Pour qui veut s’interroger non seulement sur les formes que les images ont revêtues à tel moment, dans tel pays, mais peut-être plus profondément sur les fonctions de l’image en tant que telle, sur le statut social et mental de l’imagerie dans le cadre d’une civilisation particulière, le cas grec est sans doute privilégié.
Pour des raisons historiques, d’abord. Durant les siècles que l’on dit « obscurs », c’est-à-dire, en gros, du XIIe au VIIIe siècle avant notre ère, la Grèce qui, pendant cette période, ignore l’écriture, ne connaît pas davantage, au sens propre, l’imagerie ni ne met en œuvre de systèmes de représentation figurée. Au reste, le même mot graphein signifie à la fois écrire, dessiner, peindre.
La constitution, sous l’influence de modèles orientaux, de ce que l’on peut appeler un répertoire d’images, une palette de figures, et l’élaboration d’un langage plastique dans la céramique, le relief, la ronde-bosse, se produisent vers le VIIIe siècle, comme à partir d’une table rase.
Nous assistons donc sur ce plan, au même titre que dans d’autres domaines, à une sorte de naissance ou, au moins, de renaissance, nous autorisant à parler d’un avènement de la figuration en Grèce.
Paul Demargne pourra observer que cette espèce de redécouverte de l’imagerie par les Grecs s’opère par rapport à la période antérieure dans un dépouillement si absolu qu’il prend valeur – et je le cite – « de création ex nihilo ».
Il y a plus. Examinant le vocabulaire grec de la statuaire, étendu, diffus, incertain, Émile Benveniste constate que les Hellènes ne possédaient aucun mot spécifique désignant la statue au sens que nous donnons à ce terme. Il écrit : « Le peuple qui a fixé pour le monde occidental les canons et les modèles les plus achevés de l’art plastique a dû emprunter à d’autres la notion même de représentation figurée1. »
Faisons encore un pas. Le simple examen des termes auxquels les Grecs ont eu recours durant leur histoire pour nommer la « statue » montre que ce que Benveniste appelle « la notion de représentation figurée » n’est pas une donnée simple, immédiate et qui serait en quelque sorte définie une fois pour toutes. La notion de représentation figurée ne va pas de soi ; ni univoque ni permanente, elle constitue ce que l’on peut appeler une catégorie historique. Elle est une construction qui s’élabore, et qui s’élabore difficilement, par des voies très variées, dans les diverses civilisations.
Il y a, en Grèce, une quinzaine d’expressions désignant l’« idole divine », dans les formes multiples qu’elle a pu revêtir : forme aniconique comme, par exemple, une pierre brute, baïtulos, des poutres, dokana, un pilier, kiôn, herma, une stèle ; aspect thériomorphe ou monstrueux, comme la Gorgone, la Sphinge, les Harpyes ; figure anthropomorphe dans la diversité de ses types, depuis la petite idole archaïque en bois, mal façonnée, bras et jambes soudés au corps, comme le bretas, le xoanon, le palladion, jusqu’aux kouroi et korai archaïques ; et enfin la grande statue cultuelle, dont les noms sont très divers : on peut l’appeler hedos ou agalma aussi bien que eikôn et mimêma, dont l’emploi en ce sens précis n’apparaît pas avant le Ve siècle. Or, de tous ces termes, en dehors des deux derniers, il n’en est pas un seul qui ait un rapport quelconque avec l’idée de ressemblance, d’imitation, de représentation figurée au sens strict.
Aussi ne suffit-il pas de dire que le haut archaïsme grec a dû se créer de toutes pièces un langage de formes plastiques, il faut ajouter qu’il les a développées dans une voie assez originale pour aboutir, à partir d’idoles qui fonctionnent comme des actualisations symboliques des diverses modalités du divin, à l’image proprement dite. C’est-à-dire à l’image conçue comme un artifice imitatif reproduisant sous forme de faux-semblant l’apparence extérieure des choses réelles.
A la charnière des Ve et IVe siècles, la théorie de la mimesis, de l’imitation, esquissée chez Xénophon, et élaborée de manière tout à fait systématique par Platon, marque le moment où, dans la culture grecque, la version est accomplie, qui mène de la présentification de l’invisible à l’imitation de l’apparence. La catégorie de la représentation figurée est alors bien dégagée dans ses traits spécifiques ; en même temps, elle se trouve rattachée au grand fait humain de la mimesis – de l’imitation – qui en assure le fondement.
Le symbole à travers lequel une puissance de l’au-delà, c’est-à-dire un être fondamentalement invisible, est actualisée, présentifiée dans ce monde-ci, s’est transformé en une image, produit d’une imitation experte qui, par son caractère de technique savante et de procédure illusionniste, entre désormais dans la catégorie générale du « fictif » – ce que nous appelons l’art. Dès lors, l’image relève de l’illusionnisme figuratif autant et plus qu’elle ne s’apparente au domaine des réalités religieuses.
Une question se pose alors. Tant qu’elle n’a pas été clairement rattachée à cette faculté propre à l’homme de créer par l’imitation des œuvres qui n’ont pas d’autre réalité que leur semblance, dont tout l’être est de faux-semblant, quel est le statut de l’image ? Comment fonctionne-t-elle ? Quel est son rapport avec cela même qu’elle figure ou évoque ?
Je m’en tiendrai, dans cet exposé, pour l’essentiel, à la statuaire et à son rôle dans la figuration des dieux. Je ne consacrerai que quelques mots à la figuration des morts, en ronde-bosse, en relief, sur des stèles peintes ou gravées.
Figure des dieux, figure des morts. Dans les deux cas, il s’agit de donner à voir, en les localisant dans une forme précise et en un lieu bien déterminé, des puissances qui relèvent de l’invisible et qui n’appartiennent pas à l’espace d’ici-bas. Faire voir l’invisible, assigner une place dans notre monde à des entités d’au-delà : on peut dire qu’il y a au départ, dans l’entreprise de figuration, cette tentative paradoxale pour inscrire l’absence dans une présence, pour insérer l’autre, l’ailleurs dans notre univers familier. Quels qu’aient été les avatars de l’image, peut-être cette gageure reste-t-elle, dans une très large mesure, toujours valable : évoquer l’absence dans la présence, l’ailleurs dans ce qui est sous les yeux.
Commençons par les dieux. Tout d’abord, une remarque générale. A côté du mythe où l’on raconte des histoires, où l’on narre des récits, à côté du rituel où l’on accomplit des séquences organisées d’actes, tout système religieux comporte un troisième volet : les faits de figuration. Cependant, la figure religieuse ne vise pas seulement à évoquer dans l’esprit du spectateur qui la regarde la puissance sacrée à laquelle elle renvoie, qu’elle « représente » dans certains cas, comme dans celui de la statue anthropomorphe, ou qu’elle évoque sous forme symbolique, dans d’autres. Son ambition, plus vaste, est différente.
Elle entend établir avec la puissance sacrée, à travers ce qui la figure d’une manière ou d’une autre, une véritable communication, un contact authentique ; son ambition est de rendre présente cette puissance hic et nunc, pour la mettre à la dispo-sition des hommes, dans les formes rituellement requises. Mais, en cherchant ainsi, à travers les faits de figuration, à jeter comme un pont vers le divin, l’idole doit en même temps, dans la figure même, marquer la distance par rapport au monde humain, accuser l’incommensurabilité entre la puissance sacrée et tout ce qui la manifeste, de façon toujours inadéquate et incomplète, aux yeux des mortels. Établir avec l’au-delà un contact réel, l’actualiser, le présentifier et, par là, participer intimement au divin – mais, du même mouvement, souligner ce que ce divin comporte d’inaccessible, de mystérieux, de fondamen-talement autre et étranger –, telle est la nécessaire tension que, dans le cadre de la pensée religieuse, doit instaurer toute forme de figuration.
Pour illustrer cette vue trop générale, je prendrai l’exemple d’un certain type d’idoles divines dans le monde grec. Pausanias signale à de nombreuses reprises la présence, dans tel sanctuaire, d’une forme d’idole qu’il désigne par le terme xoanon. Le mot, d’origine indo-européenne (contrairement au terme bretas, dont l’acception est proche), se rattache au verbe xeō, « gratter, racler », qui appartient au vocabulaire du travail du bois. Le xoanon est une idole de bois, plus ou moins dégrossie, de forme dite en pilier, et dont la facture est primitive.
Pour Pausanias, les xoana comportent un triple caractère. Ce sont les idoles qui appartiennent au passé le plus reculé. Tout en elles relève de l’archaïque : l’aspect, le culte dont elles sont l’objet, les légendes qui les concernent. Cette « primitivité » des xoana produit chez le spectateur un effet marqué d’« étrangeté » que Pausanias souligne en employant à leur propos les termes de atopos, marquant leur écart par rapport aux images cultuelles ordinaires, et de xenos, « étrange ».
Primitivité, étrangeté : à ces deux traits, Pausanias en ajoute un troisième qui leur est très directement lié. Dans ce qu’ils ont de déroutant, de non imagé au sens usuel, les xoana comportent quelque chose de divin, theion ti, comme un élément de surnaturel.
Ces idoles archaïques, qui souvent, dans la pratique cultuelle d’un dieu, jouent un rôle fondamental et le concernent très directement – même si elles ne le représentent pas dans la forme figurée canonique –, ne sont pas selon nous des images. Ni du point de vue de leur origine ni du point de vue de leurs fonctions, elles n’ont franchi le seuil au-delà duquel on est en droit de parler d’images, stricto sensu.
Pour ce qui est de leur origine, les plus célèbres passent pour ne pas avoir été façonnées par la main d’un artisan mortel. Qu’un dieu les ait fabriquées et offertes en don à un de ses favoris, qu’elles soient tombées du ciel ou aient été apportées par la mer, elles ne sont pas œuvres humaines.
Leur forme, si tant est qu’elles en aient une – puisqu’un simple morceau de bois peut tenir lieu d’idole –, compte moins parfois, sur le plan de la valeur symbolique, que la matière même dont elles sont faites : telle espèce d’arbre ou même tel arbre particulier que le dieu a désigné et avec lequel il est en spéciale connivence. Au reste, la figure est le plus souvent recouverte de vêtements qui la dissimulent de la base au sommet.
Quant à leurs fonctions, elles tiennent au fait que l’idole n’est pas faite pour être vue. La regarder, c’est devenir fou. Aussi est-elle souvent enfermée dans un coffret, gardée dans une demeure interdite au public. Cependant, sans être visible comme doit l’être une image, l’idole n’est pas pour autant invisible à la façon du dieu qu’on ne saurait regarder en face. Elle est prise dans le jeu du cacher-montrer. Tantôt dissimulé, tantôt découvert, le xoanon oscille entre les deux pôles du « maintenu secret » et du « manifesté au public ». La « vision » de l’image se produit chaque fois par rapport à un « caché » préalable qui lui donne sa signification véritable en lui conférant le caractère d’un privilège réservé à certaines personnes, à certains moments, dans certaines conditions. Voir l’idole suppose une qualité religieuse particulière et, en même temps, consacre cette dignité éminente. La vision, comme celle des mystères, prend valeur d’initiation. En d’autres termes, la contemplation de l’idole divine apparaît comme « dévoilement » d’une réalité mystérieuse et redoutable ; le visible, au lieu d’être la donnée première qu’il s’agirait d’imiter par l’image, prend le sens d’une révélation, précieuse et précaire, d’un invisible qui constitue la réalité fondamentale.
Mais l’idole n’est pas seulement insérée dans ce jeu du cacher-montrer. Elle est inséparable des opérations rituelles qu’on exerce sur elle. On la vêt et dévêt ; on la lave rituel-lement ; on la mène, pour la baigner, dans un fleuve ou dans la mer ; on lui apporte des tissus, des voiles. On la promène au-dehors, on la ramène au-dedans, où on la fixe parfois par des liens symboliques, fils de laine ou chaînes d’or. C’est qu’on se la représente comme mobile. Même si elle n’a pas de pieds, si ses jambes demeurent soudées ensemble, on la croit toujours prête à s’échapper, à déserter un lieu pour filer ailleurs, pour hanter une autre demeure où elle apportera les privilèges et les pouvoirs attachés à sa possession.
La figure plastique, au niveau du xoanon, ne peut à aucun moment se séparer entièrement de l’action rituelle : l’idole est faite pour être montrée et cachée, promenée et fixée, vêtue et dévêtue, lavée. La figure a besoin du rite pour représenter la puissance et l’action divines. Incapable encore, dans sa forme immobile et figée, d’exprimer le mouvement autrement qu’en étant elle-même mue et promenée, elle traduit aussi l’action du dieu en étant symboliquement animée et mimée. Aussi le xoanon apparaît-il toujours au centre d’un cycle de fêtes qui s’organise autour de lui, et qui forme avec lui un système symbolique cohérent dont tous les éléments – signe plastique et actions rituelles – sont solidaires et se répondent. Le problème ne se pose pas d’une efficacité du xoanon en dehors de ce système. C’est à travers la succession des cérémonies dont elle est l’objet que l’idole manifeste la puissance du dieu : elle représente l’action divine en la mimant à travers la durée du rite, plus qu’en la fixant dans l’espace par une figure.
Prise dans le rituel, l’idole n’a pas, dans sa forme plastique, conquis une pleine autonomie. Mais elle n’est pas non plus dans un statut comparable à celui d’un pieu, d’un poteau, d’un pilier, d’un herme. Enchaîner un xoanon par un lien plus ou moins symbolique n’a pas même valeur qu’enfoncer en terre un pieu ou un poteau. L’enchaînement implique une image mobile dont on paralyse la fuite en lui entravant les jambes d’un fil de laine, d’un lien végétal ou, suivant un symbolisme plus précis, de chaînes d’or. Le rite ne fixe pas l’image au sol, de façon à dessiner dans l’espace un centre de force religieuse. Il vise à assurer à un groupe social, en permanence, la conservation d’un symbole qui a valeur de talisman. L’idole n’est pas spécialement attachée à un point de la terre, elle ne localise pas une puissance divine. Tout au contraire, où qu’elle soit, elle confère à qui la tient en sa possession le privilège et comme l’exclusivité de certains pouvoirs. Elle marque avec la divinité une relation « personnelle » qui pourra se transmettre héréditairement, circuler dans des familles royales ou des genē religieux. Cet aspect d’appropriation de l’idole, complémentaire de sa mobilité, se traduit dans le fait qu’elle loge, au moins à l’origine, dans le secret d’une maison humaine : maison de roi, de chef, de prêtre ; en tout cas, demeure privée, privilégiée, et non lieu public. Lorsque, à l’âge de la cité, le temple, impersonnel et collectif, abritera l’image divine, le souvenir restera vivant, pour les plus anciens xoana, du lien qui les unit à une maison et à une lignée particulières. C’est dans la demeure d’Érechtée, à Athènes, que siège le xoanon d’Athéna, comme, à Thèbes, le thalamos de Sémélé, dans le palais de Cadmos, garde celui de Dionysos. En pleine époque classique, l’usage se conserve, pour certaines images à caractère secret, de les loger dans des demeures privées, non dans le temple. Le prêtre offre l’hospitalité à la statue dans sa propre maison, pour la durée de son sacerdoce. Et la prise en charge de l’image consacre le lien personnel qui l’unit désormais à la divinité. L’idole assume ainsi la fonction d’un signe d’investiture. Il importera peu, à cet égard, qu’elle ait forme plus ou moins humaine. Entre le xoanon et certains objets symboliques qui confèrent à ceux qui les possèdent une qualité religieuse particulière, la frontière peut être assez floue.
La fonction de ce genre de sacra consiste à attester et à transmettre les pouvoirs que la divinité accorde en privilège à ses élus, plutôt qu’à faire connaître une « forme » divine au public. Le symbole ne représente pas le dieu, abstraitement conçu en lui-même et pour lui-même ; il ne cherche pas à instruire sur sa nature. Il exprime la puissance divine en tant que maniée et utilisée par certains individus, comme instrument de prestige social, moyen de prise et d’action sur autrui.
Le sceptre d’Agamemnon présente ces deux caractères, étroitement associés, de symbole divin et d’objet d’investiture. Chargé d’efficace, il impose silence à l’assemblée, il donne aux décisions valeur exécutoire, il fait reconnaître dans le roi un rejeton de Zeus. Tenu en mains et transmis héréditairement, il objective en quelque sorte la puissance de souveraineté. C’est un objet divin, comme le xoanon : fabriqué par Héphaïstos, donné par Zeus à Hermès et passant successivement à Pélops, Atrée, Thyeste, Agamemnon, etc. Et il peut aussi bien, au même titre que le xoanon, fonctionner comme « idole » d’un dieu. A Chéronée, il fait l’objet du culte principal, il représente Zeus. Mais il conserve ses anciennes valeurs de talisman dont il faut s’approprier et transmettre le privilège. Chaque année, un nouveau prêtre prend en charge le symbole divin et l’emporte dans sa maison pour lui faire quotidiennement des sacrifices. Le rôle du sceptre à Chéronée, une couronne le jouera pour le prêtre de Zeus Panamaros, un trident chez les Étéoboutades, un bouclier dans la famille royale d’Argos. Un bouclier ou, tout aussi bien, le xoanon. A Argos précisément, dans la cérémonie du bain de Pallas, le xoanon d’Athéna n’était pas seul promené. Il était accompagné du bouclier de Diomède, « porté » lui aussi dans le cortège. Dans un contexte social où les pouvoirs divins et les symboles qui les expriment n’ont pas encore un caractère de pleine publicité, mais restent la propriété de familles privi-légiées, il y a réciprocité entre l’idole et l’objet symbolique, qui assument même fonction.
Deux histoires, dont le parallélisme souligne cette analogie entre xoanon et sacra, nous permettent de saisir le tournant d’histoire sociale qui fait passer du culte privé au culte public, et qui transforme l’idole, objet d’investiture, talisman familial plus ou moins secret, en image impersonnelle d’une divinité faite pour être vue. La première nous est contée par Hérodote. A Géla, dans une période de troubles, la ville se trouve divisée contre elle-même. Une partie des habitants fait scission, s’établit sur une hauteur, d’où elle menace le reste de la communauté. Un nommé Télines décide alors d’affronter les rebelles sans autres armes que certains sacra qu’il tient en sa possession. Se fiant à leur pouvoir surnaturel, il se porte au-devant des mutins, apaise leur révolte et les ramène à Géla, dans la concorde et l’ordre social retrouvés. Il n’a demandé, pour son exploit, qu’une contrepartie : désormais ses descendants assureront, comme hiérophantes, le sacerdoce des Déesses infernales. Or, les sacra dont il s’est servi sont précisément ceux du culte de ces déesses. Ne serait-ce pas qu’à partir de cette date le culte est devenu public, qu’il a été adopté comme culte officiel de la cité ? Hérodote indique, il est vrai, qu’il ignore comment Télines avait pu mettre la main sur les sacra, s’il les avait reçus, ou s’il se les était lui-même procurés. Mais le scoliaste, à la IIe Pythique de Pindare, précise que ce culte avait été apporté du Triopion par les ancêtres de Télines, lors de la fondation de Géla, comme culte familial et qu’il n’avait été institué que plus tard comme culte public. Les mêmes thèmes : révolte populaire, apaisement de la sédition, non par la violence, mais par la vertu de sacra, talismans à valeur à la fois politique et religieuse, propriétés de certaines familles et qui deviennent, par une sorte de compromis, objets d’un culte public dans le nouvel ordre social de la cité, nous les retrouvons dans la seconde histoire, qui concerne directement le xoanon d’Athéna, à Argos. L’usage de porter le bouclier de Diomède, raconte Callimaque, est un très ancien rite institué par Eumédès, prêtre « favori » de la déesse. Et voici dans quelles conditions : le peuple s’étant soulevé, Eumédès échappe à la mort par le même procédé qu’avait utilisé Télines : il emporte avec lui dans sa fuite l’image sainte, le palladion, et sans doute aussi le bouclier, objet d’investiture royale ; il les dresse, comme sa protection, en un escarpement rocheux. Callimaque ne dit pas la suite. On peut l’imaginer : Eumédès institue le rite qui fera désormais béné-ficier la cité entière et tous les citoyens également de cette « faveur » qu’Athéna réservait autrefois à son « protégé ». Mais, dans le culte public, la valeur des anciens sacra privés se transforme en même temps qu’elle se prolonge. En cessant d’incarner le privilège d’une famille ou d’un groupe fermé, l’idole perdra sa valeur de talisman toujours plus ou moins secret pour prendre signification et structure d’image. En ce sens, l’apparition du temple et l’institution d’un culte public ne marquent pas seulement un tournant dans l’histoire sociale : l’âge de la cité ; ils impliquent l’avènement d’une forme nouvelle de figuration des dieux, une mutation décisive dans la nature du symbole divin.
Plus qu’un lieu de culte où les fidèles se réunissent, le temple grec est une demeure : le dieu y habite mais c’est une demeure qui n’a précisément plus rien de privé. Au lieu de se refermer, comme l’oikos humain, sur un intérieur familial, la maison divine est orientée vers l’extérieur, tournée vers le public. Dans le palais humain, la fresque décorait le dedans de la salle ; dans le temple, la frise sculptée, projetée sur la façade, s’offre au spectateur qui la regarde du dehors. Dans l’intimité de l’édifice, le dieu réside. Mais c’est un dieu qui appartient désormais à la cité entière : elle lui a bâti sa maison, séparée de la demeure humaine, en même temps qu’elle lui abandonnait l’Acropole pour s’établir en basse ville. Parce que le dieu lui-même est public, le dedans du temple n’est pas moins impersonnel que le dehors. En cessant d’être le signe d’un privilège pour celui dont il vient habiter la maison, le dieu révèle sa présence de façon directement visible aux yeux de tous : sous le regard de la cité, il devient forme et spectacle.
L’avènement de la grande statue cultuelle ne se comprend que dans le cadre du temple, avec son double caractère de maison réservée au dieu et d’espace pleinement socialisé. Construit par la cité, le temple est consacré au dieu comme sa résidence. On l’appelle naos, demeure, hedos, siège de la divinité. Et le même mot hedos désigne aussi bien la grande statue divine : c’est par son image que la divinité vient habiter dans sa maison. Entre le temple et la statue, il y a réciprocité complète. Le temple est fait pour loger la statue du dieu ; et la statue pour extérioriser en spectacle la présence du dieu dans l’intimité de sa demeure.
Comme le temple, l’image revêt un caractère de pleine publicité. On pourrait dire de la statue que, désormais, tout son esse consiste dans un percipi, tout son « être » dans un « être perçu ». Elle n’a plus d’autre réalité que son apparence, plus d’autre fonction rituelle que d’être vue. Logée dans le temple, où elle fait résider le dieu, on ne la promène plus. Expressive par sa forme, elle n’a plus besoin d’être habillée, processionnée, baignée… On ne lui demande plus d’opérer dans le monde comme une force efficace, mais d’agir sur les yeux du spectateur, de traduire pour lui de façon visible la présence invisible du dieu et de lui communiquer un enseignement sur la divinité. La statue est « représentation » en un sens vraiment nouveau. Libéré du rituel et placé sous le regard impersonnel de la cité, le symbole divin s’est transformé en une « image » du dieu.
Ce dégagement de l’image se fait à travers une découverte du corps humain et une conquête progressive de sa forme. Encore faut-il préciser la portée de ces formules. Il ne s’agit évidemment pas du corps humain comme réalité organique et physiologique, servant de support au moi. Si la symbolique religieuse s’oriente vers le corps humain et en reproduit l’apparence, c’est qu’elle y voit l’expression de certains aspects du divin. Le problème se pose alors de la façon suivante. Dans le cas du xoanon, l’aspect humain n’était pas encore senti comme essentiel, ni bien dessinée la forme du corps. Pourquoi, lorsque la grande statuaire voudra traduire la divinité dans une forme visible aux yeux de tous, lui donnera-t-elle, de façon systématique et exclusive, l’apparence du corps humain ? Et quels sont, pour la pensée religieuse, le sens et la portée de cette valori-sation de la figure humaine qui apparaît alors comme la seule propre à représenter le divin ?
Jean Cuisenier a rappelé l’interprétation que propose Hegel de cet anthropomorphisme des images divines dans la religion grecque classique. Encore faudrait-il s’entendre sur la portée exacte du terme anthropomorphisme. Veut-il dire que, pour les Grecs, les dieux étaient conçus et représentés à l’image des hommes ? Il me semble plutôt qu’à l’inverse le corps humain leur apparaissait, lorsqu’il était dans la fleur de sa jeunesse, comme une image ou comme un reflet du divin.
Les exercices athlétiques ont dû aider fortement à cette valorisation du corps humain. La nudité est déjà un fait important : les premières statues masculines, en Grèce, sont nues comme l’athlète sur le stade ou à la palestre. Mais l’essentiel tient au double caractère des Jeux, à la fois spectacle et fête religieuse. Spectacle national, pourrait-on dire, qui associe et qui oppose les diverses cités dans une grande compétition publique. Chaque cité est engagée dans la lutte, où le vainqueur, plus que lui-même, la représente. Fête religieuse aussi : les concours sont des cérémonies sacrées. Dans la religion de cité et dans cette religion panhellénique que les Jeux contribuent à former et où ils tiennent une place de premier plan, le souvenir sans doute s’est perdu des fonctions rituelles que l’agôn pouvait avoir à l’origine. Mais l’épreuve conserve sa valeur ordalique : au sens plein du terme, la victoire consacre le vainqueur. Elle l’auréole d’un prestige sacré. Dans cette forme de scénario rituel qu’est le concours, le triomphe de l’athlète – on le voit chez Pindare – évoque et prolonge l’exploit accompli par les héros et par les dieux : il élève l’homme sur le plan du divin. Et les qualités physiques – jeunesse, force, rapidité, adresse, agilité, beauté – dont fait preuve le vainqueur au cours de l’agôn, et qui s’incarnent aux yeux du public dans son corps nu, sont éminemment des valeurs religieuses.
Mais les concours ne mettent pas seulement les qualités physiques à l’épreuve. D’autres aspects du corps s’y affirment, que les Jeux présentent au regard du public dans une lumière religieuse. Quand, à Délos, dit l’Hymne homérique à Apollon, les Ioniens se livrent au pugilat, à la danse et aux chants, lorsqu’ils célèbrent les Jeux, « qui surviendrait les croirait immortels et exempts à jamais de vieillesse, car il verrait leur grâce à tous […]». La grâce, charis : à travers la beauté du corps humain, comme un reflet en un miroir, transparaît tout à coup cette valeur divine qui est à l’opposé du sacré monstrueux. Façonnée dans le marbre, le bronze ou l’or, l’image du corps humain doit à son tour donner à voir la charis : brillance, éclat lumineux, rayonnement d’une jeunesse inaltérable.
La grimace horrible de Gorgô symbolise les puissances de terreur, de chaos et de mort. A l’opposé, mais de façon aussi conventionnelle que le rictus du masque, le sourire sur la figure humaine traduit la charis, l’éclat que la divinité prête, dans ce monde-ci, au corps de l’homme, quand dans la fleur de sa jeunesse il reflète la nature de ceux qu’on appelle les Bienheureux, comme on dit d’Aphrodite qu’elle est « la Souriante ».
A Lesbos, un concours public consacrait cette valeur religieuse de la beauté corporelle : lors de la fête dite Callisteia, du prix de beauté, on choisissait les sept plus belles jeunes filles, les groupant en un chœur à l’image de celui des sept Muses, auquel on rendait un culte dans la même cité. Aussi bien, l’olympionique Philippe de Crotone, le plus beau des Grecs de son temps, nous dit Hérodote, fut-il après sa mort héroïsé par les habitants de Ségeste à cause de sa beauté, comme d’autres athlètes pour leur force ou leur stature.
Ce que nous appelons qualités physiques peut donc apparaître à la conscience religieuse du Grec comme des « valeurs » qui dépassent l’homme, des « pouvoirs » d’origine divine. Dans l’existence humaine, ils n’ont qu’une réalité précaire et inconstante ; ils sont marqués du sceau de la fugacité. Seuls les dieux les possèdent dans leur plénitude comme des biens permanents, inséparables de leur nature. La taille, le sourire, la beauté des formes corporelles du kouros et de la koré, le mouvement qu’elles suggèrent expriment ces puissances de vie ; une vie toujours présente, toujours vivante. L’image des dieux que fixe la statue anthropomorphe est celle des Immortels, des Bienheureux, des « toujours jeunes » : ceux qui, dans la pureté de leur existence, sont radicalement étrangers au déclin, à la corruption, à la mort.
Une question surgit aussitôt. Si, par la figure humaine, la statue archaïque traduit cet ensemble de « valeurs » qui, dans leur plénitude, n’appartiennent qu’à la divinité et qui, lorsqu’elles brillent sur le corps des mortels, se présentent sous la forme d’un fragile reflet, on comprend que la même image, dans le cas d’un kouros votif, puisse représenter tantôt le dieu lui-même, tantôt le personnage humain qui s’est révélé, par sa victoire aux Jeux ou par quelque autre consécration, « pareil aux dieux ». Mais comment se fait-il que ce même kouros érigé sur une tombe, en ronde-bosse, ou gravé sur la stèle, puisse avoir une fonction funéraire et représenter un défunt ? Je me suis longuement expliqué sur ce point dans diverses études consacrées au rapport entre la figure funéraire archaïque et la « belle mort »2, kalos thanatos, celle qui assure au jeune guerrier tombé sur le champ de bataille, dans l’épanouissement de son âge, une gloire impérissable, en maintenant toujours vivant dans la mémoire des générations successives le souvenir de ce qu’il fut : son nom, ses exploits, sa carrière de vie, la fin héroïque qui l’a établi à tout jamais dans son statut de beau mort, d’homme excellent, agathos anēr, pleinement et définitivement accompli. Quelques mots donc suffiront pour rappeler l’essentiel de nos conclusions.
Jusqu’à la fin du VIIe siècle se maintient en Attique un type de stèle très proche de celle que décrit l’épopée homérique : une pierre, plus ou moins équarrie marquant le lieu de la tombe. Cette pierre assume déjà une fonction mémorielle ; sa fixité, sa permanence, son immutabilité en position dressée évoquent le défunt, dont les cendres reposent sous terre, en soulignant qu’en dépit de son trépas, de son absence, il reste et restera toujours présent dans la mémoire des hommes. C’est au cours du VIe siècle, dans un contexte à la fois civique et aristocratique, que se développent les divers types de stèles figurées et la série des kouroi funéraires. Le mort n’est plus évoqué par la pierre brute, sans inscription, mais par la beauté visible d’une forme corporelle que la pierre fixe à jamais, avec le nom, comme la mort l’a fixée sur le cadavre du jeune guerrier héroïque que tous admirent, parce qu’en lui, même ou surtout mort, « tout convient, tout est beau », comme le disent Homère et Tyrtée.
La figure sur la stèle ou le kouros funéraire se dressent sur le tombeau « à la place » de ce qu’était, faisait, valait la personne vivante ; « à la place », anti, signifie tout à la fois que la figure s’est substituée à la personne comme son « équivalent », qu’elle fait d’une certaine façon la même chose que faisait le vivant (cf. sur la stèle d’Ampharétè, de la fin du Ve siècle, l’inscription : « C’est l’enfant chéri de ma fille que je tiens ici, celui que je tenais sur mes genoux quand, vivants, nous regardions la lumière du soleil ; et maintenant que nous sommes morts tous deux, je le tiens encore »), qu’elle possède donc la même beauté, la même valeur qui étaient les siennes, mais, en même temps et à l’inverse, qu’elle traduit un nouveau mode d’être, différent de l’ancien, à savoir ce statut de mort que le défunt a acquis en disparaissant pour toujours de la lumière du soleil. « Je suis établie ici en marbre de Paros, en place d’une femme (anti gunaikos) ; en mémoire de Bitté, pour sa mère deuil déplorable », proclame une inscription funéraire d’Amorgos, du milieu du Ve siècle. « En place d’une femme », mais la formule, dans ses variantes, montre bien que la personne, dont le sub-stitut prend la place, n’est envisagée dans rien d’autre que ce qu’elle vaut. C’est « en place de sa jeunesse et de sa beauté » que l’époux de la jeune Dionysia vient parer le monument funéraire, « en place de son noble caractère » que celui d’Aspasie a édifié, pour cette femme exemplaire (esthlē), un mnēma, « en place de sa vertu et de sa sagesse » que son père Cléobule a érigé pour Xénophantos mort un sēma.
Dans la représentation figurée de la mort, la beauté de l’image prolonge, comme son équivalent, celle du défunt. « Ta mère a dressé sur ce tombeau de marbre une jeune vierge qui a ta taille et ta beauté, Thersis », lit-on dans une épigramme funéraire de l’Anthologie palatine. Une stèle d’Athènes qui couronne le tombeau d’un jeune homme recommande au passant de déplorer que le garçon soit mort si beau, hôs kalos ôn ethane. Cette jeune beauté que la mort a fixée avant qu’elle ne se fane, c’est sur le monument qu’elle se donne à voir dans la suite des âges ; sur une koré du milieu du VIe siècle, œuvre de Phaidimos, on peut lire : « il [le père] m’a fait élever, sēma de sa fille Philé, beau à voir » ; et sur une inscription de Thasos, de la fin du VIe : « Beau est le mnēma que son père a édifié de la défunte Léoretè, car nous ne la reverrons plus vivante. »
Pour que l’image prenne la signification psychologique d’une copie imitant un modèle et donnant comme l’illusion de la réalité au spectateur, il faudra que la figure humaine cesse d’incarner ces valeurs religieuses, qu’elle devienne en elle-même et pour elle-même, dans son apparence, le modèle à reproduire. Tout le développement de la technique des sculpteurs les orientait dans cette voie. Mais la forme nouvelle de langage plastique mettait en cause le système ancien de figuration. En dégageant l’aspect proprement humain du corps, la sculpture ouvrait une crise pour l’image divine. Aussi les progrès mêmes de la statuaire devaient-ils provoquer une réaction de méfiance dont l’œuvre de Platon nous apporte le témoignage : nostalgie des anciens symboles divins, attachement aux formes les plus traditionnelles de représentation du dieu, réticences à l’égard de toute figuration de la divinité. Ce n’est pas sans susciter l’inquiétude et la critique que l’image, cessant d’incarner l’invisible, l’au-delà, le divin, peut se constituer comme imitation de l’apparence.
Encore faut-il rappeler, en ce qui concerne le statut et le destin de l’image en Occident, qu’au IIIe siècle de notre ère Plotin marque le début du tournant par lequel l’image, au lieu d’être définie comme imitation de l’apparence, sera interprétée philosophiquement et théologiquement, en même temps que traitée plastiquement, comme expression de l’essence. De nouveau et pour longtemps, l’image se donnera pour tâche de figurer l’invisible.