Aujourd’hui, de votre point de vue, et en dehors de la satisfaction que peut en éprouver le spécialiste, monter du théâtre grec dans une banlieue ouvrière, est-ce que cela a un sens ?
Si je ne pensais pas que les Grecs, dans les formes très diverses dans lesquelles ils se sont exprimés, représentent, spécialement pour nous en Occident, quelque chose de vivant et même à bien des égards d’exemplaire, à condition que l’on se donne la peine d’essayer de comprendre ce qu’ils disaient, ce qu’ils ont apporté, et si je ne croyais pas possible de le faire passer dans un monde et à des hommes complètement différents, je ne ferais pas ce que je fais.
On parle beaucoup en ce moment de retour aux présocratiques, on entend aussi beaucoup citer le nom de Heidegger.
Je n’ai aucune espèce d’affinité ni avec Heidegger ni avec la philosophie allemande et la vision du monde grec que donne cette tradition-là. Entre les présocratiques, Socrate et ceux qui ont suivi, je ne pense pas qu’il y ait une coupure radicale.
De même, je ne crois pas du tout à l’opposition faite par Nietzsche entre Apollon et Dionysos. C’est à mes yeux une
pure construction, une fabrication. Elle traduit seulement des problèmes, un horizon spirituel et religieux qui étaient ceux de Nietzsche et de son époque. De même, l’image que nous avons du dionysisme est une création de l’histoire moderne des religions, avec Nietzsche et Rohde
1. Et nous sommes tous des enfants de Rohde et de Nietzsche. Mais je crois qu’ils se sont trompés. Le dionysisme n’est pas du tout un élément originellement étranger à la Grèce et qui, à un certain moment, serait venu du dehors modifier le jeu du système. Le dionysisme appartient à la Grèce aussi loin qu’on puisse remonter.
Il faut s’entendre sur ce qu’est la pensée dite rationnelle en Grèce. Il y a un problème historique d’interprétation des textes. La pensée rationnelle grecque est différente de la nôtre. Le dionysisme ne représente pas du tout un élément extérieur, marginalisé dans la civilisation grecque. C’est au contraire un élément central, mais qui, à l’intérieur du système, va dans une direction différente. Je crois qu’il n’existe pas de civilisation qui soit parfaitement cohérente, dont la logique soit à une seule dimension. Oui, le dionysisme prend le contre-pied de certaines choses, mais cela aussi fait partie du système. Les ménades ne représentent pas une anomie, un phénomène aberrant ; elles constituent un élément fondamental de la représentation classique de la femme. Et l’homme est inconcevable sans cette tangente qui part dans une autre direction.
Et cette opposition dans les Bacchantes entre Penthée et Dionysos ? Il y a tout de même d’un côté un rationalisme étroit, borné, et de l’autre le désordre, l’obscur.
Penthée est un jeune homme comme Dionysos. Quand il dénoue ses cheveux et revêt la robe, il prend même tout à fait l’apparence de Dionysos. Pour le spectateur, ils sont indiscernables sans les masques qui les différencient. Penthée conserve
le masque qu’il portait auparavant avec sa tenue virile, quand il était le roi, le mâle, le Grec. Dionysos porte le masque souriant. Ce masque « souriant » n’est pas rien. Les masques tragiques ne sourient pas. Or, à plusieurs reprises dans le texte, il est dit que Dionysos porte un masque souriant.
L’expérimentation tragique
Il y a deux sortes de masques. Il y a le masque de théâtre dont la fonction est très claire : proclamer l’identité du personnage, sans ambiguïté. Il adhère à ce que les Grecs appelleraient le « caractère », ce qui ne renvoie pas à une complexité psychologique. Ce masque évoque dans l’esprit du spectateur un certain type de personnages que tout le monde connaît – Agamemnon, Œdipe, etc. C’est la même chose d’ailleurs pour l’intrigue. La tragédie emprunte des histoires et des personnages que tout le monde connaît et les agence scéniquement de façon à ce que s’opère une véritable expérimentation, je dirais même simulation, comme en physique ou en chimie. Cette expérience simulatrice, c’est ce qu’on appelle la mimesis. Le but est de montrer comment il est nécessaire ou extrêmement vraisemblable qu’à tel personnage, tel type d’individu socia-lement défini, héros, roi, etc., il arrive ce qui lui est arrivé. C’est ce qu’explique Aristote. Écrire une tragédie, c’est dessiner, agencer des scènes, des dialogues, de telle sorte qu’à la fin chacun comprenne que les histoires à dormir debout qu’on lui racontait quand il était petit – le Cyclope, Œdipe… – expriment une espèce de cohérence intérieure dans le destin de l’homme, que cela ne pouvait pas se passer autrement. Et il faut faire éprouver au spectateur de la terreur pour la catastrophe qui va arriver, de la pitié pour ce qui est arrivé, sans qu’il y ait jamais dans le « caractère » rien de bas, de vil, de dégoûtant. Si le héros tragique était un salaud, il n’y aurait pas d’effet tragique. Il commet simplement des fautes, non pas des fautes morales mais des erreurs, qui traduisent le fait que l’homme est sa vie durant confronté à des situations, des forces qu’il ne maîtrise pas, qu’il est obligatoirement sujet à l’erreur. Qu’il se trompe nécessairement. Alors apparaît une cohérence dans la succession des événements. Le spectateur, au lieu de sortir de la représentation brisé, anéanti, en sort ragaillardi, c’est la catharsis. Tout d’un coup, ce qui était absurde, bruit et fureur, devient clair et compréhensible par le fait de la transposition, de l’expression esthétique. Le beau devient une voie d’accès à la compréhension de ce qu’est l’homme, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus précieux et de plus ridicule, de plus faible et de plus puissant. Et le masque est nécessaire pour identifier immédiatement celui qui arrive, le roi, la reine, le jeune homme, le vieillard…
Le masque souriant de Dionysos
Or, pour ce qu’on peut savoir du Ve siècle, aucun de ces masques n’est souriant. Le seul masque un peu souriant de Dionysos n’est pas le masque de théâtre mais le masque cultuel. On en a des représentations sur les vases. C’est un masque en bois accroché à un poteau avec un vêtement vide. Il est représenté de face, contrairement aux règles de la peinture grecque, qui représente tous les personnages de profil. Représenter les gens de profil, pour les Grecs, revenait à décrire une scène objective. Quand le personnage – la Gorgone, les Satyres ou Dionysos – est représenté de face, il n’est pas une simple image. Il regarde, il interpelle personnellement celui qui le contemple. On ne peut pas voir son image sans d’abord tomber dans le regard de celui qui figure sur l’image. C’est un face-à-face.
C’est ce qui se passe dans les Bacchantes. Dionysos apparaît d’abord sur le theologeion, c’est-à-dire la partie haute de la scène, en Dionysos. Puis il réapparaît sur la scène, avec les protagonistes. Pour eux, il est l’étranger lydien. Mais il porte le même masque qu’auparavant. Il est donc, pour le spectateur, toujours Dionysos. Cela fait que s’établit un jeu continuel entre le Dionysos du culte et le Dionysos personnage de théâtre. Par ce dédoublement, le rôle de Dionysos dans les Bacchantes est radicalement différent de celui que jouent les autres dieux dans les tragédies.
Ils interviennent en leur propre nom alors que Dionysos joue un personnage ?
Les
Bacchantes sont tout entières une épiphanie du dieu. Ce qui est mis en question n’est pas tellement le destin de Penthée. Penthée n’est pas le centre. Ce qui est montré, c’est bien moins le destin humain que la réalité d’un dieu. Le masque est à la fois celui de l’étranger lydien et celui du dieu ; c’est un masque tragique mais il évoque le masque cultuel de Dionysos et, par conséquent, se démarque des autres masques. Ce jeu de masques met en question l’identité du personnage théâtral. Les hellénistes ne sont pas tous d’accord. Certains pensent que l’étranger lydien n’est pas Dionysos. Je pense qu’il est les deux et que les
Bacchantes mettent en question, non seulement les moyens qu’utilise la tragédie pour désigner les personnages, mais aussi le déroulement de l’intrigue. Comme dans d’autres tragédies, le dieu annonce par avance ce qui va arriver, mais là, l’action du dieu est en quelque sorte dédoublée. Si l’on ajoute que Dionysos est présent en outre dans le théâtre sous la forme de son idole et de son prêtre, que tout le jeu théâtral est placé sous le patronage religieux de Dionysos, les
Bacchantes se déroulent en même temps comme une tragédie d’Euripide et comme la monstration sur la scène de la réalité de Dionysos, dans toutes ses ambiguïtés, ses contradictions, son mystère. J’ajouterai que, pour Euripide, le seul moyen de comprendre ce qu’est Dionysos, c’est de lui faire subir cette espèce de passage expérimental à travers le jeu scénique qui permet de comprendre le destin humain. Les autres dieux peuvent se conduire
bien ou mal, ils ne font pas problème dans la pensée tragique. Alors que Dionysos est au centre des
Bacchantes. Toute la tragédie est une épiphanie de Dionysos.
Le dieu du face-à-face
C’est-à-dire une épiphanie du théâtre ?
Non. L’épiphanie de Dionysos : une épiphanie problématique. Dionysos peut être aussi bien taureau, dragon, feu, foudre. Mais il est sur terre et, pour ceux qui savent le voir – car il est un dieu masqué –, il se fait voir. Mais surtout, c’est un dieu de face-à-face, contrairement aux autres dieux grecs. Et le masque rituel vise à faire comprendre qu’on a affaire à une puissance qu’on ne peut aborder que de face. On ne peut pas entrer en communication avec Dionysos sans que d’abord lui ne vous ait vu. Entrer en contact avec lui, à travers son regard fascinant, son œil de Gorgone, c’est tomber sous l’emprise de sa fascination, c’est être possédé. C’est un dieu qui vous prend, qu’on ne peut aborder sans être soi-même transformé. Entrer en contact avec Dionysos, c’est, dans ce monde-ci, faire l’expérience qu’il existe dans l’univers la dimension de l’altérité. Dionysos, c’est l’autre, dans tous les domaines. Ce regard de Dionysos qui fait, quand on y entre, que tout bascule traduit la présence d’un dieu. Mais ce dieu n’est pas comme les autres dieux. Il n’est pas dans le ciel, on ne le voit pas dans ses temples où tout un rituel, des institutions sociales établissent la médiation entre le sujet et les dieux. Il n’est pas loin. Sa présence est possessive, obsédante, impérialiste. D’autant plus impérialiste que son statut est indécis. Il n’est pas un vrai dieu, il est le fils de Sémélé, d’une mortelle. Mais il veut d’autant plus être reconnu comme un dieu à part entière. Il prend et, en même temps qu’il prend par le regard, on ne peut pas dire où il est. Le masque, c’est cela : un creux, du vide et deux yeux qui vous fixent. C’est un man
teau, mais il n’y a rien dedans. C’est le maximum de présence possessive et cette présence est toujours en même temps ailleurs, ou nulle part, ou en soi. Dans cette culture grecque à certains égards si précisément cernée, Dionysos brouille les frontières. Et ce n’est pas du tout contradictoire, c’est complémentaire. Dans la mesure où sont si précisément marquées les frontières entre l’homme et la femme, entre le Grec et le Barbare, entre les hommes et les dieux, dans cette mesure même, place est laissée à la nécessité de faire, à certains moments, sauter le système.
On a voulu voir en Penthée un sophiste, un représentant des rationalistes. Le seul authentique sophiste de la pièce, c’est Dionysos. Il est le grand sophiste, le grand chasseur, le grand auteur de théâtre. D’ailleurs, partout où il met les pieds, se produisent des
deina (« choses sans pareilles ») et des
thaumata (« prodiges »). C’est le dieu des prodiges, le seul dieu grec de la
mania (« délire »). Dans cette scène que l’on appelle le miracle du palais, où la foudre tombe, où les murs s’écroulent, où tout brûle, il ne se passe sur le plan visuel, j’en suis convaincu, absolument rien. D’ailleurs, quand arrivent Penthée et le paysan, le décor n’a pas changé. Dans le théâtre grec, Aristote l’explique, l’illusion scénique ne doit pas être produite par des procédés de mise en scène, mais par l’
action et le
récit. La magie dionysiaque agit du dedans, ce n’est pas une machinerie. Tout se passe
dans les personnages, dans leur façon de
voir. Il faut parvenir, et c’est toute la question, à entrer dans le regard fascinant de Dionysos, qui est l’autre vue, l’autre vision. Le miracle du palais est un
thauma, un prodige ; comme les
thaumata dont parlent les deux messagers, il suffit de les
dire. Par les moyens de l’action et du récit, le théâtre peut faire comprendre que le monde, que les femmes, que les dieux ne sont pas ce que l’on croit. Il y a la vie quotidienne, avec ses règles, il y a le bon sens et Penthée qui demande à l’étranger lydien : « Montre-le-moi, ton Dionysos. Tu l’as vu en rêvant, ou tu l’as vu de jour, tout éveillé ? » Et Dionysos répond : « Je l’ai vu
me voyant. »
C’est-à-dire dans un face-à-face identique à celui dans lequel se trouvent justement Penthée et Dionysos, et dont l’effet sera encore renforcé quand, après le changement de costume de Penthée, ils seront absolument semblables. Mais Penthée refuse d’entrer dans la vision de Dionysos, de changer son regard et son être ordinaires pour entrer, comme un spectateur de théâtre, dans un autre mode de voir. Il ne reste jamais qu’un voyeur.
La conscience du fictif
L’institution au Ve siècle du théâtre, de la tragédie, est un phénomène considérable. Jusque-là, la culture était surtout orale. Le poète avait un public, il chantait avec un accompagnement musical, parfois même il esquissait quelques pas de danse, mais il ne s’effaçait jamais vraiment derrière les personnages. De plus, les événements qu’il racontait s’étaient produits dans un passé plus ou moins mythique, au temps des héros, c’est-à-dire, pour les Grecs, d’une autre humanité que la leur ; à la fois une référence et quelque chose de très lointain.
Avec le théâtre, ce n’est plus du tout ça. Le poète a disparu. A sa place, Ulysse, Agamemnon sont là en personne et parlent en leur propre nom. Et ce que voient les spectateurs, ce sont pourtant toujours des personnages et des événements dont ils savent qu’ils appartiennent à un passé révolu, si tant est même qu’ils aient jamais existé. Des personnages, donc, dont la présence n’a pas d’autre but que de révéler l’absence réelle. C’est-à-dire des fictions. Le théâtre est l’univers du fictif. Ce n’est plus, comme dans la poésie, un fictif évoqué à travers un récit indirect, c’est un fictif qui est directement mis en scène. Comme le dit Platon, dans l’épopée on sait que c’est le poète qui raconte les événements, alors que dans la tragédie, selon lui, on veut nous faire croire que les événements ont lieu sous notre nez. Et c’est la raison pour laquelle il condamne le théâtre, parce qu’il est la mimesis, le mensonge, le faux-semblant. Mais, si la tragédie crée un plan de réalité qui est le fictif, les spectateurs savent que ce à quoi le théâtre donne vie et chair n’existe pas dans la réalité. Cette connaissance, c’est la conscience du fictif. C’est un événement considérable que son avènement.
En quoi l’apparition d’une conscience du fictif est-elle un événement si considérable ?
Cela correspond au moment où, dans la philosophie, s’établit une coupure nette entre l’être et le paraître. Auparavant, les rapports étaient compliqués mais il n’y avait pas d’opposition absolue. Ces « choses qui nous apparaissent » étaient des formes de l’être. Les hommes, ne pouvant saisir l’être dans sa totalité, pouvaient néanmoins remonter du paraître à l’être. Avec les Éléates, surgit cette idée, qui sera une des dominantes de la pensée grecque, que le monde de l’apparence, du paraître, et celui de l’être sont radicalement différents ; que les dieux appartiennent au monde de l’être alors que les hommes, ombres fugitives, appartiennent à celui du paraître, de l’inconstance. C’est ce monde du faux-semblant, du fictif, qui est campé sur la scène de la tragédie. Mais c’est aussi le cas dans les arts plastiques. L’idée que l’art a, en gros, pour fonction d’imiter l’apparence va dominer toute l’Antiquité, pratiquement jusqu’au
IIIe siècle après J.-C. C’est le début d’un art qu’on peut appeler illusionniste. C’est ce que Platon lui reproche. Il l’accuse d’imiter les apparences et de donner ainsi l’illusion aux spectateurs, grâce à une technique très évoluée, qu’ils voient, en réalité, les choses elles-mêmes, alors qu’il leur en montre un faux-semblant. Auparavant, aucune idole divine n’imitait l’apparence des dieux. Elle présentifiait l’invisible, c’est-à-dire l’essence, le réel. La statue archaïque ne prétendait donner à voir, en employant ou non la forme humaine, qu’un reflet de ce qui ne peut exister réellement que chez les dieux. Toutes ces valeurs
que l’image traduit : beauté, jeunesse, sérénité, seuls les dieux les possèdent. Quand elles existent chez les humains, elles ne sont qu’un reflet éphémère du divin. Les dieux seuls sont les bienheureux, les souriants, les immortels, les toujours jeunes. Les images n’ont pas d’autre fonction que d’évoquer à travers le corps humain ou le corps d’un animal ces valeurs divines, mais ce ne sont que les reflets d’une lueur qui vient de chez les dieux. Après le
IIIe siècle de notre ère se produit un renouveau philosophique et théologique avec Plotin : l’art va de nouveau chercher à figurer l’invisible, pas à imiter les apparences. Jusqu’à la Renaissance où, avec la redécouverte de l’Antiquité et l’invention de la perspective, l’art redevient illusionniste.
Le théâtre dans la cité
Il est difficile d’acquérir la conscience du fictif. Ce qui s’est passé au début du cinéma s’est aussi produit avec le théâtre. Il y a l’exemple fameux de la Prise de Milet2. Il y a aussi celui de la première apparition des Érinyes dans l’Orestie. Ça a été la panique parmi les spectateurs. Il faut un certain temps pour concevoir clairement qu’il existe un monde de l’imaginaire, du fictif, qui se situe sur un autre plan que la vie de tous les jours.
Les Bacchantes réfléchissent sur ce personnage : Dionysos, patron de la tragédie, qu’on ne peut aborder qu’en acceptant de changer sa vision des choses, qu’en acceptant de devenir autre soi-même et qu’en acceptant l’idée que toutes les catégories qui nous paraissent bien définies peuvent être bouleversées. Le poète crée un univers et, dans cet univers, le fictif et le réel ne sont pas distinguables. D’une certaine façon même, le fictif, l’imaginaire, l’autre sont plus vrais que la réalité. Et on découvre que la réalité ne trouve sa véritable signification et tout son poids humain qu’après être passée par cette espèce de transmutation qui en fait une œuvre.
Le théâtre est dans le monde grec une façon de devenir autre. D’ailleurs, il n’y a pas que le théâtre, il y a le ménadisme et tout ce que représente Dionysos pour les hommes : le kômos (cortège masqué), le banquet, la joie du festin, l’ivresse, le travestissement, tout ce par quoi les mâles dans la cité, sans se bestialiser totalement, sans cesser d’être tout à fait eux-mêmes, peuvent faire l’expérience de quelque chose qui diffère du quotidien, des normes. Quand ils endossent la robe – robe de femme, de Barbare ou de Dionysos –, alors ces frontières que l’on croyait si fermement établies entre l’homme et la femme, le Grec et le Barbare, le dieu, l’homme et la bête, ces frontières se brouillent, tout bascule. Dionysos est le dieu qui, à un certain moment, fait basculer dans une autre dimension, et c’est ce à quoi aboutit le théâtre au cœur de la cité.
J’aimerais qu’on revienne à cette question du réel, du fictif, de la représentation. Cela fait penser à ce que disait Godard à propos de l’image de cinéma : est-ce « une image juste » ou « juste une image » ?
C’est la question qui se joue à l’intérieur même des
Bacchantes. La dimension de l’altérité, de l’étrangeté, du désordre, de l’ailleurs, tout ce que Dionysos représente dans la vie humaine et dans le cosmos, est une dimension réelle pour Euripide. Comme est réelle au cœur du monde humain la présence de Dionysos. Mais le seul moyen pour les hommes de la traduire, de l’exprimer, d’en faire un message, c’est de la mettre en scène à travers les procédés de l’illusion théâtrale, la transposition esthétique. Euripide sait que ce qu’il produit, ce sont des fictions, un arrangement poétique, mais il pense que le
monde de l’imaginaire est ce qu’il y a de plus important, parce que c’est en cela même qu’il peut faire passer un message de vérité. Gorgias ne le croit pas
3. Euripide, si, à mon avis. Un message grâce auquel, comme je le disais, les hommes comprennent ce que, autrement, ils ne peuvent pas comprendre et subissent comme une fatalité. Et le comprennent avec une certaine joie.
L’expression artistique permet la maîtrise. C’est ce qu’on appelle la catharsis. L’esthétisation d’un certain nombre de questions est vraiment un des traits de la culture grecque.
Tragédie et philosophie
Dans les tragédies, la question « Qu’est-ce que l’homme ? » est centrale et vivante. Aujourd’hui, on n’oserait plus la poser.
Cela correspond à une période où les Grecs sont en train d’essayer de distinguer clairement le plan de l’humain – ce que Thucydide appellera la nature humaine – des forces physiques, naturelles, des dieux, etc. La tragédie apparaît à ce moment-là, et pour exprimer que l’homme est énigmatique. La cité vivait sur une image de l’homme issue de la tradition héroïque et elle voit surgir un homme tout différent, l’homme politique, l’homme civique, l’homme du droit grec, celui dont les tribunaux dis-cutent la responsabilité dans des termes qui n’ont plus rien à voir avec ceux de l’épopée. L’image de l’homme héroïque, en contact direct avec les dieux, agi par eux, subsiste à côté d’un autre homme qui, quand il a tué sa femme, ne peut pas invoquer les malédictions ancestrales, et qu’on interroge sur le pourquoi et le comment de son acte. Ces deux images de
l’homme sont absolument contradictoires et, comme les Grecs sont déchirés entre les deux, l’homme devient une énigme. Il cessera de l’être un siècle après. Mais alors, la tragédie aura cédé la place à la philosophie qui, dans sa recherche du réel contre la fiction, va se charger de démontrer que toutes les contradictions apparentes de l’homme se résolvent dans un système philosophique cohérent. C’est Platon et, dans une certaine mesure, toute la tradition philosophique. Comme la théologie, la philosophie est l’art de construire un discours pour résoudre les problèmes. C’est un système de raisonnement où la solution réside déjà dans les prémisses. La tragédie, c’est juste l’inverse. Tout est contradiction, on est dans la mêlée, et les dieux mêmes se battent. Le monde est énigmatique, l’homme est problématique, donc l’homme est au centre. Et spécialement chez Euripide.
Quand la philosophie intervient, l’homme n’est plus au centre ? Qu’est-ce qui est au centre à ce moment-là ?
L’être, ou Dieu. A l’époque tragique, Protagoras dit : « L’homme est la mesure de toute chose. » Platon rétorque : « Protagoras se trompe, Dieu est la mesure de toute chose et de l’homme. » Pour les sophistes, l’homme est un discoureur et, à tout discours, on peut opposer un discours contraire. Il n’y a pas de vérité. La tragédie, ce sont des personnages qui échangent des discours opposés. Mais Platon va dire : « Non. S’il y a deux discours, l’un est vrai, l’autre est faux. » D’un côté, il y a un siècle tragique et problématique, dont la sophistique est l’un des aspects ; de l’autre, un refus connexe de la tragédie, de la sophistique, du monde de l’apparence, et l’affirmation qu’il existe une vérité, que l’homme n’est pas au centre, que ce qui est au centre, c’est l’être, le Bien, Dieu.
Les sujets de l’histoire
Il y a aussi décentrement de l’homme quand on dit que l’histoire est un « processus sans sujet4 ».
Dire qu’il n’y a pas de sujet et que l’acteur sur le théâtre du monde est l’histoire, c’est pour moi en dernière analyse absolument idéaliste. Ça consiste à habiller en sujet de l’histoire, extérieur à l’histoire, la dirigeant, lui donnant son sens, quelque chose dont personne ne sait ce que c’est.
Sans les Français et leurs difficultés, qu’est-ce que c’est que l’histoire de France ? La seule chose vraie, c’est que ce qui se produit n’est jamais, ou rarement, ce que les agents de l’histoire avaient voulu faire. Cela ne prouve pas que quelque chose « savait » à l’avance. Je crois qu’il n’y a de sens de l’histoire que pour les historiens. S’il n’y avait pas de sujets de l’histoire, il n’y aurait pas de politique. Quelle que soit l’orientation d’un économiste, il peut formaliser les problèmes de l’économie, les constituer en objets de savoir. On ne peut pas comprendre le jeu, les actions, tout le champ du politique, sans faire intervenir des sujets, des groupes en action. Il y a de la politique parce qu’il y a des histoires, des expériences, des traditions, des émotions. C’est ce que les Grecs ont découvert avec la cité, quand les affaires communes sont devenues l’affaire de chacun. C’est une histoire de fous et ça n’a peut-être jamais fonctionné comme cela, même du temps des Grecs. Mais c’était leur idée. Oui, le plan du politique est un plan qui fait problème et qui invite à ce qu’on s’interroge, mais pas seulement sur les lois de l’histoire et les mécanismes du marché.