l’univers dans son ensemble, un domaine de réalité irréductible à tout autre et que sa forme d’existence met radicalement en marge : l’homme et sa pensée, qui constituent en eux-mêmes un monde entièrement à part du reste.
Du sage antique, Bernard Groethuysen écrivait qu’il n’oublie jamais le monde, qu’il pense et agit par rapport au cosmos, qu’il fait partie du monde, qu’il est « cosmique6 ». De l’individu grec, on peut dire que, de façon moins réfléchie et théorique, lui aussi est spontanément cosmique.
Cela ne signifie pas perdu, noyé dans l’univers ; cependant, cet engagement du sujet humain dans le monde implique pour l’individu une forme particulière de rapport à soi et de relation à autrui. La maxime de Delphes : « Connais-toi toi-même », ne prône pas, comme nous aurions tendance à le supposer, un retour sur soi pour atteindre, par introspection et autoanalyse, un « je » caché, invisible à tout autre, et qui serait posé comme un pur acte de pensée ou comme le domaine secret de l’intimité personnelle. Le cogito cartésien, le « je pense donc je suis », n’est pas moins étranger à la connaissance que l’homme grec a de lui-même qu’à son expérience du monde. Ni l’une ni l’autre ne sont données dans l’intériorité de sa conscience subjective. Pour l’oracle, « connais-toi toi-même » signifie : apprends tes limites, sache que tu es un homme mortel, n’essaie pas de t’égaler aux dieux. Même pour le Socrate de Platon, qui réinterprète la formule traditionnelle et lui donne une portée philosophique neuve en lui faisant dire : connais ce que tu es véritablement, ce qui en toi est toi-même – c’est-à-dire ton âme, ta psuchē –, il ne s’agit nullement d’inciter ses interlocuteurs à tourner leur regard vers l’intérieur d’eux-mêmes pour se découvrir au-dedans de leur moi. S’il est une évidence incontestable, c’est bien que l’œil ne peut se voir lui-même : il lui faut toujours diriger ses rayons vers un objet situé à l’extérieur. De la même façon, le signe visible de notre identité, ce visage que nous offrons aux regards de tous pour qu’ils nous reconnaissent, nous ne pouvons jamais le contempler nous-mêmes qu’en allant chercher dans les yeux d’autrui le miroir qui nous renvoie du dehors notre propre image. Écoutons Socrate dialoguer avec Alcibiade :
– Quand nous regardons l’œil de quelqu’un qui est en face de nous, notre visage se réfléchit dans ce qu’on appelle la pupille comme dans un miroir ; celui qui s’y regarde y voit son image.
– C’est exact.
– Ainsi, quand l’œil considère un autre œil, quand il fixe son regard sur la partie de cet œil qui est la plus excellente, celle qui voit, c’est lui-même qu’il voit […]. Et l’âme aussi, si elle veut se connaître elle-même, doit regarder une autre âme et, dans cette âme, la partie où réside la faculté propre à l’âme, l’intelligence, ou encore tel autre objet qui lui est semblable (Alcibiade, 133 a-b).
Que sont ces objets semblables à l’intelligence ? Formes intelligibles, vérités mathématiques ou encore, selon le passage sans doute interpolé dont Eusèbe fait mention dans sa Préparation évangélique, aussitôt après le texte que nous venons de citer, le dieu, car « il est le meilleur miroir des choses humaines pour qui veut juger de la qualité de l’âme et c’est en lui que nous pouvons le mieux nous voir et nous connaître ». Mais, quels que soient ces objets – âme d’autrui, essences intelligibles, dieu –, c’est toujours en regardant, non en elle-même mais au-dehors, un être autre qui lui est apparenté que notre âme peut se connaître, comme l’œil peut voir à l’extérieur un objet éclairé en raison de l’affinité naturelle entre le regard et la lumière, de la similitude complète entre ce qui voit et ce qui est vu. Ainsi, ce que nous sommes, notre visage et notre âme, nous le voyons et connaissons en regardant l’œil et l’âme d’autrui. L’identité de chacun se révèle dans le commerce avec l’autre, par le croisement des regards et l’échange des paroles.
Ici encore, comme dans sa théorie de la vision, Platon nous semble un bon témoin. Même si, en plaçant l’âme au centre de sa conception de l’identité de chacun, il marque un tournant dont les conséquences seront à terme décisives, il ne sort pas du cadre où s’inscrit la représentation grecque de l’individu. D’abord parce que cette âme, qui est nous, ne traduit pas la singularité de notre être, son originalité foncière, mais qu’à l’inverse, en tant que daimôn, elle est impersonnelle ou suprapersonnelle, qu’en nous elle est au-delà de nous, sa fonction n’étant pas d’assurer notre particularité d’être humain, mais de nous en libérer en nous intégrant à l’ordre cosmique et divin. Ensuite parce que la connaissance de soi et le rapport à soi-même ne peuvent toujours pas s’établir directement, immédiatement, qu’ils restent pris dans cette réciprocité du voir et de l’être-vu, de soi et de l’autre, qui constitue un trait caractéristique des cultures de la honte et de l’honneur par opposition aux cultures de la faute et du devoir. Honte et honneur, au lieu des sentiments de culpabilité et d’obligation qui font nécessairement référence, chez le sujet moral, à sa conscience personnelle intime. Un mot grec doit être sur ce point pris en compte : timē. Il désigne la « valeur » qui est reconnue à un individu, c’est-à-dire à la fois les marques sociales de son identité : son nom, sa filiation, son origine, son statut dans le groupe avec les honneurs qui s’y attachent, les privilèges et les égards qu’il est en droit d’exiger, et son excellence personnelle, l’ensemble des qualités et des mérites – beauté, vigueur, courage, noblesse du comportement, maîtrise de soi – qui, sur son visage, dans sa tenue, son allure, manifestent aux yeux de tous son appartenance à l’élite des kaloikagathoi, les beaux-et-bons, des aristoi, les excellents.
Dans une société de face-à-face où, pour se faire reconnaître, il faut l’emporter sur ses rivaux dans une incessante compétition pour la gloire, chacun est placé sous le regard d’autrui, chacun existe par ce regard. On est ce que les autres voient de soi. L’identité d’un individu coïncide avec son évaluation sociale : depuis la dérision jusqu’à la louange, du mépris à l’admiration. Si la valeur d’un homme reste ainsi attachée à sa réputation, toute offense publique à sa dignité, tout acte ou propos qui portent atteinte à son prestige seront ressentis par la victime, tant qu’ils n’auront pas été ouvertement réparés, comme une façon de rabaisser ou d’anéantir son être même, sa vertu intime, et de consommer sa déchéance. Déshonoré, celui qui n’a pas su faire payer l’outrage à son offenseur renonce, en perdant la face, à sa timē, à son renom, son rang, ses privilèges. Coupé des solidarités anciennes, retranché du groupe de ses pairs, que reste-t-il de lui ? Tombé au-dessous du vilain, du kakos, qui, lui, a encore sa place dans les rangs du peuple, il se retrouve, si l’on en croit Achille offensé par Agamemnon, un errant, sans pays ni racines, un exilé méprisable, un homme de rien, pour reprendre les termes mêmes du héros (Iliade, IX, 648, et I, 293). Nous dirions aujourd’hui : cet homme n’existe plus, il n’est plus personne.
Mais un problème, en ce point, semble devoir être nécessairement évoqué. Même dans l’Athènes démocratique du Ve siècle, les valeurs aristocratiques de compétition pour la gloire restent dominantes. La rivalité s’exerce entre des citoyens considérés, sur le plan politique, comme des égaux. Ils ne sont pas égaux en tant que détenteurs des droits dont tout homme doit naturellement disposer. Chacun est égal, semblable à tous les autres, par sa pleine participation aux affaires communes du groupe. Mais en dehors de ces affaires communes, à côté du domaine public, il y a, dans le comportement personnel et dans les relations sociales, un espace privé où l’individu est maître du jeu. Ainsi, dans l’éloge d’Athènes que lui attribue Thucydide, Périclès proclame :
Nous pratiquons la liberté, non seulement dans notre conduite politique, mais pour toute suspicion que nous pourrions avoir les uns à l’égard des autres en ce qui concerne les façons de vivre quotidiennes. Nous n’avons pas de colère envers notre prochain s’il agit suivant son bon plaisir et nous ne recourons pas à des vexations qui, même sans causer de dommages, peuvent apparaître blessantes. Malgré cette tolérance qui régit nos rapports privés, dans le domaine public la crainte nous retient avant tout de rien faire d’illégal (Thucydide, II, 37, 2-3).
L’individu a donc, dans la cité antique, une place bien à lui, et cet aspect privé de l’existence trouve ses prolongements dans la vie intellectuelle et artistique où chacun affirme sa conviction de faire autrement et mieux que ses prédécesseurs et ses voisins, dans le droit criminel où chacun doit répondre de ses propres fautes en fonction du degré plus ou moins grand de sa culpabilité, dans le droit civil avec l’institution, par exemple, du testament, dans le champ religieux où ce sont les individus qui, dans la pratique du culte, s’adressent à la divinité. Mais cet individu n’apparaît jamais ni comme incarnant des droits universels inaliénables, ni comme une personne, au sens moderne du terme, avec sa vie intérieure singulière, le monde secret de sa subjectivité, l’originalité foncière de son moi. C’est une forme essentiellement sociale de l’individu marquée par le désir de s’illustrer, d’acquérir aux yeux de ses pairs, par son style de vie, ses mérites, ses largesses, ses exploits, assez de renom pour faire de son existence singulière le bien commun de toute la cité, voire de la Grèce entière. Aussi l’individu, quand il affronte le problème de sa mort, ne saurait-il miser sur l’espoir de survivre dans l’autre monde tel qu’il était vivant, dans sa singularité, sous forme d’une âme qui lui serait particulière et lui appartiendrait en propre ou de son corps ressuscité. Pour des créatures éphémères, vouées aux décrépitudes de l’âge et au trépas, de quel moyen pourrait-on alors disposer pour conserver dans l’au-delà son nom, son renom, sa figure de beauté, de jeunesse, son courage viril, son excellence ? Dans une civilisation de l’honneur où chacun, durant sa vie, s’identifie à ce que les autres voient et disent de lui, où l’on a d’autant plus d’être que plus grande est la gloire qui vous célèbre, on continuera d’exister si elle subsiste impérissable au lieu de disparaître dans l’anonymat de l’oubli. Pour l’homme grec, la non-mort signifie la présence permanente dans la mémoire sociale de celui qui a quitté la lumière du soleil. Sous les deux formes qu’elle a revêtues – remémoration continue par le chant des poètes indéfiniment répété de génération en génération, mémorial funéraire dressé pour toujours sur la tombe –, la mémoire collective fonctionne comme une institution assurant à certains individus le privilège de leur survie dans le statut de mort glorieux. Au lieu de l’âme immortelle, donc, la gloire impérissable et le regret de tous à jamais ; à la place du paradis réservé aux justes, l’assurance, pour qui a su la mériter, d’une pérennité établie au cœur même de l’existence sociale des vivants.
Dans la tradition épique, le guerrier qui choisit comme Achille la vie brève et se voue tout entier à l’exploit, s’il tombe dans la fleur de l’âge sur le champ de bataille, s’acquiert définitivement, par la « belle mort », une dimension héroïque que l’oubli ne peut plus atteindre. La cité reprend ce thème spécialement, comme Nicole Loraux l’a montré, dans l’oraison funèbre pour les citoyens ayant eux aussi choisi de mourir pour leur patrie. Mortalité et immortalité s’associent et s’interpénètrent en la personne de ces hommes de cœur, ces agathoi andres, au lieu de s’opposer. Au VIIe siècle déjà, dans ses poèmes, Tyrtée célébrait comme « le bien commun pour la cité et pour tout le peuple » le combattant qui a su, dans la phalange, tenir ferme au premier rang. S’il est tombé face à l’ennemi, « les jeunes et les vieux le pleurent semblablement et toute la cité s’afflige d’un lourd regret […] jamais sa noble gloire ne périt, ni son nom, mais, bien qu’il demeure sous terre, il est immortel » (IX D, 27 sq., C. Prato). Au début du Ve siècle, Gorgias trouve à son tour dans cette association paradoxale du mortel et de l’immortel l’occasion de satisfaire son goût des antithèses : « Bien qu’ils soient morts, le regret d’eux n’est pas mort avec eux ; mais immortel, bien que résidant dans des corps qui ne sont pas immortels, ce regret ne cesse de vivre pour ceux qui ne sont plus vivants. » Dans son Oraison funèbre pour les soldats athéniens tombés pendant la guerre dite de Corinthe (395-386), Lysias reprend le thème et le développe dans une forme mieux argumentée :
Si, après avoir échappé aux périls des combats, nous pouvions devenir immortels, on pourrait comprendre que les vivants pleurent les morts. Mais dans la réalité notre corps est vaincu par les maladies et la vieillesse, et le génie qui a reçu en partage notre destinée ne se laisse pas fléchir. Aussi devons-nous estimer heureux entre tous les hommes ces héros qui ont fini leurs jours en luttant pour la plus noble et la plus grande des causes et qui, sans attendre une mort naturelle, ont choisi le plus beau trépas. Leur mémoire ne peut vieillir et leurs honneurs sont un objet d’envie pour tous les hommes. La nature veut qu’on les pleure comme mortels, mais leur vertu qu’on les chante comme immortels […]. Pour moi, je trouve leur mort heureuse et je les envie. S’il vaut la peine de naître, c’est pour les seuls d’entre nous qui, avec un corps mortel en partage, ont laissé de leur vertu un souvenir immortel (Epitaphios, 78-80).
Rhétorique ? En partie, sans doute, mais certainement pas pure rhétorique. Le discours trouve force et appui dans une configuration de l’identité où chacun apparaît inséparable des valeurs sociales qui lui sont reconnues par la communauté des citoyens. Dans ce qui fait de lui un individu, l’homme grec reste engagé dans le social comme il l’est dans le cosmos.
De la liberté des anciens à celle des modernes, du citoyen de la polis à l’homme des droits, de la démocratie antique à celle d’aujourd’hui, pour passer de Benjamin Constant à Marx et à Moses Finley, c’est bien un monde qui a changé. Mais il ne s’agit pas seulement d’une transformation de la vie politique et sociale, de la religion, de la culture ; l’homme n’est pas resté semblable à ce qu’il était, pas plus dans sa façon d’être soi que dans ses rapports avec les autres et avec le monde.
J.-P. Vernant (sous la dir. de), L’Homme grec, Paris, 1993.
J.-P. Vernant, Mythe et Pensée chez les Grecs (1965), rééd. Paris, 1994, p. 9.
M. Vegetti, « L’homme et les dieux », in L’Homme grec, op. cit., p. 319-355.
G. Simon, « L’âme du monde », Le Temps de la réflexion, X, 1989, p. 123.
Revue des études grecques, 1960, p. 40-70.
B. Groethuysen, Anthropologie philosophique, Paris, 1952, p. 80.