Les semblances de Pandora


Qui est Pandora ? Un être façonné dans la glaise mouillée d’eau par Héphaïstos, à la demande de Zeus et suivant ses consignes, pour être offert aux humains comme un don, en contrepartie du feu, volé et donné à eux par Prométhée. Aussi longtemps que dieux et hommes étaient encore mêlés, il n’y avait point de femmes ; le monde n’en comportait pas encore. C’est en effet de cette Pandora, concoctée par Zeus lors de la querelle qui l’oppose à Prométhée, qu’est issue en son entier la race des femmes. Que signifie cette « artificialité » de la première créature humaine féminine, fabriquée à la façon d’une statue ou d’un mannequin au lieu d’être née de la terre ou d’avoir surgi à son tour dans la descendance de Gaia ? Dans le processus généalogique dont la Théogonie fait le récit, Pandora constitue une exception ; elle fait figure d’ajout ; nul autre être n’a été, comme elle, produit par une opération technique, à l’initiative de Zeus. Cette innovation ne concerne pas seulement, à travers Pandora, toute la tribu des femmes, dont elle marquerait, par opposition aux mâles, le caractère second, surajouté, factice. Elle engage le statut de la créature humaine en général. Dès lors qu’a été créée la gent féminine, tous les humains, quel que soit leur sexe, vont connaître une forme nouvelle de venue au monde. Naître implique désormais qu’un mâle, par le moyen de sa semence, ait déposé dans le ventre d’une femme, comme le sculpteur imprime une marque dans la glaise, la forme qui le caractérise et qu’il tient lui-même de ses parents. Du jour où la femme a été « produite », les humains pour exister doivent se reproduire. Ils cessent d’être là tout simplement, de s’y trouver comme auparavant, à la façon des dieux, dans une existence autosuffisante. Pour une créature dont l’accès à l’être, au lieu d’être direct, s’opère nécessairement par le biais de la reproduction, venir au monde, quitter le monde sont liés comme les deux faces inséparables de la même « vie mortelle ». La figure de tels êtres, nés et périssables (la façon dont leur « apparaître » se manifeste aux yeux de tous à la lumière du soleil), cette figure ne leur appartient pas en propre ; elle est héritée, dépendante de ceux qui les ont pré-cédés et dont ils procèdent ; elle ne peut non plus se maintenir, stable et identique comme chez les dieux, au fil du temps chez le même individu ; pour ne pas se perdre elle doit être transmise, à travers une femme, à un descendant qui, succédant le jour venu à son géniteur, en réactualisera à son tour en lui-même la figure.

Quand naissent des enfants, leur identité ne tient pas à la singularité de leur nature individuelle ; elle se définit par leur commune « semblance au père ». Pour Hésiode, les fils qu’enfantent les épouses sont semblables à leurs pères, eoikota tekna goneusi (Trav., 235). Imaginer que cette similitude cesse, que le père ne soit plus semblable (homoios) aux fils ni les fils au père (Trav., 182), c’est ouvrir la perspective d’un monde à l’envers, toute règle, toute norme abolie, quand il ne restera plus à Zeus qu’à anéantir l’espèce humaine. Aristote, sur ce point, ne voit pas les choses très différemment. « Les parents aiment leurs enfants, écrit-il, parce qu’en eux ils se reconnaissent eux-mêmes, car du fait qu’ils procèdent d’eux ils sont en quelque sorte d’autres eux-mêmes, autres toutefois parce qu’ils existent à part d’eux […]. Les frères, eux, s’aiment entre eux parce qu’ils tirent leur origine des mêmes êtres : l’identité de leur relation à ceux-ci les rend identiques entre eux. Ils sont en quelque sorte un même être, encore que subsistant en des individus séparés » (Éthique à Nicomaque, 1161 b, 27-30).

Transmise par le père à ses enfants et constitutive de leur identité, cette « semblance » ne relève pas de la simulation de l’apparence extérieure. Elle n’est pas un artifice de faux-semblant, au sens que Platon assigne aux opérations mimétiques. Elle traduit l’actualisation, l’incarnation en chacun des rejetons d’une même forme, à valeur de norme, les rendant tous, d’un seul et même coup, par la similitude au père, semblables entre eux et semblable chacun à lui-même.

Pour mieux discerner les implications, proches et lointaines, de ce type de semblance (qu’expriment les adjectifs homoios, ikelos et, de façon plus générale, le vocabulaire rattaché à eoika), il faut examiner au plus près l’artificialité de la figure de Pandora en suivant les analyses de Judet de La Combe et de Daniel Saintillan.

En Théogonie, 513-514, l’histoire que va raconter Hésiode est résumée de la façon suivante : « Épiméthée le premier accueillit en épouse (gunaîka) la vierge formée par Zeus, plastēn parthenon. » En 571-572, le texte précise : « avec de la terre, Héphaïstos modela (sumplasse) un être semblable à une chaste vierge (parthenoi aidoiēi ikelon) ». La même formule se retrouve en Travaux, 70-71 : « Héphaïstos modèle dans la terre un être semblable à une chaste vierge (ek gaiès plasse… parthenoi aidoiēi ikelon) ». Mais, aux vers 60 et suivants, les consignes que Zeus ordonne de suivre pour créer le mal aimable qu’il va donner aux hommes à venir, pour leur plus grande peine, sont un peu différents : il commande à Héphaïstos de tremper d’eau de la terre (gaîan hudei phurein), d’y mettre la voix et la force (audēn kai sthenos) d’un humain et d’en faire une belle forme désirable de vierge, parthenikês kalon eidos epēraton, qui ressemble en face (de visage, quand on la regarde) à une déesse immortelle, athanatēis de theēis eis ōpa eiskein.

Pandora est modelée à la semblance d’une vierge humaine qui n’existe pas encore et dont elle va précisément constituer le prototype. Sa mise en œuvre conjugue divers éléments : l’opération est à plusieurs détentes. La forme féminine doit être d’abord actualisée dans un corps juvénile qui instaure le modèle de la parthenos en se l’assimilant. La parthenos créée par Zeus (Théog., 513) se présente dans son apparaître à la semblance d’une parthenos (Théog., 571 ; Trav., 70). L’identité de Pandora, première figure de la jeune vierge chez les humains, s’établit par et dans la semblance à ce qu’elle doit être pour être elle-même. Mais cela n’est pas suffisant. En rester là serait faire de Pandora l’équivalent d’un eidôlon : un double tout à fait semblable lui aussi à un être véritable, mais vide, inconsistant, insaisissable, absent dans sa présence même comme le sont les fantômes des morts, en exil dans l’au-delà. Or la parthenos qui s’actualise en Pandora doit être dotée d’une présence pleine et entière dans ce monde-ci, à la lumière du soleil. Zeus recommande donc à Héphaïstos d’animer la figure qu’il a façonnée, d’y placer la parole et la force d’un être humain, anthrōpou audēn kai sthenos (Trav., 61-62) ; Hermès prend le relais en introduisant en elle un esprit impudent, un caractère artificieux, kuneon noon, epiklopon ēthos (67), une voix, phōnēn (79). Intérieurement constituée en être humain, Pandora est vivante ; elle pense, elle se meut, elle émet des sons. Elle n’est pas le double d’un être humain vivant ; elle est cet être même en femme.

Quand elle vient au monde, cette femme, origine de toutes les femmes, est une parthenos, une toute jeune fille, dans la fleur de son âge. Sa figure – ce qu’on voit d’elle, son apparaître – est belle et désirable. Or toutes les qualités positives, toutes les valeurs vitales qui revêtent ici-bas de beauté un corps humain trouvent ailleurs, chez les dieux, leur source et leur modèle. Elles ne sont pas, chez les être périssables, voués au vieillissement comme au trépas, originelles, mais dérivées, empruntées. Leur éclat ne brille sur les humains que comme un reflet affaibli, obscurci, éphémère, de cette splendeur qui illumine en permanence les Immortels. Belle et désirable, Pandora a été modelée, dans sa figure même de parthenos, « à l’image des déesses immortelles ». Cette ressemblance fait d’elle, pour ceux qui la regardent, qu’ils soient dieux immortels ou hommes mortels (Théog., 588), un thauma, une merveille dont l’attrait bouleverse les spectateurs. C’est toujours, note Saintillan, « ce terme de thauma qui est employé par les Grecs pour dire la manière dont la charis se donne à voir et se fait reconnaître1 ». Pandora est nimbée de grâce. Par l’effet de la charis qui irradie de sa personne, on ne peut la voir sans se trouver du coup saisi à la fois d’une stupeur admirative et d’un élan vers elle de désir amoureux.

Mais, pas plus que la vie, la charis de Pandora ne lui est inhérente et consubstantielle La vie a été du dehors introduite en elle avec la force, l’esprit, le tempérament, la voix ; sur elle, à la surface de son corps, la charis est par Aphrodite répandue, versée du dehors (Trav., 65). C’est bien d’une parcelle de vie divine qu’il s’agit, mais, pour l’avoir reçue de l’extérieur, Pandora ne la possède pas « comme quelque chose dont elle serait originairement et par elle-même la dispensatrice », mais « comme quelque chose dont elle est seulement le véhicule2 ». Ce caractère second, dérivé, du charme féminin qui, pour se manifester, doit passer par la ressemblance aux déesses tient-il exclusi-vement à l’artificialité de Pandora, fabriquée à la façon d’une œuvre d’art, d’un agalma, objet précieux fait, comme elle, pour être admiré, offert en don et tisser en circulant des alliances ?

Disons plutôt que l’introduction de Pandora et, de façon plus générale, du sexe féminin au milieu des mâles consacre et scelle une forme d’existence et une façon d’apparaître que tous les humains partagent avec la parthenos. Ce n’est pas seulement sur Pandora, observe Saintillan, que la charis est « versée » du dehors comme un reflet de la vie authentique, celle qui brille épanouie chez les dieux. Selon l’épopée, quand un mortel, homme ou femme, se trouve resplendir de charme et de beauté, c’est toujours par la faveur d’une divinité qui, répandant sur lui la charis exactement comme Aphrodite la verse sur Pandora (les mêmes mots sont utilisés), le fait apparaître au terme de l’opération « semblable aux dieux ».

Le texte le plus parlant à cet égard est bien celui du chant VI de l’Odyssée. Sur le rivage de Phéacie qu’il a pu, non sans mal, gagner à la nage, Ulysse, méconnaissable, défiguré à force d’avoir séjourné, des jours durant, dans les eaux marines, se présente d’abord aux yeux de Nausicaa et de ses servantes horrible, monstrueux, pareil à un lion sauvage des montagnes. Pour qu’il redevienne lui-même, que sa figure soit restaurée dans la plénitude des valeurs qu’elle doit manifester, il ne suffit pas que, lavé au courant d’un fleuve, il ait purifié son corps, sa tête, son visage des impuretés qui lui souillent la peau, que, frotté d’huile, il ait caché sa nudité dans les beaux vêtements déposés près de lui. La restauration de son identité exige qu’un dieu y mette un peu du sien en lui accordant un surplus de cette grâce, cette vigueur, cette beauté qui sont l’apanage des Immortels. Ulysse, maintenant, est net, propre. Mais pour qu’il se présente semblable à ce qu’il est, pour que son apparaître soit conforme à son statut héroïque d’homme valeureux, il faut qu’Athéna lui donne un coup de main. « Et voici qu’Athéna, la fille du grand Zeus, le faisant apparaître et plus grand et plus fort, déroulait de son front des boucles de cheveux aux reflets d’hyacinthe ; tel un artiste habile, instruit par Héphaïstos et Athéna de toutes leurs recettes, coule en or sur argent (perikheuetai) un chef-d’œuvre de grâce (kharienta erga), telle Athéna versait (katekheue) la grâce sur la tête et le buste d’Ulysse. Il était rayonnant de grâce et de beauté quand il revint s’asseoir à l’écart sur la grève » (Od., VI, 229-236).

Témoin de cette métamorphose qui a transfiguré Ulysse, d’abord hideux au sortir du sommeil, puis rayonnant de grâce et de beauté, Nausicaa qui le contemple glisse en confidence à ses servantes : « Je l’avoue, cet homme tout à l’heure me semblait aeikelios [« non semblable, inconvenant »] ; maintenant theoisi eoike, il ressemble aux dieux qui tiennent le vaste ciel » (ibid., VI, 242-243). D’abord une figure de non-similitude, de non-convenance, qui, vous rejetant hors humanité, vous réduit à n’être plus rien ni personne. Au terme, la semblance aux dieux qui confirme aux yeux de tous votre identité de noblesse en vous faisant briller d’un éclat plus qu’humain.

Le même travail de réfection pour rendre à Ulysse la similitude avec lui-même, pour lui restituer un apparaître conforme à sa nature héroïque se renouvelle à plusieurs reprises : scénario identique, mêmes termes pour le décrire. Au chant VIII (18 sq.), devant les Phéaciens rassemblés pour admirer le nouveau venu, Athéna verse sur la tête et le buste du fils de Laërte « une grâce qui émane des dieux, thespesien katekheue kharin, pour qu’en apparaissant et plus grand et plus fort sa vue inspire à tous la crainte et le respect dus à sa personne » ; au chant XVI, sur le seuil du logis où demeure Télémaque, Athéna, d’un coup de sa baguette d’or, rend à Ulysse, avec ses vêtements, sa belle allure et sa jeunesse. Quand le héros, la porte franchie, réapparaît devant son fils, ce dernier détourne les yeux, plein de trouble et d’effroi, craignant de voir un dieu. « Quel changement ! s’exclame-t-il. Tout à l’heure tu étais un vieillard en loques inconvenantes (aeikea) ; maintenant tu ressembles aux dieux » (181 et 199-200). La restauration de la figure d’Ulysse devant Pénélope, au chant XXIII (156-163), reprend presque mot pour mot les formules utilisées dans l’épisode de la rencontre avec Nausicaa. Ulysse est chez lui. Eurynomé le baigne, le frotte d’huile, l’habille. Athéna répand la beauté sur sa tête. Elle agit comme le fait l’artiste, instruit par Héphaïstos et elle-même, quand il coule l’or sur l’argent pour réaliser des kharienta erga, des chefs-d’œuvre de grâce. De la même façon, Athéna verse sur la tête et les épaules d’Ulysse la charis. Au sortir du bain, son allure était semblable aux Immortels, athanatoisi homoios (154).

Au reste, Ulysse n’est pas le seul en cause. Au chant XVIII (190-195), c’est sur Pénélope endormie qu’Athéna répand « ses dons immortels (ambrota dôra) » afin qu’elle charme les yeux des Achéens. Tout en la faisant paraître plus forte et plus grande, elle lave son beau visage avec cette essence de divine beauté qu’utilise Aphrodite en personne pour rejoindre le chœur aimable des Charites (Kharitōn khoron himerventa). Le vieux Laërte à son tour connaîtra, grâce à Athéna, un renouveau de sa figure. Sa vieille servante sicilienne l’avait conduit au bain, frotté d’huile, habillé. Debout près de lui, Athéna lui verse un regain de vigueur ; elle le rend en son apparaître et plus grand et plus fort. A le voir devant lui en face « semblable aux dieux immortels (athanatoisi theôis enaligkion) », son fils s’émerveille (thaumaze) (XXIV, 365-375).

Que nous apprennent ces textes ? Ils confirment, bien sûr, l’exact parallélisme entre l’action qu’accomplit Aphrodite répandant la grâce sur Pandora pour que, modelée à la semblance des déesses, elle soit bien conforme à son identité de par-thenos, objet d’émerveillement et de désir, et celle qu’effectue Athéna versant grâce, force et beauté sur divers personnages pour qu’ils récupèrent, dans la similitude aux dieux immortels, l’intégrité d’une figure conforme à ce qu’ils sont, pour que leur apparaître manifeste aux yeux de tous la suprématie de leur rang, leur éminente valeur, leur gloire, et les honneurs qui leur sont dus.

Il y a plus. La grâce, la beauté répandues par un dieu sur les êtres humains pour restaurer pleinement leur figure sont assimilées de façon explicite à celles dont l’habile artisan parvient à fixer l’éclat sur les kharienta erga, produits de ses toutes savantes recettes (tekhnē pantoie). Saintillan est donc fondé à écrire que la charis de la vie mortelle est par rapport à celle de la vie immortelle comme la charis de l’objet fabriqué (cette chose qui est comme vivante sans être un vivant) par rapport à celle qui est dans le vivant lui-même.

L’intérêt de l’épisode de Pandora vient de ce que la parthenos, située comme en position médiane entre l’être humain vivant et l’objet fabriqué à la semblance d’un vivant, souligne de l’un à l’autre les continuités, les passages, les renversements. On peut en effet la considérer soit comme une vierge vivante, la première, mais qui a été créée à la façon d’un agalma, d’un objet précieux fabriqué, soit comme un agalma, un de ces chefs-d’œuvre de grâce que réalise l’art du démiurge, mais auquel on aurait en plus insufflé la vie. Créature vivante, elle est l’ancêtre de toutes les femmes ; objet fabriqué, elle est proche de ces deux servantes d’or qui, dans l’atelier d’Héphaïstos, encadrent le boiteux divin et soutiennent sa démarche incertaine ; construites en métal précieux, brillant, inaltérable, elles sont « semblables à des jeunes filles vivantes (zōêisi neēinisin eoikuiai) », formule qui s’applique normalement à des objets d’art, Pandora n’étant pas, pour sa part, définie de cette façon : elle est tout bonnement semblable à une parthenos, c’est-à-dire à elle-même. Cependant, la semblance des servantes d’or à des êtres vivants dépasse la simple imitation de l’aspect extérieur ; dans leurs phrenes (leur esprit), il y a, comme chez Pandora, noos, sthēnos et audē (jugement, force, voix [Il., XVIII, 417]). Les servantes sont donc à la fois deux joyaux de l’art d’Héphaïstos, deux automates perfectionnés, et l’équivalent chez les dieux de Pandora, l’or à l’éclat impérissable se substituant, comme il convient à des créatures faites pour côtoyer au ciel les Immortels, à la glaise mouillée d’eau d’où est tirée la première parthenos, vouée au déclin de la vieillesse et à la mort.

Il faut aller plus loin. On doit se demander si, pour la pensée grecque archaïque, l’art humain (dans le tissage, l’orfèvrerie, la sculpture, la céramique) ne vise pas à suivre la voie indiquée par les savoir-faire divins d’Athéna et d’Héphaïstos. Il s’agirait de parvenir à combler la distance entre l’apparaître d’un vivant et l’apparaître d’un objet fabriqué à la semblance d’un vivant, l’objectif final, l’idéal à atteindre étant d’animer la matière inerte, de la faire vivre aux yeux des spectateurs comme si, en lui conférant l’éclat de la charis, on lui insufflait force, mou-vement et voix.

On sera d’autant plus tenté de le supposer que la charis, cette puissance rayonnante de la vie, n’est pas seulement répandue sur Pandora par Aphrodite. Elle émane aussi bien des riches vêtements qui, l’enveloppant, recouvrent sa peau et des parures qui rehaussent l’éclat de sa beauté. La robe blanche, la ceinture, le voile aux broderies bariolées, les colliers d’or, la couronne ciselée que porte Pandora sont partie intégrante de sa personne ; ils prolongent son corps et concourent au même titre que lui – ou de ce qu’il laisse voir – à dessiner sa figure de parthenos, belle et aimable, à l’image des déesses. Cette panoplie d’objets fabriqués entre dans la composition d’un apparaître d’autant plus « merveilleux à contempler » que le charme des kharienta erga, ouvragés par Héphaïstos et Athéna, se mêle intimement, pour en renforcer l’effet, à celui qu’Aphrodite a directement versé sur la tête de la jeune fille. Relisons le passage de la Théogonie qui fait suite sans transition au modelage d’un être « semblable à une chaste vierge ». Tout aussitôt, Athéna lui noue sa ceinture, la pare d’une robe blanche et fait tomber de son front un voile aux milles broderies (kaluptrēn daidaleēn), merveille à voir, thauma idesthai (575). Autour de sa tête, elle pose un diadème d’or forgé par Héphaïstos ; il porte d’innombrables ciselures (daidala polla), merveille à voir, thauma idesthai (582). Le dieu y avait figuré un grand nombre de bêtes que nourrissent la mer et la terre, des merveilles, thaumasia, semblables à des vivants dotés de voix, zōioisi eoikota phōnēiesin. Sur le bijou, dans la brillance de l’or, le scintillement des ciselures, l’animation du décor animalier, « une charis infinie resplendissait, kharis d’apelampeto pollē » (583). Dans le thauma, l’émerveillement (588) qu’éprouvent dieux et hommes mêlés quand on amène au milieu d’eux, équipée de pied en cap, la première adolescente humaine, il n’est pas de frontière qui se puisse nettement tracer entre la charis qui émane du corps de la jeune fille et celle qui brille sur les chefs-d’œuvre d’art qu’elle arbore ; dans les deux cas, ce qui rayonne et émerveille, c’est le même éclat vivant d’une beauté qui reflète un peu de la splendeur divine.

Quand il est dépouillé de toute charis, l’être humain ne ressemble plus à rien ; il est aeikelios. Quand il en resplendit, il est semblable aux dieux, theoisi eoikei. La similitude à soi, qui constitue l’identité de chacun et qui se manifeste dans l’apparaître aux yeux de tous, n’est donc pas chez les mortels une constante, fixée une fois pour toutes. Elle se situe, entre les deux pôles opposés du semblable à rien et du semblable aux dieux, dans des positions variables suivant que le prestige, la célébrité dont on jouit, la crainte et le respect qu’on inspire sont au plus haut ou au plus bas. A Télémaque, abasourdi d’avoir vu, presque sous son nez, à un vieux loqueteux minable succéder un héros glorieux, Ulysse répond, pour le convaincre qu’il s’agit bien d’un seul et même homme : « il est facile aux dieux de couvrir un mortel ou d’éclat ou d’opprobre (kudēnai thnēton broton ede kakōsai) » (Od., XVI, 212). Kudos, splendeur et gloire ; kakotēs, laideur et vilenie. La grâce et la beauté du corps, faisant voir qui vous êtes, donnent la mesure de votre timē, de votre dignité ou de votre infamie.

Ce que les dieux peuvent réaliser facilement, il arrive aux hommes, parfois, de le tenter, dans le sens du pire, en cherchant à détruire jusque sur son cadavre toute similitude d’un ennemi exécré avec lui-même ; en outrageant son corps, en le défigurant, lui arrachant la peau, le démembrant, le laissant pourrir au soleil ou dévorer par les bêtes, on entend faire disparaître toute trace de sa figure, de sa beauté anciennes pour ne laisser de lui qu’horreur et monstruosité. Outrager – à la fois enlaidir et déshonorer – se dit aeikizein, rendre aeikes ou aeikelios, non semblable. Chez le jeune guerrier, même mort, même déchiré par le bronze, tout dans ce qu’il donne à voir, tout de son apparaître, est beau, panta kala, tout convient, pant’ epeoiken, proclame le vieux Priam. Que tout soit beau sur le corps du combattant, tombé face à l’ennemi sur le champ de bataille, dans la fleur de son âge, on le comprend : c’est la belle mort, kalos thanatos. Mais le pant’ epeoiken, repris dans le même contexte par Tyrtée ne se comprend que par référence à son contraire, epieikes aeikès. Sur le cadavre lavé, frotté d’huile, exhibé sur son lit de parade, tout concourt en effet à maintenir et même à fixer à jamais pour les générations futures la similitude du héros, dont la beauté est comme rehaussée par l’exploit, avec ce qu’il était vivant, à l’image des dieux.

Quant à l’outrage, pour en définir le sens et la portée, laissons la parole à Poséidon, quand il s’indigne du traitement qu’Achille fait subir au cadavre d’Hector. En s’acharnant à déshumaniser le corps de son ennemi, à effacer, avec son éclat, sa figure, sa beauté, toute ressemblance avec lui-même, le fils de Pélée en est venu à outrager une glèbe muette, kophên gaian aeikizei (Il., XXIV, 54). Le terme ultime de cet état de non-semblance, de non-convenance que recherche l’aeikia, c’est la glèbe dénuée de voix, celle-là même dont Héphaïstos a fait émerger Pandora en lui conférant une identité à la semblance d’une parthenos, à l’image des déesses immortelles.

Certes, la détérioration de la figure et de l’identité d’un être humain ne va pas toujours jusqu’à en faire une glaise informe, comme on le tente sur un cadavre. Elle n’en consiste pas moins à le rendre, dans son apparaître, non semblable.

Lors du retour d’Ulysse à Ithaque, Athéna lui expose son projet. Pour que l’identité du héros demeure ignorée même de ses plus proches, il doit être méconnaissable. La déesse est donc obligée de le défigurer de la tête aux pieds, de le transformer en un vieux mendiant miséreux, aussi lamentable d’aspect que les guenilles dont il est couvert. « Je vais, lui dit-elle, te flétrir cette si jolie peau sur ces membres flexibles, faire tomber ces blonds cheveux de ta tête, te couvrir de haillons qui saisiront d’horreur les regards des humains. J’éraillerai tes yeux, tes beaux yeux d’autrefois, afin qu’à tous les prétendants tu apparaisses aeikelios, d’une hideuse non-semblance » (Od., XIII, 398-402 et 430-438).

Pour pénétrer incognito dans Troie et y réussir sa mission d’espionnage, Ulysse s’était naguère livré sur sa propre personne à une opération analogue : « S’étant meurtri lui-même de coups défigurants (plēgēisin aeikeliēisi), ayant jeté sur ses épaules une loque, semblable à un esclave (oikēi eoikôs), il s’enfonçait dans la ville aux larges rues. Se cachant lui-même, il se faisait semblable à un autre (allōi d’auton phōti katakruptōn ēiske), à un mendiant, en rien tel qu’il était près des nefs des Achéens. A ce mendiant semblable (tōi ikelos), il plongeait dans la cité des Troyens. Tous s’y laissèrent prendre » (Od., IV, 244-250). Tous sauf Hélène, qui rapporte à Télémaque avec admiration cet exploit de son père.

Qu’elle soit mise en œuvre par Athéna ou par le héros lui-même, cette métamorphose d’Ulysse en vieux mendiant, en esclave minable, va bien au-delà d’une simple modification de son apparence extérieure. Elle ne consiste pas à le dissimuler tel qu’il est en réalité, en le cachant sous une fausse apparence : déguisement, maquillage, masque qu’il suffirait d’en-lever comme on les a mis. Il lui faut s’incorporer un apparaître tout autre que le sien, se faire provisoirement des pieds à la tête esclave ou mendiant, en détériorant sa figure propre jusqu’à ce que s’efface cette semblance à soi qui d’emblée révèle à tous les regards, dans votre présence même, dans la charis qui en émane, ce que vous êtes et ce que vous valez. Bien sûr, Ulysse ne disparaît pas dans la non-semblance provisoire à laquelle le voue Athéna ou qu’il s’impose à lui-même. Mais pour qu’il retrouve sa pleine identité (sinon perdue, du moins éclipsée dans son rayonnement), pour qu’il redevienne cet Ulysse d’Ithaque, dont la gloire monte jusqu’au ciel, il faut que, rentré chez lui, à sa place et à son rang parmi les siens et sur sa terre, sa figure soit restaurée dans l’intégrité de son éclat. Autrement dit, Ulysse doit refaire en sens inverse le chemin qu’il a été contraint de suivre vers l’aeikelios, pour que sa semblance remonte d’autant qu’elle était descendue : de semblable à rien ou quasi rien comme un mendiant ou un esclave, en tout cas un être en rien semblable à ce qu’Ulysse était parmi les siens, près des navires achéens, il doit de nouveau apparaître « tel qu’en lui-même », semblable aux dieux.

Tant que l’apparaître constitue la voie d’accès normale à l’être dont il est la manifestation directe, en d’autres termes tant que le monde de l’être et celui des apparences ne sont pas encore pensés comme deux sphères disjointes et opposées, il n’y a pas pour l’individu d’identité entièrement indépendante et séparée de sa réputation, de son statut social, de son évaluation publique, c’est-à-dire du regard porté par les autres sur lui.

Dans ce contexte, l’imitation, la mimesis, joue pour l’essentiel sur les rapports entre deux termes : celui qui fait voir, qui exhibe, et celui qui voit, qui observe : l’acteur qui mime, les spectateurs qui le regardent. C’est seulement avec Platon qu’un troisième terme va occuper dans la réflexion sur la nature des activité mimétiques un rôle central ; tout le champ de la mimesis s’en trouve modifié. Mimeisthai fait désormais moins référence au couple mime-spectateur qu’au rapport problématique de l’image, produit de l’imitation, et du modèle imité. Comment et en quoi l’image peut-elle être dite « semblable » au modèle ? Et si, par l’effet de cette semblance, l’image vise à se faire passer pour la chose même qu’elle imite, comment pourrait-elle être autre chose qu’un faux-semblant menteur relevant du pur artifice ?

Judet de La Combe et Saintillan ont tous deux observé que, dans l’épisode de Pandora comme dans l’épopée ancienne, la semblance « note moins la dépendance mimétique d’un double vis-à-vis de l’original que, plus généralement, la manière dont un être se donne à voir par rapport à un autre3 ». Pour être une plastē gunē, se demande de son côté Saintillan, Pandora est-elle « de l’ordre d’une réalité factice, une fausse vierge, assimilable à un leurre, à un simulacre » ? « En aucune façon, répond-il : une analyse approfondie de la manière dont les aèdes de l’époque homérique se représentent de façon générale le processus de la manifestation (en relation toujours avec une certaine représentation de la vie) serait nécessaire pour le montrer. »

Mais quittons Pandora et les textes épiques, pour examiner, dans le corpus hésiodique, sur un exemple de description d’un des chefs-d’œuvre d’art fabriqués par Héphaïstos, si nous y retrouvons bien un type de semblance analogue à celui que nous a paru imposer le modelage de la première créature humaine féminine. Max Treu4 a attiré l’attention sur le très grand nombre de formules de ressemblance que comporte, dans le Bouclier du Pseudo-Hésiode, la description des scènes figurées sur l’écu d’Héraclès. M. Treu y voit le premier témoignage textuel où s’exprimerait, sous l’influence peut-être de la peinture, la conscience du caractère illusionniste de l’imagerie. Pour l’histoire de la semblance, de l’imitation, de l’image, ce texte est en effet important. Mais on ne saurait parler à son sujet de tournant ; il s’inscrit sans véritable rupture dans la ligne des textes d’Hésiode que nous avons mentionnés ; il opère dans le même registre de « semblance » qui nous a paru caractériser l’épisode du modelage de Pandora et de la fabrication de son diadème décoré. Plusieurs points doivent être à cet égard sou-lignés :

1) La longue description des multiples scènes qu’Héphaïstos a représentées sur le bouclier s’ouvre et se ferme sur une formule situant l’ouvrage dans l’ordre de ce qui est thauma idesthai (140, au début ; repris en 224), thauma idein (318, à la fin) : des thaumata erga (165), comme le sont Pandora, son voile brodé, son diadème ciselé (Théog., 575, 581, 584, 588).

2) L’auteur à aucun moment n’emploie le mot eidôlon ni, bien entendu, eikôn ou un terme apparenté à mimeisthai.

3) Les scènes ne sont pas décrites comme des images offertes aux yeux du lecteur-spectateur. Partout où la traduction de Mazon donne systématiquement : « là se voyait », le texte grec dit seulement : « là était ». Pour me limiter à la première scène figurée, Mazon traduit : « au milieu se voyait un dragon, image d’indicible épouvante […]»; le texte se lit : « au milieu était la terreur indicible d’un dragon, regardant derrière lui avec ses yeux brillants de flamme » (144-145). Le vocabulaire de la vision ne concerne pas tant les yeux du spectateur que ceux des personnages figurés. Ce sont eux qui regardent, par-devant ou en arrière, qui s’observent les uns les autres, ce sont leurs yeux qui étincellent, qui fixent sauvagement, provoquant la terreur, dardant des flammes (145, 160, 169, 177, 236, 262).

4) Entre la réalité et l’effet de réel, visé par le texte ou l’image, la frontière, si elle est tracée, reste assez floue pour que l’« émerveillement » provoqué par l’habileté de l’artiste apparaisse en même temps lié au caractère merveilleux de l’objet représenté. Aux vers 216-237, c’est Persée qui est figuré, poursuivi par les Gorgones. Fuyant à toutes jambes, « semblable à qui se hâte et frissonne de terreur » (228-229), Persée « volait comme la pensée, hôs te noêma epoptato » (222) ». « Ses pieds ne touchaient pas au bouclier sans en être cependant éloignés, prodige étonnant à observer (thauma mega phrassasthai), puisqu’il ne prenait appui sur rien. Ainsi l’avait fabriqué en or, de ses mains adroites, l’illustre Boiteux » (217-220). Le prodige que réalise l’art d’Héphaïstos : inscrire sur la surface du bouclier la figure d’un personnage dont les pieds ne touchent pas cette surface et qui, par conséquent, tient en l’air sans s’appuyer sur rien – ce prodige prolonge directement celui que Persée a réalisé en personne quand il parcourait le monde en volant à travers les airs sans avoir besoin de toucher terre. Pour être semblable au héros légendaire, le Persée du bouclier doit être comme lui en état de lévitation. De façon analogue, la surface du bouclier où Héphaïstos a disposé émail blanc et bleu, ivoire, électron, or flamboyant se prête à des miroitements, à des jeux de lumière ; là où douze horribles serpents étaient représentés, « les prodiges d’art lançaient des feux, ta d’edaieto thaumata erga » (165). Mais ces éclats lumineux adroitement ménagés par Héphaïstos prolongent ceux qui, mouchetant de clair la peau sombre des monstres, se manifestent à la vue comme des taches brillantes sur le corps des serpents réels (166). Il n’en était pas autrement dans le cas des figures animales ciselées sur le diadème de Pandora, à l’image des bêtes vivantes qui peuplent la terre et la mer : la kharis pollè, le charme infini qui rayonne du bijou, prolonge directement la charis qui émane du beau corps de vierge de Pandora.

5) L’ekphrasis ne se contente pas de décrire ce qui, dans les scènes figurées, s’offre à la vue : l’apparence extérieure des réalités représentées. En disant les mouvements, les déplacements : flux et reflux des lignes de combattants, la vague qui déferle, les dauphins qui bondissent, les poissons qui fuient, Persée et les Gorgones qui volent à toute vitesse, le char qui roule, les chevaux qui courent – le texte mobilise et anime les figures qu’il décrit. Mais il ne se contente pas de faire voir « en action » ce qu’il dépeint, il le fait entendre comme s’il s’agissait, non du tableau d’une scène, mais de la scène même. On entend le grincement des dents, le claquement des mâchoires des Gorgones et des serpents (160, 164, 135), les cris aigus des femmes sur les murs (243), le chant d’hymen qui s’élève (274), le moyeu du char qui crie (309) ; sous les pieds des Gorgones qui y sont peintes, le bouclier résonne « d’un horrible fracas, strident et sonore » (232-233) comme si de vrais pieds le frappaient.

6) Grâce à la notation des mouvements, des voix, des bruits, les scènes sont décrites, non comme des images inertes sur une surface, mais à la façon de tableaux vivants. Par la stupeur admirative qu’elle provoque, grâce à sa beauté, son éclat, son rayonnement, l’imagerie du bouclier produit un effet analogue à celui que nous éprouvons au spectacle de la vie. La technē, bien entendu, n’est pas la nature, mais en la prolongeant, en se substituant à elle, elle se « naturalise ». L’image n’est pas le réel ; mais elle n’est pas non plus un simple artifice imitatif, un faux-semblant. Si elle est ce qu’elle doit être, un thauma idesthai, elle s’anime et prend vie : on la voit bouger, on l’entend chanter à pleine voix, comme le ferait une créature vivante (206). Rappelons les formules de similitude les plus frappantes : les Centaures s’avancent bras tendus, hôs ei zôoi per eontes, comme s’ils étaient des êtres vivants (194) ; les femmes qui se déchirent les joues et poussent des cris aigus sont zôesin ikelai, semblables à des vivantes, par l’art d’Héphaïstos (244). Pour représenter la vie, l’art doit en quelque façon animer la matière inerte jusqu’à en faire un thauma idesthai.


1.

D. Saintillan, « Les grâces de Pandora », texte inédit présenté au colloque de Lille sur Hésiode.

2.

Ibid.

3.

P. Judet de La Combe, intervention au colloque de Lille.

4.

Von Homer zur Lyrik, Munich, 1955.