Rationalité et politique


A propos de Clisthène

« Nous sommes habitués à nous dire et à nous penser démocrates, quelle que soit notre place sur l’échiquier politique, mais il y eut un temps où la démocratie, comme le bonheur, était une idée neuve en Europe. Il y eut un temps, beaucoup plus lointain, où le mot lui-même fut inventé. Il y a 2 500 ans, l’aristocrate athénien Clisthène attache l’ensemble du peuple (dêmos) à la faction dont il est le chef et impose une transformation radicale des institutions athéniennes. Il n’est plus question désormais de chercher à savoir de qui l’on descend, réellement ou fictivement : du moment que l’on est né athénien, on a le droit de prendre part au pouvoir à l’intérieur de la cité, d’être membre de l’Assemblée du peuple. Telles sont les conditions qui créèrent la démocratie, même si le mot est quelque peu postérieur. Avec la démocratie athénienne, notre histoire connaît un tournant décisif dont nous sommes, aujourd’hui encore, les héritiers. Certes, il s’agit encore d’une démocratie très restreinte : ni les femmes, ni les étrangers résidents, ni les esclaves ne sont admis à en faire partie, mais, dès le Ve siècle, il est possible de philosopher sur la démocratie au sens plein du terme. C’est ce que fait Protagoras d’Abdère. Nous proposons de commémorer solennellement cette naissance, en réfléchissant ensemble sur ce que fut la démocratie athénienne et sur ce que lui doit la nôtre. »

 

Tel était le texte de l’appel qu’une vingtaine de savants – antiquisants et mathématiciens1 – avaient signé pour que soit organisée une commémoration des réformes de Clisthène. C’est sous la forme d’un colloque intitulé « Clisthène et la démocratie athénienne » que fut évoqué le souvenir des mesures mises en œuvre par l’homme d’État, en 508-507 avant notre ère, après la chute de la tyrannie des Pisistratides, pour fixer le nouveau cadre institutionnel qui allait permettre, pendant des siècles, aux citoyens d’Athènes de se gouverner eux-mêmes, dans un régime de démocratie directe.

Mais une question me semble devoir d’entrée de jeu être posée : pourquoi Clisthène plutôt que Thésée ou Solon ? Comme héros fondateur, comme père de la démocratie athénienne, les Anciens n’auraient sans doute pas accordé la préférence, encore moins l’exclusivité, à l’Alcméonide sur ses prédécesseurs. Dans sa description de l’Attique, Pausanias signale la présence, sur le mur d’un portique du quartier Céramique, d’une peinture représentant un groupe de trois personnages. L’un est Thésée ; les deux autres qui lui sont associés sont des figures allégoriques de ce que signifie le premier : Dēmocratia et Dêmos. Œuvre d’Euphranor, cette fresque date du IVe siècle ; mais dès le Ve, au moment où, sur l’ordre de l’oracle de Delphes, Cimon ramène en grande pompe de Skyros à Athènes les ossements présumés de Thésée pour les fixer au cœur de la ville, la tradition qui faisait du héros le père de la démocratie était déjà en passe de s’établir fermement. Que nous dit Pausanias ? « Cette peinture montre que Thésée est celui qui a institué à Athènes le régime de l’égalité politique. La tradition est d’ailleurs largement répandue, et tout particulièrement dans la grande majorité des gens, qu’à partir de là les Athéniens ont conservé le régime démocratique jusqu’à la révolution de Pisistrate, qui institua la tyrannie » (Pausanias, I, 3, 3). Même son de cloche chez Isocrate dans l’Éloge d’Hélène et chez Plutarque dans la Vie de Thésée. Au palmarès du personnage ne figure pas seulement le mérite d’avoir, conformément aux plus anciennes traditions, réalisé le synœcisme en réunissant les habitants de l’Attique en une seule cité afin qu’il y ait un seul État pour un seul peuple (Plutarque, Vie de Solon, 24, 1 ; Isocrate, X, 35). On le crédite aussi d’avoir respecté son serment d’établir un gouvernement « sans roi », une démocratie dont il assurerait seulement la conduite de la guerre et la sauvegarde des lois, tous les droits étant pour le reste également partagés entre tous (Vie de Thésée, 23, 2), ou encore d’avoir, en abdiquant la royauté, fait du peuple le maître de sa vie politique (Isocrate, X, 35). « Il gouverna sa patrie, assure Isocrate, avec un tel respect des lois et un tel esprit d’équité qu’aujourd’hui encore la trace de sa douceur demeure visible dans nos mœurs. » Aristote est plus mesuré dans son jugement ; il se contente d’indiquer qu’avec Thésée l’ordre constitutionnel « s’écarte un peu de l’état monarchique » (Constitution d’Athènes, XLI). Mais, aux yeux de l’historien moderne – de l’historien tout court –, même la réserve du philosophe apparaîtra bien imprudente. Antérieur d’une génération à la guerre de Troie, un peu plus jeune qu’Héraclès, dont il rêve, dès l’adolescence, d’égaler les exploits, Thésée, fils de Poséidon en même temps que d’Égée, est l’exact pendant pour les Athéniens de ce qu’Héraclès, fils de Zeus en même temps que d’Amphitryon, représente pour les Doriens du Péloponnèse. La geste de l’un comme de l’autre relève non de l’histoire institutionnelle des cités, mais de la légende héroïque. Quand Isocrate fait l’éloge de Thésée, les vertus civiques qu’il invoque : douceur, esprit de justice, souci d’égalité, sont traitées sur le même mode de célébration, dans le même registre apologétique que les combats contre les monstres, les brigands, le Minotaure, le taureau de Marathon, la guerre contre les Amazones, la lutte aux côtés des Lapithes contre les Centaures, la descente dans l’Hadès avec Peirithoos, la présence du héros, surgi de terre, ou celle de son fantôme en armes, à la bataille de Marathon, pour se lancer à la tête des Grecs contre les Barbares.

On comprend que, dans les premières lignes de sa Vie de Thésée, Plutarque éprouve le besoin d’avertir le lecteur de ce que comporte d’imprudent et d’incertain toute tentative de rédaction d’une biographie quand il s’agit de personnages appartenant à un passé très lointain : « Après avoir, en écrivant les Vies parallèles, parcouru les époques accessibles à la vraisemblance et le terrain solide de l’histoire qui s’appuie sur des faits, je pourrais à bon droit dire des âges plus reculés : au-delà, c’est le pays du prodigieux et du tragique fréquenté par les poètes et les mythographes, et l’on n’y trouve plus aucune preuve fiable ni rien de certain. » Ce qui n’empêche pas Plutarque de raconter la Vie de Thésée, de la naissance à la mort, comme s’il s’agissait d’une personne ayant réellement existé autrefois. Entre les événements légendaires et les événements historiques il y a bien, à ses yeux, une différence, mais elle n’est pas essentielle, elle ne porte pas sur la nature des faits rapportés. Le récit du passé mythique se prolonge sans rupture en récit du passé historique. Entre les temps fabuleux des premiers rois mythiques d’Athènes, auxquels Thésée se rattache, et le temps mesuré, contrôlé, dans lequel se joue le destin des cités, il n’y avait, pour les hommes de l’Antiquité, aucune incompatibilité. Il s’agissait toujours du même temps. Le temps des origines n’est pas pensé comme un temps autre, il constitue seulement un temps plus obscur, plus difficile à scruter avec précision et exactitude, en raison d’un trop grand éloignement.

Pour nous qui entendons tracer entre le mythe et l’histoire une frontière nette, les textes et les images qui nous présentent les principaux épisodes de la Vie de Thésée n’ont rien à nous apprendre sur l’avènement et les progrès d’un régime démocratique à Athènes. Mais, pour être disqualifiés sur le plan de l’histoire sociale et politique, ils n’en constituent pas moins des documents précieux pour qui s’intéresse, dans une perspective anthropologique, à ce que Nicole Loraux a appelé l’Athènes imaginaire, pour qui cherche à comprendre pourquoi et comment les citoyens d’Athènes se sont construit des modèles de père fondateur, garant de leur vie publique, en réutilisant pour les transformer, au gré des circonstances et des besoins, de vieilles traditions légendaires, sans rapport au départ avec la démocratie.

 

Le cas de Solon est différent. Même si beaucoup des éléments qui composent sa biographie – chez Aristote, Plutarque, Diogène Laërce – ont un caractère purement légendaire, en particulier l’ensemble des épisodes où il figure comme l’un des Sept Sages, il n’en est pas moins vrai qu’il s’agit cette fois d’un personnage historique qui fut élu archonte en 594-593, avec des pouvoirs renforcés en raison d’une situation où la cité, divisée contre elle-même, frôlait la guerre civile.

Dans le résumé qu’Aristote brosse des changements de la politeia d’Athènes, depuis l’arrivée d’Ion avec ses compagnons, répartis en quatre tribus, dotée chacune de son roi, il note qu’avec Solon et l’ordre institutionnel, la taxis politeias, qu’il a établi, ce fut « le début de la démocratie (archē democratias) ». Du coup, la réforme de Clisthène, après la chute des tyrans, se trouve mise sur le même plan que celle de Solon et définie par rapport à elle ; Clisthène n’instaure pas la démocratie, il n’innove pas ; il prolonge Solon ; il est, dit Aristote, « plus démocratique » que son prédécesseur. Le début, le fondateur, ce serait Solon. Dans l’Aréopagitique, Isocrate, lui aussi, évoque la démocratie dont Solon, « le plus grand ami du peuple (dēmotikôtatos), a fixé les lois et qu’a restaurée Clisthène ».

Cette mise en perspective un peu cavalière du passé athénien laisse les historiens modernes plutôt sceptiques. L’Athènes du début du VIe siècle est bien une cité, mais les enjeux de la crise qui la déchire et que Solon a charge d’arbitrer ne se situent pas encore sur un terrain proprement politique et ne sauraient se lire en termes de démocratie plus ou moins grande. Et Solon n’est pas davantage un homme d’État patron du dêmos, attaché à le faire pleinement accéder au pouvoir, comme le sera Clisthène un peu moins d’un siècle plus tard. Chez Solon, on ne peut séparer son rôle de médiateur dans la cité de son activité de poète, détenteur d’une sagesse morale exceptionnelle. Peut-on imaginer une seconde Clisthène ou son adversaire Isagoras venant chanter devant les citoyens, en guise de discours, une élégie de leur composition pour les inciter à combattre, comme le fit Solon dans ce que Diogène Laërce appelle l’écrit de Salamine, dont l’authenticité n’est pas discutable et dont nous possédons encore plusieurs morceaux. Solon utilise donc, dans son action publique, une procédure de communication normalement réservée à un cercle, toujours plus ou moins fermé, d’aristocrates au cours d’un banquet. Son prestige, l’autorité qui lui est reconnue, les pouvoirs qu’il détient, Solon ne les doit ni à l’appui de grandes familles nobles, avec leur clientèle, ni non plus à la confiance que la foule accorde au chef du parti populaire, mais à un statut en quelque sorte marginal, une façon d’être « hors jeu », au-dessus de la mêlée. Son rôle, comme celui des autres nomothètes ou aisymnètes de l’âge archaïque, est de faire cesser la sédition, en réconciliant, en réunifiant la cité. Il ne s’agit pas tant de réformer les constitutions ou d’en fonder de nouvelles que d’apaiser une communauté, de l’harmoniser en la purifiant de ses excès et de ses injustices, en substituant à l’hubris la sōphrosunē. Pour y parvenir, Solon s’est tenu ferme entre les deux meutes adverses ; comme un bouclier, il a fait face à l’une et à l’autre, se dressant aussi bien contre l’orgueil des riches, qui ne voulaient rien céder de leurs privilèges, que contre les appétits insensés de la foule, qui voulait tout obtenir. Abolition des dettes, arrachement des bornes hypothécaires, interdit du prêt gagé sur les personnes : les riches doivent renoncer à ce qui leur avait permis de concentrer toute la terre d’Attique entre un très petit nombre de mains, pour parler comme Aristote ; mais, en même temps, refus de procéder à ce partage égal des terres que souhaitaient les plus démunis des paysans. Solon le proclame fièrement en ses vers : grâce à lui, la terre d’Attique, la terre noire, vénérable mère des Olympiens, « esclave autrefois est maintenant libre », comme il a rendu libres tous les Athéniens, quels que soient leur dénuement et l’infériorité de leur statut, en interdisant l’esclavage pour dettes et en permettant le retour dans leur cité de tous ceux, vendus à l’étranger ou exilés, qui avaient dû s’en éloigner. Désormais, tout individu né athénien est, en tant que citoyen et comme par définition, un homme libre ; il ne peut devenir esclave. L’univers de la cité, quelle que soit la diversité de ceux qui le composent, bien nés ou gueux, riches ou pauvres, est séparé par une même frontière du monde des esclaves, coupé de lui. Tel est sans doute l’essentiel de ce que Solon a accompli, et ce n’est pas rien. Quant à la prétendue constitution dont Aristote, et la tradition qui l’a suivi, lui attribuent la paternité, il s’agit, selon toute vraisemblance, d’une construction élaborée à la fin du Ve et au IVe siècle, pour les besoins de la propagande oligarchique de l’époque. Solon aurait créé, à côté de l’Aréopage, un conseil des Quatre Cents et réparti le corps des citoyens en quatre classes censitaires, suivant le revenu, la dernière, celle des thètes, étant exclue des charges et magistratures, avec pour seul droit celui de participer à l’Assemblée et aux tribunaux. On reconnaîtra dans ce tableau le modèle dont se réclament, sous le nom de « constitution des ancêtres », les oligarques modérés, comme Théramène, combattant contre les extrémistes des deux bords pour une forme de démocratie moyenne, de constitution mixte, traduisant, dans le concret des institutions et le dispositif du pouvoir, l’idéal de juste mesure et d’équilibre que Solon invoquait dans son rôle d’arbitre.

Mais, de l’arbitrage d’un Solon à la refonte par Clisthène de tout le système institutionnel d’Athènes, la distance ne tient pas seulement à l’émergence entre-temps d’un plan politique où se situent désormais, de façon claire, les affrontements entre citoyens. C’est la façon même dont la cité se pense comme communauté, dans ce qui constitue son unité, ses divisions, ses enjeux de pouvoir, qui a changé.

Comme le Crétois Thalès (ou Thalétas) de Gortyne, poète lyrique, apparaît étroitement associé à l’œuvre de Lycurgue à Sparte, le Crétois Épiménide de Phaistos, « homme aimé des dieux et instruit des choses divines en ce qui concerne l’inspiration et les mystères », l’est à celle de Solon à Athènes. Thalès, si l’on en croit Plutarque, passait pour être un poète lyrique, mais en réalité il agissait en parfait législateur : « Car ses odes étaient des exhortations à la docilité et à la concorde sur des airs et des rythmes fort propres à inspirer l’amour de la règle et de l’ordre. A l’insu même des auditeurs, ces chants adoucissaient leurs mœurs et les habituaient à aimer la bonté au lieu de la méchanceté qui régnait alors dans le pays entre les citoyens. C’est ainsi qu’il fraya, en quelque façon, la voie à Lycurgue pour réformer les Spartiates » (Vie de Lycurgue, 4, 2-3). Quant à Épiménide, arrivé à Athènes, il se lia d’amitié avec Solon auquel, toujours selon Plutarque, « il facilita grandement la tâche et qu’il guida dans l’établissement de ses lois ». De quelle façon ? « Il sanctifia et exorcisa la ville par des expiations, des purifications, des fondations religieuses, la disposant ainsi à se soumettre à la justice et à se laisser plus docilement gagner à la concorde » (Vie de Solon, 12, 8-9). Dans la Sparte et l’Athènes archaïques, l’œuvre des « législateurs » est ainsi préparée ou accompagnée, en tout cas appuyée et renforcée, par l’intervention de personnages qui utilisent toute une gamme de procédures poétiques et religieuses, mobilisant la puissance du chant, des incantations, des rituels de purification, d’instauration de cultes, de fondation d’autels pour obtenir le même effet que visent de leur côté les décisions des hommes d’État. Il s’agit toujours, en rendant les citoyens meilleurs, en neutralisant les méchants, d’adoucir les relations sociales, de désarmer les antagonismes, de rendre à la communauté civique son unité en transformant la haine en amitié. Poète inspiré, sage, devin, mage versé dans les choses divines, nomothète, homme d’État – ces personnages sont encore liés les uns aux autres et leurs domaines d’intervention dans la vie de la cité se recoupent encore en partie.

Ce qui, par contraste, nous ramène à Clisthène. Pas question, bien sûr, d’entrer ici dans le détail des réformes qui, en remodelant le corps civique, en réorganisant l’espace de la cité, ont réalisé l’égalité politique entre les citoyens et qui, par la création du conseil des Cinq Cents, les ont fait tous effectivement participer, suivant un ordre réglé, à l’exercice du pouvoir. Il suffit de renvoyer au beau livre que P. Lévêque et P. Vidal-Naquet ont consacré à Clisthène l’Athénien. Un des grands mérites de l’ouvrage est d’avoir su voir et montrer que les profonds changements entrepris dans l’ordre institutionnel avaient un arrière-plan mental ; ils impliquaient des formes neuves de pensée, moins engagées dans les croyances religieuses, nous dirions aujourd’hui plus laïcisées. A l’élaboration d’un espace plus abstrait lié à l’organisation politique s’ajoute la création d’un temps civique, avec le calendrier prytanique à côté du calendrier religieux. Organisation politique, espace civique, temps de la cité sont mesurés et ordonnés par des nombres, suivant un système décimal remplaçant le comput duodécimal, pourtant ancré dans la tradition.

Ce sont, dans les réformes de Clisthène, ces aspects d’innovation intellectuelle qui ont incité à célébrer l’œuvre de l’homme d’État athénien par une série d’exposés scientifiques plutôt que par une rhétorique cérémonielle. En plaçant notre hommage sous le signe de l’analyse critique, de l’intelligence lucide, de l’enquête historique objective, il nous a semblé que nous mettions en lumière la nécessité de maintenir aujourd’hui, comme au temps de Clisthène, le lien entre raison et démocratie.


1.

M. Bénabou, L. Bruit, P. Cabanes, M. Casevitz, M. Caveing, J. Ducat, R. Etienne, J. Lemerle, P. Lévêque, Cl. Mossé, M. Perrot, O. Picard, J. Pouilloux, J. de Romilly, F. Ruzé, L. Schwartz, J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet.