En s’interrogeant à partir du terme prosôpon, qui désigne à la fois le visage et le masque, sur ces deux notions, leurs liens dans la langue et dans les textes, leur relative indistinction, Françoise Frontisi1 n’est pas seulement conduite à mettre en question, de façon convaincante, la thèse classique qui fait du prosôpon, au sens de masque théâtral, le point de départ du développement de la catégorie de la personne en Occident, elle explore également le champ dans lequel se profile l’individu grec, pour lui-même et aux yeux des autres, aussi longtemps que le prosôpon fait référence à ce que chacun offre de soi à la vue plutôt qu’à ce qui couvre et dissimule le visage. Dans une civilisation de face-à-face, caractérisée par la réciprocité du voir et de l’être vu, l’assimilation étant complète entre les rayons lumineux que darde le soleil, les rayons visuels émis par l’œil et ceux qui, renvoyés par des surfaces réfléchissantes donnent à voir l’objet du regard, le visage-masque, l’œil, le miroir forment dans leur intime connexion les trois pièces d’un même ensemble et commandent toute la problématique grecque du visible et de l’invisible, de la vie et de la mort, du réel et de l’image. A la limite, on pourrait dire que la connaissance de soi et d’autrui, dans ce contexte culturel, opère suivant une double relation ; de réciprocité d’abord : je me vois dans les yeux de l’autre qui est mon vis-à-vis comme il se voit lui-même dans le miroir des miens ; de réflexivité ensuite : dans le miroir où je me regarde, je me vois visage et œil me regardant.
Pour mener son enquête, Fr. Frontisi a constamment associé à la lecture rigoureuse des textes la constitution et l’inter-prétation de corpus cohérents d’images. Mais elle ne s’est pas contentée d’articuler les uns aux autres textes et images. Elle a voulu éclairer cette relation en dégageant, dans le message textuel et dans le message iconique, des procédures de codification très générales dont le parallélisme est frappant et qui concernent de façon directe son problème. Sur la surface de l’espace pictural, où la norme est la figuration de profil, les rapports des personnages représentés s’expriment et se lisent à travers l’échange des regards et des gestes entre les uns et les autres. Le face-à-face de deux individus se traduit par l’affrontement de leurs deux profils. Le spectateur du vase est extérieur et étranger à la scène peinte, dont les acteurs s’offrent à lui objectivés sous la forme de ce que les linguistes appelleraient des « ils ». Les choses sont analogues dans le texte épique : les personnages dialoguant entre eux à l’intérieur d’un ensemble narratif fermé, le poète et les auditeurs se tiennent en dehors. Cependant, la figure rhétorique que les Grecs nomment apo-strophē – quand, au cours de son chant, l’aède s’adresse directement à l’un des héros de son récit pour l’interpeller comme s’il était en face de lui sur le mode du « tu » – fait surgir brusquement dans le texte le « je » du poète et avec lui, par ricochet, le « nous » du public. Il arrive de même qu’en rupture de la norme plastique la représentation de face d’un des personnages projette son visage en dehors de l’espace pictural. Cet écart (ou détournement à 90 degrés) fait sortir cette figure singulière de la diégèse du récit iconique et institue une relation nouvelle entre le spectateur et le vase : directement pris à partie par la face qui le regarde dans les yeux, le regardant est en quelque façon impliqué lui-même dans la scène représentée devant lui. Or ce détournement du visage qui, substituant la face au profil, la projette en direction du spectateur se nomme aussi apo-strophē.
Fr. Frontisi a choisi de centrer son analyse autour de trois thèmes qui, du point de vue des rapports entre visible et invisible, constituent comme des points stratégiques.
S’appuyant en premier lieu sur les diverses versions du mythe de Persée, d’Hésiode à Jean d’Antioche, et sur les très nombreuses figurations qui s’y rapportent ou qui représentent la tête de Méduse, elle aborde le problème de la Gorgone dans une perspective neuve et féconde : la face de Gorgô a valeur exemplaire comme image de ce dont la vue est interdite, figure de ce qui est impossible à voir, sauf par la médiation du reflet dans un miroir, c’est-à-dire sous forme de substitut imagé.
Deuxième thème : le miroir, ses valeurs multiples encore qu’essentiellement féminines, ses ambiguïtés, depuis le faux-semblant illusoire qui s’y reflète jusqu’à l’au-delà, terrifiant ou séduisant, auquel il donne accès. L’histoire de Narcisse, à l’époque hellénistique, illustre à la fois les prestiges de l’art, capable de déréaliser la nature, l’image apparaissant plus vraie que la réalité qu’elle figure, et les dangers du simulacre, dans lequel la mort et la beauté parfois se rejoignent.
Le dernier thème concerne le dieu-masque : Dionysos. Il est introduit par une étude fouillée et originale sur la série des vases dits des Lénéennes. Fr. Frontisi peut alors faire le point sur l’ensemble des documents concernant le masque cultuel du dieu, sur le pilier au masque confronté au pilier hermaïque et dont on peut supposer que, comme ce dernier, il a été « inventé » à Athènes au cours du VIe siècle, pour traduire certains aspects particuliers de Dionysos.
Deux prolongements complètent l’enquête. Fr. Frontisi a d’abord rassemblé, de façon utile et suggestive, tous les cas où, au flanc des vases, la figure – des satyres, des centaures, des humains – est présentée, non de profil, selon la norme, mais de face, regardant les spectateurs dans les yeux, sur le mode de la tête gorgonéenne et du masque dionysiaque.
Elle a présenté ensuite un bilan, informé et prudent, de ce qu’on peut savoir ou deviner des mascarades rituelles auxquelles donnaient lieu le culte de Dionysos et, surtout, celui d’Artémis.
En dehors d’une documentation précise, fouillée, intelligemment ordonnée, qu’apporte de neuf cette enquête concernant le prosôpon par rapport à ce que j’avais moi-même indiqué dans mes analyses du masque – de Gorgô, de Dionysos, d’Artémis – et dont l’essentiel se trouve dans l’article « Figures du masque en Grèce ancienne2 », rédigé en commun avec Fr. Frontisi ? Trois points avaient été alors soulignés : la scotomisation du corps au profit de la tête ; la facialité et la réciprocité voir-être vu ; le rapport à l’altérité : altérité totale dans le cas de Gorgô, dont la monstruosité exprime l’impensable, l’indicible, le chaos ; altérité partielle dans le cas d’Artémis et de Dionysos. Si certaines Puissances religieuses sont figurées par des masques, c’est qu’on ne peut les aborder que de face et que, en croisant avec elles le regard, on tombe sous le coup de leur fascination ; elles vous jettent hors de vous-même, vous possèdent. Se voir dans les yeux de Gorgô, c’est basculer, avec elle, dans le monde de la Nuit ; voir Dionysos vous voyant, c’est effacer la frontière entre le dieu et son adepte, confondre dans la transe l’homme qui fait le bacchant et le dieu qui est le backheus.
Fr. Frontisi reprend le problème en montrant que ce qui apparaissait comme caractéristique du masque l’est en réalité du visage. L’enquête est à la fois déplacée et élargie. Elle ne porte plus sur la figuration de certaines puissances surnaturelles, mais sur les rapports du prosôpon en général avec ce qui définit, dans la culture grecque archaïque et classique, d’une part la vision, le visible, le regard, l’œil, d’autre part l’identité de chacun, son ipséité, cette singularité des individus qui se donne à voir sur leur visage.
D’où toute une série de questions dont on ne retiendra ici que les plus importantes.
1) Fr. Frontisi souligne l’opposition entre le prosôpon grec et notre notion moderne de masque. Le prosôpon donne à voir, il montre. Le masque recouvre et dissimule. Le contraste est-il aussi simple, a-t-il une valeur absolue ? Si prosôpeion en est venu sur le tard à se différencier nettement de prosôpon pour marquer la distance entre masque (théâtral) et visage, n’est-ce pas parce qu’une certaine tension entre les deux sens était déjà à l’œuvre dans les emplois de prosôpon ? Le prosôpon peut dissimuler, il est virtuellement fallacieux, il est une façade parfois mensongère, comme celle de la tyrannie, agréable à voir mais laide au-dedans et pénible à supporter. Fr. Frontisi a raison d’indiquer que, si le prosôpon peut dissimuler, c’est secondairement, comme complément de son rôle initial de montrer. Il n’en reste pas moins que l’opposition du masque et du pro-sôpon ne coïncide pas entièrement avec le contraste cacher-montrer. Ces deux derniers termes ne constituent pas des options exclusives telles que si on choisit l’une on abandonne l’autre, mais des pôles qui, dans leur contraste, apparaissent liés suivant des équilibres divers. Dans une culture de face-à-face le prosôpon-visage s’impose bien comme signe authentique de ce qu’est un individu. Mais dès lors que s’accuse l’opposition apparence-réalité et que se développe la conscience d’une intériorité des sujets, le prosôpon-visage doit assumer, dans le cadre même d’une fonction de « donner à voir », le rôle de maquiller et masquer. Pour que la perspective s’inverse entièrement et que le visage soit pensé lui-même comme une sorte de masque au lieu que le masque apparaisse comme un autre visage, il faudra que l’individu ait cessé de s’appréhender dans le face-à-face avec l’autre, qu’il soit parti à la recherche de soi dans le secret de sa conscience solitaire.
2) Dans l’histoire de la personne, le prosôpon dans son acception de masque théâtral n’a certes pas joué le rôle central qui lui a été le plus souvent attribué. Mais les analyses de Fr. Frontisi sur la dualité du prosôpon « optique » des acteurs, figé dans son immutabilité, et du prosôpon « dramatique », changeant suivant les circonstances et les émotions des personnages, comme les rapports qu’elle évoque entre prosôpon théâtral, caractère et rôle, montrent que le genre dramatique n’a pas été sans effet sur l’élaboration de la catégorie de la personne.
3) Pourquoi le miroir occupe-t-il, dans le travail de Fr. Frontisi et dans le champ culturel qu’elle explore, une place stratégique ? Parce que, du voir à l’être vu, de l’œil à l’objet de la vision, il y a circularité, relation spéculaire. Mais ne faut-il pas ajouter que dans les conceptions grecques, courantes et savantes, du rayon visuel, à la fois physique et psychique (chez Ptolémée encore, il est une sorte de prolongement matériel de l’âme), la difficulté n’est pas de comprendre comment on voit, ce qui supposerait qu’on se soit interrogé sur ce qu’est physiquement la lumière, sur l’œil comme dispositif optique produisant l’image rétinienne, sur l’instance psychique du sujet voyant ? La vision va comme de soi ; le seul problème est l’existence des illusions d’optique, des erreurs, des choses qu’on voit et qui n’ont pas de réalité ou qu’on voit là où elles ne sont pas3.
4) L’écart que nous établissons entre masque et visage n’est pas marqué dans le terme prosôpon. D’où une problématique différente centrée sur les multiples modalités suivant lesquelles le visage s’offre ou se dérobe à la vue. C’est dans ce cadre qu’apparaît pertinente, dans les représentations figurées, l’opposition face-profil. D’une certaine façon, ce qu’on pourrait appeler l’effet de masque est assumé par la facialité, dans la mesure même où elle est déviance par rapport à la norme. Ne faut-il pas aller plus loin ? Entre des êtres humains, le face-à-face (c’est-à-dire, dans le langage plastique, l’affrontement des deux visages de profil) signifie contact, communication, connaissance de soi et de l’autre. Le lien interindividuel s’établit par le croisement des regards. Mais cette réciprocité entre le voir et l’être vu n’apparaît heureuse qu’au niveau humain. L’œil des mortels ne peut contempler ni le visage des dieux, qui l’aveugle par excès de brillance, ni celui de la mort, totalement obscur. Face à ces puissances, le regard, l’œil, la vision ne fonctionnent plus sur le mode de la réciprocité ou de la réflexivité, ils pro-voquent tout au contraire l’arrachement à soi, à la lumière, à la vie et font basculer dans l’altérité complète ou partielle. Le prosôpon, dès lors, ne traduit plus l’échange des regards, mais la fascination d’un vis-à-vis par l’autre, il ne préside plus à la communication équilibrée : il engloutit ou il rejette. Comment l’analyse du prosôpon pourrait-elle ne pas prendre en compte cette dimension d’altérité ? Fr. Frontisi la retrouve dans sa lecture de la facialité dans le cas des mourants, de l’ivresse, des états extrêmes : le visage frontal, quand il s’agit de figure humaine, peut exprimer, dans la plastique, la rupture du lien social, l’évasion vers un ailleurs. Comme la face de Gorgô ou de Dionysos, le visage humain produit un effet de masque quand, présenté de front, il apparaît porteur d’une altérité qui isole, qui met à part, presque toujours en excluant du groupe, parfois – si l’on suit Fr. Frontisi – en plaçant au-dessus et en dehors de la communauté par le fait même que le personnage figuré est emblématique de cette communauté tout entière.
Voir les deux livres de cet auteur : Le Dieu masque, Paris, 1991, et Du masque au visage, Paris, 1995.
Mythe et Tragédie, II, Paris, 1986, p. 25-45 (repris dans J.-P. Vernant et P. Vidal-Naquet, La Grèce ancienne, Paris, 1992, t.3, Rites de passage et Transgressions, p. 297-315).
Sur cet aspect l’article de Gérard Simon (« Derrière le miroir », Le Temps de la réflexion, II, 1981, p. 298-331) est fondamental.