D’où vient cette fascination qu’exerce aujourd’hui la dramaturgie antique quand il s’agit de choisir une pièce pour la mettre en scène1? Retour aux Grecs ? Jamais nous n’en avons été aussi loin ; l’Antiquité classique a comme disparu de notre horizon. Pour un homme de ma génération, le grec et le latin faisaient encore partie, même si on étudiait les sciences, de l’apprentissage scolaire. Ils constituaient comme le fond commun de la culture. Je dirai plus : on imaginait mal un médecin, un avocat, un homme politique, un bourgeois qui ne se serait pas frotté à ces disciplines et qui, dans sa façon de s’exprimer et de penser, ne se serait pas trouvé naturellement enclin à se couler dans des modèles grecs ou latins. Pour la plus grande part de la clientèle, un bon médecin était celui dont on voyait de prime abord, par ses propos, ses références, qu’il faisait partie de ce monde-là. C’est fini. D’abord parce que les structures universitaires ne ménagent plus aux langues anciennes et à l’Antiquité classique ce même rôle général de formation. Ce sont des spécialités qu’on étudiera dans l’enseignement supérieur au même titre bientôt, si nous n’y prenons garde, que d’autres langues mortes et des civilisations disparues.
En même temps, dans le vécu des événements quotidiens, l’univers de chaque pays s’est élargi au monde entier. Nous voyons maintenant comme si c’était chez nous ce qui se passe aux Amériques, en Asie, en Afrique. Cette ouverture sur des espaces étrangers fait que, dans leur distance temporelle, les Anciens nous apparaissent, à certains égards, plus lointains et déroutants que ces mondes culturels différents dont nous sommes contemporains. Le goût, pourtant, de l’exotisme n’explique pas tout. On monte aussi des spectacles japonais ou indiens, mais beaucoup moins nombreux. A la question qu’on lui posait : « Pourquoi Iphigénie à Aulis, pourquoi l’Orestie ? », Ariane Mnouchkine répondait : « C’est l’origine ; les tragiques grecs, ce sont nos pères ; ils ont tout dit. » Essayons d’expliciter le sens de cette déclaration. Quand elle invente une chorégraphie « orientale » et revêt ses acteurs de costumes qui évoquent l’Inde, le Japon ou le Proche-Orient, Ariane Mnouchkine joue de l’effet de dépaysement. Mais elle sait qu’en dépit de cette distance il y a chez les Grecs quelque chose qui nous est proche et que nous partageons avec eux en commun. Dans des pays qui sont désormais en quête de leur identité, qui se cherchent des racines, faute de savoir qui ils sont, ce qu’à travers le dépaysement même le public a le sentiment de découvrir, c’est le point de départ dont nous sommes issus et qui fonde notre différence. Face à l’uniformité qui, dans le décor de la vie, l’architecture urbaine, les mœurs, les valeurs, menace de banaliser et d’aplatir le monde moderne, le drame ancien éveille à la fois la curiosité pour l’autre et la conscience de soi. Il satisfait du même mouvement le besoin d’élargir notre horizon et celui d’assurer notre identité.
Mais que veut dire Ariane Mnouchkine quand elle se réclame des dramaturges grecs comme de pères fondateurs qui, de son point de vue, ont tout dit ? En instituant les concours tragiques, les Grecs ont en effet inventé un type de spectacle dont la nouveauté, sur le plan des conduites sociales et des œuvres littéraires, va marquer comme du sceau de la paternité l’histoire du théâtre en Occident. Spectacle, et non plus récit en vers ou en prose, confié à l’oreille des auditeurs présents ou transmis par le biais de l’écriture à des générations de lecteurs. Spectacle donc, installé au cœur de la cité par la cité elle-même qui, chaque année, lors des Dionysies urbaines, l’organise, le contrôle et le juge en décernant le prix à celui qui aura été estimé le meilleur. On ne saurait trop souligner l’importance du changement qui s’opère quand on passe ainsi de la narration, dans l’épopée et dans les formes diverses de la poésie chantée, à la représentation publique d’un drame dont les péripéties se déroulent en direct sur la scène devant les spectateurs. J’ai écrit naguère : « La conscience de la fiction est constitutive du spectacle dramatique : elle apparaît à la fois comme sa condition et comme son produit. » A cet égard, il n’est pas sans intérêt de noter que le Ve siècle où naît et s’épanouit, à Athènes, le genre dramatique est aussi celui où fait son apparition dans la langue l’ensemble des termes apparentés à mimos : mimēma, mimeisthai, mimesis, et où entre en usage le mot eikôn pour désigner l’image. Quand Platon veut dénoncer dans toute activité mimétique un art qui, en imitant les apparences, crée un monde de pure illusion, un univers de faux-semblants, n’ayant pour toute réalité que cette similitude avec ce qu’il n’est pas, il s’en prend d’abord à la tragédie : le poète tragique, contrairement à ses prédécesseurs, ne se comporte pas en témoin rapportant en style indirect des faits qui se sont passés ailleurs et autrefois ; il s’efface, il disparaît derrière les personnages du passé légendaire qu’aux yeux du public il campe vivant leur drame dans l’actualité du spectacle, dialoguant entre eux et avec le chœur comme s’ils étaient là, sur la scène, en chair et en os. Au lieu du témoignage d’un tiers, les acteurs en personne s’agitent et s’affrontent devant nous, quand nous savons qu’ils n’y sont pas et qu’ils appartiennent à un monde révolu, à un temps légendaire.
Exercice de simulation, par conséquent, que Platon condamne tout en l’admirant, qu’Aristote réhabilite en observant que le drame peut comporter plus de vérité que le récit historique et dont il nous est sans doute plus facile d’accepter le caractère d’« illusion tragique » depuis que le domaine du fictif, c’est-à-dire finalement de l’art, a acquis, à côté du réel, pleinement droit de cité.
Mais simulation n’est pas faux-semblant. Le mot peut désigner une expérience rigoureuse, une mise à l’épreuve contrôlée des conditions de réalisation d’un projet, d’une entreprise, ou de vérification d’une hypothèse. Avant d’envoyer un homme sur la Lune ou de monter une opération militaire en territoire ennemi, on peut, dans l’espace limité d’une maquette, tester à l’avance les divers cas de figure qui risquent de se présenter, pour mieux ajuster les parades appropriées. C’est en ce sens qu’il faut entendre la mimesis tragique. Le poète n’a pas pour tâche, on le sait bien, d’inventer une intrigue et des personnages qui seraient le fruit de son imagination. Il les trouve tout prêts dans la tradition des légendes familières depuis l’enfance à son public. Le « fictif » ne se situe pas sur ce plan. Il consiste dans l’arrangement original donné à ces pièces préexistantes, dans la construction d’un scénario qui dispose circonstances et agents humains de façon que « nécessairement ou selon toute probabilité », une fois les choses mises en place au départ, le déroulement de l’action conduise à la catastrophe finale. Et comme les héros du drame, entraînés dans la dynamique des forces qu’ils contribuent eux-mêmes, sans le savoir, à déclencher, ne sont jusque dans la faute tragique qui les égare ni des méchants ni des indignes, l’erreur qui leur est imputable et qui les mène à leur perte prend aux yeux des spectateurs la valeur d’un exemple de ce qui pourrait aussi bien arriver à chacun d’entre eux.
On peut donc dire de la tragédie que, par la mise en forme de l’action dramatique, elle présente sur la scène le montage d’une expérience qui vise à éclairer ce que sont l’homme et son destin. Contrairement au récit historique, la tragédie ne raconte pas les événements tels qu’ils se sont effectivement produits en tel lieu, à tel moment ; elle montre, en réorganisant la matière de la légende suivant la logique du nécessaire et du probable, comment les événements humains, par une démarche rigoureuse, doivent ou peuvent arriver. Au lieu du particulier où l’histoire, par son objet, demeure confinée, elle tend à dégager une vérité humaine de portée générale. Soumettre, comme le fait le dramaturge, le destin d’un personnage à l’épreuve du scénario tragique, c’est faire voir que dans la logique de l’action il va faire telle chose, avec tel résultat, vraisemblablement ou nécessairement.
A la lumière de cette dramaturgie, l’homme apparaît, non pas profilé comme une nature stable, une essence qu’on pourrait cerner et définir, mais comme un problème ; il prend la forme d’une interrogation, d’un questionnement. Créature ambiguë, énigmatique, déconcertante : à la fois agent et agi, coupable et innocent, libre et asservi, voué par son intelligence à dominer l’univers et incapable de se gouverner lui-même, associant le meilleur et le pire, l’être humain peut être qualifié de deinos, aux deux sens du terme : merveilleux, monstrueux.
Or il est des périodes de l’histoire qui font plus fortement que d’autres écho à cette conscience tragique que l’Athènes du Ve siècle a exprimée sur la scène de son théâtre.
Tel est bien le cas aujourd’hui. Ce qu’on a appelé la fin des idéologies, le surgissement des formes extrêmes de la barbarie dans les pays de vieille civilisation, l’inquiétude devant les dangers qu’entraînent les progrès du développement technique ouvrent la voie à un retour du sentiment tragique de l’existence. Quand ils quittent le théâtre après avoir vu une tragédie antique, c’est sur eux-mêmes, sur la solidité de leur système de valeurs, sur le sens de leur vie que s’interrogent les spectateurs.
Plus qu’il y a un demi-siècle, nous nous demandons aujourd’hui si notre destin est bien, comme le voulait Descartes, de nous rendre maîtres et possesseurs de la nature. L’expérience est là pour nous convaincre qu’il est vain d’espérer planifier le réel, de prétendre dessiner à l’avance le mouvement de l’histoire pour mieux en diriger le cours, et qu’il peut être dangereux d’en fixer, en vertu d’une décision volontaire ou d’une prétendue connaissance scientifique, les fins dernières. On peut seulement, comme le fait le poète tragique, planifier une œuvre de fiction, pour lui donner la forme d’un tout achevé, d’un cosmos harmonieux. Mettre en scène une tragédie, c’est avec le bruit et la fureur du monde, en jouant savamment de la terreur et de la pitié, construire par simulation un univers de sens qui, pour paraphraser la Diotime du Banquet, « engendre en nous dans la beauté » ce questionnement sans lequel il n’est, pour l’homme, ni savoir ni sagesse.
Le colloque qui s’est tenu à Toulouse, du 17 au 19 octobre 1991, et à l’occasion duquel ce texte a été composé, réunissait des professionnels du spectacle et des spécialistes de l’Antiquité classique pour débattre de « Dramaturgie et actualité du théâtre antique ». La question ne répondait pas seulement aux préoccupations et aux espoirs des antiquisants, elle partait d’un constat que le nombre de gens de théâtre présents parmi les intervenants comme dans le public, ainsi que la liste des tragédies et comédies grecques et latines jouées – sans parler du drame satyrique, avec le Cyclope monté par Bernard Sobel dans une traduction de Nicole Loraux – suffisaient à établir.