La tragédie d’Hector


Dès les premières lignes, La Tragédie d’Hector (1984) de James Redfield intrigue, déconcerte et n’en captive que davantage. Où l’auteur veut-il en venir ? Il débute sur le ton de la confidence : il aime Hector, à la passion. C’est son affaire ; mais en quoi cela nous concerne-t-il ? Cependant, comme une pierre jetée au milieu d’un étang provoque sur toute son étendue un flux d’ondes concentriques, l’affection singulière de James Redfield pour le héros troyen, le sentiment d’identification qu’éprouve cet homme du XXe siècle à l’égard d’une figure légendaire de l’épopée grecque suscitent, du monde d’Homère au nôtre, une chaîne ininterrompue d’interrogations.

Et d’abord comment pénétrer une œuvre à tant d’égards aussi exotique que l’Iliade, comment la comprendre sans anachronisme, en la situant à distance de nous, dans son éclairage culturel propre ? Comment aussi lire ce texte poétique dans sa dimension d’œuvre d’art, de fiction narrative composée, unifiée, où chaque personnage se dessine et agit en fonction des autres, où la figure d’Hector, par la signification particulière et proprement tragique que lui assigne l’ordre du récit, nous touche, jusque dans son étrangeté, au plus profond, au plus intime de nous-mêmes ? Quels sont donc les rapports de la poésie avec la culture, dont elle est certes un aspect ou un produit, mais dont elle apparaît aussi bien comme la création, le dépassement, voire à certains égards la critique et la négation ? De façon plus générale, quel statut reconnaître dans la vie d’une collectivité au fictif, à ce monde irréel de l’imaginaire que les hommes n’ont cessé d’édifier pour y déchiffrer la vérité de leur existence réelle, comme si c’était seulement à travers les mirages de l’illusion poétique qu’une culture parvenait à se comprendre du dedans et, dans le même temps, à se contester, à explorer ses limites, ses contradictions internes, à mettre en question les lignes frontières que toute société humaine doit tracer pour se définir elle-même, pour s’établir en se démarquant de la nature brute ?

Partie d’Hector, de sa place dans l’Iliade, de l’intelligence que ce personnage exactement interprété apporte à la figure complémentaire d’Achille, de la lumière que les deux héros affrontés jettent sur le tableau de la guerre héroïque, l’enquête de James Redfield, par vagues successives, s’étend ; elle s’ouvre à toutes les questions dont débattent les hellénistes : la poésie, l’homme, la société homériques, les rapports de l’épopée avec l’ensemble d’une culture dont nous ne pouvons saisir les traits qu’à travers la forme narrative qu’emprunte la tradition orale. Pour aborder correctement ces problèmes, la nécessité s’impose d’un nouveau détour : il faut les poser dans les termes mêmes où les Grecs les ont formulés, se mettre à l’écoute du texte comme les Anciens le faisaient, observer les personnages de l’Iliade, questionner l’enchaînement des séquences, scruter la logique du récit de leur point de vue et dans leur perspective. Davantage, c’est la fonction narrative elle-même (le sens, la place, la portée du mûthos) qu’il faut s’essayer à penser dans les catégories grecques. Pour qui s’embarque avec James Redfield, pas de court-circuit possible. Sous sa conduite, le chemin qui mène à Hector passe par la Poétique d’Aristote. Mais de lire Homère avec les yeux, avec la tête d’Aristote, et d’y voir, comme le veut le philosophe, le modèle du récit fictif, c’est-à-dire l’imitation d’une suite d’actions strictement associées les unes aux autres au fil d’une intrigue ordonnée selon le probable ou le nécessaire, en quoi cela peut-il nous éclairer sur le plaisir du texte, sur l’espèce de fascination que l’Iliade a exercée sur les Grecs et qu’elle continue d’opérer sur nous-mêmes ? Sur les Grecs et sur nous-mêmes : c’est ici, dans cette conjonction, que tout se joue ; c’est sur elle, d’une certaine façon, que Redfield a construit son enquête au long d’un livre où l’helléniste et l’anthropologue avancent du même pas, l’interrogation passionnée sur le sens que l’Iliade confère à Hector s’accomplissant en une méditation sur l’homme, dans la nature et dans la culture

Suivons donc d’un peu près la ligne de cette démarche qui, d’un trait, unit Aristote à Lévi-Strauss et conduit l’auteur, sous ce patronage jumelé, à présenter son ouvrage sous un double titre : The Tragedy of Hector, Nature and Culture in The Iliad. Que nous apprend Aristote sur la signification du récit homérique ? Que c’est une fiction ; et parce que c’est une fiction, les événements qu’il met en scène : exploits, violences, souffrances et morts de héros guerriers produisent sur nous un tout autre effet que s’ils étaient réels. Ils nous touchent, nous concernent, mais de loin, d’ailleurs ; ils se situent en un lieu différent de celui de la vie. Leur mode d’existence étant purement imaginaire, ils sont mis à distance en même temps qu’exposés par la narration ; ils ne sont pas présents, ils sont représentés. Chez l’auditeur ou le lecteur, ainsi désengagés par rapport à eux, ils « purifient » les sentiments de crainte et de pitié qu’ils pro-duisent dans la vie réelle. S’ils les purifient, c’est qu’au lieu de les faire simplement éprouver, ils leur apportent par l’organisation narrative, avec son début et sa fin, sa cohérence d’épisodes liés en un tout, son unité formelle, une intelligibilité que le vécu ne comporte pas. Arrachés à l’opacité du particulier et de l’accidentel par la logique d’un récit qui épure en sim-plifiant, clarifiant, systématisant, les malheurs humains, d’ordinaire déplorés ou subis, deviennent dans le miroir de l’imitation objets de compréhension. Tout en concernant des personnes et des événements singuliers – non des vérités générales  –, ils acquièrent une portée et une signification universelles. Le destin d’Hector peut bien se situer tout entier au sein d’une culture définie, dans le champ de la guerre héroïque, avec ses usages, ses valeurs, ses comportements propres – à travers la narration poétique de l’Iliade, il revêt une autre dimension : il se fait tragédie humaine, c’est-à-dire qu’à l’occasion d’Hector, et suivant les modalités d’action qui lui sont particulières, le drame explore les mécanismes par lesquels l’homme, fût-il le meilleur, est conduit à sa perte ; il met à nu le jeu de forces contradictoires auquel il est soumis, toute société, toute culture impliquant tensions et conflits ; il s’élève ainsi à une vision plus claire de la condition humaine, dans ses limites et sa nécessaire finitude. Il y a tragédie quand, par le montage de cette expérience imaginaire que constitue l’intrigue narrative, par cette mise à l’épreuve hypothétique d’un système d’actions suivies, l’existence humaine accède à la conscience, détachée et lucide, de sa fragilité. Comme toute fiction poétique, le texte de l’Iliade opère ainsi à deux niveaux : dans la culture où il est immergé, qui permet de le comprendre et que lui-même fait comprendre ; et au-delà de cette culture, dans cet espace de vérité esthétique où l’art s’établit par une exploration rigoureuse des limites et des inconsistances de l’existence sociale. L’auditeur grec ancien, à qui sa culture était assez familière pour aller de soi, la dépassait à travers l’Iliade et se sentait lui-même mis en cause, comme homme, par le caractère tragique de cette investigation. Le lecteur moderne, quant à lui, doit reconstruire patiemment une culture qui lui est étrangère à partir d’un texte dont la dimension tragique, une fois comprise, va au-delà du monde décrit par Homère pour atteindre chacun personnellement, en ébranlant sa confiance naïve en la cohésion de sa propre culture, en ruinant ses illusions concernant la solidité des frontières qui protègent son univers civilisé contre les incursions de la sauvagerie naturelle.

Deux problèmes se posent alors. Le premier a une portée générale et relève de la théorie. On peut le formuler de la façon suivante : si l’on suit James Redfield, c’est dans la tragédie que se trouve réalisée, avec une entière pureté, l’essence de la fiction. La tragédie représente en effet le type d’œuvre littéraire où la culture devient, dans son ensemble, problématique. Un récit se situerait donc d’autant plus haut dans l’échelle des fictions narratives qu’il satisferait plus strictement aux exigences du tragique. « La tragédie n’est pas seulement un genre de fiction, mais le type idéal de la fiction et on pourrait soutenir que toute fiction, dès qu’elle devient sérieuse et qu’elle s’interroge sur le fonctionnement de la culture, se rapproche du type de la tragédie » (ici). Quelle signification donner, dans cette perspective, aux différences de genres littéraires ? Qu’est-ce qui sépare l’épopée du genre lyrique, de la tragédie, du roman, etc. ? Qu’est-ce qui fonde, au sein des cultures et dans l’homme, les multiples variétés des modes d’expression ? On se demandera si le point de vue de James Redfield, en pri-vilégiant ainsi le tragique, ne relève pas davantage de son esthétique personnelle que de la stricte analyse des faits littéraires.

La seconde question, plus limitée, concerne la lecture de l’Iliade proposée par l’auteur. L’interprétation tragique trouve-t-elle dans le texte de quoi se justifier et apporte-t-elle des éléments nouveaux à la compréhension de l’œuvre ? Sur ce double point la réponse nous semble positive. Les analyses de James Redfield nous font à bien des égard redécouvrir l’Iliade, une Iliade qui nous apparaît à la fois rajeunie, plus actuelle que jamais, et mieux située dans son contexte culturel.

Mettre en lumière la dimension tragique de l’Iliade, c’est montrer que, tout en assumant l’idéal héroïque, elle met en œuvre par la disposition des personnages et par la progression de l’intrigue une enquête sur ses limites et ses contradictions. Le texte de l’Iliade fonctionne ainsi comme la stylisation narrative des ambiguïtés du monde de la guerre : guerre défensive, faite pour repousser la violence adverse et préserver l’ordre pacifique de la communauté humaine ; guerre offensive, vouée à la destruction sauvage, à la mort, souhaitée pour l’autre, acceptée pour soi. Le guerrier occupe ainsi par rapport à son groupe une position de liminalité. Il incarne l’idéal héroïque partagé par tous, mais il ne peut le réaliser dans sa personne qu’en entrant dans un univers de meurtre, de sang, de souillure, qui l’exclut et l’isole des siens. Il est à la fois le représentant des attentes collectives, le responsable du salut commun et un individu qui place dans sa propre gloire le sens de la vie, qui met ses exploits personnels au-dessus de tout. L’opposition d’Hector et d’Achille traduit, en un jeu de miroir, le contraste de ces deux aspects de la guerre, chacun de ces héros, à sa façon et contrairement à l’autre, illustrant cette sortie de la culture qu’au nom de la culture le guerrier doit effectuer et qui le rejette en deçà ou au-delà de la société, dans cet ailleurs qu’on appelle nature.

Hector est au départ le héros de la loyauté, défini par ses relations avec tout le réseau des siens : parents, épouse, fils, concitoyens, alliés. Au service de la communauté, il combat, non par amour de la violence belliqueuse, mais par respect de l’aidôs, ce sentiment de honte qu’on éprouve par rapport et en fonction d’autrui. Cependant, la logique de la guerre l’arrache, en raison même des victoires qu’il remporte, aux normes sociales dont il est l’incarnation. Destin tragique puisque ce sont ses propres erreurs qui le perdent, mais que ces erreurs, étant celles d’un homme de bien, sont moins des défaillances individuelles que les fruits nécessaires du dysfonctionnement de tout le système de valeurs auquel il se rattache. De succès en succès, d’erreur en erreur, Hector se coupe de ce qui faisait de lui le champion de la communauté ; il s’isole et perd, par là même, son identité héroïque. Au cours de l’ultime combat qui l’oppose à Achille, il flotte, s’égare dans des chimères, sombre dans la panique Il ne peut plus que mourir.

Dès le premier chant de l’Iliade, Achille, en sa colère, s’affirme l’homme de la solitude, de l’héroïsme individuel. Pour préserver la haute idée qu’il se fait de l’idéal héroïque, posé comme un absolu d’honneur, il se sépare de son groupe. Du même coup, il se retire de cette guerre qui est sa raison d’être. Situation sans issue dont il ne sortira que pour des motifs strictement personnels, pour assouvir sa soif de vengeance contre celui qui, en triomphant de Patrocle, a fait périr un autre lui-même. A l’inverse d’Hector, c’est pour préserver jusqu’au bout son identité de héros singulier, presque étranger à la condition humaine par la hauteur de son courage et la supériorité de sa force, pour ne pas parler de sa naissance semi-divine, qu’Achille s’éloigne des autres Grecs associés à lui dans le combat. Quand il rentre dans la bataille, il ne fait pas figure de champion du camp achéen, il est une puissance déchaînée de destruction qui guerroie comme on respire, naturellement et sans effort. Il ne peut plus que tuer, tuer encore et toujours, jusqu’à sa propre mort, non seulement prévue et acceptée, mais assumée comme la face secrète, le revers de son personnage héroïque. Et cette vision lucide du monde de la mort auquel le héros se voue en choisissant la gloire dépouille le jeu guerrier de ses prestiges fallacieux. La conscience désabusée de n’être, jusque dans l’exploit, qu’une créature périssable comme les autres rend futile et dérisoire l’opposition du vainqueur et du vaincu, réunis par des destins jumeaux. Contrairement à Hector, Achille n’est pas en lui-même héros tragique : il ne succombe pas sous le poids de ses propres erreurs, par la faute de ses actions. Porte-parole de l’idéal héroïque, il est plutôt cette voix qu’emprunte le récit pour faire entendre son message tragique, pour suggérer, au terme de la narration, comme un constat final, l’incompréhensibilité, la vanité de l’existence humaine, même lorsque, illu-minée de tous les feux de la gloire, elle brille d’un éclat qui semble l’égaler aux dieux.

Cependant, d’être exprimée dans une œuvre qui, par son organisation formelle, constitue un monde clos et harmonieux, un cosmos, cette insignifiance de la vie humaine, en s’offrant à l’intelligence esthétique, est à la fois déplacée et dépassée. Déplacée : on la regarde désormais d’un autre point de vue, comme si on était tout ensemble au-dedans et au-dehors de la vie, proche et engagé à la façon d’un homme, lointain et détaché à la façon des dieux. Dépassé : l’insignifiance du vécu subit, dans l’expérience imaginaire de l’art, une transmutation ; elle devient signification tragique. Le désordre, la confusion, l’informe, que toute culture s’efforce, sans y parvenir jamais pleinement, de rejeter en dehors d’elle dans la nature, fournit aux hommes la matière d’une création originale où tout est ordre, forme, beauté, parce que tout y est agencé sur le plan de la fiction.

Le récit de l’Iliade, dans sa progression, illustre ce double mouvement de désorganisation et de réorganisation, cet aller et retour de l’ordre apparent de la vie au désordre qui s’y dissimule et du désordre ainsi révélé à un ordre neuf, de tout autre type. Au fil de l’intrigue, nous assistons comme à une décomposition du monde héroïque. Suivant la pente naturelle de la violence, la guerre, noble d’abord et chevaleresque, avec son haut idéal, ses règles, ses interdits, s’ouvre au déchaînement progressif de la sauvagerie. Quand la bestialité l’a tout entière envahie, les héros des deux camps sont transformés en bêtes sauvages, en rapaces prédateurs qui, dans leur furie guerrière, traitent l’ennemi non plus en partenaire d’un affrontement loyal, comme un homme autre, mais comme une chose, une proie dont on veut dévorer les chairs toutes crues. La chiennerie que dissimule la guerre fait en quelque sorte surface dans les propos et les conduites des héros qui ne se contentent pas de triompher au combat, mais qui s’acharnent sur le vaincu, mutilent, découpent, dispersent son corps, le privent de sépulture, le livrent aux chiens et aux oiseaux, faute de le dévorer eux-mêmes, comme si dans la guerre il s’agissait moins de vaincre, ou même de tuer, que de détruire dans l’ennemi jusqu’à la dernière trace d’aspect humain, d’anéantir son être social et personnel en le rejetant à jamais hors de la culture à laquelle il appartient, dans un non-être de chaos.

Cette complète perversion du monde de la guerre s’exprime par le thème de l’outrage au cadavre, qui s’élargit peu à peu et culmine dans les sévices que, avec un acharnement d’obsédé, Achille, tel un prédateur rivé à sa proie, inflige à Hector après l’avoir tué. Nous sommes ici en pleine sauvagerie, en pleine impureté. Nous en sortirons, dans le dernier chant, avec l’itinéraire nocturne de Priam, mené par Hermès, la rançon acceptée, le cadavre, magiquement préservé de la corruption, rendu aux Troyens dans l’éclat de sa beauté, les funérailles somptueusement célébrées. L’ordre est rétabli, la pureté retrouvée. Mais cette réconciliation finale s’opère comme dans un no man’s land, en dehors des deux communautés, dans un au-delà à la fois divin et esthétique. Les positions des adversaires s’y mêlent, confondues : meurtrier et victime sont interchangeables, Achille est aussi bien cet Hector contre lequel il s’acharnait, Priam n’est pas différent de Pélée. Dans leur face-à-face, désengagés l’un par rapport à l’autre, le vieux roi et le jeune guerrier sont seuls sous le regard des dieux. Achille peut alors se comprendre, comprendre son univers héroïque, ses limites, sa vanité. C’est en ce sens que, arraché par la fiction à ce monde de violence dont il était l’incarnation, Achille se trouve finalement purifié – et nous avec lui.

Charles Segal déjà avait souligné l’importance du motif de la mutilation des corps dans la dramatique de l’Iliade. Pour en mesurer pleinement la portée et en marquer les significations dans le cadre du poème, James Redfield en met en lumière, dans un des chapitres les plus brillants et les plus neufs de son ouvrage, les arrière-plans institutionnels. Contrastant avec la « belle mort », celle qui assure au guerrier tombé au combat, par la persistance glorieuse de son nom et le souvenir de ses exploits, une continuité d’existence au sein de la société des vivants, l’outrage au cadavre constitue, par la dénégation des rites funèbres, ce qu’on peut appeler des antifunérailles. Mourir n’est pas être privé de vie mais accéder, à travers les funérailles, à un nouvel état, acquérir le statut institutionnel de mort que la collectivité accorde au disparu, au terme de rites de passage, en conférant à son être social et personnel une permanence, non plus ici-bas, mais dans un ailleurs, un non-monde, une non-vie, en assurant le maintien de sa présence à l’univers social, mais sur un autre plan et d’une autre façon que de son vivant : socialement le mort existe dans la forme et sur le mode de l’absence. Cette création culturelle du statut de mort purifie la société de ce que le trépas d’un des siens et la décompo-sition du cadavre représentent d’impensable, d’informe. Il n’y a pas d’impureté à tuer l’ennemi au combat, c’est dans l’ordre. L’impur est de lui refuser la mort, la « belle mort », de le rejeter – et de se rejeter du coup soi-même – en dehors de la culture, dans le chaos.

L’attention portée, dans l’Iliade, aux thèmes de la mort et des antifunérailles n’est pas, sous la plume de James Redfield, l’effet du hasard. Entre rites funéraires et récits fictifs, il existe un point commun : ce sont deux voies qu’emprunte la culture pour donner consistance, valeur, authenticité au non-réel, pour édifier, dans le champ de l’imaginaire collectif, un monde plus plein et plus cohérent que celui de la nature. L’interrogation sur Hector, à travers l’analyse des formes de la fiction narrative, trouve ainsi son aboutissement dans une enquête plus large et actuelle sur les traits fondamentaux de la culture, de toute culture, sur les architectures qu’elle doit édifier, à partir et au-delà du réel, pour créer son ordre propre.

Quand on referme ce livre passionnant, on s’interroge : en naviguant avec l’auteur entre Aristote et Lévi-Strauss, hier et aujourd’hui, les Grecs et nous, suivant un itinéraire qui les rapproche si étroitement qu’on a le sentiment parfois de marcher sur place, de voyager sans bouger, n’est-ce pas à une exploration de l’invisible, à la découverte de toutes les dimensions d’irréel, d’absence, de fiction, dont est fait l’univers humain, que nous convie James Redfield ? On comprendrait alors le singulier plaisir qu’on a pris à lire un ouvrage qui donne l’étrange et précieux sentiment, en demeurant chez soi, de s’être évadé au plus loin.


1.

Moscou, 1916, trad. fr. de Pierre Pascal, in Dostoïevski, Cahiers de l’Herne, 24, p. 252.