Le corps, les dieux – deux thèmes qui sont, paraît-il, à la mode. Il se peut, mais ce n’est certes pas la raison qui a conduit des historiens, spécialistes de religions fort diverses, à réfléchir en commun ou plutôt à s’interroger sur le corps des dieux1. En vérité, si les problèmes que soulève la confrontation du corporel et du divin nous semblent pleinement actuels, c’est qu’ils sont vieux comme le monde, qu’on les retrouve sous des formes variées au cœur de toutes les religions, qu’ils commandent peut-être l’idée que chacun de nous se fait de la condition humaine.
D’où vient alors que la question n’ait guère été directement posée ni traitée sur le fond pour l’ensemble du champ religieux ? Ancrés dans l’histoire, la culture, les croyances de l’homme occidental, des préjugés ont fait écran, des refus ont joué comme autant d’obstacles épistémologiques pour maintenir dans la pénombre des aspects du divin que l’enquête comparative a vocation de mettre en lumière. N’était-ce pas attenter à la transcendance, à la spiritualité, à l’unicité du divin que d’en engager l’étude à partir des figures multiples que lui prêtent les rites quand ils le rendent présent à la vue des fidèles : dieux à corps d’homme, à corps de bête, ou d’homme et de bête mêlés, dieux-objets, dieux dont le corps est fait d’un agrégat de matières diverses ? En abordant ainsi le divin par le corps – c’est-à-dire, pour certains, par le bas – ne prenait-on pas, sous prétexte d’objectivité scientifique, le risque de ramener la divinité à cette imagerie dont les grandes religions monothéistes ont cherché à se déprendre et de faire ainsi comme retour à l’idolâtrie ou au fétichisme ?
Encore faudrait-il savoir si, dans les civilisations dont nous traitons, le corps – celui des hommes, celui des dieux – relève bien de ce que nous appelons aujourd’hui réalité matérielle et si la divinité, dans ce qui l’unit et l’oppose aux humains, dans sa proximité et sa distance, peut être définie sans contresens comme un être tout spirituel.
Une anecdote que rapporte Maurice Leenhardt suffirait à nous mettre en garde. Ethnologue et pasteur protestant, Leenhardt entendait, dans son travail sur le terrain, comprendre la pensée des Néo-Calédoniens et, du même mouvement, leur enseigner la vraie religion en leur apportant ce dont ils étaient, selon lui, dépourvus : la connaissance de l’esprit. Un jour qu’il voulait mesurer les progrès accomplis chez ceux qu’il avait instruits de longues années, il dit à l’un d’eux : « En somme c’est la notion d’esprit que nous avons portée dans votre pensée. – Pas du tout, lui fut-il aussitôt répondu. Vous ne nous avez pas apporté l’esprit. Nous savions déjà l’existence de l’esprit. Nous procédions selon l’esprit. Mais ce que vous nous avez apporté, c’est le corps2. »
Le corps ? Les Calédoniens n’en avaient-ils donc pas ? Ou le leur était-il en quelque façon trop « spirituel » pour être pensé et vécu comme corps ? Ce que leur apporte Leenhardt, c’est bien entendu le corps chrétien, corps-chair, corps déchu, marqué par le péché, théâtre et enjeu du salut personnel de chacun, de sa rédemption aussi à travers un dieu qui s’est lui-même fait chair ; mais c’est également le corps physique, purement corps parce que séparé de l’âme, opposé à elle comme la matière à l’esprit, réduit à sa figure naturelle visible, son anatomie, sa machinerie physiologique. Un corps, par conséquent, qui ne serait plus animé d’esprits, de souffles, d’énergies, ni habité en certaines de ses parties par des ancêtres ou des divinités, ni investi ou traversé par des puissances surnaturelles – un corps unifié dans ses composantes organiques au lieu d’être multiple, pluriel dans son rôle de blason des statuts personnels tour à tour endossés au cours de la vie – un corps donné à la naissance et conservé jusqu’à la mort à la place de celui qui, retouché par les tatouages, les décorations, les mutilations rituelles pour traduire des valeurs sociales, esthétiques, religieuses diverses, doit être édifié, reconstruit au fur et à mesure qu’avec l’âge d’autres tâches, d’autres fonctions vous incombent et que vous avez acquis la maîtrise de compétences et de pouvoirs inédits. La nouveauté qu’à son grand étonnement le pasteur révèle aux Canaques c’est le corps comme base organique de l’individualité humaine, un corps singulier pour chacun et qui, couplé à l’âme, marque la personne et engage son destin religieux.
On ne sera donc pas surpris si beaucoup des essais qui parlent du corps des dieux commencent par questionner celui des hommes et recherchent, dans le vocabulaire corporel lui-même, dans la façon d’en user, de le dévier, de le subvertir parfois, les marques qui, tout en attestant les analogies, les continuités, les voies éventuelles de passage entre les dieux et les hommes, dessinent la ligne frontière qui les sépare et les oppose. Dans ce jeu de miroir entre le corps humain et le corps divin, chacun renvoyant à l’autre et s’en démarquant, les cas de figure sont multiples. Mais quelques thèmes ont une valeur générale même s’ils sont autrement modulés dans les divers systèmes religieux. Sans nous engager dans une analyse comparative, nécessaire certes, mais qui dépasserait le cadre de ces pages, nous nous bornerons à signaler les plus importants.
Le premier thème, de grande portée, est le contraste entre corps mortel et corps immortel. On le retrouve partout, plus ou moins accusé selon les cas. Même en Grèce, où l’opposition semble absolue puisque la mortalité définit la condition même d’une humanité qui, face aux immortels Bienheureux, ne peut d’aucune façon échapper au trépas, il arrive que les frontières flottent un peu : tout en ne pouvant mourir, les dieux connaissent parfois un état de quasi-mort, par limitation ou exténuation de leur être, quand, blessés, enchaînés, relégués sous terre, ils sont mis hors jeu dans l’univers divin, expédiés sur la touche. Les Babyloniens sur ce plan vont plus loin : à l’égard des dieux de l’ennemi vaincu, on peut, on doit les réduire à l’état de non-existence en extirpant les racines qui, sous forme de statues cultuelles et de temples, les implantent corporel-lement dans le monde des hommes. Y a-t-il, en sens inverse, ascension possible du mortel à l’immortel ? Pour les Grecs la réponse normale est non : chaque homme a un corps qui lui appartient en propre ; ce corps est voué à la destruction ; quand il se défait, l’homme disparaît avec lui sans espoir de survie ni de renaissance. Dans le cadre de cette culture, l’immortalité ne pouvait prendre que deux formes : ou une immortalité « sociale » par le maintien dans la mémoire collective du nom, du renom, des hauts faits d’un individu célébré, non pas comme vivant à jamais, mais comme mort glorieux ; ou l’élaboration d’une nouvelle catégorie « non corporelle », l’âme, opposée au corps dans le corps, fixée en lui comme un élément étranger, une parcelle impérissable du divin. Mais cette solution, dont on sait quel avenir lui était réservé, mettait en cause les fondements du polythéisme en dépouillant les dieux grecs de toutes leurs attaches corporelles. En Chine, au contraire, le taoïsme pouvait proposer au sage de se construire un corps immortel : l’organisme humain étant conçu comme un microcosme, un condensé de l’univers dans son ensemble, il suffit d’en éliminer tous les agents de corruption pour qu’il se retrouve entièrement conforme au modèle parfait dont il est l’homologue en réduction. Le christianisme ouvre une perspective différente : plus encore que la tradition grecque, il lie le corps à la singularité des existences individuelles ; pour Platon, l’âme divine était dans l’homme impersonnelle ou suprapersonnelle ; son immortalité ne l’était pas moins ; pour les chrétiens, l’incarnation de Dieu, sa passion, sa mort, sa résurrection appellent en contrepartie, pour chaque créature humaine, la résurrection de son corps, assurant à toute personne, dans l’unicité de son être, l’accès à la vie éternelle.
Autre antinomie : corps visible – corps invisible. Avec deux questions solidaires : comment un corps peut-il être invisible ? Et comment la divinité pourrait-elle manifester son existence, son action, son pouvoir, sinon sous la forme visible de ce qui a un corps ? Chaque religion est ainsi tendue entre le besoin d’une présence divine directement accessible aux hommes ici-bas et la nécessité de soustraire le divin à toutes les limitations d’un monde auquel il doit demeurer étranger. Entière immanence, transcendance absolue, aucune religion ne peut s’en tenir exclusivement à l’un de ces pôles. Héritier du judaïsme, qui pousse très loin la volonté de transcendance et interdit de fabriquer des images du Dieu unique, le christianisme est aussi la religion où la divinité ne se contente pas de revêtir une semblance corporelle en se manifestant par des apparitions, des épiphanies, mais où elle s’incarne réellement, se fait elle-même corps, assumant ainsi, dans le corporel, cette part que les autres cultes tendent à exclure du divin comme indigne de sa majesté : la souffrance, les plaies, la mort.
Visible et invisible, manifeste et caché, présent et absent, ici et ailleurs, partout et nulle part, bref, au-delà, le corps du dieu pose le problème des rapports entre le divin, la forme ou les formes, l’individualité. Le corps est forme ; il enclôt dans un espace défini en même temps qu’il localise dans un lieu précis. Cette limitation par et dans le corps semble la condition nécessaire pour qu’un individu se dessine dans sa singularité. Les dieux possèdent bien une individualité, mais la surabondance d’être et de vitalité qui les caractérise ne se laisse pas enfermer dans les frontières bornées d’une forme particulière. Aussi le corps divin, plutôt que forme, est-il souffle, énergie, action, éclat, luminosité, gloire, splendeur. Cette libération à l’égard de toutes les formes est particulièrement marquée en Inde où l’on doit parler, non du corps des dieux, mais de leur « polysômie » ; elle apparaît aussi dans le polymorphisme du corps du Christ. A l’inverse, chacun des boli, qui visent au Mali à donner chair et vie à une Puissance efficace, incarne dans l’originalité de sa construction une divinité singulière ; c’est ce caractère unique qui donne à la figure du dieu ses pouvoirs, sa valeur, son prestige. Une nouvelle polarité du corps divin semble ainsi apparaître : le dieu est toujours à la fois, mais plus ou moins selon les cas, agent strictement individualisé et puissance ou catégorie universelle.
La figuration des dieux – tel était l’autre volet de cette enquête sur le corps divin. Qu’y a-t-il de commun et de différent entre une idole faite d’un agrégat informe de matières diverses, une image en totalité ou en partie animale, une représentation pleinement humaine ? Que signifient et quelles sont les limites du zoomorphisme et de l’anthropomorphisme ? Là encore la figuration du dieu se situe entre deux pôles. D’une part, la volonté de rendre le dieu présent, de l’actualiser dans une image, vivante et animée, qui lui sert de réceptacle ; d’autre part, l’effort pour suggérer, dans et par l’image elle-même, l’incommensurable distance qui sépare l’être divin de tout ce qui le représente ici-bas. Au reste, les dieux ne sont pas seulement figurés par des images qui leur prêtent une apparence corporelle. Le corps divin peut transparaître dans des signes d’écriture, comme en Chine, ou s’édifier à travers la succession des actes rituels, le déroulement réglé et minutieux des opérations du sacrifice, la récitation exacte des paroles du Veda, comme dans l’Inde. Aux religions qui mettent surtout l’accent, dans le divin, sur le pouvoir, la force, l’initiative, l’énergie vitale, qui concentrent ces aspects de puissance dans des figures singulières et développent à leur sujet, pour les mieux dessiner, récits mythiques et représentations figurées, s’opposent peut-être celles qui, donnant la priorité aux catégories de l’ordre, de la rectitude, de la conformité aux règles, tendent à rejeter au second plan les personnages divins, à les dissoudre comme relevant dans leur particularité de l’illusion, la maya, à abolir même leur transcendance par rapport aux rites et aux mots qui leur donnent forme.
Images, signes écrits, paroles, rites – les dieux peuvent encore s’incorporer dans la personne même du fidèle qui, en se concentrant pour se les représenter mentalement, s’efforce de les accueillir en lui ou dont le corps, dans la crise de possession, est investi de la présence divine. A Rome, le flamine de Jupiter ou le général triomphant, sans incarner au sens propre le souverain des dieux, en étaient « comme la statue animée et sacrée » et, dans la personne de l’empereur divinisé, c’était l’imperium, le pouvoir absolu, qui se faisait présent devant les Romains dans sa forme de corps divin. Quant au disciple de Jésus-Christ, ce peut être par les stigmates, les entailles, les plaies, les maladies, que le corps souffrant de son dieu s’inscrit et se donne à lire sur le sien.
Une enquête a été menée dans le cadre de l’ATP (action thématique programmée) « Les Polythéismes », du Centre national de la recherche scientifique, par une équipe qui avait choisi « Le corps des dieux » comme thème de recherche et qui a tenu, sur ce sujet, des réunions de travail régulières. À l’initiative du Pr Perniola, un colloque, consacré à ces problèmes et intitulé « Corpo degli dei, corpo degli uomini », s’est tenu à l’université de Rome-II, les 23 et 24 janvier 1986.
M. Leenhardt, La Structure de la personne en Mélanésie, Milan, 1970, p. 114.