N’étant pas historien, ne m’occupant pas de l’époque contemporaine ni du mouvement ouvrier, je n’ai pas d’autre titre à parler que d’avoir été moi-même ce qu’on appelle un « stalinien ». Condition que je partage avec beaucoup d’autres.
Je m’intéresserai d’abord aux définitions. Stalinisme ? Qu’il existe un léninisme, c’est une affaire entendue : Lénine a apporté, par rapport à Marx, des inflexions dans la théorie comme dans la pratique révolutionnaires, s’agissant notamment du Parti. On peut donc être léniniste. Peut-on être stalinien au même titre ? Je n’en suis pas sûr : je ne crois pas que Staline ait apporté, comme théoricien, autre chose qu’une certaine simplification.
Le stalinisme dans le cadre de l’Union soviétique n’est déjà pas une notion facile à cerner. Il y a une période stalinienne, qu’on peut considérer comme bien marquée de 1928 à la mort de Staline ; mais cette période stalinienne représente-t-elle à tous égards une coupure avec le passé ? Et ce qu’on entend par stalinisme a-t-il complètement disparu avec Staline ? On peut penser que l’Union soviétique a gardé nombre de traits de sa période stalinienne.
Alors, que veut-on dire quand on parle de stalinisme ? Je vois – sans être historien de l’Union soviétique – trois faits caractéristiques.
Le premier, c’est la mainmise sur l’Internationale, et donc sur les partis communistes : ce qu’on a appelé la bolchevisation, et même la russification, de l’Internationale. Elle existait déjà, mais elle devient bien plus accentuée. Bien plus que du temps de Lénine, l’URSS apparaît comme un modèle et comme un centre pour les partis communistes du monde entier.
Deuxième trait, la personnification du pouvoir. Staline a réussi à établir un pouvoir entièrement autocratique sur le Parti russe. Ce qu’on a appelé, du temps de Khrouchtchev, le « culte de la personnalité » faisait en URSS de la personne de Staline, au sommet de l’État, une entité à valeur proprement religieuse, sacrale, et a été transposé en France même – avec des nuances. Je me souviens qu’au moment où a été dénoncé en URSS le culte de la personnalité, je disais, non sans quelque malignité : « En URSS, ils ont le culte de la personnalité ; en France, nous avons le culte, mais pas la personnalité. »
Troisième fait qui, dans l’expérience que j’ai de l’Union soviétique, me paraît décisif : la terreur de masse, phénomène sociologique tout à fait extraordinaire, et que peut difficilement concevoir quiconque n’a pu le ressentir par la connaissance de la société soviétique. Terreur de masse, cela veut dire que les masses sont à la fois l’objet et le sujet de cette terreur ; terreur de masse, car indépendamment des coupes sombres dans le Parti, dès qu’on pénètre dans la réalité soviétique, on ne rencontre personne qui n’ait eu quelqu’un des siens déporté – des populations entières l’ont été et, à côté des paysans « dékoulakisés » (mais qui n’était pas koulak ?), les ouvriers, par simple application du Code du travail, étaient, pour des griefs minimes, victimes de la même répression. Mais les masses, disais-je, ont été aussi le sujet de cette terreur car, en même temps que de passivité, elle était accompagnée d’une sorte de participation, les discours officiels donnant à entendre que l’ennemi était partout, qu’il fallait donc s’en défendre par les procédés de la « démocratie de masse », c’est-à-dire, notamment, par la dénonciation, si bien que les masses pouvaient collaborer à la terreur qui était suspendue sur leur tête. Ce phénomène extraordinaire de la terreur intériorisée fait que les hommes de ma génération, en Union soviétique, restent marqués par cette peur, une peur qui faisait qu’ils ne pouvaient pas parler, ni même se parler à eux-mêmes.
Alors, cela a-t-il existé en France ? Non, me dira-t-on, et en ce sens parler de stalinisme français, c’est mélanger les questions. Mais il a pu y avoir un écho de cela dans le cadre même du Parti communiste français, et certains ici l’ont éprouvé. Le Parti français a reproduit, dans sa société à l’intérieur de la société, quelque chose d’analogue : le sentiment pour chacun d’être dans une forteresse assiégée : l’ennemi est partout, y compris en soi-même – et, sitôt qu’on n’est plus exactement dans la ligne qu’il faut, les gens qui vous paraissent les plus proches s’éloignent de vous ; la crainte que le centre de décision, qui représente le pouvoir dans sa force et son secret, ne vienne vous demander des comptes ; la peur, aussi, de la contamination. Oui, nous avons pu connaître choses semblables.
Supposons éclaircie la notion même de stalinisme français : dans quelles directions faire porter l’analyse ?
Il faut d’abord, me semble-t-il, se livrer à une analyse socio-logique générale. Je me réfère à ce que j’ai lu de plus intéressant sur le sujet : l’article où Bourdieu montre qu’il existe un champ politique dans lequel les groupes sociaux ne peuvent travailler qu’à la condition d’être munis de concepts et de mots appropriés1. Les classes populaires qui ne disposent pas des instruments culturels nécessaires pour entrer dans ce jeu ont toujours été conduites, dans nos pays, à faire acte de délégation entre les mains de ceux qui les représentent, c’est-à-dire des organisations et de leurs chefs. Il y a là une sorte de fidéisme, donc de confiance et d’abandon, et un besoin de personnalisation de l’organisation. Bourdieu cite un texte de Gramsci : « Inquiètes de cette condition d’infériorité absolue qui est la leur, les masses ont complètement abdiqué toute souveraineté et tout pouvoir ; l’organisation et la personne de l’organisateur sont devenues pour elles une seule et même chose, de la même façon que, pour une armée en campagne, la personne du condottiere incarne le salut commun, devient le garant du succès et de la victoire2. »
Bien entendu, le modèle bolchevique du parti aggrave ce phénomène. Bourdieu le note lui-même, en disant que le modèle organisationnel du type bolchevique qui s’est imposé, ou qui a été imposé à la plupart des partis communistes, pousse jusque dans leurs dernières conséquences les tendances qui sont déjà inscrites dans le rapport entre les classes populaires et le champ politique. C’est aux historiens de dire comment s’est faite cette russification de l’appareil, avec la commission des cadres et d’autres moyens qui font que nul ne pouvait avancer dans le Parti qu’à travers une série de filtres et tout un système contrôlé, je crois, assez directement par les Russes.
On parle de bolchevisation du Parti français dans cette per-spective. Mais le Parti français a-t-il jamais été bolchevique ? Ma réponse est non. Croyez-vous que le Parti français actuel soit bolchevique, qu’il soit inspiré par un modèle bolchevique ? N’y trouve-t-on pas plutôt des aspects de poujadisme et de populisme ? Bolchevique, l’a-t-il jamais été ? Est-ce que cette emprise, ces modèles, cette référence à un vocabulaire bolchevique correspondent à la réalité sociologique du Parti français ?
On ne peut pas comprendre le phénomène dont nous parlons si l’on ne voit pas que, dans cette période, le manichéisme sommaire qui traversait toute la vie sociale et la culture, et qui est l’un des aspects du stalinisme, s’enracinait aussi dans le fait qu’à partir des années trente, où le fascisme se développe, beaucoup d’entre nous ont eu le sentiment d’un mal fondamental à partir duquel tout devait être jugé. Pour ma génération, cela a été très important.
Comment voyions-nous l’URSS ? Je parle toujours de l’avant-guerre : que voulez-vous, chacun a son âge ! Nous avions un double modèle de l’Union soviétique.
Pour quelqu’un qui entrait au Parti, s’imposait l’image de la forteresse assiégée dont nous, les communistes, peu nombreux – quand j’ai adhéré aux Jeunesses, en 1932, nous étions huit ou dix dans la section, unique, des Ve et XIIIe arrondissements –, étions comme un détachement parachuté dans les lignes adverses, et dont la fonction était de tenir en hérisson. Nous avions une conception militaire du Parti et de la politique. Nous nous rattachions à un centre qui était l’URSS, et nous jugions nécessaire une certaine discipline, une certaine cohésion.
Nous faisions ainsi notre apprentissage comme un troufion sur le terrain, si bien que nous avions le sens du concret. Nous n’étions pas des rêveurs ! Nous développions toutes les ruses, toutes les roueries de la guerre, tout son machiavélisme. Les autres étant l’ennemi, nous devions utiliser, pour les vaincre, tous les moyens dont nous disposions. C’étaient pour nous les armes normales du combat politique.
En même temps, l’URSS représentait pour nous le socialisme réalisé et, malgré la contradiction dans les termes, l’utopie incarnée, l’utopie faite État. Nous étions une sorte de groupe religieux de type millénariste, avec tout ce que cela implique comme foi, avec ceci de plus que les temps nouveaux étaient déjà là ! Assez près pour que notre réalisme pût en être contenté, assez loin pour que, en une époque où un voyage en URSS n’était pas chose facile – encore qu’en 1934 j’y aie passé trois mois, où ce que j’ai vu ne correspondait pas toujours à l’idée que je m’en faisais –, nous puissions encore penser que l’essentiel, c’est-à-dire l’élan révolutionnaire qui nous animait en France, existait bien là-bas.
Cette extraordinaire conjonction d’un réalisme de type militaire et d’un millénarisme religieux faisait de l’URSS, pour nous, un phare, et de son chef, le généralissime de notre action, un personnage quasi sacral. Le « stal », c’est un être en qui se mêlent, d’une part, l’astuce, le réalisme, le machiavélisme et, de l’autre, un univers idéologique totalement clos et coupé de la réalité, fantasmagorique, ou plutôt ancré dans une pseudo-réalité complètement idéologisée, ce qu’était à nos yeux Moscou, la nouvelle Rome.
Autre point : le PC comme contre-société, et je dirais comme famille ou, plus exactement, fraternité. C’est bien ainsi que nous le vivions.
Il y a dans les sociétés modernes un isolement croissant des individus, y compris des travailleurs. De là ce besoin, qui rejoint le rêve millénariste, d’enracinement dans un groupe qui soit un groupe de frères. Mais, dans une famille, il y a aussi le père ! Comment les militants vivaient-ils la célébration des anniversaires de Maurice Thorez ? Pour beaucoup d’ouvriers, en dépit de la volonté de solennité, c’était vécu à la bonne franquette, cet anniversaire, comme, dans une grande famille française de province, on pouvait fêter le chef de famille.
Il peut y avoir des staliniens à l’intérieur du Parti, et hors du Parti. Il y a toutes sortes de façons d’être stalinien – ou de le rester. On règle souvent cette question trop vite. Ce qui me frappe, au contraire, c’est l’extrême diversité des cas. Aucun groupe humain n’est monolithique, pas plus le PC que les autres ; je dirais volontiers qu’il ne l’a jamais été. On proclame le monolithisme d’autant plus qu’il est moins possible, étant donné la base sociale du Parti français. Une typologie me paraît nécessaire ; voici la mienne.
Il y avait deux types d’engagement – je veux parler surtout des intellectuels, car l’analyse de Bourdieu renvoie nécessairement à eux, à ceux qui ont les moyens intellectuels de la politique et, quand on parle de stalinisme français, on pense principalement, je crois, aux intellectuels. Avant-guerre, il y avait surtout l’engagement politique ; il a été déterminant pour moi. J’ai été un stalinien sur le terrain politique, mais je n’ai pas été un stalinien sur le terrain idéologique et intellectuel. Je pense que, pour les ouvriers qui viennent au Parti, les raisons politiques sont, de même, fondamentales.
Je crois donc qu’il y a un problème spécifique des positions prises par les intellectuels à une certaine période. Après la Libération, beaucoup d’intellectuels sont entrés au Parti bien moins pour des raisons politiques que parce qu’ils y trouvaient une base solide, une vérité tout à fait sûre, et le moyen de liquider un certain nombre de choses qu’ils portaient en eux et dont ils estimaient devoir se débarrasser.
C’est là, déjà, une distinction très nette. Quand on a adhéré sur des bases politiques, on discute, on réfléchit ou, du moins, on peut réfléchir, on peut ne pas être d’accord ; à de nombreux camarades il est certainement arrivé trente-six fois de ne pas être d’accord avec certaines des positions du Parti ! On ne peut pas, sur cette base-là, avoir les mêmes réactions que lorsqu’on a adhéré pour des motifs purement idéologiques.
Je pense à quelqu’un comme Desanti. Au moment où il adhère, il est un philosophe, il fait de la phénoménologie : il s’agit donc pour lui de renoncer à ce qui est sa conviction philosophique ; de se faire, non pas seulement marxiste, mais philosophe communiste ; pas seulement militant dans les luttes, celles de la paix et celle de la Résistance, lorsque le Parti y est entré de façon ouverte, c’est-à-dire pas tout de suite, au moins pour la direction ou certains éléments de la direction.
Je suis convaincu que, pour les intellectuels, il faut considérer l’origine de leur venue au Parti, la tradition intellectuelle et culturelle à laquelle ils se rattachent. Beaucoup sont venus à travers la tradition française du XVIIIe siècle des Lumières, de l’anticléricalisme, qui débouchait sur un certain antifascisme. Ceux-là, et ils sont nombreux, les guette, normalement, la déviation libérale : ce sont des « libéraux pourris » en puissance ! J’en étais…
D’autres, au contraire, sont venus de la formation chrétienne, militants catholiques ou protestants – je ne nommerai pas de personnalités, mais ce ne sont pas des moindres, ni pour la responsabilité politique, ni pour le rôle de maître à penser idéologique. Les deux formations sont différentes ; le stalinisme des uns et des autres ne devait pas être exactement le même.
Il y a, bien sûr, la place dans l’appareil. Les études de Jeannine Verdès-Leroux rejoignent tout à fait mon sentiment. Celui qui est dans l’appareil, qui est permanent – et où ? quel travail fait-il ? – n’a pas la même vision qu’un autre.
Parmi les intellectuels communistes, il y avait ceux qui, par leur métier de savant, d’écrivain, d’artiste, évoluaient dans un domaine assez autonome, avec leur recherche propre. Pour eux, le Parti était avant tout un appareil politique, avec une stratégie politique. Ils exerçaient de leur côté leur travail intellectuel, et ils avaient beaucoup plus de liberté de manœuvre à l’égard du Parti : ils pouvaient toujours lui tirer leur révérence, car ils avaient quelque chose d’autre qui donnait un sens à leur existence.
Pour d’autres, l’interférence des domaines était bien plus étroite : économistes, historiens du mouvement ouvrier… Et même quelques-uns, mais je n’y insisterai pas car ce n’est pas plaisant à regarder, écrivains et artistes, dépendaient matériel-lement du Parti, qui avait créé aussi une contre-société intel-lectuelle : leurs succès, leurs tirages, leurs traductions étaient absolument fonction de leur conformité avec, par exemple, ce qu’Aragon décrétait qu’il fallait faire en poésie, en peinture, etc.
Au total, le problème du stalinisme français, c’est particulièrement celui de tous ces intellectuels nécessairement confrontés avec cette idée qui était celle du rapport Jdanov, qui peut s’estomper en d’autres périodes, mais qui reste toujours sous-jacente : le Parti, en tant qu’il représente la classe ouvrière, est compétent dans tous les domaines.
C’est là le drame des intellectuels dans cette période d’après la Libération. Tout le monde a été au Parti ! Je ne connais pas, pour ma part, d’intellectuel de cet âge qui ne soit pas passé par le Parti ; j’en découvre encore, des gens souvent tout à fait conservateurs, et dont on me dit : « Eh bien ! Tu te rappelles, en 1940, quand il était membre du Parti ? » Je dis : « Comment, lui aussi ? » Oui, lui aussi ! Tout le monde y est passé.
Si l’on accepte réellement avec toutes ses conséquences cette idée de la compétence finale du Parti, on est conduit à un véritable travail de refabrication, après déstructuration, de sa personne : comme dans certaines sectes. Dans ce travail, il y a des éléments à la fois de culpabilisation et d’agressivité, car on a toujours quelque chose en soi qui proteste. Tout ce qui, pour un intellectuel, fait le sens de ses recherches, toutes les pro-cédures intellectuelles qui sont propres à sa discipline et qui la définissent, cet intellectuel est conduit à les retourner contre cette discipline elle-même. Chacun de nous connaît les aberrations auxquelles ont été conduits des intellectuels communistes qui n’étaient ni des imbéciles ni des êtres méprisables, et qui ont signé des déclarations qui aujourd’hui font dresser les cheveux sur la tête.
Un dernier élément : le cloisonnement. J’ai dit que j’avais été un stalinien politique, et pas idéologique. On dira : « Bon, il dit cela parce que maintenant… » Non, non, c’est vrai : quand ma femme traduisait les discours de Staline, en 1946 ou 1947, pour les Éditions sociales, et que je revoyais son texte français, j’entrais en fureur, je disais : « Ce type est complètement demeuré, c’est un pope, il ne réfléchit pas, il procède par litanies… » Cela ne m’empêchait pas d’être un bon stalinien ! Quand il y a eu le rapport Jdanov, j’ai considéré que c’était le fait d’un arriéré mental, mais cela ne m’empêchait pas plus de rester un bon stalinien sur le plan politique et, quand Staline est mort, j’ai pensé que c’était un coup très dur pour le mouvement ouvrier. Ce n’est pas simple : ni le stalinisme ni l’homme !